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Le Rosier de Madame Husson (recueil, Ollendorff 1902)/La Confession

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Le Rosier de Madame HussonOllendorff12 (p. 205-222).
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LA CONFESSION


Quand le capitaine Hector-Marie de Fontenne épousa Mlle Laurine d’Estelle, les parents et amis jugèrent que cela ferait un mauvais ménage.

Mlle Laurine, jolie, mince, frêle, blonde et hardie, avait, à douze ans, l’assurance d’une femme de trente. C’était une de ces petites Parisiennes précoces qui semblent nées avec toute la science de la vie, avec toutes les ruses de la femme, avec toutes les audaces de pensée, avec cette profonde astuce et cette souplesse d’esprit qui font que certains êtres paraissent fatalement destinés, quoi qu’ils fassent, à jouer et à tromper les autres. Toutes leurs actions semblent préméditées, toutes leurs démarches calculées, toutes leurs paroles soigneusement pesées, leur existence n’est qu’un rôle qu’ils jouent vis-à-vis de leurs semblables.

Elle était charmante aussi ; très rieuse, rieuse à ne savoir se retenir ni se calmer quand une chose lui semblait amusante et drôle. Elle riait au nez des gens de la façon la plus impudente, mais avec tant de grâce qu’on ne se fâchait jamais.

Elle était riche, fort riche. Un prêtre servit d’intermédiaire pour lui faire épouser le capitaine de Fontenne. Élevé dans une maison religieuse, de la façon la plus austère, cet officier avait apporté au régiment des mœurs de cloître, des principes très raides et une intolérance complète. C’était un de ces hommes qui deviennent infailliblement des saints ou des nihilistes, chez qui les idées s’installent en maîtresses absolues ; dont les croyances sont inflexibles et les résolutions inébranlables.

C’était un grand garçon brun, sérieux, sévère, naïf, d’esprit simple, court et obstiné, un de ces hommes qui passent dans la vie sans jamais en comprendre les dessous, les nuances et les subtilités, qui ne devinent rien, ne soupçonnent rien, et n’admettent pas qu’on pense, qu’on juge, qu’on croie et qu’on agisse autrement qu’eux.

Mlle Laurine le vit, le pénétra tout de suite et l’accepta pour mari.

Ils firent un excellent ménage. Elle fut souple, adroite et sage, sachant se montrer telle qu’elle devait être, toujours prête aux bonnes œuvres et aux fêtes, assidue à l’église et au théâtre, mondaine et rigide, avec un petit air d’ironie, avec une lueur dans l’œil en causant gravement avec son grave époux. Elle lui racontait ses entreprises charitables avec tous les abbés de la paroisse et des environs, et elle profitait de ces pieuses occupations pour demeurer dehors du matin au soir.

Mais quelquefois, au milieu du récit de quelque acte de bienfaisance, un fou rire la saisissait tout d’un coup, un rire nerveux impossible à contenir. Le capitaine demeurait surpris, inquiet, un peu choqué en face de sa femme qui suffoquait. Quand elle s’était un peu calmée, il demandait : « Qu’est-ce que vous avez donc, Laurine ? » Elle répondait : « Ce n’est rien ! Le souvenir d’une drôle de chose qui m’est arrivée. » Et elle racontait une histoire quelconque.

Or, pendant l’été de 1883, le capitaine Hector de Fontenne prit part aux grandes manœuvres du 32e corps d’armée.

Un soir, comme on campait aux abords d’une ville, après dix jours de tente et de rase campagne, dix jours de fatigues et de privations, les camarades du capitaine résolurent de faire un bon dîner.

M. de Fontenne refusa d’abord de les accompagner ; puis, comme son refus les surprenait, il consentit.

Son voisin de table, le commandant de Favré, tout en causant des opérations militaires, seule chose qui passionnât le capitaine, lui versait à boire coup sur coup. Il avait fait très chaud dans le jour, une chaleur lourde, desséchante, altérante ; et le capitaine buvait sans y songer, sans s’apercevoir que, peu à peu, une gaieté nouvelle entrait en lui, une certaine joie vive, brûlante, un bonheur d’être, plein de désirs éveillés, d’appétits inconnus, d’attentes indécises.

Au dessert il était gris. Il parlait, riait, s’agitait, saisi par une ivresse bruyante, une ivresse folle d’homme ordinairement sage et tranquille.

On proposa d’aller finir la soirée au théâtre ; il accompagna ses camarades. Un d’eux reconnut une actrice qu’il avait aimée ; et un souper fut organisé où assista une partie du personnel féminin de la troupe.

Le capitaine se réveilla le lendemain dans une chambre inconnue et dans les bras d’une petite femme blonde qui lui dit, en le voyant ouvrir les yeux : « Bonjour, mon gros chat ! »

Il ne comprit pas d’abord ; puis, peu à peu, ses souvenirs lui revinrent, un peu troublés cependant.

Alors il se leva sans dire un mot, s’habilla et vida sa bourse sur la cheminée.

Une honte le saisit quand il se vit debout, en tenue, sabre au côté, dans ce logis meublé, aux rideaux fripés, dont le canapé, marbré de taches, avait une allure suspecte, et il n’osait pas s’en aller, descendre l’escalier où il rencontrerait des gens, passer devant le concierge, et, surtout sortir dans la rue sous les yeux des passants et des voisins.

La femme répétait sans cesse : « Qu’est-ce qui te prend ? As-tu perdu ta langue ? Tu l’avais pourtant bien pendue hier soir ! En voilà un mufle ! »

Il la salua avec cérémonie, et, se décidant à la fuite, regagna son domicile à grands pas, persuadé qu’on devinait à ses manières, à sa tenue, à son visage, qu’il sortait de chez une fille.


Et le remords le tenailla, un remords harassant d’homme rigide et scrupuleux.

Il se confessa, communia ; mais il demeurait mal à l’aise, poursuivi par le souvenir de sa chute et par le sentiment d’une dette, d’une dette sacrée contractée envers sa femme.

Il ne la revit qu’au bout d’un mois, car elle avait été passer chez ses parents le temps des grandes manœuvres.

Elle vint à lui les bras ouverts, le sourire aux lèvres. Il la reçut avec une attitude embarrassée de coupable ; et jusqu’au soir, il s’abstint presque de lui parler.

Dès qu’ils se trouvèrent seuls, elle lui demanda :

— Qu’est-ce que vous avez donc, mon ami, je vous trouve très changé.

Il répondit d’un ton gêné :

— Mais je n’ai rien, ma chère, absolument rien.

— Pardon, je vous connais bien, et je suis sûre que vous avez quelque chose, un souci, un chagrin, un ennui, que sais-je ?

— Eh bien, oui, j’ai un souci.

— Ah ! Et lequel ?

— Il m’est impossible de vous le dire.

— À moi ? Pourquoi ça ? Vous m’inquiétez.

— Je n’ai pas de raisons à vous donner. Il m’est impossible de vous le dire.

Elle s’était assise sur une causeuse, et il marchait, lui, de long en large, les mains derrière le dos, en évitant le regard de sa femme. Elle reprit :

— Voyons, il faut alors que je vous confesse, c’est mon devoir, et que j’exige de vous la vérité ; c’est mon droit. Vous ne pouvez pas plus avoir de secret pour moi que je ne puis en avoir pour vous.

Il prononça, tout en lui tournant le dos, encadré dans la haute fenêtre : — Ma chère, il est des choses qu’il vaut mieux ne pas dire. Celle qui me tracasse est de ce nombre.

Elle se leva, traversa la chambre, le prit par le bras et, l’ayant forcé à se retourner, lui posa les deux mains sur les épaules, puis souriante, câline, les yeux levés :

— Voyons,
Marie (elle l’appelait Marie aux heures de tendresse), vous ne pouvez me rien cacher. Je croirais que vous avez fait quelque chose de mal.

Il murmura : — J’ai fait quelque chose de très mal.

Elle dit avec gaieté : — Oh ! si mal que cela ? Ça m’étonne beaucoup de vous !

Il répondit vivement : — Je ne vous dirai rien de plus. C’est inutile d’insister.

Mais elle l’attira jusqu’au fauteuil, le força à s’asseoir dedans, s’assit elle-même sur sa jambe droite, et baisant d’un petit baiser léger, d’un baiser rapide, ailé, le bout frisé de sa moustache :

— Si vous ne me dites rien, nous serons fâchés pour toujours.

Il murmura, déchiré par le remords et torturé d’angoisse : — Si je vous disais ce que j’ai fait, vous ne me le pardonneriez jamais.

— Au contraire, mon ami, je vous pardonnerai tout de suite.

— Non, c’est impossible.

— Je vous le promets.

— Je vous dis que c’est impossible.

— Je jure de vous pardonner.

— Non, ma chère Laurine, vous ne le pourriez pas.

— Que vous êtes naïf, mon ami, pour ne pas dire niais ! En refusant de me dire ce que vous avez fait, vous me laisserez croire des choses abominables ; et j’y penserai toujours, et je vous en voudrai autant de votre silence que de votre forfait inconnu. Tandis que si vous parlez bien franchement, j’aurai oublié dès demain.

— C’est que…

— Quoi ?

Il rougit jusqu’aux oreilles, et d’une voix sérieuse :

— Je me confesse à vous comme je me confesserais à un prêtre, Laurine.

Elle eut sur les lèvres ce rapide sourire qu’elle prenait parfois en l’écoutant, et d’un ton un peu moqueur :

— Je suis tout oreilles.

Il reprit :

— Vous savez, ma chère, comme je suis sobre. Je ne bois que de l’eau rougie, et jamais de liqueurs, vous le savez.

— Oui, je le sais.

— Eh bien, figurez-vous que, vers la fin des grandes manœuvres, je me suis laissé aller à boire un peu, un soir, étant très altéré, très fatigué, très las, et…

— Vous vous êtes grisé ? Fi, que c’est laid !

— Oui, je me suis grisé.

Elle avait pris un air sévère :

— Mais là, tout à fait grisé, avouez-le, grisé à ne plus marcher, dites ?

— Oh ! non, pas tant que ça. J’avais perdu la raison, mais non l’équilibre. Je parlais, je riais, j’étais fou.

Comme il se taisait, elle demanda :

— C’est tout ?

— Non.

— Ah ! et… après ?

— Après… j’ai… j’ai commis une infamie.

Elle le regardait, inquiète, un peu troublée, émue aussi.

— Quoi donc, mon ami ?

— Nous avons soupé avec… avec des actrices… et je ne sais comment cela s’est fait, je vous ai trompée, Laurine !

Il avait prononcé cela d’un ton grave, solennel.

Elle eut une petite secousse, et son œil s’éclaira d’une gaieté brusque, d’une gaieté profonde, irrésistible.

Elle dit : « Vous… vous… vous m’avez… »

Et un petit rire sec, nerveux, cassé, lui glissa entre les dents par trois fois, qui lui coupait la parole.

Elle essayait de reprendre son sérieux ; mais chaque fois qu’elle allait prononcer un mot, le rire frémissait au fond de sa gorge, jaillissait, vite arrêté, repartant toujours, repartant comme le gaz d’une bouteille de champagne débouchée dont on ne peut retenir la mousse. Elle mettait la main sur ses lèvres pour se calmer, pour enfoncer dans sa bouche cette crise malheureuse de gaieté ; mais le rire lui coulait entre les doigts, lui secouait la poitrine, s’élançait malgré elle. Elle bégayait : « Vous… vous… m’avez trompée… — Ah !… ah ! ah ! ah !… Ah ! ah ! ah ! »

Et elle le regardait d’un air singulier, si railleur, malgré elle, qu’il demeurait interdit, stupéfait.

Et tout d’un coup, n’y tenant plus, elle éclata… Alors elle se mit à rire, d’un rire qui ressemblait à une attaque de nerfs. De petits cris saccadés lui sortaient de la bouche, venus, semblait-il, du fond de la poitrine ; et, les deux mains appuyées sur le creux de son estomac, elle avait de longues quintes jusqu’à étouffer, comme les quintes de toux dans la coqueluche.

Et chaque effort qu’elle faisait pour se calmer amenait un nouvel accès, chaque parole qu’elle voulait dire la faisait se tordre plus fort.

« Mon… mon… mon… pauvre ami… ah ! ah ! ah !… ah ! ah ! ah ! »

Il se leva, la laissant seule sur le fauteuil, et devenant soudain très pâle, il dit :

— Laurine, vous êtes plus qu’inconvenante.

Elle balbutia, dans un délire de gaieté :

— Que… que voulez-vous… je… je… je ne peux pas… que… que vous êtes drôle… ah ! ah ! ah ! ah !

Il devenait livide et la regardait maintenant d’un œil fixe où une pensée étrange s’éveillait.

Tout d’un coup, il ouvrit la bouche comme pour crier quelque chose, mais ne dit rien, tourna sur ses talons, et sortit en tirant la porte.

Laurine, pliée en deux, épuisée, défaillante, riait encore d’un rire mourant, qui se ranimait par moments comme la flamme d’un incendie presque éteint.