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Hieronymus van Aken, dit Jérôme Bosch/02

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Hieronymus van Aken, dit Jérôme Bosch
La Revue de l’art ancien et moderneXXXI, Janvier à Juin (p. 311-330).
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III. Sujets allégoriques de moralité


Entre les « diableries » et les scènes de mœurs proprement dites se placent tout naturellement ces allégories générales, aussi différentes des unes que des autres. Les peintres les ont peu copiées, mais trois compositions de la série nous sont parvenues en estampes : à savoir, le Vaisseau de perdition, gravé par Pierre de Merica (Petrus Mirecynus), la Baleine, gravée par Jan Tiel, et l’Éléphant, gravé par Jérôme Cock. Ces deux dernières sont si caractéristiques qu’il s’y faut arrêter. Du ventre ouvert de la baleine s’évadent quantité de menus poissons, dévorés par le cétacé et dévorant à leur tour le fretin à leur portée. C’est la mise en action drolatique du proverbe : « Les gros poissons mangent les petits ». L’éléphant, porteur d’une tour, est cerné par des groupes d’hommes en armes, marchant sous des enseignes de corporation et qui ont prudemment organisé le siège du pachyderme. Une ironique inscription invite les combattants à n’être point téméraires, conseil dont, à la vérité, la plupart n’ont pas besoin. Peut-être cette fantaisie déliberée, pleine de moquerie pour les combinaisons collectives et les excès de précautions, a-t-elle pris son point de départ en quelque divertissement public ou quelque mascarade. Il n’importe. Elle a ses visibles intentions. Mais nous avons aussi, par bonheur, une peinture de Bosch qui est une allégorie morale complète, à son point d’exécution originale et des plus significatives. Nous parlons du Chariot de foin, paraphrase de ces paroles du prophète Isaïe : « Omnis caro fœnum – Toute chair est foin » [1].

Le chariot chargé de foin symbolise tout ce qu’on envie, richesse, honneurs, plaisirs. Il roule pesamment vers la grange, traîné par sept monstres. Tout en haut sont une femme qui chante, sa musique notée sous les yeux, un jeune homme qui l’accompagne sur un luth, une Renommée qui sonne de la trompette. En avant, dirigées par un gros ecclésiastique, des nonnes entassent du foin dans des sacs. Derrière le char paraissent un pape, un empereur, des princes en habits de parade. Sur la masse du foin, des hommes en nombre s’évertuent à sa hisser à l’aide d’échelles, au moyen de crocs, en s’entre-battant. Plusieurs sont déjà tombés sous les roues du char qui les écrasent ; tous seront broyés. Le sens de cette forte allégorie, aux exagérations typiques, rudement accentuées, c’est qu’il est fou de courir après les faux avantages que promènent à travers la vie les Sept Péchés capitaux, car cette poursuite ne procure que le trouble, la mort et l’enfer. Le mauvais idéal est la suite du péché originel, cause du bannissement d’Adam et d’Ève de l’Éden, et qui était lui-même le fruit de la révolte de Lucifer. On n’a pas à s’étonner de trouver ces déductions théologiques dans une œuvre du xve siècle ; elles proviennent de l’héritage du passé ; elles sont conformes aux idées de l’époque de Bosch, et, d’ailleurs, se notent d’une incontestable grandeur. L’artiste leur donne, en raccourci, une conclusion curieuse et imprévue au revers de son triptyque. Ici s’étend un grand paysage coupé, en avant, d’un chemin. Là-bas dansent de gais compagnons au son de la cornemuse, satisfaits de leur labeur accompli dont l’innocente joie est la récompense. Mais, parce qu’on a envié par le monde les biens que produit le travail, le mal est survenu. Des brigands se sont emparés d’un voyageur ; ils l’ont lié à un arbre ; ils le détroussent. Au loin se profile un gibet. Toute une succession de désordres et de périls se résume ainsi dans cette calme campagne où la paix et la félicité ne demandent qu’à régner. Un pauvre paysan effrayé, son bâton à la main, s’enfuit à l’aventure de la route. Ce concept est assurément profond et beau.


Le Chariot de foin.
Triptyque (panneau central). Palais de l’Escurial.

Nous pourrions faire des réflexions analogues à propos de l’Enfant prodigue de la collection Figdor, de Vienne, étudié par M. Gustave Glück, et en qui, précisément, se reconnaît ce même pauvre paysan que nous venons de décrire[2]. Mais nous pensons avoir dit tout la nécessaire et mis assez en relief ce qui fait la qualité propre et la réelle noblesse de l’art si indépendant de Hiernymus Bosch. Passons donc au quatrième groupement de ses tableaux.


IV. Sujets tirés des mœurs


Chacun a dû voir, en ce qui précède, combien, malgré ses excentricités, l’imagination du maître s’incline vers le réel. S’il ne craint pas d’introduire d’inquiétantes apparitions en des légendes où elle ne semblent avoir que faire, — témoins les monstres suscités par lui autour de saint Christophe portant l’Enfant Jésus sur ses épaules, composition anciennement gravée, – il anime aussi, volontiers, les arrière-plans de tableaux religieux d’incidents de la vie ordinaires et d’inattendus traits de mœurs. Souvenons-nous de cette Fuite en Égypte, agrémentée au fond, d’après van Mander, d’un bateleur faisant danser un ours pour quelque monnaie. Rappelons-nous les rustres de l’Adoration des Mages du Prado, juchés sur le toit de la sainte cabane ou regardant les rois adorateurs à travers les brèches du clayonnage. D’autre part, tenons compte de l’ingénieux parti pris du peintre à marquer tout ce qui est mauvais ou louche de signes physiologiques observés sur le vif, mais violemment accentués et mis en saillie. Dans le tableau perdu de la Dispute du saint moine et des hérétiques, mentionné au Schilderboeck, ce saint et son compagnon étaient figurés, nous dit-on, « graves et dignes » en face d’adversaires « des plus grotesques ». Une telle opposition de caractères nous a été sensible à divers degrés d’intention critique, entre le Christ et les différents acteurs des Ecce Homo et des Marches au Calvaire de Hieronymus. Enfin, ayons pleine conscience de l’incroyable curiosité de l’anormal, du contrefait, du mal formé, du dégradé, qui pousse à chaque instant le peintre à l’analyse des dégénérescences humaines. Il y avait au palais royal du Prado, à Madrid, avant l’incendie de 1608, l’image peinte par lui d’un enfant phénoménal, « aussi grand, au troisième jour de sa vie, que s’il avait eu sept ans ». À la Bibliothèque Albertine, de Vienne, on montre, sur une feuille d’études de sa main, trente et un dessins d’infirmes. C’est d’infirmes qu’il avait entouré, dans une peinture disparue, heureusement reproduite en une belle planche de l’atelier de Cock, son Saint Martin debout sur un bac et partageant entre ces pauvres hères
La Tentation de saint Antoine.
Triptyque (volet de droite).
Musée du Prado.
l’étoffe de son manteau. M. René de Bastelaer y soupçonne à bon titre une fantaisiste adaptation de joute nautique populaire. Cette recherche de laideur pittoresque et satirique a suggéré à Bosch maintes « drôleries » outrancières, telles que sa Mascarade, dite aussi le Mardi gras, incisée par le graveur Cornelis van Tiexen. Toutefois, ce n’est plus uniquement le caprice qui le guide. Les proverbes du peuple, si souvent développés en scènes comiques sur les tréteaux des Chambres de rhétorique, l’amènent à traiter des thèmes de l’existence courante. Il a interprété à sa manière le dicton : « Des aveugles, conduits par un aveugle, ne manquent pas de choir au fossé ». Cock a gravé l’apologue ; Brueghel en reprendra la donnée. Deux autres facétieux devis : « Si tu as le caillou de la folie dans la tête, fais-le-vite extraire » et « Charlatan et tirelaine ont beau jeu avec le sot », excitent encore la verve de Bosch. La chance veut qu’on retrouve quatre petits panneaux du maître ou de ses copistes directs sur ces deux sujets : au Prado de Madrid et au Rijks-museum d’Amsterdam, l’Extraction du caillou ; au Musée municipal de Saint-Germain-en-Laye et à la collection Crespi, de Milan, le Jongleur.

Le tableau du Prado est classé au nombre des anonymes du musée[3]. Il a été revendiqué avec raison pour le peintre de Bois-le-Duc par M. Henri Hymans, de Bruxelles. Un chirurgien de parade foraine, coiffé d’un entonnoir, armé d’un effarant bistouri, prélude à l’opération. Auprès du patient en vêtement gris, en chausses rouges, lié sur sa chaise et, à vrai dire, peu rassuré, se tiennent, pour lui prêter assistance, un moine épais et une femme, apparemment échauffés par le vin d’une belle cruche pansue. Les types frustes, aux traits simplifiés, massés et singularisés, aux expressions voulues et sommaires — les attitudes nettes et contenues — les étoffes rendues presque entièrement par des « à-plat » — les fonds définis à l’aide du moins de détails possible — la comédie bien plus expliquée par ses entours que par son action élémentaire — les touches rares mais toutes portant coup — un aspect comme comprimé d’où l’esprit sort en bloc : tels sont les signes de cette composition de forme ronde. Autant d’affirmations des tendances de Bosch. Si près encore du temps des initiateurs primitifs, l’étonnant original court à un nouveau but, essaie des moyens nouveaux. — Le médaillon d’Amsterdam pareillement circulaire, non moins modeste et de dimensions sensiblement égales, revient sur le sujet du médaillon madrilène[4]. Le patient, garrotté sur son siège, est aux mains de l’opérateur. Derrière la table voisine, six personnes sont groupées, dont trois chuchotent en colloque. Ces gens sont plus fous, en réalité, que le pauvre diable au crâne ouvert, et ils ne se doutent pas de leur démence. C’est de leurs mesquines passions et de leurs ridicules préjugés qu’ils s’occupent, et non de son malheur et de ce qui, peut-être, les attend. La couleur est grise, appuyée de tons bruns, égayée de quelques touches relativement vives. À la vérité, on hésite à reconnaître, en cette peinture, l’exécution personnelle de l’inventeur. Un monogramme B peut bien se lire sur un fanion à gauche. Nous savons pourquoi, quand il s’agit d’œuvres de l’atelier de Bosch, aucun monogramme, aucune signature ne sont d’une garantie absolue.


Jérôme Bosch. – La Tentation de saint Antoine (panneau central).
Madrid, musée du Prado.



Jérôme Bosch. – Le Jongleur.
Musée de Saint-Germain-en-Laye.

Au musée de la ville de Saint-Germain-en-Laye s’est échoué le Jongleur. Le faiseur de tours, en longue robe d’un rouge foncé, le chef couvert d’un haut feutre cylindrique à bords étroits, a dressé près d’un vieux mur sa lourde table d’escamotage chargée de ses engins naïfs, baguette, cornet, gobelets et billes ou muscades. À sa ceinture pend une corbeille d’osier tressé, pour les besoins de ses passe-passe, en forme de gourde et d’où émerge la tête d’une chouette, appelée, sans doute, tout à l’heure à surprendre les badauds. Un caniche savant, burlesquement harnaché, se dissimule à ses pieds, prêt à bondir au premier signe et à travers le cerceau posé, là, sur le sol. De la main droite, le jongleur, debout, tient expertement l’une de ses billes qu’il montre à tous avant de la faire « s’envoler ». En face de lui, de l’autre côté de la table carrée, se courbe profondément le « sot » de la farce retracée par Bosch, en train de vomir des grenouilles, emblèmes de sa sottise. Vêtu de rouge et de blanc, il porte au flanc sa clef et sa bourse, que, naturellement, il néglige de surveiller. Un jeune filou, planté tout droit à son revers, la tête levée, les yeux perdus dans le vide, comme ne songeant à rien, tire à lui délicatement son escarcelle et, sans broncher, la lui dérobe. En l’ombre du vomisseur de grenouilles, un enfant, oublieux de son moulinet monté au bout d’un bâton, s’inquiète des bizarres hoquets de l’imbécile hypnotisé par le baladin. Sept spectateurs se serrent au second plan : un barbon au masque de pleine lune sous son chapeau large et son vaste manteau vert ; un jeune homme au bonnet conique, plein de componction ; une nonne en guimpe blanche et voile noir ; deux bourgeois paisibles ; un amoureux enlaçant sa bien-aimée. Ces gens, à l’exception du gros homme enchaperonné, aux traits noyés de graisse et qui se rengorge en sa béatitude prudente, sont aussi sérieux qu’ils le seraient à l’église. S’ils allaient, à leur tour, voir tomber soudain de leur bouche on ne sait quels têtards ! Nulle exagération bouffonne, sauf en ce qui concerne le jongleur, d’ailleurs finement narquois ; le « sot », comiquement voûté, la tête renversée, les lèvres ouvertes, avec une silhouette de sphinx ; le tirelaine au nez en l’air (tous trois protagonistes de la sotie) et le plantureux citadin que nous avons dit. Encore la moquerie graphique est-elle très relative et sans déformation caricaturante. En elle-même, la mise en scène fait penser à ce que pouvait être, au commencement du xvie siècle, la représentation de ces parades par les compagnons « rhétoriciens ». Les figures du fond sont rendues à peu près sans perspective, tassées à plaisir, de physionomies assez générales, caractérisées d’ensemble et non fouillées en portraits. Seulement, les trois acteurs principaux dégagent d’une vivacité toute scénique le sens du proverbe ; puis les comparses ajoutent à l’action le commentaire de l’humeur du temps et de la pensée de l’artiste. Par dessus tout, quoique l’œuvre ait en fort à souffrir du ravage des ans et de l’impertinence des restaurateurs, elle atteste un pinceau magistral. Sobre et nette, rapidement exécutée sans hâte, simple, riche et soutenue de ton, elle détache ses personnages en vigueur et en clarté sur le gris brun d’un mur crêté de végétations parasites, sous une bande de ciel verdissant ; elle permet de démêler ses francs dessous de peinture en détrempe, ses beaux glacis, le solide travail de ses têtes reprises à l’huile, en une pâte cristallisée comme un émail. Elle est, au surplus, d’un genre et d’un style qui ont pu se faire pressentir dans le passé, mais dont les peintres antérieurs ont à peine fourni les prémisses[5].

Le panneau de la collection Crespi, de Milan, ne fait que répéter celui de Saint-Germain-en-Laye, avec deux personnages de plus, au fond, et sans nul changement essentiel. Sa vraie valeur, à nos yeux, gît en ceci qu’il nous prouve l’intérêt qu’on attache à de pareils sujets, tirés des mœurs. Bosch en a dû peindre bien d’autres. Personne, en son temps, n’était capable de fixer, d’un art aussi incisif, des traits de la vie quotidienne et personne n’a plus contribué à orienter les artistes du Nord vers l’observation satirique des façons d’être et des soucis de l’humanité.


V. Chronologie de l’œuvre de Jérôme Bosch et conclusion


Il y aurait, pour l’histoire de l’art néerlandais, un intérêt certain dans la détermination de la chronologie des ouvrages du maître de Bois-le-Duc. Malheureusement, les documents qui permettraient de l’établir ont, jusqu’ici, déjoué les recherches. Il faut donc, bon gré, mal gré, se contenter de quelques observations générales et de quelques vraisemblances.

Comme tous les artistes de son temps, Jérôme Bosch, soumis, en sa jeunesse, à de rigoureuses disciplines d’éducation et d’apprentissage, n’a pu, logiquement, partir que des traditions. Quelle qu’ait été son originalité native, il n’a pas commencé par sortir des voies communes. Les chefs
La Tentation de saint Antoine.
Triptyque (volet de gauche).
Musée du Prado.
d’école antérieurs avaient enseigné à leurs élèves un mode de composition rationnel, où la fantaisie ne se glissait qu’en des conditions restreintes et prévues. Leurs Jugements derniers faisaient une part nécessaire aux scènes diaboliques, mais la diablerie ne s’isolait point d’un ensemble organique et jamais elle ne débordait son cadre. À leurs sujets de sainteté les vieux peintres mêlaient volontiers des figures familières et même, accessoirement, des traits de l’existence habituelle. Partout, le caractère populaire qu’ils aimaient gardait une réserve que le plus effronté des Primitifs, « le Maître de Flemalle » avait lui-même respectée. À la vérité, Jean van Eyck s’était permis, çà et là, très rarement, quelque essai purement pittoresque : tels son petit panneau de la Chasse à la loutre au bord d’une rivière, dont le souvenir est resté, et l’énigmatique Sortilège d’amour, recueilli au musée de Dresde. Un peu plus tard, en 1449, Pierre Christus osait représenter sainte Godeberte se fiançant à un jeune seigneur dans la boutique d’un orfèvre, figurant saint Éloi[6]. D’analogues initiatives avaient pu, exceptionnellement, se donner cours. La peinture des mœurs n’en demeurait pas moins, en principe, confondue avec la peinture religieuse, au second plan des retables et rien n’était encore changé dans les façons de disposer et d’exécuter un tableau d’autel. Il est donc licite de conjecturer que les œuvres de Bosch conçues normalement et sans sacrifice aux accentuations typiques extrêmes et caricaturales sont de la première partie de sa carrière. Par exemple, l’Adoration des Mages, du Prado, et le Martyre de sainte Julie, de Vienne.

Toutefois, nous devons constater que, depuis van Eyck, les influences populaires n’avaient cessé d’agir et que, tout au moins dans le domaine de la gravure, elles tendaient à élargir beaucoup le champ de l’invention des artistes. Les estampes à sujets religieux, destinées à se répandre de toutes parts, doivent à la fois au goût et à la technique des graveurs un mélange de rudesse et de bonhomie, de simplification et de naïveté qui les rapproche incontestablement de l’esprit du peuple. En même temps, le burin des spécialistes s’intéresse aux données profanes et en constitue un vrai répertoire. Entre 1440 et 1460, le graveur de style archaïque dit « le Maître des jardins d’amour » produit, en dehors de ses scènes pieuses, deux Jardins d’amour, inspirés du Roman de la rose et fourmillants de personnages costumés à la mode de la cour bourguignonne, un Homme sauvage à la licorne, une Femme sauvage au cerf et un Saint Éloi dans son atelier, assis sur une haute chaise, le marteau à la main, auprès de son enclume, entouré de ses ouvriers et de toutes les bêtes domestiques de sa maison. Le « Maître de 1466 » et Schongauer de Colmar sont mis en verve par les diables et les monstres, mais le « Maître de 1480 » ou « du cabinet d’Amsterdam » n’hésite pas devant des anecdotes scabreuses – témoins un Vieil homme épris d’une jeune femme qui lui vole sa bourse et une Vieille femme offrant à un jeune homme de riches présents. Nous sommes, maintenant, fort près de Hieronymus et dans un ordre d’idées que s’approprieront bientôt ses contemporains et ses successeurs plus ou moins sous sa dépendance, depuis Jean Prevost de Bruges jusqu’au grans Matsys d’Anvers. Qu’il ait, à maints égards, et dès la moyenne période de sa vie de producteur, subi l’impression des caprices de ses devanciers et que ses personnels instincts y aient trouvé un stimulant émancipateur, nous n’avons aucune peine à le croire. Toutefois, nous pensons que son développement progressif et décisif vient surtout d’une cause bien autrement énergique, énoncée plus haut, mais sur laquelle il sied d’insister : à savoir, les suggestions de la mise en scène des Mystères et des Soties[7].


Le Christ devant Pilate.
New Jersey, musée de Princeton

D’abord, ses sujets religieux le font bien voir. En leur ordonnance, ils avouent leur source ; en leur expression, ils font foi de la progressive évolution de son esprit et de leur succession sur son chevalet. De toutes les scènes qui émeuvent le peuple dans les drames sacrés, celles de la Passion sont les plus saisissantes, et les poètes dépensent le meilleur de leur talent, les interprètes le plus pur de leur bonne volonté à en rendre l’idée tangible, à en réaliser pleinement le spectacle. Autour du Christ dont la physionomie doit rester toujours surhumainement humaine ou idéale, les hommes faibles, égarés ou pervers ne dissimulent en rien leur vilenie. Ainsi le veut l’esthétique théâtrale, surtout chez les hommes du Nord. Loin de masquer les tares physiques, l’art s’en empare et les souligne même, afin d’extérioriser les tares morales sous des traits qui les dénoncent. Autant de situations, autant de tableaux scéniques proposés à l’émulation des peintres capables de s’en inspirer. Bosch a traité plusieurs fois l’épisode de l’Ecce Homo, où l’Innocent est offert, par la lâcheté de Pilate, aux outrages d’une foule aveugle et féroce. Nous avons décrit le panneau de l’Escurial, dont la ville de Valence se flatte de posséder le premier exemplaire, accosté en triptyque de la Trahison de Judas et de la Flagellation. Jésus y est exposé aux yeux de la tourbe, entouré de cinq figures synthétisant cinq états caractéristiques de l’avilissement social et en lesquelles se devinent cinq portraits d’acteurs du saint drame joué par les confréries, copiés d’après le vif. Il n’y a presque rien là (du moins dans la scène centrale) de proprement caricaturé. L’œuvre remonte donc, sans doute, à la période moyenne de la carrière de Hieronymus.


Fragment de l’ « Ecce homo ».
Berlin, collection du Dr von Kaufmann

Bientôt, l’artiste reprend le thème et peint l’Ecce Homo entré dans la collection Kaufmann, de Berlin. Ici, la scène est présentée tout à fait en forme de théâtre, sur un fond très finement achevé de ville néerlandaise. À gauche, le Christ sanglant, chancelant, misérable, abandonné aux opprobres, du haut de la terrasse attenante au tribunal, par un dignitaire en turban, à la face scélérate, en présence de juges et de bourreaux, tous vus en pied. À droite, en contre-bas, coupée par la bordure, une assemblée mêlée de comparses de tradition et de plusieurs types déjà violemment étranges : un vieux chef au manteau brodé, une lourde épée au flanc, gesticulant et comptant sur ses doigts les accusations proférées contre le Juste ; un bourgeois à double menton opinant de la tête ; un important vieillard, appuyé sur un haut bâton terminé en croix, lançant, de sa bouche flétrie la sénile invective ; un porte-falot, élevant son pot à feu qui a dû servir déjà dans la scène du mont des Oliviers ; des soldats à l’équipement bizarre, dont l’un, même, est pourvu d’un énorme bouclier rond, bombé, blasonné d’une grenouille en relief. L’emploi voulu de la laideur, le recours, en un but bien raisonné, aux déformations, à un prognatisme quasi animal, se manifestent dans leur première force avant de dominer l’invention du peintre. Que si cette composition n’est pas la transcription d’une scène de Mystère, avec la mise en place de ses éléments, quelques-uns des types qui s’y distinguaient et un aperçu des costumes et des accessoires à l’usage des confrères-acteurs du temps de Bosch, on se demande ce qu’elle peut bien être.

Cependant, l’artiste n’a pas cessé de s’intéresser à la perspective et aux délicatesses d’un paysage ou d’un fond d’architecture, et son humorisme ne rejette pas toute contrainte. C’est qu’il n’est pas encore au bout de sa voie. Mais un Jésus devant Pilate, au musée de Princeton (New-Jersey) nous devient éminemment révélateur[8]. Il s’agit de nouveau, à n’en pas douter, d’un souvenir de théâtre. Les personnages sont représentés un peu plus qu’à mi-corps ; au centre, le Christ, noble et doux ; Pilate à son tribunal, hypocrite, gourmé, les lèvres serrées aux coins tombants, les yeux mi-clos, le geste étriqué, un voile sur la tête, et, près de lui, un affreux et maussade conseiller, tenant la cuvette légendaire. Parmi les assistants, et tous placés en évidence, d’indicibles reîtres aux visages carrés, aux mâchoires proéminentes, héros de mascarade, choisis, tournés, accoutrés paradoxalement. L’un est coiffé d’un casque en forme de coupole, surmonté d’un cylindre, complété d’un jugulaire bridée sur son masque comme sur un masque de carnaval. Un autre possède un interminable nez busqué plongeant vers sa lèvre inférieure ultra-saillante. Ce troisième hurle, d’une bouche ronde de mascaron de fontaine vomissant de l’eau. Il n’en est pas un dont le physique ne se pousse à l’outrance. Les persécuteurs du Christ sont personnifiés en des êtres hideux. Nulle attention au fond et à la perspective. Seules s’imposent les figures stigmatisées par la plus exubérante fantaisie. Voilà l’aboutissement de Bosch à ses dernières années.

Des remarques analogues peuvent être faites sur les deux Marches au Calvaire du Prado et de Gand. L’évocation du Prado se déroule au premier plan d’un paysage panoramique d’où surgit une immense ville. Ce douloureux cortège a toutes les apparences du défilé dramatique réalisé dans les Passions. Nous avons cru devoir insister, en son lieu, sur l’attitude du Pharisien se baissant, avec d’insidieuses paroles, vers un homme qui aide le Rédempteur à porter sa croix. Il semble bien qu’on y puisse reconnaître une véritable indication scénique. On constate, assurément, dans ce tableau, la propension de Bosch à la singularité des types, mais sans cette furie de verve plébéienne si flagrante en ses ouvrages tardifs. Au contraire, c’est là ce qui caractérise au plus haut degré la peinture du musée gantois. Plus de fond défini, plus d’ordonnance rigoureuse, plus de perspective. La surface disponible est, pour ainsi dire, entièrement couverte à tous les plans de têtes d’expression d’une violence qui ne recule devant aucune hardiesse de structure ou de mimique. L’artiste ne se plaît, désormais, qu’à condenser le sens d’une scène en des physionomies d’acteurs su étrangement, si populairement soulignées que les simples mêmes en aient l’imagination saisie. Une fois de plus nous surprenons l’aboutissement de cet art. L’œuvre du Prado doit être de la période moyenne du développement de Hieronymus. L’œuvre du musée de Gand est de la période finale.

À l’égard des Diableries et des Moralités fantastiques, toute base chronologique nous est refusée. Il est à croire que l’artiste s’est essayé de bonne heure aux fantasmagories, car nul ne peut admettre que son grand Jugement dernier, achevé en 1504 pour Philippe le Beau, ait été son premier coup d’essai en ce genre. Les procès en sorcellerie et les rigoureux anathèmes de l’Église contre les sorciers au cours du xve siècle et, surtout, vers sa fin nous ouvrent sur ces productions voulues satiriques, voire terrifiantes, des jours presque déconcertants. Suivant la plus naturelle hypothèse, les planches où les graveurs s’étaient déjà fait un jeu de prodiguer les monstres tirés des « Enfers » des anciens triptyques du Jugement universel ont fourni à Bosch ses premiers modèles, mais les interventions épisodiques des diables dans les Mystères et les thèmes des mascarades et autres réjouissances du peuple, riches en intermèdes, lui ont permis de les amplifier et de les transformer. D’autre part, les paysages visionnaires créés par Bosch, notamment autour de son saint Antoine en proie aux assauts des démons, les invraisemblables rochers dont ils s’encombrent et les détails d’un pittoresque hallucinant dont ils fourmillent ne sont guère d’un goût antérieur au xvie siècle. Les prochaines formules des paysagistes mosans s’y laissent percevoir. Nous sommes donc conduits à supposer que, de 1510 à 1515, le maître de Bois-le-Duc menait activement cette série. Vers le même temps, ses tendances le gagnaient de plus en plus à la fantaisie populaire. Les Sept péchés capitaux de la Mesa de Philippe II, avec leurs sept scènes, mêlées de vérité et de cauchemar, dominées par un Christ ou Majesté, ne sauraient être ni de beaucoup antérieures, ni de beaucoup postérieures[9]. Cette œuvre est d’un esprit qui évolue décidément en dehors des pensées primitives. L’allégorie du Chariot de foin n’offre aucun rapport avec les choses du passé. L’Enfant prodigue de la collection Figdor de Vienne en est tout aussi loin. Point de trait dans les compositions de lui que nous connaissons grâce aux estampes, la Baleine, l’Éléphant, la Parabole des aveugles, Saint Martin distribuant à des pauvres les pans de son manteau, qui ne sorte de la veine du peuple. D’un côté, Bosch, parvenu à la pleine possession de ses instincts, peint des hallucinations religieuses à l’intention des humbles qu’il convient de frapper par des grossissements – et telle est la seconde Marche au Calvaire dont il s’agissait plus haut ; de l’autre, il débride un art complètement neuf de concentration profonde, humaine et « drôle », très simplifié et très explicite – et le Jongleur de Saint-Germain-en-Laye en est le plus typique spécimen avéré, datant des années avancées du maître. Ainsi, en fin de compte, on peut se former une idée de ses acheminements. Il est parti de la tradition, pour aller à la liberté. Il remonte du complexe à l’élémentaire et pousse railleusement, de façon imprévue, sa sincérité d’artiste à l’observation de l’humanité ordinaire, considérée à travers ses actes et ses erreurs, ses préjugés et ses folies.

Le fait capital, c’est qu’un branle commence à lui qui, tout de suite, se propage en Hollande, laisse sa trace en des tableaux de Cornelis Engelbrechtsen, de Lucas de Leyde, du « Maître d’Oultremont » de Harlem, et de bien d’autres, conquiert promptement le centre anversois et décide du double avenir de la peinture familière chez les Hollandais et chez les Flamands. Si l’on n’a pris la précaution de se fixer sur l’influence novatrice de Jérôme Bosch, la genèse de ce qui se révèle de plus original à l’époque suivante échappe. Le branle va de Bosch à Jean Prevost, à Bruges, à Mandyn, à Dirck Vellert, à Pieter Huys, à Bruegel, à quantité d’Anversois, et il atteindra les Teniers. On comprendra maintenant, pourquoi la personnalité du maître de Bois-le-Duc mérite la qualification d’historiquement essentielle et pourquoi il est indispensable, à qui veut bien saisir la suprême et décisive évolution populaire de l’art néerlandais, d’avoir interrogé la vie et le répertoire de Hieronymus van Aken.


L. de FOURCAUD.

  1. Partie centrale du triptyque de l’Escurial signalé précédemment, avec le Paradis terrestre, la Chute des Anges rebelles et l’Enfer sur les volets. H. 1m, 34. L. 0m, 98. L. des volets 0m, 45. Décrit par C. Justi, loc. cit. (Jahrbuch der Kœnigl. Preuss. Kunstsamml., t. X, fasc. 3, h. p. 13 et 1889). Une bonne copie ancienne en a paru, à Bruges, en 1907, à l’Exposition de la Toison d’or (no 257 du catal.) Le grand panneau en venait du palais d’Aranjuez, le volet de gauche du couvent de l’Escurial, le volet de droite du Prado (no 1179 de ce Musée).
  2. Cf. G. Glück, Zu einen Bilde von H. Bosch in den Figdorischen Sammlung (Jahrb. der Kœnigl. Preuss. Kunstsamml., 1905).
  3. No 1860 du catal. du Prado (édit. 1904), H. 0m, 49, L. 0m, 35
  4. No 589 du catal. du Rijksmuseum (édit. 1904), H. 0m, 414, L. 0m, 32.
  5. H. 0m,53. L. 0m,65. – La chouette dont on rencontre quelquefois l’image dans les tableaux de Bosch, et notamment en celui-ci, a passé aux yeux de quelques-uns pour une sorte de signature du maître. En fait, l’intervention de l’oiseau de nuit est exceptionnelle et nullement systématique en ses ouvrages.
  6. Voir E. Durand-Gréville, Les Deux Petrus Christus, dans la Revue, t. XXX, p. 43, 129 et 195.
  7. Sur cette question, et relativement à la Flandre, Cf. L. Maeterlinck, le Genre satirique dans la peinture flamande (Bruxelles, 1903, et 2e édition, 1908) ; — le même, l’Art et les mystères en Flandre (dans la Revue, 1906, t. XIX, p. 308) ; — R. de Bastelaer et G. H. de Loo, P. Bruegel l’Ancien, op. cit ; — Par extension, cf. G. Cohen, Histoire de la mise en scène dans le théâtre religieux français du moyen âge (Paris, 1906), etc.
  8. Sur ce tableau, cf. Allan Marquant, A painting by Hieronymus Bosch in the Princeton Art Museum (Bulletin de l’Université de Princeton [New-Jersey], t. XIV, mars 1901), et L. Maeterlinck, À propos d’une œuvre de Bosch au musée de Gand, dans la Revue, 1906, t. XX, p. 299. – La photographie fait impérieusement penser à Bosch ; mais l’œuvre ne fût-elle qu’une copie, ses caractères sont d’une telle netteté que rien ne serait changé dans nos conclusions.
  9. L’authenticité de la Mesa (le Tableau) n’a été contestée que par Dollmayer. Guevara, sur l’autorité duquel a cru s’appuyer ce savant, dit formellement que les Sept péchés capitaux de l’Escurial sont l’œuvre de Bosch. Impossible de ne pas faire fond sur ce témoignage.