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Le Horla (recueil, Ollendorff 1895)/Joseph

La bibliothèque libre.
Joseph (1887)
Le HorlaP. Ollendorff (p. 269-286).

JOSEPH



Elles étaient grises, tout à fait grises, la petite baronne Andrée de Fraisières et la petite comtesse Noëmi de Gardens.

Elles avaient dîné en tête-à-tête, dans le salon vitré qui regardait la mer. Par les fenêtres ouvertes, la brise molle d’un soir d’été entrait, tiède et fraîche en même temps, une brise savoureuse d’océan. Les deux jeunes femmes, étendues sur leurs chaises longues, buvaient maintenant de minute en minute une goutte de chartreuse en fumant des cigarettes, et elles se faisaient des confidences intimes, des confidences que seule cette jolie ivresse inattendue pouvait amener sur leurs lèvres.

Leurs maris étaient retournés à Paris dans l’après-midi, les laissant seules sur cette petite plage déserte qu’ils avaient choisie pour éviter les rôdeurs galants des stations à la mode. Absents cinq jours sur sept, ils redoutaient les parties de campagne, les déjeuners sur l’herbe, les leçons de natation et la rapide familiarité qui naît dans le désœuvrement des villes d’eaux. Dieppe, Étretat, Trouville leur paraissant donc à craindre, ils avaient loué une maison bâtie et abandonnée par un original dans le vallon de Roqueville, près Fécamp, et ils avaient enterré là leurs femmes pour tout l’été.

Elles étaient grises. Ne sachant qu’inventer pour se distraire, la petite baronne avait proposé à la petite comtesse un dîner fin, au champagne. Elles s’étaient d’abord beaucoup amusées à cuisiner elles-mêmes ce dîner ; puis elles l’avaient mangé avec gaieté en buvant ferme pour calmer la soif qu’avait éveillée dans leur gorge la chaleur des fourneaux. Maintenant elles bavardaient et déraisonnaient à l’unisson en fumant des cigarettes et en se gargarisant doucement avec la chartreuse. Vraiment, elles ne savaient plus du tout ce qu’elles disaient.

La comtesse, les jambes en l’air sur le dossier d’une chaise, était plus partie encore que son amie.

— Pour finir une soirée comme celle-là, disait-elle, il nous faudrait des amoureux. Si j’avais prévu ça tantôt, j’en aurais fait venir deux de Paris et je t’en aurais cédé un…

— Moi, reprit l’autre, j’en trouve toujours ; même ce soir, si j’en voulais un, je l’aurais.

— Allons donc ! À Roqueville, ma chère ? un paysan, alors.

— Non, pas tout à fait.

— Alors, raconte-moi.

— Qu’est-ce que tu veux que je te raconte ?

— Ton amoureux ?

— Ma chère, moi je ne peux pas vivre sans être aimée. Si je n’étais pas aimée, je me croirais morte.

— Moi aussi.

— N’est-ce pas ?

— Oui. Les hommes ne comprennent pas ça ! nos maris surtout !

— Non, pas du tout. Comment veux-tu qu’il en soit autrement ? L’amour qu’il nous faut est fait de gâteries, de gentillesses, de galanteries. C’est la nourriture de notre cœur, ça. C’est indispensable à notre vie, indispensable, indispensable…

— Indispensable.

— Il faut que je sente que quelqu’un pense à moi, toujours, partout. Quand je m’endors, quand je m’éveille, il faut que je sache qu’on m’aime quelque part, qu’on rêve de moi, qu’on me désire. Sans cela je serais malheureuse, malheureuse. Oh ! mais malheureuse à pleurer tout le temps.

— Moi aussi.

— Songe donc que c’est impossible autrement. Quand un mari a été gentil pendant six mois, ou un an, ou deux ans, il devient forcément une brute, oui, une vraie brute… Il ne se gêne plus pour rien, il se montre tel qu’il est, il fait des scènes pour les notes, pour toutes les notes. On ne peut pas aimer quelqu’un avec qui on vit toujours.

— Ça, c’est bien vrai…

— N’est-ce pas ?… Où donc en étais-je ? Je ne me rappelle plus du tout.

— Tu disais que tous les maris sont des brutes !

— Oui, des brutes… tous.

— C’est vrai.

— Et après ?…

— Quoi, après ?

— Qu’est-ce que je disais après ?

— Je ne sais pas, moi, puisque tu ne l’as pas dit ?

— J’avais pourtant quelque chose à te raconter.

— Oui, c’est vrai, attends ?…

— Ah ! j’y suis…

— Je t’écoute.

— Je te disais donc que moi, je trouve partout des amoureux.

— Comment fais-tu ?

— Voilà. Suis-moi bien. Quand j’arrive dans un pays nouveau, je prends des notes et je fais mon choix.

— Tu fais ton choix ?

— Oui, parbleu. Je prends des notes d’abord. Je m’informe. Il faut avant tout qu’un homme soit discret, riche et généreux, n’est-ce pas ?

— C’est vrai.

— Et puis, il faut qu’il me plaise comme homme.

— Nécessairement.

— Alors je l’amorce.

— Tu l’amorces ?

— Oui, comme on fait pour prendre du poisson. Tu n’as jamais pêché à la ligne ?

— Non, jamais.

— Tu as eu tort. C’est très amusant. Et puis c’est instructif. Donc, je l’amorce…

— Comment fais-tu ?

— Bête, va. Est-ce qu’on ne prend pas les hommes qu’on veut prendre, comme s’ils avaient le choix ! Et ils croient choisir encore… ces imbéciles… mais c’est nous qui choisissons… toujours… Songe donc, quand on n’est pas laide, et pas sotte, comme nous, tous les hommes sont des prétendants, tous, sans exception. Nous, nous les passons en revue du matin au soir, et quand nous en avons visé un nous l’amorçons…

— Ça ne me dit pas comment tu fais ?

— Comment je fais ?… mais je ne fais rien. Je me laisse regarder, voilà tout.

— Tu te laisses regarder ?

— Mais oui. Ça suffit. Quand on s’est laissé regarder plusieurs fois de suite, un homme vous trouve aussitôt la plus jolie et la plus séduisante de toutes les femmes. Alors il commence à vous faire la cour. Moi je lui laisse comprendre qu’il n’est pas mal, sans rien dire bien entendu ; et il tombe amoureux comme un bloc. Je le tiens. Et ça dure plus ou moins, selon ses qualités.

— Tu prends comme ça tous ceux que tu veux ?

— Presque tous.

— Alors, il y en a qui résistent ?

— Quelquefois.

— Pourquoi ?

— Oh ! pourquoi ? On est Joseph pour trois raisons. Parce qu’on est très amoureux d’une autre. Parce qu’on est d’une timidité excessive et parce qu’on est… comment dirai-je ?… incapable de mener jusqu’au bout la conquête d’une femme…

— Oh ! ma chère !… Tu crois ?…

— Oui… oui… J’en suis sûre… il y en a beaucoup de cette dernière espèce, beaucoup, beaucoup… beaucoup plus qu’on ne croit. Oh ! ils ont l’air de tout le monde… ils sont habillés comme les autres… ils font les paons… Quand je dis les paons… je me trompe, ils ne pourraient pas se déployer.

— Oh ! ma chère…

— Quant aux timides, ils sont quelquefois d’une sottise imprenable. Ce sont des hommes qui ne doivent pas savoir se déshabiller, même pour se coucher tout seuls, quand ils ont une glace dans leur chambre. Avec ceux-là, il faut être énergique, user du regard et de la poignée de main. C’est même quelquefois inutile. Ils ne savent jamais comment ni par où commencer. Quand on perd connaissance devant eux, comme dernier moyen… ils vous soignent… Et pour peu qu’on tarde à reprendre ses sens… ils vont chercher du secours.

Ceux que je préfère, moi, ce sont les amoureux des autres. Ceux-là, je les enlève d’assaut, à… à… à… à la baïonnette, ma chère !

— C’est bon, tout ça, mais quand il n’y a pas d’hommes, comme ici, par exemple.

— J’en trouve.

— Tu en trouves. Où ça ?

— Partout. Tiens, ça me rappelle mon histoire.

« Voilà deux ans, cette année, que mon mari m’a fait passer l’été dans sa terre de Bougrolles. Là, rien… mais tu entends, rien de rien, de rien, de rien ! Dans les manoirs des environs, quelques lourdauds dégoûtants, des chasseurs de poil et de plume vivant dans des châteaux sans baignoires, de ces hommes qui transpirent et se couchent par là-dessus, et qu’il serait impossible de corriger, parce qu’ils ont des principes d’existence malpropres.

« Devine ce que j’ai fait ?

— Je ne devine pas !

— Ah ! ah ! ah ! Je venais de lire un tas de romans de George Sand pour l’exaltation de l’homme du peuple, des romans où les ouvriers sont sublimes et tous les hommes du monde criminels. Ajoute à cela que j’avais vu Ruy Blas l’hiver précédent et que ça m’avait beaucoup frappée. Eh bien ! un de nos fermiers avait un fils, un beau gars de vingt-deux ans, qui avait étudié pour être prêtre, puis quitté le séminaire par dégoût. Eh bien, je l’ai pris comme domestique !

— Oh !… Et après !…

— Après… après, ma chère, je l’ai traité de très haut, en lui montrant beaucoup de ma personne. Je ne l’ai pas amorcé, celui-là, ce rustre, je l’ai allumé !…

— Oh ! Andrée !

— Oui, ça m’amusait même beaucoup. On dit que les domestiques, ça ne compte pas ! Eh bien il ne comptait point. Je le sonnais pour les ordres chaque matin quand ma femme de chambre m’habillait, et aussi chaque soir quand elle me déshabillait.

— Oh ! Andrée ?

— Ma chère, il a flambé comme un toit de paille. Alors, à table, pendant les repas, je n’ai plus parlé que de propreté, de soins du corps, de douches, de bains. Si bien qu’au bout de quinze jours il se trempait matin et soir dans la rivière, puis se parfumait à empoisonner le château. J’ai même été obligée de lui interdire les parfums, en lui disant, d’un air furieux, que les hommes ne devaient jamais employer que de l’eau de Cologne.

— Oh ! Andrée !

— Alors, j’ai eu l’idée d’organiser une bibliothèque de campagne. J’ai fait venir quelques centaines de romans moraux que je prêtais à tous nos paysans et à mes domestiques. Il s’était glissé dans ma collection quelques livres… quelques livres… poétiques… de ceux qui troublent les âmes… des pensionnaires et des collégiens… Je les ai donnés à mon valet de chambre. Ça lui a appris la vie… une drôle de vie.

— Oh… Andrée !

— Alors je suis devenue familière avec lui, je me suis mise à le tutoyer. Je l’avais nommé Joseph. Ma chère, il était dans un état… dans un état effrayant… Il devenait maigre comme… comme un coq… et il roulait des yeux de fou. Moi je m’amusais énormément. C’est un de mes meilleurs étés…

— Et après ?…

— Après… oui… Eh bien, un jour que mon mari était absent, je lui ai dit d’atteler le panier pour me conduire dans les bois. Il faisait très chaud, très chaud… Voilà !

— Oh ! Andrée, dis-moi tout… Ça m’amuse tant.

— Tiens, bois un verre de Chartreuse, sans ça je finirais le carafon toute seule. Eh bien après, je me suis trouvée mal en route.

— Comment ça ?

— Que tu es bête. Je lui ai dit que j’allais me trouver mal et qu’il fallait me porter sur l’herbe. Et puis quand j’ai été sur l’herbe j’ai suffoqué et je lui ai dit de me délacer. Et puis, quand j’ai été délacée, j’ai perdu connaissance.

— Tout à fait ?

— Oh non, pas du tout.

— Eh bien ?

— Eh bien ! j’ai été obligée de rester près d’une heure sans connaissance. Il ne trouvait pas de remède. Mais j’ai été patiente, et je n’ai rouvert les yeux qu’après sa chute.

— Oh ! Andrée !… Et qu’est-ce que tu lui as dit ?

— Moi rien ! Est-ce que je savais quelque chose, puisque j’étais sans connaissance ? Je l’ai remercié. Je lui ai dit de me remettre en voiture ; et il m’a ramenée au château. Mais il a failli verser en tournant la barrière !

— Oh ! Andrée ! Et c’est tout ?…

— C’est tout…

— Tu n’as perdu connaissance qu’une fois ?

— Rien qu’une fois, parbleu ! Je ne voulais pas faire mon amant de ce goujat.

— L’as-tu gardé longtemps, après ça ?

— Mais oui. Je l’ai encore. Pourquoi est-ce que je l’aurais renvoyé. Je n’avais pas à m’en plaindre.

— Oh ! Andrée ! Et il t’aime toujours ?

— Parbleu.

— Où est-il ?

La petite baronne étendit la main vers la muraille et poussa le timbre électrique. La porte s’ouvrit aussitôt, et un grand valet entra qui répandait autour de lui une forte senteur d’eau de Cologne.

La baronne lui dit : « Joseph, mon garçon, j’ai peur de me trouver mal, va me chercher ma femme de chambre. »

L’homme demeurait immobile comme un soldat devant un officier, et fixait un regard ardent sur sa maîtresse, qui reprit : « Mais va donc vite, grand sot, nous ne sommes pas dans le bois aujourd’hui, et Rosalie me soignera mieux que toi. »

Il tourna sur ses talons et sortit.

La petite comtesse, effarée, demanda :

— Et qu’est-ce que tu diras à ta femme de chambre ?

— Je lui dirai que c’est passé ! Non, je me ferai tout de même délacer. Ça me soulagera la poitrine, car je ne peux plus respirer. Je suis grise… ma chère… mais grise à tomber si je me levais.