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Œuvres critiques/Documents littéraires/George Sand

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Charpentier (tome 2p. 413-426).



GEORGE SAND


I


Le roman moderne français a fait une grande perte. George Sand est morte à son château de Nohant, le jeudi 8 juin 1876, à dix heures et demie du matin.

Pour mettre debout cette haute figure littéraire, il faut avant tout préciser l’heure où elle se produisit. Son premier roman : Indiana, est de 1832. Presque au même moment, Balzac publiait Eugénie Grandet ; il avait donné le premier ouvrage signé de son nom : les Chouans, en 1827. Enfin, Victor Hugo, dont le premier roman : Han d’Islande, est de 1824, écrivait Notre-Dame de Paris, en 1831. On le voit, George Sand était parmi les ouvriers du commencement de ce siècle ; elle marchait de front avec les inventeurs du roman moderne, elle apportait au même titre qu’eux son originalité à ce large mouvement de 1830, d’où est sortie toute notre littérature actuelle. Pour nous, elle est un ancêtre, et un ancêtre qui ne doit rien aux individualités puissantes parmi lesquelles elle a grandi.

Il faut se souvenir également de ce qu’était le roman, à cette époque de 1830. Le dix-huitième siècle n’avait laissé que Manon Lescaut et Gil Blas. La Nouvelle Héloïse n’était guère qu’un poème de passion, et René restait une lamentation poétique, un cantique en prose. Aucun écrivain n’avait encore abordé franchement la vie moderne, la vie que l’on coudoyait dans les rues et dans les salons. Le drame bourgeois semblait bas et vulgaire. On ne s’était pas soucié de peindre les querelles des ménages, les amours des personnages en redingote, les catastrophes banales, mariage ou maladie mortelle, qui terminent d’ordinaire les histoires de ce monde. Sans doute, la nouvelle formule du roman était dans l’air, et elle se trouvait préparée par une transformation lente, depuis les contes épiques de mademoiselle de Scudéri jusqu’aux premières œuvres non signées de Balzac. Mais, cette formule, il s’agissait de la dégager nettement, et de l’appliquer dans des œuvres fortes. En un mot, le roman tel que nous le connaissons, avec son cadre souple, son étude du milieu, ses personnages vivants, était entièrement à créer.

J’ai nommé Victor Hugo, et je veux l’écarter tout de suite, car je ne vois pas en lui un romancier. Il a mis dans le roman ses procédés de poète, la création énorme de son tempérament, lyrique. Il demanderait une étude à part. Selon moi, les deux seules figures qui se détachent vigoureusement, au seuil du siècle, à droite et à gauche de cette grande route du roman qu’une foule si considérable d’écrivains a suivie, depuis bientôt cinquante années, sont les figures de Balzac et de George Sand. Ils m’apparaissent comme les deux types distincts qu’ont engendré tous les romanciers d’aujourd’hui. De leurs poitrines ouvertes coulent deux fleuves, le fleuve du vrai, le fleuve du rêve. Je ne parle pas d’Alexandre Dumas, qui, lui aussi, a été le père de tout un peuple de conteurs, mais dont la descendance a avili l’héritage, au point d’en faire la monnaie courante de la sottise.

George Sand est donc le rêve, une peinture de la vie humaine, non pas telle que l’auteur l’a observée, mais telle qu’il voudrait avoir la puissance de la créer. Nous restons là dans l’idéalisme de Rousseau et de Chateaubriand. George Sand continue la Nouvelle Héloïse et achève René. Elle précise simplement la formule du roman que Un transmet le dix-huitième siècle, l’élargit et lui conquiert un momie. Mais c’est tout, elle n’a rien de révolutionnaire, littérairement parlant. Sa méthode, sa phrase sont absolument dans la tradition ; la chaîne ne se rompt pas en passant par ses œuvres. Elle est, en un mot, le développement naturel de ses devanciers. Il faut surtout insister sur sa façon de comprendre le roman et d’en user, car là est la marque caractéristique de son individualité. Certes, il y a un peintre admirable en elle, un observateur très fin par moments, un esprit très délié à saisir le travail sourd et le heurt violent des passions ; seulement, elle n’emploie pas ses facultés sans leur tenir la bride, sans exercer une police sévère. Ainsi, elle ne peint pas tout indifféremment, elle observe plutôt pour guérir que pour constater, elle modère ou précipite les passions selon ses besoins d’écrivain, sans toujours respecter le jeu de la machine humaine. La meilleure comparaison, si l’on veut avoir une idée nette de son tempérament d’écrivain, est encore celle d’un médecin qui, après avoir ausculté son malade, évite de s’étendre sur la maladie, parle uniquement du remède et décrit ensuite avec complaisance la santé heureuse qu’il va rendre à ce corps moribond. George Sand, toute sa vie, a souhaité d’être un guérisseur, un ouvrier du progrès, l’apôtre d’une existence de béatitude. Elle était de nature poétique, ne pouvait marcher longtemps à terre, s’envolait au moindre souffle de l’inspiration. De là, l’étrange humanité qu’elle a rêvée. Elle déformait toutes les réalités qu’elle touchait. Elle a créé un monde imaginaire, meilleur que le nôtre au point de vue de la justice absolue, un monde qu’on doit parcourir les yeux fermés, et qui prend alors le charme et la sympathie attendrie d’une vision évoquée par une bonne âme.

Balzac est le vrai, au contraire. Le médecin n’est plus un guérisseur ; c’est un anatomiste et un philosophe, qui écoute la vie pour en compter avec exactitude les battements. Il travaille sur le corps humain, sans pitié pour ces chairs pantelantes, ces secousses nerveuses des muscles, ce craquement de toute la machine. Il constate et il expose, pareil à un professeur de clinique qui décrit une maladie rare. Plus tard, peut-être, grâce à ses observations précises, trouvera-t-on la guérison ; mais lui reste dans l’analyse pure. On comprend dès lors que cet observateur puissant dit tout ce qu’il a vu et dans quelles conditions il l’a vu ; avec lui, aucune réserve, aucun voile, l’humanité apparaît toute nue, telle qu’elle est ; avec lui, la bête est libre, il ne gêne pas ses mouvements, il ne cherche pas à corriger ses allures, ne lui fait pas subir une éducation avant de nous la présenter. Il marche à terre, il se hausse seulement sur ses gros membres pour embrasser un plus large horizon. En un mot, c’est un scalpel de praticien qu’il a dans la main. et non un ébauchoir d’artiste idéaliste. De là, son monde si réel qu’on se rappelle l’avoir coudoyé sur les trottoirs, cette création vivante, faite de notre chair et de nos os, qui est à coup sûr le prodige intellectuel le plus extraordinaire du siècle.

Balzac et George Sand, voilà les deux faces du problème, les deux éléments qui se disputent l’intelligence de tous nos jeunes écrivains, la voix du naturalisme exact dans ses analyses et ses peintures, la voix de l’idéalisme prêchant et consolant les lecteurs par les mensonges de l’imagination. Il y a près de cinquante ans que l’antagonisme a été posé et que l’expérience dure ; depuis bientôt un demi-siècle, le réel et le rêve se battent, partagent le public en deux camps, sont représentés par deux formidables champions qui ont tâché de s’écraser réciproquement, sous une fécondité formidable. Je dirai en terminant où en est, selon moi, la question, et lequel des deux est en train de vaincre, de Balzac qui est mort en 1852, ou de George Sand qui vient de s’éteindre en 1876.

Mais, avant d’aller plus loin, je veux saluer cette glorieuse époque de 1830, qui a vu chez nous un si large épanouissement littéraire. En 1857, Théophile Gautier écrivait déjà : « Vingt-sept ans nous séparent de 1830, et l’impression d’enchantement subsiste toujours. De la terre d’exil où l’on poursuit le voyage, gagnent la gloire à la sueur de son front, à travers les ronces, les pierres et les chemins hérissés de chausse-trapes, on retourne, avec un long respect, des yeux mélancoliques vers le paradis perdu. » Notre génération, je parle des hommes qui ont aujourd’hui trente-cinq ans, ne peut voir les années mortes qu’en imagination, lorsqu’on lui raconte ces temps d’enthousiasme et de foi, où l’air grisait. Il nous en arrive un bruit de bataille, des vers et des panaches jetés à tous les vents, des folies de héros qui ne savaient comment dépenser le trop plein de leur vie. Nous entendons le vacarme épique d’une grande forge, le soufflet rugissant sur la flamme, les marteaux tombant en cadence, les géants de l’époque forgeant, au milieu d’un roulement de tonnerre, les œuvres de feu et de fer qu’ils nous ont laissées. Sans doute, aujourd’hui que nous sommes sceptiques, il faut faire la part de la mode, du carnaval de ces jours de jeunesse et de gaieté. Des vieillards que j’ai interrogés, ont souri, en me disant pour combien la légende entrait dans la levée glorieuse de 1830. Mais ce qu’on ne peut nier, ce sont les œuvres de Balzac, de George Sand, de Victor Hugo, d’Alfred de Musset, de Michelet, de Théophile Gautier, de Lamartine, de Stendhal, pour ne citer que ceux-là. Une époque qui a produit de tels hommes, doit rester dans l’histoire comme féconde et puissante entre toutes.

J’ai souvent rêvé, en lisant les biographies de ces écrivains. Pour comprendre ma tristesse, il faut connaître notre époque actuelle et la comparer aux années mortes. Les écrivains du commencement du siècle nous apparaissent dans une sorte de camaraderie héroïque, serrés les uns contre les antres, partant en guerre pour la conquête des libertés littéraires. Ils ont des sabres, ils deviennent les rois du pavé de Paris, ils vont jouer de leurs guitares à Naples ou à Venise. Et nous, à cette heure, nous vivons en loups, chacun dans son coin, nous guettant d’un œil louche ; les rues appartiennent aux charlatans ; les guitares sont brisées, et nous ne connaissons guère que les grandes eaux de Versailles. Je sais, bien que mes regrets pour toutes ces bamboches du carnaval romantique, ne sont pas d’un homme fort. En somme, l’Italie ne me tient guère au cœur, car je préfère mon grand Paris moderne aux antiquailles des contrées étrangères. Les écrivains sont devenus des bourgeois, ce qui n’est point un mal et ce qui leur permet d’étudier le vrai, avec une passion plus sage et plus constante. Il faut être dans la vie de tout le monde, pour aimer et peindre la vie de tout le monde. C’est notre art nouveau, notre amour du réel, l’horreur de la pose et les nécessités de l’observation continue, qui nous ont embourgeoisés et enfermés dans nos cabinets de travail, comme des hommes de science. Mais ce qu’on peut regretter, ce sont les grandes amitiés, la fraternité des esprits. Nous nous isolons, et nous portons lourdement le poids de notre solitude.

Oui, notre œuvre littéraire manque aujourd’hui de cet éclat de jeunesse qui a laissé un rayonnement aux premières années de la monarchie de Juillet. Certes, je crois que nous continuons dignement la besogne ; mais nous en sommes au moment ingrat de l’âge mûr, lorsqu’il ne suffit plus de chanter et qu’il faut professer le vrai. Voilà pourquoi notre époque paraît triste. Nous marchons au milieu des ruines de la cathédrale romantique. À chacun des maîtres de 1830 qui meurt, c’est comme un nouveau pilier qui s’effondre. Lamartine, Théophile Gautier, Michelet, Edgar Quinet s’en sont allés. Voici George Sand qui vient de partir. Il ne reste plus debout que Victor Hugo, le chef, le géant, dont les fortes épaules suffisent encore à porter tout l’édifice branlant. Mais, après lui, la chenue pourra passer dans le champ désert.

II

George Sand est née à Paris, en 1804. Elle descend par son père de Maurice de Saxe, fils naturel d’Auguste II, roi de Pologne. En 1808, son père meurt, et elle est élevée au château de Nohant, près de La Châtre, dans le Berry, entre sa mère et sa grand’mère, qui se disputent son affection. Elle reste là jusqu’en 1817, c’est-à-dire jusqu’à treize, ans. Cette première enfance est caractéristique. Elle vit libre, lâchée en pleine nature, courant les bois avec les petits paysans, prenant des allures garçonnières, se passionnant pour les eaux claires et les grands arbres. Sa bonhomie, sa simplicité, son amour de l’égalité, furent pris par elle à cette source, dans cette belle existence de fille du grand air. Plus tard, quand elle parla de la campagne avec un sentiment si large, c’était qu’elle se souvenait. Même, dès l’enfance, son génie semble se trahir : elle invente aux veillées des histoires interminables ; elle rêve un héros, qu’elle appelle Corambé et auquel elle dresse un autel de pierres et de mousse, dans un coin du jardin ; pendant des années, elle porte Corambé dans son cœur, mûrissant le projet d’écrire un roman, une sorte de poème dans lequel elle contera les aventures extraordinaires de cet illustre personnage de son imagination. Les facultés maîtresses, l’invention et l’idéalisation, se trahissaient déjà.

Mais, à treize ans, un gros malheur la frappa. Sa mère et sa grand’mère ne peuvent décidément s’entendre au sujet de son éducation, et il est résolu qu’elle sera mise au couvent, à Paris. Pensez quelle dut être la tristesse de cet oiseau libre, enfermé dans la cage noire des Augustines anglaises, rue des Fossés-Saint-Victor : Elle pleure en songeant à sa chère nature, aux bois profonds, aux matinées si limpides de soleil, aux soirées d’un crépuscule si tendre. Cependant, le couvent a un vaste jardin ; elle se console et finit par reprendre sa liberté d’allures. D’abord, elle se montre indisciplinée, elle menace de révolutionner la maison. Puis, brusquement, agenouillée un matin dans la chapelle, elle se croit touchée par la grâce, elle éprouve une telle crise de dévotion, qu’elle parle de se faire religieuse. C’est le roman de cette époque de sa vie ; Corambé était oublié, Jésus le remplaçait. Mais la crise ne fut pas de longue durée. Un vieux confesseur, un jésuite, la tira de la terrible maladie des scrupules, où tombent toutes les jeunes dévotes trop ardentes. Elle paraît avoir dès lors été très tiède, la religion ne l’ayant pas contentés. Mais il lui fallait une occupation, une passion, et elle imagine de monter un théâtre et de divertir la communauté ; c’est elle qui arrange les pièces, à l’aide des souvenirs qu’une ancienne lecture de Molière lui a laissés. À toutes les époques de sa vie, on retrouve ainsi une flamme intérieure, un besoin de se dépenser par le travail ou par la rêverie.

En 1820, à seize ans, elle revient à Nohant, et perd sa grand’mère l’année suivante. Sa mère restait seule pour veiller sur elle : mais c’était un caractère triste et irritable, dont elle semble avoir eu beaucoup à souffrir. Elle jouit d’ailleurs d’une liberté complète, reprend ses jeux et ses longues courses. Elle monte à cheval, bat les chemins, suivie seulement d’un petit paysan. Ce sont alors ses lectures qui ont sur elle une influence décisive. Elle lit tout ce qui lui tombe sous la main. Les ouvrages d’histoire et de philosophie ne lui font pas peur ; au contraire, elle les recherche. Au couvent, la Bible et l’Imitation la passionnaient. À Nohant, elle est d’abord enthousiasmée par le Génie du Christianisme. Puis, Jean-Jacques Rousseau la frappe d’un coup de foudre ; elle a trouvé la révélation cherchée jusque-là, elle se donne tout entière à son maître. Naturellement, sa religion était fort ébranlée ; elle avait lu Mably, Leibnitz, et s’habituait au libre examen. Elle pratiquait pourtant encore, lorsqu’une querelle avec son confesseur la sépare complètement de l’Église. Dès lors, elle est déiste, ce qu’elle restera toute sa vie ; elle a la religion des poètes, qui adorent Dieu en dehors des cultes existants. Il faut dire qu’à cette époque la poésie la conquiert, Byron et Shakspeare l’enlèvent dans un élan d’admiration. Elle est fixée, l’art devient sa vraie croyance. Tout cela ne va pas, d’ailleurs, sans une certaine contagion. Elle glisse à la désespérance des grandes âmes du siècle ; elle subit la mode et pleure les larmes de René. Si les poètes lui soufflent la mélancolie, Rousseau lui apprend la révolte. Elle traite la société de marâtre et songe peut-être déjà à la combattre, Même elle pousse le dégoût de la vie si loin, qu’un jour elle rêve le suicide, en lançant son cheval dans un fossé très profond.

Certes, une pareille nature, forte, libre, émancipée de pensée et d’action, semblait peu faite pour le mariage. Quand on déteste les hommes, il est rare qu’on s’entende avec un mari. Cependant, pour échapper aux mauvaises humeurs de sa mère, elle consent, en 1822, à épouser M. Dudevant, fils d’un baron de l’Empire. Le ménage va neuf ans, au milieu de querelles croissantes. Enfin, en 1831, un arrangement intervient, une séparation a lieu. Elle avait eu deux enfants ; elle part pour Paris avec sa fille, en laissant son fils à son mari. Elle est alors âgée de vingt-sept ans, et l’heure de sa gloire est arrivée.

À Paris, ses commencements sont fort modestes. Elle gagne quelque argent à peindre de petites compositions sur des étuis à cigares et sur des tabatières en bois de Spa. Mais son intention est surtout d’écrire ; elle cherche d’abord des traductions, puis s’enhardit, va demander conseil à Balzac, qui ne la devine pas et cherche à la décourager. Delatouche, directeur du Figaro, finit par lui ouvrir son journal, où ses débuts furent très peu brillants. Enfin, elle publie, en collaboration avec M. Jules Sandeau, son premier roman. Rose et Blanche, et donne, quelques mois plus tard, Indiana, signé de ce nom de George Sand, qu’elle devait illustrer. Tout le monde sait comment ce nom fut composé : Delatouche, quand il inséra Rose et Blanche, coupa d’abord le nom de M. Jules Sandeau en deux, et le livre fut signé Jules Sand ; puis, pour garder cette signature, lorsque parut Indiana, il conseilla à celle qui n’était alors que madame Dudevant, de changer simplement le prénom de Jules en celui de George.

George Sand vient au monde. Ici se place la période aventureuse de sa vie, les excentricités qui ameutèrent longtemps contre elle les bourgeois pudibonds. Elle adopte le vêtement d’homme, qu’elle avait d’ailleurs porté à Nohant pour ses longues excursions. Elle a une redingote-guérite en gros drap gris, et une cravate de laine. Elle ressemble à un étudiant de première année. Ses bottes surtout la ravissent. Elle en a parlé elle-même :« J’aurais volontiers dormi avec. Avec ces petits talons ferrés, j’étais solide sur le trottoir ; je voltigeais d’un bout de Paris à l’autre. » Ajoutez qu’elle fumait des cigarettes et même des cigares. Le scandale fut au comble. Ses premiers romans, dans lesquels elle s’attaque si âprement au mariage, font d’elle, aux yeux du gros public, un monstre, un révolutionnaire qui vit dans la débauche et qui rêve de démolir la société tout entière. Aujourd’hui, je crois qu’il est inutile de la défendre. On était en plein dans le carnaval romantique ; elle portait des culottes comme on porte une cocarde, par amour pour Byron. Les audaces de l’esprit n’allaient pas sans les audaces du costume. Elle voulait être un homme.

Alors, commence sa longue production de quarante années, cette intarissable source d’œuvres qui ne s’est pas ralentie une heure. Elle reste femme fatalement, et femme émancipée, croyant à l’amour libre, à la sainteté de la passion. Je ne veux pas descendre dans les détails d’alcôve et répéter les légendes qui ont couru parmi les bourgeois épouvantés. Mais certaines de ses liaisons appartiennent à l’histoire littéraire, par l’influence qu’elles eurent sur son talent. Il faut absolument rappeler son voyage en Italie avec Alfred de Musset, cet amour sous le ciel bleu de Venise, dont elle a raconté elle-même le tragique dénouement dans Elle et lui. Il faut la montrer avec Michel (de Bourges), avec Pierre Leroux, avec Frédéric Chopin, qui façonnèrent tour à tour son âme. Bien d’autres vinrent, que je n’ose nommer, parce que des certitudes seraient nécessaires. Elle semble rester haute et fière, au milieu de toutes ses passions, plus curieuse de l’esprit que de la chair, cherchant peut-être un maître qu’elle ne trouva pas, comme don Juan, passionné de beauté, cherchait inutilement son idéale maîtresse. Elle n’a eu des désirs que devant le talent, et nous verrons tout à l’heure, en étudiant ses œuvres, que le tribun Michel (de Bourges), le philosophe humanitaire Pierre Leroux, le grand compositeur Chopin, la possédèrent surtout dans son esprit.

Forcément, elle est républicaine ; elle salue la République de 48 en style lyrique. Mais, dès les journées de Juin, elle reste toute troublée par les massacres ; sa bonté se révolte, elle ne comprend plus la nécessité de la lutte. Une fois encore, elle est là tout entière, avec ses élans de foi et ses indolences naturelles. Elle se retire à Nohant, où elle écrit ses romans champêtres, comme pour se reposer de sa campagne révolutionnaire ; elle avait collaboré à la Commune de Paris, avec Barbès et Sobrier ; elle avait même fondé un journal : la Cause du Peuple. Et ses romans champêtres resteront ses chefs-d’œuvre, car elle y a mis le meilleur d’elle-même, dans ce besoin de calme et de bonté dont elle fut prise après la lutte, quand le tocsin des journées de Juin sonnait encore à ses oreilles. Alors, son cœur paraît s’apaiser, sa vie s’élargit et prend l’aspect d’une nappe dormante, dont l’eau de cristal reflète le ciel. L’automne pour elle commence de bonne heure et a une douceur, une maturité superbes. Elle devient la châtelaine de Nohant que notre génération a connue, elle appartient toute à ses petites-filles et au travail. Un traité qui la liait à la Revue des Deux Mondes, l’a forcée à tenir la plume jusqu’à sa dernière heure. Pendant le second Empire, elle produit sans relâche, elle retourne à l’art pur, dégagée des influences philosophiques et humanitaires. C’est comme une seconde jeunesse, plus calme et plus limpide. Il y a deux mois à peine, elle publiait encore un roman, son dernier.

Rien de plus digne que cette haute figure de matrone. Sa vieillesse a inspiré le respect à tous. Les injures avaient cessé autour d’elle. On ne songeait plus aux excentricités ni aux révoltes d’autrefois, ou ne voyait que son grand talent, sa virilité dans la production. Elle avait une simplicité de mère de famille, tricotait, soignait ses poules, veillait à l’hospitalité large qui était la vieille règle de la maison. Elle gardait ses nuits pour le travail. Elle devenait de plus en plus silencieuse et grave, parlant peu, répondant par des sourires. Et elle est morte en grande âme

simple, elle a voulu être enterrée sans éclat, dans

Illustration : Un jeune homme en habit de paysan et une jeune fille, assis dans un sous bois devant un feu de camp qui les éclaire la nuit.

La Mare au Diable.
le cimetière de son village, sous cette terre foulée

autrefois par ses petits pieds d’enfant.

Il existe des portraits très caractéristiques de George Sand. Le plus ancien est une gravure de Calamatta, d’après le tableau d’Ary Scheffer. George Sand avait alors trente-six ans. Elle était d’épaules puissantes. La tête, un peu forte et allongée, avait une largeur de traits et des yeux magnifiques qui lui donnaient un caractère de beauté énergique et tranquille. Les cheveux, collés aux tempes en épais bandeaux, augmentaient encore cette expression de souveraine paix, dans les audaces de la pensée. Plus tard, Couture fit, d’après elle, un fusain qui la représente épaissie déjà, mais ayant gagné en, bonté ce qu’elle avait perdu en beauté romantique. Enfin, tout le monde connaît les dernières photographies qui la montrent simplement vêtue de laine, ayant renoncé à toute coquetterie, ne gardant plus sur son visage de matrone que la bonhomie de son cœur. La face est grosse, les yeux restent beaux, les lèvres se sont avancées dans une moue de tendresse et de douce philosophie. Il semble que l’amour de la nature a fini par donner à ce masque l’expression de gravité attendrie des vieilles paysannes, qui ont vécu continuellement en plein air. Elle avait la vieillesse sereine des arbres, le front haut, la peau hâlée, avec des bouffées de jeunesse miraculeuse, pareilles à ces rejets de verdure, qu’on voit pousser brusquement au printemps, sur les troncs à demi morts.


III

Dans cette longue existence si bien remplie, j’ai indiqué les grands laits, les phases générales. Maintenant, je puis avec plus de facilité dégager l’être même et le tempérament littéraire de George Sand.

On la jugeait bien mal, lorsqu’on voyait en elle un réformateur, un révolutionnaire entêté dans sa haine contre la société. Pour moi, elle est simplement restée femme, en tout et toujours. C’est ce qui a fait ses faiblesses et son génie. Elle était femme supérieure, femme au cœur de flamme, mais femme attachée fatalement à son sexe, le subissant et découlant de lui. Sous sa redingote d’étudiant, dans ses passions les plus fortes, pendant sa campagne républicaine et socialiste de 1848, elle gardait ses longs cheveux, sa poitrine qu’une émotion agitait, son cœur de mère et d’épouse qui obéissait impérieusement aux lois naturelles. On a trop voulu voir en elle un homme, on a trop parlé des virilités de sa nature, et l’on est arrivé à se tromper, à créer une légende, au travers de laquelle le critique, pour la juger nettement, est obligé de faire un certain effort.

À mon avis, peu de femmes, au contraire, ont eu le sens féminin plus développé. Jamais elle n’a toléré devant elle les conversations risquées. Elle riait comme une pensionnaire de certaines plaisanteries gauloises qui font le régal des couvents ; mais les obscénités la révoltaient, les moindres allusions scabreuses la rendaient grave et fâchée. Dans sa vieillesse, elle avait contracté mille petites manies pudiques ; elle rangeait son linge elle-même, elle s’enfermait à double tour chez elle pour les moindres soins de toilette ; sa chambre était devenue ainsi un sanctuaire où personne n’entrait. Pendant la maladie d’entrailles qui l’a emportée, les médecins ont eu la plus grande peine à la décider aux auscultations nécessaires, et ils devaient employer toutes sortes de périphrases pour l’interroger sans la blesser. Nous sommes loin de l’amazone de la légende, dénouant sa ceinture au moindre caprice. Et il y a ici deux traits caractéristiques qu’il faut noter : le sentiment de pudeur de la femme et la répugnance du poète pour les saletés de la nature humaine. Cette répugnance, au fond, devait être aussi forte, plus forte même que la pudeur, car elle avait le besoin de tout idéaliser, elle n’a jamais conçu les fautes de ses héroïnes, sans les embellir d’un charme poétique, en voilant les infirmités de la chair.

Avec George Sand femme, tout s’explique aisément. Son éducation libre, sa vie en pleine campagne, la disposaient à une grande franchise d’allures, au singulier besoin de rêverie et d’action qui semble avoir caractérisé son tempérament. Il faut surtout songer à l’émancipation précoce de son esprit par la lecture des philosophes et des poètes, qui, dans la solitude de Nohant, étaient devenus ses seuls amis. On la voit ainsi grandir en indépendance et en libre examen, sans autre règle que sa raison et son cœur. Elle fait un mariage malheureux, et dès lors la révolte est fatale. Rousseau, Chateaubriand, Byron, ont fermenté dans cette nature jeune et puissante. Dès qu’elle prend une plume, les premières pages qu’elle écrit sont une protestation contre la loi sociale qui dispose des individus, à rencontre des lois naturelles. Entendez qu’elle écrit un plaidoyer pour sa propre cause, elle se venge de ses neuf années d’union mal assortie ; elle se met tout entière dans son œuvre, avec ses larmes et ses joies. Certes, je ne veux pas rabaisser son bel emportement, en le regardant comme un simple dépit de femme. Mais il est certain que, à chaque page de ses premiers romans, toute la femme vibre en elle, avec la rancune du mariage dans lequel on l’a enfermée. Je ne parle pas des contradictions, des incertitudes dont ses livres sont pleins ; elle suit la pente de son rêve et va souvent où elle ne croit pas aller. C’est un être aux sensations vives, qui obéit à sa passion du moment. Elle s’y donne sans se ménager, elle en fait son credo, son acte de foi et d’espérance, jusqu’à ce qu’une autre passion la saisisse et la convertisse à une autre religion. Et rien n’est plus typique que ces engouements, rien n’est plus femme, je le dis encore. Imaginez une âme noble, éprise du beau, toute frémissante aux grandes idées d’humanité, de progrès et de liberté ; donnez à cette âme une chaleur d’enthousiasme, une foi de disciple qui se rebute bientôt et qui change de dévotion, à mesure qu’elle rencontre la réalité noire et triste au fond de ses amours les plus idéalisés ; mettez-la dans une époque de floraison littéraire, de lutte intellectuelle, et vous aurez George Sand avec ses élans et ses retraites, ses campagnes de réformateur forcément stériles, son définitif triomphe de grand écrivain.

Oui, elle-même se trompait, quand elle a pu rêver un instant le rôle Je moraliste révolutionnaire. Il lui manquait simplement d’être un homme, pour avoir cette volonté entêtée des sectaires, qui seule met toute une vie au service d’une idée fixe. Si, par exemple, dans les préfaces des premières éditions d’Indiana, elle a exposé ses théories sociales, elle a écrit les lignes suivantes, en tête de l’édition de 1852 : « On voulut voir dans ce livre un plaidoyer bien prémédité contre le mariage. Je n’en cherchais pas si long, et je fus étonnée au dernier point de toutes les belles choses que la critique trouva à dire sur mes intentions subversives. La critique a beaucoup trop d’esprit, c’est ce qui la fera mourir. Elle ne juge jamais naïvement ce qui a été fait naïvement. » Et là est la vérité évidente. Plus tard. George Sand, dans d’autres romans, célébra la sainteté, le parfait bonheur du mariage. En dehors de sa fidélité aux beaux et aux grands sentiments généraux, il n’est pas de thèse qu’elle n’ait soutenue, puis combattue. Elle marchait véritablement les yeux fermés au milieu de ses rêves, et rien n’était même plus doux pour elle, que de se confier à un guide en qui elle avait foi. Cela explique son rôle de disciple, auprès de tant d’hommes plus ou moins illustres, que j’ai déjà nommés. La femme, en elle, malgré l’originalité de son talent, avait besoin d’un soutien. Elle s’était émancipée, mais elle restait pareille au fond à la plus faible de ses compagnes, elle aimait à poser la tête sur une forte épaule. Un critique a dit : « Elle n’est qu’un écho qui embellit les voix. » Un autre, plus méchant, a ajouté, parodiant le mot de Buffon : « Chez madame George Sand ; le style, c’est l’homme. » Il y a du vrai, dans ces jugements trop sévères. Quand on l’étudié de près, on constate à chaque instant la marque irrémédiable du sexe.

Aussi combien elle est tendre pour ses héroïnes ! La femme, dans ses livres, est presque toujours exaltée, tandis que l’homme d’ordinaire joue le vilain rôle. Elle a un idéal de femme raisonnable et passionnée, chevaleresque et prudente, qui est des plus typiques. Évidemment, elle a rêvé la régénération de la société par la femme, d’une manière purement instinctive ; et c’est pourquoi elle a fait défiler ces guerrières si courageuses, si rusées parfois, si belles toujours. Elles sont tout un bataillon d’amazones, et je me lasserai à les dénombrer. L’Edmée, de Mauprat, dont je parlerai tout à l’heure, est à la tête de cette phalange : les autres suivent : la petite Fadette, qui accomplit le miracle de devenir jolie pour vaincre ; la Caroline, du Marquis de Villemer, que son amour discret et héroïque hausse de sa situation de demoiselle de compagnie à celle de marquise. Je borne là mes exemples. Et c’est ici, je crois, le lieu de montrer l’inanité de cette longue campagne. George Sand n’a point réussi à faire faire un pas à l’émancipation des femmes. L’œuvre du poète seule reste, parce que seul le poète avait la foi. Le moraliste avait trop de bon sens et trop de doute pour s’entêter. On ne regarde plus ce long cortège d’héroïnes que comme des créations touchantes et fières, des filles de la poésie, d’une humanité si raffinée et si peu vivante de la vie réelle, qu’elles ne pouvaient apporter le moindre argument solide à une thèse.

Voici quelques lignes dans lesquelles George Sand s’est jugée elle-même, avec une grande pénétration : « Je suis de nature poétique et non législative, guerrière au besoin, mais jamais parlementaire. On peut m’employer à tout, en me persuadant d’abord, en me commandant ensuite ; mais je ne suis propre à rien découvrir, à rien décider. J’accepterai tout ce qui sera bien. Qu’on me demande mes biens et ma vie, mais qu’on laisse mon pauvre esprit aux sylphes et aux nymphes de la poésie. » Et maintenant, si l’on rapproche de ces aveux les quelques lignes suivantes, qui contiennent sa profession de foi religieuse, on l’aura tout entière : « Ma religion n’a jamais varié, quant au fond ; les formes du passé se sont évanouies, pour moi comme pour mon siècle, à la lumière de la réflexion ; mais la doctrine éternelle des croyants, le Dieu bon, l’âme immortelle et les espérances de l’autre vie, voilà ce qui a résisté à tout examen, à toute discussion et même à des intervalles de doute désespéré. » Elle était contemplative et déiste, on ne saurait la définir plus brièvement.

D’ailleurs, son attitude ordinaire révélait sa vraie nature. Elle manquait d’esprit, au sens léger et brillant du mot. Dans la conversation, elle se montrait pâle, lente, embarrassée. Sa face un peu forte, avec ses grands yeux, gardait une indolence muette, cet air réfléchi et profond des bêtes qui songent. Elle fumait continuellement des cigarettes, soufflant la fumée et s’absorbant à la regarder monter. On ne pouvait lui faire de plus grand plaisir que de l’oublier dans son salon, d’agir comme si elle n’était pas là. Elle écoutait, elle s’endormait bientôt, dans un rêve les yeux ouverts. La vue, chez elle, était intérieure. Elle ressemblait à ces oiseaux de mer qui marchent si difficilement sur le sable, quand ils abordent, et qui retrouvent leur allure puissante et rapide, dès qu’ils battent les eaux immenses de leurs pattes et de leurs ailes. Si elle se traînait lourdement dans le terre à terre de la vie, elle prenait son essor, la plume à la main. La phrase, qui s’embrouillait sur ses lèvres, coulait alors avec une largeur sans pareille. Toute son indolence aboutissait à un travail prodigieux. Elle n’était que poète et ne savait qu’écrire.

Sa façon de travailler achève de la faire connaître. Elle travaillait la nuit, pour être plus tranquille ; elle pouvait cependant travailler très bien au milieu du bruit, sans être incommodée, tant elle avait la puissance de s’absorber et d’oublier le monde existant. À Nohant, elle écrivait sur un petit guéridon du salon, restant là jusqu’à quatre et cinq heures du matin, après que ses hôtes étaient montés se coucher. Elle avait une plume, un encrier, un cahier de papier à lettre solidement cousu, et rien autre, ni plan, ni notes, ni livres, ni documents d’aucune sorte. Quand elle commençait un roman, elle partait d’une idée générale assez obscure, confiante en son imagination. Les personnages se créaient sous sa plume, les événements se déroulaient ; elle allait ainsi tranquillement jusqu’au bout de sa pensée. Il n’y a peut-être pas en littérature un second exemple d’un travail aussi sain, aussi exempt de fièvre. On aurait dit une source d’eau qui coulait toujours, avec un égal murmure. La main gardait un mouvement rythmé, l’écriture était grosse, calme, d’une régularité parfaite, le manuscrit souvent ne portait pas la trace de la moindre rature. Il semblait que quelqu’un dictait et que George Sand écrivait.

De là, son style. Il est personnel surtout par son manque de personnalité. La phrase est unie, large, d’une correction continue ; elle berce le lecteur avec le bruit profond et puissant d’un fleuve aux eaux claires. Rien n’accroche l’attention, ni un adjectif pittoresque, ni une tournure neuve, ni un rapprochement de mots singuliers. L’écrivain emploie encore la période balancée du dix-huitième siècle, et ne la coupe que rarement par le style haché des romanciers contemporains. C’est un tableau qui se déroule, au dessin propre, à la couleur solide. Il y a des intelligences qui naissent avec le don de la grammaire. Je suis certain qu’elle n’a jamais fait un effort pour bien écrire ; elle écrivait bien naturellement, elle apportait ce purisme de la forme. Quant au coloriste, en elle, il restait relativement sage, par tempérament, parce qu’elle répugnait à tous les excès. Elle a pu écrire des ouvrages emphatiques et déclamatoires comme Lélia, mais son ton est habituellement sobre et un peu nu. Cela est à noter, au milieu du flamboiement romantique, à l’heure où chaque écrivain chargeait ses idées d’ornements éclatants et bizarres. L’âme romantique animait ses créations, mais le style restait classique. Et il était le produit presque inconscient de cette nature, le talent même du romancier, le don qui le fera vivre malgré les défaillances de ses conceptions.

On raconte que George Sand, quelque temps avant de mourir, aurait laissé échapper cette parole sur elle : « J’ai trop bu la vie. » J’ai étudié cette parole et je n’ai pas compris. George Sand, selon moi, a toujours passé à côté de la vie ; elle s’est usée dans son imagination, elle a trouvé dans son imagination ses joies et ses chagrins. Son existence a été une course à l’idéal ; si elle s’est élevée très haut et si elle est souvent retombée, c’est que l’idéal la soutenait et c’est aussi qu’elle s’est heurtée à l’idéal. Je me l’imagine plutôt, à la dernière heure, ouvrant les yeux sur la réalité des choses de ce monde, et s’écriant dans cette découverte de la vérité : « J’ai trop bu le rêve. »


IV

La fécondité de George Sand a été inépuisable. Pendant les quarante-quatre années qu’elle a produit, on peut compter, sans exagérer, qu’elle a écrit en moyenne deux romans par an, ce qui fait environ quatre-vingt-dix ouvrages ; et je mets à part les pièces de théâtre, comédies ou drames, dont le recueil forme quatre volumes. Je ne puis entrer dans l’analyse d’un nombre d’œuvres si considérable ; mais je désire tout au moins en indiquer les divers groupes et m’arrêter sur quatre ou cinq, qui suffisent pour donner une idée nette des manières différentes de l’écrivain.

Les premiers romans sont certainement ceux qui ont fait le plus de tapage. On a imprimé sur eux bien des sottises. Je viens d’en relire plusieurs, et je suis resté stupéfait, en songeant que des œuvres si peu réelles, si maladroites et si pauvres en arguments sérieux, aient pu un instant paraître des plaidoyers redoutables contre le mariage. Certes, ce sont aujourd’hui les moins bons de l’auteur.

Indiana ouvre la série. Il s’agit d’une femme malheureuse et incomprise, mariée à un homme brutal, le capitaine Delmare ; elle aime un jeune homme égoïste, Raymond de Ramière, qui la comprend encore moins que son mari ; et finalement elle vit au désert, dans l’enchantement de la vie libre, avec un cousin, sir Ralph Brown, dont elle a découvert l’amour au moment où ils allaient se suicider ensemble. Quel idéal stupéfiant ! Il faut aujourd’hui faire un effort et se reporter aux étranges imaginations de 1830, pour comprendre un tel dénouement. L’auteur écarte d’abord le mari, comme un maître sans cœur et sans intelligence. Ensuite, il écarte l’amant comme un simple papillon, un insecte joli et de nulle importance, qui cherche uniquement à voler le plaisir. Le mari et l’amant mis à la porte, que reste-t-il ? Il reste sir Ralph, un rêve, une fantaisie sérieuse et puérile, l’homme fort que les petites filles souhaitent toutes au couvent. Imaginez un grand jeune homme, au cœur de flamme, à la chair de glace, toujours maître de lui, impassible, protégeant la femme qu’il aime, jusqu’à veiller sur ses rendez-vous avec un autre, ne se déclarant jamais et finissant par régler un suicide en commun, lorsqu’une passion maudite a brisé celle qu’il adore ; il est vrai que le suicide aboutit à une retraite dans un lieu sauvage, au bonheur loin des hommes. Et quel étonnant suicide, prémédité, caressé, cherché à des centaines de lieues, au milieu de la nature vierge : Sir Ralph en débat longuement les conditions. « Retournons donc au désert, afin de pouvoir prier. Ici, à Paris, dans cette contrée pullulante d’hommes et de vices, au sein de cette civilisation qui renie Dieu ou le mutile, je sens que je serais gêné, distrait et attristé. Je voudrais mourir joyeux, le front serein, les yeux levés au ciel. Mais où le trouver ici ? Je vais donc vous dire où le suicide m’est apparu sous son aspect le plus noble et le plus solennel. C’est au bord d’un précipice, à l’île Bourbon : c’est au haut de cette cascade qui s’élance diaphane et surmontée d’un prisme éclatant dans le ravin solitaire de Bernica. » On entend dans ces lignes un écho de Byron, on se souvient que George Sand, grisée de poésie mélancolique, a voulu mourir un jour, en poussant son cheval dans un fossé. Mais on ne peut s’empêcher de sourire, tant cette aventure semble à cette heure théâtrale et fausse. Les belles morts sont les morts simples. Les seules bonnes pages du livre restent les pages de passion.

Dans Valentine, qui suivit, George Sand serra de plus près la réalité. Déjà le plaidoyer contre le mariage était moins net, la fatalité intervenait au dénouement pour empêcher la femme adultère de goûter enfin la tranquillité de son amour, après la mort du mari. Puis, Lélia paraît. Ici, je ferai un aveu. Je n’ai jamais pu lire Lélia jusqu’au bout. Je ne connais pas de livre plus déclamatoire ni plus ennuyeux. On y patauge en plein romantisme, dans une enfilade de phrases sonores, dont je suis toujours sorti les oreilles bourdonnantes et la tête vide. Lélia, c’est un René en jupon, c’est la mélancolie, le doute et la révolte à l’état d’idée fixe. Cela se passe dans le pays des âmes sans doute, car sur cette terre Lélia serait d’une société exaspérante, une vraie folle à enfermer dans un cabanon de Bicêtre. Quand le roman dédaigne les réalités humaines à ce point, j’avoue ne plus comprendre. On dit que George Sand composa cette œuvre pendant le choléra de 1833, et on explique ainsi les teintes sombres et apocalyptiques du livre. Si le fait est vrai, il est curieux de constater comment les vérités brutales de la mort peuvent tourner dans une cervelle de poète en des rêveries si tranquillement mensongères.

George Sand, au retour de son voyage en Italie avec Musset, publia les Lettres d’un voyageur, et donna enfin Jacques, le plus typique des romans de sa jeunesse. On sait quelle singulière invention elle trouva comme argument contre le mariage : ayant mis en présence l’éternel trio, le mari, la femme et l’amant, elle dénoua la difficulté de la situation, en montrant le mari se supprimant de son plein gré ; il gène, il le comprend, il se tue pour laisser la femme et l’amant jouir en paix de leur amour. Entendez que, si les liens du mariage n’étaient pas éternels, Jacques ne se tuerait pas et se contenterait d’abandonner la place à l’homme qui a su se faire aimer. Je ne veux pas discuter la thèse, je ne crois pas, d’ailleurs, que les romans soient faits pour soutenir des thèses. Mais quels personnages extraordinaires George Sand a créés là ! Les plus raisonnables sont encore la femme et l’amant, Fernande et Octave ; ceux-là ont quelque chose de notre pauvre humanité dans la poitrine ; ils marchent sur la terre, ils aiment comme on aime, ils gardent les faiblesses et le langage d’à peu près tout le monde. Avec Jacques, nous remontons en plein rêve. Jacques est une nouvelle incarnation de l’homme fort, il ressuscite sir Ralph Brown. Il est grand, silencieux, digne, plein de mépris pour la société, ayant le seul respect des lois naturelles ; il fume à la vérité, mais avec une gravité de jeune dieu indien. Avec cela, supérieur, aimant sa femme d’un amour plein de condescendance, se fâchant de ne pas trouver en elle une Junon ou une Minerve. Ah ! comme je comprends que sa femme le trompe ! Comme il est insupportable, ce monsieur monté sur les échasses de sa raison, régentant l’amour de l’air blême d’un pion qui exige le silence de ses élèves ! Si un tel homme existe, il doit faire le malheur de sa famille. Le rire est si bon, la tolérance si douce ! La prose, dans la vie du ménage, a un tel charme ! Et ce n’est pas tout, George Sand a voulu la paire dans son roman, elle a créé la femelle de ce mâle, une Lélia en raccourci : la belle et hautaine Sylvia, qui donne la réplique à Jacques. Celle-là aussi lance l’anathème contre la société et semble croire que la terre est trop petite, qu’elle n’y trouvera jamais un coin pour être heureuse. Je ne saurais exprimer l’effet que me produisent de pareilles figures : elles me déconcertent, elles me surprennent, comme si elles avaient fait la gageure de marcher la tête en bas et les pieds en l’air. Je n’entends rien à leurs lamentations, à leurs éternelles amertumes. De quoi se plaignent-elles, que veulent-elles ? Elles prennent la vie à l’envers, il est tout naturel qu’elles ne soient pas heureuses. La vie, par bonheur, est meilleure fille. On s’accommode toujours avec elle, quand on a assez de bonhomie pour en supporter les heures fâcheuses. Tout cela est faux, maladif, malsain, grotesque ; le mot est lâché, et je le maintiens. Ce continuel besoin d’idéalisme, cet envolement perpétuel vers les libertés du cœur et de l’esprit, cette façon de rêver une vie plus large, plus poétique, plus éthérée, aboutit en somme à une débauche d’imagination enfantine, à la création d’un monde où l’on périrait d’ennui et d’orgueil. Combien les réalités, même grossières, sont plus saines !

Les romans continuent à tomber dru comme grêle. André est une simple histoire d’amour qui ne conclut ni contre ni pour le mariage : là, le héros a la faiblesse d’une femme, car George Sand n’a longtemps compris que deux sortes d’hommes, ceux qui ont la force des lions et ceux qui ont la grâce des gazelles. Leone Leoni est un pendant à Manon Lescaut. Simon se termine par un mariage, comme le premier roman bourgeois venu. Puis, nous entrons dans la série interminable des romans à titre italien : Lavinia, Metella, Mattea, la Dernière Aldini, et plus tard encore Isidora, Teverino, Lucrezia Floriani, Piccinino. Le romancier inaugure là une deuxième manière ; il ne plaide plus, il lui suffit de conter, parfois avec un charme pénétrant.

C’est surtout à cette époque de sa vie que George Sand subit l’influence des hommes pour lesquels elle se passionne. Elle écrit Spiridion, les Sept Cordes de la Lyre, le Compagnon du Tour de France, le Meunier d’Angibaut, pendant sa liaison avec Pierre Leroux. Les Lettres à Marcie ont presque été écrites sous la dictée de Lamennais. Dans Consuelo et dans la Comtesse de Rudolstadt, on retrouve les conversations sur la musique qu’elle dut avoir avec Frédéric Chopin, pendant les années qu’ils passèrent ensemble. On pourrait indiquer encore d’autres influences, moins nettes, mais qui la montrent comme un instrument d’une sensibilité exquise, vibrant au moindre souffle. Ce qui m’a toujours beaucoup surpris, c’est que Musset ait passé en elle, sans laisser aucune trace profonde. Le seul homme de génie qui l’ait aimée, n’a pas été compris d’elle, et elle s’est abandonnée comme une cire molle, entre des mains relativement plus grossières. Musset n’était pas assez grave pour elle, pas assez apôtre. Il chantait seulement, et cela ne suffisait pas ; s’il avait prêché, il l’aurait domptée. J’insiste, parce que tout le tempérament de George Sand est là. Quand elle peignait Jacques, elle se peignait un peu elle-même, avec sa gravité, son besoin de corriger et de voir l’humanité en beau. Elle semble avoir mis longtemps à comprendre qu’une chose est belle par sa beauté et non par son utilité morale. Il lui fallait des chrétiens retournés à la foi simple et exaltée des martyrs, des philosophes humanitaires jouant des rôles de prophètes, des musiciens dans les cheveux desquels soufflait le vent de l’inspiration. Quant aux simples poètes de génie, mettant leur cœur à nu et pleurant des larmes vraies, ils n’étaient pas son affaire. Elle les traitait en enfants.

Je saute forcément beaucoup d’ouvrages : le Secrétaire intime, la Marquise, les Maîtres mosaïstes, l’Uscoque, Pauline, Horace, Jeanne, le Péché de monsieur Antoine, etc. J’ai gardé Mauprat, pour indiquer les traits caractéristiques de la seconde manière. Ce roman eut un succès énorme, et il est resté un des plus populaires. Aujourd’hui encore, on l’indique aux personnes qui veulent se faire une idée nette du talent de l’auteur. Le héros du livre, Bernard de Mauprat, fait le récit de sa vie à deux jeunes gens qui sont ses hôtes. Et, à ce propos, je ferai remarquer avec quel soin le romancier tâche de varier son cadre : tantôt, comme dans Jacques, il prend la forme épistolaire, le livre n’est qu’une suite de lettres échangées entre les personnages ; tantôt il adopte le récit autobiographique, ou encore la supercherie littéraire de mémoires retrouvés. On sent que le roman n’est pas pour lui le procès-verbal impersonnel d’un événement quelconque, et qu’il tâche de lui ajouter du charme par un artifice de mise en scène.

Avec Mauprat, nous quittons le grand procès du mariage, nous entrons dans l’imagination pure. Cela, cependant, n’est pas très exact, car le sujet du roman pourrait se résumer ainsi : étant donné un jeune homme dépravé, brutal, grandi en dehors de toute civilisation, le faire dompter par une jeune fille, qui le transformera à la longue en un mari instruit, doux et bon. On voit tout de suite percer la thèse, on devine l’intention plus ou moins consciente de poser la supériorité morale de la femme. D’autre part, on entend, au fond du roman, gronder la Révolution ; on assiste à la dernière lutte de la féodalité contre l’esprit moderne, et certains personnages sont même chargés de représenter les hommes des champs, intelligents et bons, supérieurs en un mot, comme Rousseau les entendait. Mais ce sont là des détails de second plan, l’œuvre reste tout entière dans les amours de Bernard et d’Edmée, des amours traversées par les drames de la passion. C’est pourquoi l’on peut dire que l’imagination règne là en maîtresse.

On connaît cette histoire : Bernard de Mauprat, élevé par ses oncles, dans un petit manoir solitaire et farouche, un repaire de brigands ; sa cousine Edmée, amenée par trahison, livrée à Bernard qui veut la violer et qui finit par la sauver, pendant que la maréchaussée s’empare du château et tue ses oncles ; les premières violences de Bernard recueilli chez son oncle, le père d’Edmée ; la lente éducation de ce sauvage, les efforts d’Edmée, pour le vaincre et le réduire à un amour tendre et respectueux ; la campagne de Bernard en Amérique, à la suite de Lafayette, et au retour le drame, le coup de feu tiré sur Edmée par un Mauprat qui a survécu au massacre du château, l’accusation portée contre Bernard, que l’on condamne à mort et dont l’innocence est seulement proclamée, lors de la revision du procès ; enfin, le mariage et la vie heureuse de ces deux amants qui se sont mérités l’un l’autre, par leurs tendresses et par les victoires remportées sur leurs natures.

La création d’Edmée est une des plus fières et des plus touchantes de George Sand. Edmée est supérieure par son courage, sa dignité, sa volonté ; mais elle reste femme, elle aime, elle a ses heures de frisson et de puérilité ; ce n’est plus une Lélia qui déclame et qui pose pour la mélancolie des grandes âmes incomprises. La scène où elle se trouve pour la première fois enfermée avec Bernard, ivre et fou du désir, reste aujourd’hui encore une excellente page, d’une audace souple et très étudiée ; toute la femme s’est éveillée en elle, le danger qu’elle court, sans faire plier sa fierté, lui donne la force de jouer un rôle ; elle va jusqu’à embrasser Bernard, en lui jurant de n’être jamais à un autre homme. Et, plus tard, l’amour de cette jeune fille pour ce garçon si mal élevé, est raconté avec une adresse extrême, peu à peu, de façon à laisser le lecteur en suspens jusqu’à la dernière page, sans qu’il sache au juste à quoi s’en tenir, tout en devinant que le noble cœur de Bernard, enfoui sous une rude enveloppe, a touché Edmée. Ajoutez que l’amant est ici enveloppé d’une poésie sombre qui le fait préférer aux jeunes gens mieux peignés et parfaitement civilisés. Avec George Sand, on est toujours certain que l’homme de la nature l’emportera sur les hommes de la civilisation. Edmée est donc la femme énergique et romanesque qui adore les bêtes féroces et qui les épouse, après les avoir domptées.

Je dois aussi signaler, dans Mauprat, une création dont le romancier a fait ensuite souvent usage. Je veux parler du bonhomme Patience, une sorte de paysan du Danube, qui vit en solitaire dans une ruine, la tour Gazeau. Il sait à peine lire, mais il n’en a pas moins l’intelligence et la sagesse d’un philosophe. Il représente, j’imagine, la nature, la santé des campagnes, l’homme nouveau poussant aux champs comme un chêne vigoureux. Avec un peu de culture. Patience deviendrait un grand homme. L’auteur s’est surtout appliqué à en tirer un effet pittoresque. Au dénouement, quand Bernard est accusé de tentative de meurtre sur la personne d’Edmée, c’est Patience qui apparaît devant le tribunal, vêtu de haillons, la barbe inculte, la peau brûlée par le soleil, et qui gourmande les juges avec une rudesse d’homme libre. Puis, il apporte les preuves qui font acquitter Bernard. Certes, aucun tribunal ne tolérerait le langage de Patience. On appellerait immédiatement deux gendarmes pour s’emparer de l’insolent. Mais l’effet pittoresque est obtenu, et c’est en somme ce que le romancier a souhaité. Je dois confesser pourtant que j’ai souri, en lisant les cinquante dernières pages de Mauprat. Cela est trop loin de nous, dans des décors de carton, au milieu des poupées idéales du roman d’autrefois.

D’ailleurs, comme on comprend aisément le succès d’une pareille œuvre ! Quel mélange heureux de terreur et de douceur ! Tout y est : le manoir sinistre où des revenants se promènent la nuit, la tour en ruine habitée par un philosophe rustique, la scène de débauche que termine la victoire de l’innocence sur le vice, l’héroïne superbe et tendre, le héros violent et noble. On sent passer dans la forêt le souffle romanesque de Walter Scott. Des clairs de lune blanchissent le perron du château. Un rossignol chante, pendant les longues conversations des amants. Le lecteur entre dans le monde charmant du rêve, des aventures impossibles, des désirs vagues qui tourmentent les cœurs ; et la mode romantique aidait encore à enflammer le public, en face de ce carnaval adorable de la belle nature et des beaux sentiments. Certes, aujourd’hui, nos romans n’ont plus le charme de Cendrillon et de Barbe-Bleue. Nous dressons simplement des procès-verbaux, et je comprends que les vieillards regrettent les contes dont on a bercé leur enfance. Il devait être si doux de s’endormir, loin des réalités répugnantes de ce monde, en écoutant des histoires de bonnes femmes, pleines de brigands très noirs et d’amoureux tout blancs de lumière !


V

George Sand, retirée à Nohant, après les massacres de 1848, se reposa dans l’églogue. Elle écrivit ses romans champêtres, la Petite Fadette, François le Champi et la Mare au Diable, qui resteront ses œuvres les plus pures et les plus originales.

Elle vivait en plein Berry, au milieu des paysans ; toute jeune, elle avait entendu leur langue et étudié leurs mœurs ; le jour devait fatalement venir où elle serait poussée à les chanter. J’emploie à dessein cette expression, car elle n’a pas raconté les paysans berrichons, elle les a bien réellement chantés, comme les poètes chantent leurs héros. On a parlé de Virgile, à propos de ces romans champêtres, et l’on a eu raison ; il s’agit ici, non d’une peinture exacte, mais d’une bergerie poétique, dont le seul tort est de manquer de rimes. Les paysans de George Sand sont bons, honnêtes, sages, prévoyants, nobles ; en un mot, ils sont parfaits. Peut-être le Berry a-t-il le privilège de cette race de paysans supérieurs ; mais j’en doute, car je connais les paysans du midi et du nord de la France, et j’avoue qu’ils manquent à peu près complètement de toutes ces belles qualités. Chez nous, rien n’est plus simple ni plus compliqué à la fois qu’un paysan. Il faut vivre longtemps avec lui pour le voir dans sa ressemblance et le peindre. Balzac a essayé et n’a réussi qu’en partie. Aucun de nos romanciers, jusqu’à présent, ne s’est hasardé à écrire les vrais drames du village, parce que nul d’entre eux ne s’est senti en possession de toute la vérité.

Ce qu’il y a de particulier encore, dans les églogues de George Sand, c’est le langage. Elle a senti la nécessité d’abandonner le style emphatique de Lélia, elle a adopté un style simple, correct, d’une naïveté cherchée. Rien de plus agréable en somme, mais rien de plus faux. On sent l’auteur à toutes les lignes, la langue est celle des contes d’enfants, cette langue d’une puérilité affectée que les mères croient devoir zézayer. Aucune énergie, aucune tournure vraiment forte, aucune expression qui soit vécue. C’est une large coulée de style, limpide, fort belle en elle-même, dont le seul défaut est de ne pas traduire la vie des campagnes. Et le pis est que George Sand fait parler ses paysans pendant des pages entières ; les conversations abondent, sont interminables, montrent les interlocuteurs comme des maîtres de beau langage qui luttent de phrases bien faites. Je le répète, je ne connais pas les paysans du Berry, j’ignore s’ils sont bavards à ce point ; mais à coup sûr, dans les autres contrées où j’ai vécu, le paysan est généralement muet, très prudent et très réfléchi ; le travail de la terre l’a rapproché de la bête, qui est maladroite de sa langue et qui n’aime pas à s’en servir.

Maintenant, quand il est bien convenu que George Sand se moque complètement de la vérité de ses peintures, qu’elle idéalise jusqu’aux chiens et aux ânes, qu’elle fait un choix dans la nature et qu’elle a la seule ambition de nous toucher et de nous instruire en nous montrant l’homme sous les beaux côtés, rien ne devient d’une lecture plus aimable ni plus émue que ses romans champêtres. Elle a trouvé là une troisième manière d’un charme infini, où toute velléité de thèse a disparu. Nous n’avons plus en face de nous que l’artiste, un cœur très bon, un esprit très sain, dégagé des fumées philosophiques, ne prêchant plus, ne jouant plus la désespérance, se contentant de faire rire et de faire pleurer.

Je rappellerai seulement l’églogue adorable de la Mare au Diable. Le laboureur Germain, un veuf de vingt-huit ans, qui a déjà trois enfants, va dans un village voisin demander une seconde femme. Il emmène la petite Marie en croupe, une fille de seize ans, qui s’est louée comme gardeuse de moutons, pour venir en aide à sa mère. Pierre, l’aîné de Germain, un bambin de quatre ans, les attend dans un fossé et veut aussi être du voyage. La nuit tombe, ils se perdent dans les bois, ils rôdent pendant des heures autour de la Mare au Diable, sans pouvoir sortir des buissons. Alors, ils campent là, et la petite Marie se montre si avisée, si savante à coucher Pierre dans le bât de la jument, à allumer du feu et à inventer un repas, que Germain peu à peu s’aperçoit de son charme et finit par lui proposer de l’épouser. Mais elle croit qu’il veut rire, puis elle refuse, en le trouvant trop vieux. Rien n’est charmant comme cette longue causerie dans la nuit fraîche, sous les grands arbres, en face du feu qui flambe. L’amour pousse comme une fleur de la forêt, au milieu de cet entretien si sage et si fraternel. Il y a là une grande paix, une largeur de nature superbe. Naturellement, Germain refuse la femme qu’on lui destinait, Marie ne reste pas chez son maître, qui l’avait louée pour en faire sa maîtresse ; et, au dénouement, la petite Marie ne trouve plus Germain trop vieux, elle l’aime et elle l’épouse.

Si l’art est tout entier dans l’imagination, si le talent du romancier est de créer un beau mensonge, s’il s’agit avant tout d’accommoder la réalité pour le plaisir de l’esprit et du cœur, la Mare au Diable est certainement un chef-d’œuvre, car ce court récit a une grandeur de poème, et une émotion profonde y donne un frisson à chaque page. On y sent l’âme même de George Sand, son tempérament prudent et sage, sa nature raisonneuse, habile aux développements des moindres sentiments. Lorsqu’on a oublié que ce laboureur et cette gardeuse de moutons parlent trop correctement, qu’ils déduisent de longs discours avec une habileté d’avocat, on se laisse aller au charme tout-puissant du souffle d’honnêteté, de raison et de plein ciel qui souffle dans ce récit.

George Sand a eu une quatrième manière, plus humaine. Après avoir publié ses mémoires, Histoire de ma vie, dans lesquels on chercha inutilement des révélations d’alcôve, et où l’on ne trouva que quelques détails biographiques et beaucoup de psychologie, elle produisit toute une nouvelle série de romans, exempts des plaidoyers sociaux et des discussions philosophiques de sa jeunesse. Pendant ces vingt années de production, elle n’écrivit guère que deux œuvres regrettables. Elle et lui, dans laquelle elle raconta ses amours et sa rupture avec Musset, et Mademoiselle de la Quintinie, où elle soutint une polémique religieuse qui glace tout le roman. Je ne puis dénombrer cette longue suite d’ouvrages parus dans la Revue des Deux blondes, qui s’était attaché George Sand par un traité. Je citerai les principales : le Château des Désertes, la Daniella, les Beaux Messieurs de Bois-Doré, les Dames vertes, l’Homme de neige, Jean de la Roche, Constance Verdier, la Famille de Germandre, Valvedre, Tamaris, la Ville-Noire, Laura, Nanon, Malgré tout, etc. Enfin, cet hiver, a paru encore un volume d’elle : Flamarande ; et l’on dit que la mort l’a surprise, au moment où elle terminait un dernier manuscrit.

Dans les romans de son splendide automne, George Sand a certainement subi l’influence du naturalisme moderne, de l’esprit réaliste qui grandissait autour d’elle. Certes, elle reste le romancier idéaliste qu’on connaît, elle persiste à écouter son imagination et à embellir le vrai ; seulement, ses compositions se dégagent le plus souvent des allures romantiques, restent plus à terre, usent moins du pittoresque facile obtenu avec des tours ruinées, des souterrains, des bois hantés par les revenants et les fées. Par exemple, on y chercherait vainement le suicide extraordinaire d’Indiana, le décor fantastique de Mauprat, toutes ces imaginations compliquées et emphatiques, si à la mode vers 1830. Malgré elle, George Sand a dû se soumettre à plus de vraisemblance et à une étude plus serrée de la vie. Les œuvres qu’elle lisait, l’air d’analyse exacte dans lequel elle vieillissait, modifiaient ainsi à son insu son tempérament de poète. J’insiste sur ce fait, qui est très important, parce qu’il démontre la force des nouvelles formules, qui s’imposent même aux écrivains du passé.

Parmi les romans de cette quatrième manière, un surtout a eu le plus grand succès. Je veux parler du Marquis de Villemer, qui résume admirablement les qualités offertes par les dernières œuvres du romancier. C’est la simple histoire d’une jeune fille pauvre et de petite noblesse, mademoiselle Caroline de Saint-Geneix, qui entre comme demoiselle de compagnie chez la marquise de Villemer, où elle se trouve entre les deux fils de cette dame, le duc d’Aléria, un bon vivant qui a mangé sa fortune, et le marquis de Villemer, un être nerveux et souffrant, studieux et taciturne, qu’elle finit par aimer et épouser, après des obstacles et tout un drame. Le grand intérêt naît de l’opposition des caractères des deux frères et des péripéties qu’éprouvent les amours de Caroline et du marquis, avant qu’ils tombent aux bras l’un de l’autre. George Sand a toujours excellé dans la peinture de ces passions, d’abord naissantes et comme inconscientes, ensuite traversées de mille difficultés, de malentendus et de raccommodements, enfin triomphantes, aboutissant au bonheur, malgré les préjugés et les conventions. Cela lui sert merveilleusement pour mettre en action ses trois ou quatre héros et héroïnes de prédilection, des amants et des amantes d’une nervosité de malade ou d’un tempérament tendrement raisonnable, presque maternel. Quand son héros est une femme, elle fait un homme de son héroïne. C’est le cas de Caroline et du marquis de Villemer. Cette Caroline est la jeune fille parfaite, si souvent rêvée par l’auteur : une demoiselle bien élevée, pure, d’une raison droite, spirituelle, affectueuse, un peu raisonneuse. Quant au marquis, il a une maladie de cœur, je crois ; mais son cas est surtout d’être timide, gauche, sensitif et passionné comme une vierge qui sort du couvent. Aussi, au dénouement, est-ce Caroline qui le sauve de la mort, en le cherchant au milieu des neiges et en le remenant sur une charrette chargée de paille. Le roman est un des plus touchants et des plus honnêtes qu’on puisse lire. Et surtout il a un air vécu, ce qui est rare dans les œuvres de George Sand. Comme je l’ai dit, le romanesque y est discret, l’action marche sans inventions extraordinaires, sans décor de mélodrame. On est bien loin des imprécations byroniennes de Lélia et des clairs de lune poétiques qui éclairent les amours de Mauprat et d’Edmée.

Pour être complet, je dois dire ici un mot du théâtre de George Sand. Longtemps on lui a refusé tout talent dramatique, comme on en refuse d’ordinaire chez nous aux romanciers ; pour la critique, quiconque écrit un livre ne peut écrire un drame. Seulement, après de grands succès, George Sand dut être reconnue pour un dramaturge, sinon très habile, du moins très large de facture et d’une émotion profonde. Elle triompha au théâtre par son honnêteté, le sentiment calme et tendre qu’elle avait des passions. Cosima, le Roi attend, le Drac, les Beaux Messieurs de Bois-Doré ne réussirent pas. Mais ses autres œuvres eurent un grand nombre de représentations, entre autres François le Champi, Claudie, le Mariage de Victorine, le Pressoir, Mauprat, Françoise, etc. À l’Odéon, le Marquis de Villemer, le plus grand triomphe dramatique de George Sand, tint l’affiche pendant tout un hiver. Paris entier alla voir la pièce, qui reproduisait le roman fidèlement, avec sa sérénité de tendresse, son analyse tranquille et épurée. Depuis ce succès, George Sand parla souvent de revenir au théâtre, sans paraître pouvoir s’y décider. À la vérité, elle se sentait beaucoup plus à l’aise dans le roman ; sa nature rêveuse, la pente contemplative de son esprit, la disposait peu au travail raccourci et heurté de la scène.


VI

Il me faut conclure et dire lequel reste aujourd’hui le plus grand et le plus influent, des deux maîtres romanciers du commencement du siècle, de George Sand ou de Balzac.

Mais, auparavant, je tiens à laver le roman naturaliste moderne du reproche d’immoralité qu’on lui fait ; et je trouve, pour ce plaidoyer, des arguments dans l’œuvre de George Sand. Certes, je ne dirai point que cette œuvre est immorale, car j’estime qu’en littérature il n’existe que deux sortes d’ouvrages, ceux qui montrent du talent et ceux qui n’en montrent pas. Seulement, il y a des lectures plus ou moins troublantes, et les livres romanesque me semblent particulièrement faits pour pervertir les intelligences. Mettez les romans de George Sand dans les mains d’un jeune homme ou d’une femme : ceux-ci en sortiront frissonnants, en garderont tout éveillés le souvenir d’un rêve charmant. Dès lors, il est à craindre que la vie ne les blesse, qu’ils ne s’y montrent découragés, dépaysés, prêts à toutes les naïvetés et à toutes les folies. Ces livres ouvrent le pays des chimères, au bout duquel il y a une culbute fatale dans la réalité. Les femmes, après une pareille lecture, se déclareront incomprises comme les héroïnes ; les hommes chercheront des aventures, mettront en pratique la thèse de la sainteté des passions. Combien est plus saine la réalité, la rudesse des peintures vraies, l’analyse des plaies humaines ! Ici, point de perversion possible. Faites lire les procès-verbaux d’un romancier naturaliste : si vous épouvantez les lecteurs, vous ne troublerez ni leur cœur ni leur cerveau. Ces livres ne laissent pas de place à la rêverie, cette mère de toutes les fautes. Les scènes les plus audacieuses, la peinture des nudités, le cadavre humain disséqué et expliqué, ont une morale unique et superbe, la vérité. Voilà pourquoi, à mon sens, si l’immoralité pouvait exister dans les œuvres d’art, j’appellerais immorales les histoires inventées pour troubler les cœurs, et j’appellerais morales les anatomies pratiquées sur l’humanité, dans un but de science et de haute leçon.

D’ailleurs, qu’on ne s’y trompe pas, il y a beaucoup d’hypocrisie dans le fait des critiques qui regrettent le temps où les romanciers mentaient. Elles ne chatouillent plus, les terribles œuvres qui ont la loyauté de parler franc ; elles dégoûtent et épouvantent, elles ne permettent pas la débauche solitaire de la rêverie, le plaisir sensuel qu’on prenait à se donner des amours idéales. Combien de femmes ont trompé leur mari avec le héros du dernier roman qu’elles avaient lu ! Les romans alors étaient des rendez-vous d’amour, où l’on avait raison de ne pas laisser aller les âmes faibles. On comprend que les esprits habitués à ces écoles buissonnières du sentiment, soient très chagrins de ne plus trouver de livres pour échapper au ménage et se perdre dans l’illusion d’une adultère imaginaire. Mais, au moins, faudrait-il quelque franchise. Au lieu de reprocher aux romanciers naturalistes d’être immoraux, on devrait leur dire : « De grâce, ne soyez pas si rudes ni si vrais ; vous nous glacez, vous nous empêchez de courir le guilledou des amours idéales ; quand on vous a lus, on est tout froid, on ne songe plus à baiser ses rêves. Par pitié ! rendez-nous l’immoralité permise de nos débauches romanesques. »

Je crois que les cœurs sensibles peuvent faire leur deuil, le roman de fiction pure se meurt. Et ici j’arrive à ma conclusion. À cette heure, dans la lutte du vrai et du rêve, c’est le vrai qui l’emporte, après quarante ans de production littéraire. Chaque jour, Balzac a grandi davantage. Discuté et nié par ses contemporains, il est resté debout après sa mort, et il apparaît aujourd’hui comme le maître incontesté de la presque totalité des romanciers contemporains. Sa méthode a prévalu, des tempéraments nouveaux ont pu se produire et apporter des notes originales, ils n’en sont pas moins des rameaux de ce tronc puissant. Je me lasserais à nommer les disciples de Balzac ; ses œuvres disparaîtraient, son nom s’effacerait, que son influence continuerait à régir les lettres françaises, parce qu’il a été l’homme de la science moderne, parce qu’il s’est rencontré avec le mouvement même du siècle. Il allait en avant, quand George Sand restait stationnaire. De là sa victoire.

Certes, George Sand est aujourd’hui bien grande encore. Mais on ne doit que la vérité à cette illustre morte. Dans les dernières années de sa vie, elle avait déjà perdu beaucoup de sa popularité. Elle n’existait plus pour la génération nouvelle, qui la lisait peu et ne la comprenait pas. Ses romans, qui paraissaient dans la Revue des Deux Mondes, allaient à un public spécial, de plus en plus restreint, et ne soulevaient aucune émotion. C’est à peine si la critique s’en occupait. Elle était d’un autre âge, elle se trouvait véritablement dépaysée au milieu du nôtre. Mais un symptôme plus décisif encore est la dispersion et la disparition de son école. Elle a pu avoir des disciples, elle n’en compte plus que deux ou trois. Il faut nommer M. Octave Feuillet, qui reste le soutien le plus ferme du romanesque. Ensuite vient M. Victor Cherbuliez, auquel George Sand a légué sa fameuse tour, la tour ruinée et couverte de lierre, où les amants bien nés se rencontrent à minuit. Enfin, on peut nommer encore M. André Theuriet, un esprit très fin et très tendre, qui invente des histoires charmantes. Ces romanciers sont les fournisseurs habituels de la Revue des Deux Mondes, qui n’a plus qu’eux, et qui ne sait où trouver des conteurs de la même école, pour continuer les traditions de la maison. Et c’est là toute la descendance de George Sand ; elle ne peut opposer à l’armée des disciples de Balzac que ces trois écrivains.

Telle est la vraie situation. Le roman naturaliste a vaincu, il y a là un fait évident qui ne peut être nié par personne, George Sand représente une formule morte, voilà tout. C’est la science, c’est l’esprit moderne qu’elle a contre elle et qui, peu à peu, font pâlir ses œuvres. Il faut attendre vingt ans pour la soumettre à l’épreuve que Balzac subit victorieusement aujourd’hui, à cette terrible épreuve de la postérité. La passion vivante seule rend les œuvres éternelles, l’humanité retient uniquement les ouvrages au fond desquels elle se retrouve avec ses joies et ses douleurs. D’ailleurs, George Sand a une place marquée dans notre littérature ; on pourra ne plus lire ses livres, que son nom restera le représentant d’une forme littéraire, dans la première moitié du dix-neuvième siècle. Il est des écrivains, comme Chateaubriand, par exemple, qu’on ne lit plus et qui demeurent de hautes et de belles figures. Ils ont marqué en leur temps, ils ont creusé un profond sillon dont la trace reste ineffaçable dans le champ d’une nation. Plus tard, comme ils n’ont pas travaillé pour la vie, la vie les dédaigne.