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Les Écrivains/L’opinion publique

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Les ÉcrivainsE. Flammarionpremière série (p. 213-219).


L’OPINION PUBLIQUE


Nous avions espéré un instant — est-ce bien un espoir ? — que, désabusé de la politique militante et des rigodons patriotiques, M. Déroulède se consacrerait, désormais, à la littérature et qu’il terminerait doucement sa vie en écrivant des romans d’amour. C’est ainsi que finissent, en général, les grandes passions publiques. On a, dans un mouvement social, dans une équipée politique, joué un rôle tapageur et compromettant ; on n’y a point réussi ; il est naturel que le désenchantement s’ensuive. Mais nous ne sommes pas impunément d’un siècle qui a fait de la réclame le plus puissant idéal de la vie, le meilleur, le plus sûr levier de la fortune. Bientôt survient cette pensée consolante que tout n’est pas perdu et qu’il est possible encore d’utiliser, dans un mode nouveau d’activité pratique et dans une autre branche de profitable industrie, le capital de la notoriété acquise et pacifiée. Alors, les uns se mettent à placer des vins ou des produits pharmaceutiques ; les autres des romans d’amour, travail épuisant et qui rapporte, ou du moins qui doit rapporter, car la publicité s’établit toute seule, sans avoir besoin de passer par les agences, et les gogos ne manquent pas. M. Déroulède, repentant et dégoûté, avait donc fait un roman d’amour. Mme la duchesse d’Uzès, après ses déboires monarchiques et ses millions perdus, avait annoncé qu’elle en ferait un entre deux hallalis et plusieurs statues de Jeanne d’Arc, et M. Chincholle, escaladant les pures hauteurs métaphysiques, inscrivait des pensées amères et profondes dans le marbre inusable des mots. Favorable augure, méthode charmante, car personne n’est forcé de lire les romans qui ne gênent en rien notre repos et ne contrarient nullement notre liberté, nous étions tranquilles, une fois de plus, nous recommencions à respirer.

Hélas, il faut croire que le « chambardement » a d’impénitents et irrésistibles attraits. M. Déroulède ne tarda pas à se trouver dépaysé dans le platonisme littéraire, à s’ennuyer dans ce dénoûment sentimental, vide d’épopées. Et le voilà qui, plus bruyamment que jamais, se rejette dans les aventures hasardeuses. Ceux qui connaissent M. Déroulède affirment que sa sincérité est complète, son enthousiasme spontané, son honnêteté indiscutable et généreuse. Au point de vue particulier, cela est méritoire assurément, et je le loue de ces vertus ; mais au point de vue général on aimerait peut-être que M. Déroulède eût moins d’honnêteté et plus de silence. Non, là, franchement, faut-il le lui dire ?… Il nous exaspère un peu.

Car enfin, il est inadmissible qu’un homme seul — si pures soient ses intentions, si respectable sa folie — puisse créer périodiquement des embarras, des dangers à son pays, faire baisser la rente ; inquiéter le travail, mettre sur les dents toute la diplomatie de l’Europe, ramener l’angoisse d’un passé maudit, et, sous prétexte que la musique ne lui plaît pas, se jeter tyranniquement en travers de nos plaisirs artistes et de nos besoins intellectuels. Les grands sentiments — il paraît que ce sont de grands sentiments — ont beaucoup perdu de leur prestige ancien, et même de leur signification morale. Le cornélianisme n’est plus à la mode. C’est à peins si on le tolère encore au théâtre, où il ne fait pas d’argent, d’ailleurs, et où il nous ennuie prodigieusement, tant il nous apparaît faux, ridicule, barbare et caduc. Ce n’est pas pour lui accorder dans la vie, et dans la vie nationale, une prépondérance dont l’anachronisme est choquant, et seulement à sa place au musée de Cluny. L’enquête moderne nous a démontré, lumineusement, que ce qu’on qualifiait jadis de sublime n’était en réalité que l’explosion d’instincts grossiers et le résultat de sauvages habitudes. Les héros, dépouillés par la critique philosophique de la poésie que le recul des siècles entretenait autour de leurs lointaines images, nous semblent, en somme, d’assez fâcheuses brutes. Et je crois qu’il serait temps de prendre contre l’héroïsme qui, à bien le regarder, n’a été, dans l’histoire, que la forme légitimée, exaltée, du banditisme, et contre ses écarts sociaux, d’impérieuses mesures de préservation.

Maintenant que l’émotion produite par les événements que l’on sait est tout à fait calmée, on en peut parler, je pense, avec toute l’irrévérence que ces événements comportent. Ce qui m’a le plus frappé, c’est le rôle que la presse, les peintres, les donneurs d’avis qui n’ont point manqué dans cette inconcevable affaire, attribuèrent si bénévolement à l’opinion publique. Durant ces quinze jours d’agitation, il ne fut question que de l’opinion publique. Jamais on ne s’y était autant référé ; tout le monde s’y référait, pour et contre. L’opinion publique voulait ceci, elle ne voulait pas cela. L’opinion publique était blessée par M. Detaille et satisfaite par M. Puvis de Chavannes, que nous eussions voulu voir planant au-dessus de toutes ces mesquines querelles : elle marchait avec M. Roll et tournait le dos à M. Bonnat. M. Tony Robert-Fleury l’invoquait, propice, aussi bien que M. Montenard, hostile. Or, je tentai de savoir ce que c’est que l’opinion publique, où elle réside et par quoi elle se manifeste. Je m’adressai à des personnes que je pris le soin de choisir différentes de classe, de mœurs, d’éducation, de parti politique et dont la réunion correspondait assez à l’idée, très vague d’ailleurs, que l’on se fait de cette chimère : l’opinion publique. Je n’en reçus aucun éclaircissement. Ce qui ressortit clairement de cette enquête, ce fut l’absolue indifférence où étaient toutes ces personnes à ce que les peintres exposassent leurs toiles ou ne les exposassent pas à Berlin. À mes interrogations formelles et précises, aucune n’exprima un avis favorable ou défavorable sur cette passionnante question d’État, que toutes envisageaient comme une affaire d’ordre privé, de convenance personnelle et dont on n’avait pas le droit de se mêler.

— Cependant, insistai-je, si je ne me trompe, vous êtes bien ce qu’on appelle l’opinion publique ? Et vous ne devez pas ignorer que vous vous êtes énergiquement prononcées contre l’envoi des tableaux en Allemagne.

— Ah ! par exemple, s’écrièrent-elles stupéfaites, et en chœur, voilà du nouveau… Mais les peintres peuvent bien exposer au diable si ça les amuse. Cela ne nous regarde pas.

Pourtant, l’un de ces fragments d’opinion publique voulut bien se montrer plus explicite ; et comme il a la réputation d’un grand sage, je note, ici, sa réponse :

— J’aurais été bien étonné, me dit-il, si les peintres n’avaient pas fini par nous attirer quelque désagrément. Ces gens-là ne peuvent rien faire avec simplicité. Il n’y a pas de pires cabotins, ni plus bruyants, ni plus encombrants. La moindre vétille prend, avec eux, aussitôt, des proportions considérables ; d’un fétu de paille ils font un canon de marine. Combien ne nous irritent-ils pas, tous les ans, avec leurs salons, leurs jurys, leur médaille d’honneur. Pourtant, il est probable — c’était tellement simple — que si M. Déroulède n’était intervenu au débat, avec cette discrétion qu’on lui connaît, les choses se seraient passées, cette fois, le plus honnêtement du monde. Mais quoi, le tapage était amorcé, l’occasion était unique de se donner encore en spectacle. Ils en ont profité avec joie. Les uns après les autres, ils ont tenu à affirmer, ceux-ci par leur patriotisme, ceux-là par leur philosophie, à nous confier un tas de choses oiseuses, qu’on ne leur demandait pas et qui ne sauraient nous intéresser.

En quoi, vraiment, mon honneur de Français est-il engagé par ce fait que les peintres exposeront ou n’exposeront pas à Paris ? En quoi aussi le triomphe artistique de la France est-il compromis par une abstention ? Mais tous les peintres, nous les connaissons ; nous en avons l’oreille rebattue de leurs noms, de leurs œuvres, de leurs récompenses, de leur luxe, de leur gloire. Leurs salons, ah oui, je les connais ; ces grandes halles commerciales, ces grandes boutiques, ces grands bazars où s’étalent tant de hideurs, tant de médiocrités, tant de camelote … Tenez, chaque année, au Palais de l’Industrie, on fait une exposition gastronomique. Il y a de tout, dans cette exposition, des pendules, des vélocipèdes, des pianos, des bottes imperméables, des ceintures de sauvetage, des bretelles perfectionnées, de tout, excepté de la gastronomie. Eh bien, les salons des peintres me produisent un effet analogue… Il y a de tout aussi, des tableaux, des statues, des gravures, de l’architecture, de tout, excepté de l’art. Non, vous savez, les peintres nous agacent un peu plus que de raison. Voilà tout ce que je puis vous dire sur la question… Et croyez-moi, c’est tout ce que peuvent comporter de moralité les événements de ces jours passés… Les peintres nous agacent un peu plus que de raison… On ne leur demande pas de patriotisme, on leur demande de la bonne peinture… Oui, mais voilà, c’est plus difficile.

— Vous êtes sévère, fis-je… N’empêche, avec tout cela, que j’ignore encore où est l’opinion publique.

— L’opinion publique ?… me répondit mon interlocuteur… C’est celui qui crie le plus fort… Et comme celui qui crie le plus fort est généralement M. Déroulède… c’est M. Déroulède qui est à lui seul l’opinion publique… Ça a toujours été ainsi. Depuis que les sociétés existent et surtout depuis que fonctionne le suffrage universel, l’opinion publique ne fut jamais que l’opinion d’un hardi isolé. Et comme l’opinion de cet isolé a été diamétralement opposée aux intérêts confus, aux aspirations incertaines des masses, il faut admirer le secret des choses humaines, et demander à Dieu, dans nos prières, de nous préserver des héros.

— Et des peintres patriotes.