Aller au contenu

Deux et deux font cinq/Essai sur mon ami Georges Auriol

La bibliothèque libre.

ESSAI SUR MON AMI GEORGE AURIOL


Je suis allé, hier, visiter l’Exposition des Femmes peintres et sculpteurs.

(Ouverte du 19 février au 18 mars, de 10 h. à 5 h., Palais des Champs-Élysées, pavillon Nord-Est, porte no 5.)

Et je me suis rappelé, souriant, une petite aventure qui nous y advint, à George Auriol et à moi, voilà deux ou trois ans.

Ceux de nos abonnés (ou acheteurs au numéro) de l’étranger qui voudraient se faire une idée exacte de M. George Auriol (je ne parle pas, bien entendu, des Parisiens et de beaucoup de provinciaux pour qui la physionomie du jeune et éminent japonisant est devenue, en quelque sorte, classique), n’ont qu’à se représenter M. le comte de Douville-Maillefeu, ou plutôt ce qu’il était, M. le comte de Douville-Maillefeu, il y a trente-cinq ans.

La ressemblance ne s’arrête pas à une simple analogie physique : un observateur digne de ce nom pourrait constater, chez ces deux hommes, le même enjouement, une équivalente exaspérabilité.

Pas plus de rancune chez l’un que chez l’autre : le dos tourné, ils n’y pensent plus.

Lecteur lointain, si jamais tu rencontres Auriol, n’oppose aucun barrage au torrent de ses assertions, si chimériques qu’elles te semblent ; tu serais traité, sur l’heure, à toi seul, de tas de m………! ou de espèce de t….. ! grossièretés purement décoratives, ne signifiant aucunement que tu vis de libéralités féminines ou que tu entretiens avec les gens de ton propre sexe des relations coupables.

Laisse passer l’orage et, bientôt, Auriol te reconnaîtra, de la meilleure grâce du monde, un gentleman tout à fait incapable de la plus mince turpitude.

Pour ce qui est de l’enjouement, Auriol rendrait des milliards de points à des cages entières de ouistitis en goguette.

Pas fier pour un sou, Auriol n’admet l’existence d’aucune barrière sociale, mondaine ou autre, et vous l’étonnez prodigieusement avec vos ça ne se fait pas, quand il aborde un gros monsieur riche (complètement inconnu de lui et fumant un gros cigare) avec ces mots :

— Vous n’auriez pas son frère ?

Neuf fois sur dix, d’ailleurs, le gros monsieur riche, un peu interloqué, tire de sa poche un pur havane, l’offre à Auriol qui l’allume en disant, connaisseur : fameux !

Le passe-temps favori de George Auriol, dans la rue, consiste, lorsqu’il passe devant des épiceries, à plonger sa main dans des sacs contenant des lentilles ou tel autre légume sec.

C’est, dès lors, une série sans trêve de petits bombardements sur le chapeau des passants ou la glace des magasins.

Quand, par malheur, une boutique de verrerie (cristaux et porcelaines) se trouve sur l’itinéraire de George Auriol, à un moment où George Auriol détient encore un fort contingent de lentilles, George Auriol n’hésite pas : d’un seul coup, d’un seul, comme dit Coppée, George Auriol projette violemment toute sa provision sur la partie la mieux garnie du magasin.

Si vous n’avez pas, personnellement, passé par ce joyeux tumulte, impossible de vous faire la moindre idée du fracas, total résultant des chocs de chaque haricot avec chaque cristal. Extrêmement impressionnant !

Vous voyez donc qu’on peut passer des matinées entières, et même des après-midi, avec George Auriol, sans s’embêter une seconde.

En sa compagnie, les aventures se succèdent, ne ressemblant pas aux précédentes et ne faisant nullement prévoir les suivantes.

C’est ainsi qu’un jour, nous fûmes abordés, Auriol et moi, par deux jeunes filles pas jolies, peut-être même pas gentilles, mais drôles ! Deux drôles de jeunes filles, quoi !

Elles vinrent droit à nous et, sur un ton de gai reproche :

— Vous savez, messieurs, que vous avez été très bêtes, l’autre jour ! Ce que papa nous a enlevées, quand on a été rentré à la maison !

D’abord, nous pensâmes que les jeunes filles nous prenaient pour un autre et nous ripostâmes par des réponses vagues et peu compromettantes. L’une d’elles nous demanda :

— On vous reverra un de ces jours ?

— Oh ! certainement !

— Surtout pas de blagues, si papa est là !

Et les drôles de fillettes nous quittèrent sur un vigoureux shake-hand.

Certainement, nous les avions vues quelque part, mais où ?

Quelques jours plus tard, le mystère se dissipa.

Après déjeuner, Auriol avait eu une idée…

— Si nous allions revoir l’Exposition des Femmes peintres et sculpteurs.

— Comme tu voudras.

Et nous voilà partis, Auriol et moi.

Tous les deux, nous aimons beaucoup cette exposition, moins pour l’exposition elle-même (bien qu’il s’y rencontre des œuvres de réelle valeur, les aquarelles de madame Cécile Chennevière, entre autres) que pour le public qu’on y coudoie.

Des grosses dames très comiques, avec, bravement, au point culminant de leur mamelle gauche, le ruban violet d’officier d’académie.

Aussi d’autres dames moins fortes et moins palmées, mais, tout de même, dignes d’intérêt.

Et puis surtout, un flot de drôles de jeunes filles, souvent jolies, parfois étrangement perverses en leur candeur jouée, toujours amusantes à voir passer, à entendre papoter.

Dès notre première visite, Auriol s’était mis au ton de l’endroit.

Il consultait le livret et s’écriait, en imitant les petites mines des dames présentes :

— Ah ! voici l’aquarelle de Valentine ! Tiens, l’éventail de Jane !… Mais, ma chère, cette petite Lucie est très en progrès !… Pas mal du tout, ses chrysanthèmes !

Or, un jour qu’il s’était écrié :

— Délicieux, ces pastels de Josiane ! Délicieux !

Le papa de Josiane était là, tout près, avec Josiane elle-même, et le papa de Josiane avait demandé à sa fille comment ce monsieur la connaissait assez intimement pour l’appeler par son petit nom.

Pour comble de malheur, tout à côté des pastels de Josiane, s’accrochait une petite nature morte de Germaine, et Auriol, avec l’inconscience du jeune âge, avait poussé cette exclamation :

— Bravo, ma petite Germaine, très réussi, ton veau froid ! Réellement, on dirait du veau !

Tu l’as deviné, subtil lecteur, les jeunes filles rencontrées, les drôles de jeunes filles, c’était Josiane, c’était Germaine.

Qu’ajouterai-je ?

Nous revîmes ces pittoresques personnes plusieurs fois, et, — vous me croirez si vous voulez, — elles ne devinrent jamais nos maîtresses.