Aller au contenu

Mademoiselle Fifi (recueil, Ollendorff 1898)/La Relique

La bibliothèque libre.
La Relique (1882)
Mademoiselle FifiP. Ollendorff (p. 115-126).
◄  La Bûche
Le Lit  ►

LA RELIQUE


Monsieur l’abbé Louis d’Ennemare,
à Soissons.


Mon cher abbé,


Voici mon mariage avec ta cousine rompu, et de la façon la plus bête, pour une mauvaise plaisanterie que j’ai faite presque involontairement à ma fiancée.

J’ai recours à toi, mon vieux camarade, dans l’embarras où je me trouve ; car tu peux me tirer d’affaire. Je t’en serai reconnaissant jusqu’à la mort.

Tu connais Gilberte, ou plutôt tu crois la connaître ; mais connaît-on jamais les femmes ? Toutes leurs opinions, leurs croyances, leurs idées sont à surprises. Tout cela est plein de détours, de retours, d’imprévu, de raisonnements insaisissables, de logique à rebours, d’entêtements qui semblent définitifs et qui cèdent parce qu’un petit oiseau est venu se poser sur le bord d’une fenêtre.

Je n’ai pas à t’apprendre que ta cousine est religieuse à l’extrême, élevée par les Dames blanches ou noires de Nancy.

Cela, tu le sais mieux que moi. Ce que tu ignores, sans doute, c’est qu’elle est exaltée en tout comme en dévotion. Sa tête s’envole à la façon d’une feuille cabriolant dans le vent ; et elle est femme, ou plutôt jeune fille, plus qu’aucune autre, tout de suite attendrie ou fâchée, partant au galop pour l’affection comme pour la haine, et revenant de la même façon ; et jolie… comme tu sais ; et charmeuse plus qu’on ne peut dire… et comme tu ne sauras jamais.

Donc, nous étions fiancés ; je l’adorais comme je l’adore encore. Elle semblait m’aimer.

Un soir je reçus une dépêche qui m’appelait à Cologne pour une consultation suivie peut-être d’une opération grave et difficile. Comme je devais partir le lendemain, je courus faire mes adieux à Gilberte et dire pourquoi je ne dînerais point chez mes futurs beaux-parents le mercredi, mais seulement le vendredi, jour de mon retour. Oh ! prends garde aux vendredis : je t’assure qu’ils sont funestes !

Quand je parlai de mon départ, je vis une larme dans ses yeux ; mais quand j’annonçai ma prochaine revenue, elle battit aussitôt des mains et s’écria : « Quel bonheur ! vous me rapporterez quelque chose ; presque rien, un simple souvenir, mais un souvenir choisi pour moi. Il faut découvrir ce qui me fera le plus de plaisir, entendez-vous ? Je verrai si vous avez de l’imagination. »

Elle réfléchit quelques secondes, puis ajouta, : « Je vous défends d’y mettre plus de vingt francs. Je veux être touchée par l’intention, par l’invention, monsieur, non par le prix. » Puis, après un nouveau silence, elle dit à mi-voix, les yeux baissés : « Si cela ne vous coûte rien, comme argent, et si c’est bien ingénieux, bien délicat, je vous… je vous embrasserai. »


J’étais à Cologne le lendemain. Il s’agissait d’un accident affreux qui mettait au désespoir une famille entière. Une amputation était urgente. On me logea, on m’enferma presque ; je ne vis que des gens en larmes qui m’assourdissaient ; j’opérai un moribond qui faillit trépasser entre mes mains ; je restai deux nuits près de lui ; puis, quand j’aperçus une chance de salut, je me fis conduire à la gare.

Or je m’étais trompé, j’avais une heure à perdre. J’errais par les rues en songeant encore à mon pauvre malade, quand un individu m’aborda.

Je ne sais pas l’allemand ; il ignorait le français ; enfin je compris qu’il me proposait des reliques. Le souvenir de Gilberte me traversa le cœur ; je connaissais sa dévotion fanatique. Voilà mon cadeau trouvé. Je suivis l’homme dans un magasin d’objets de sainteté, et je pris un « bétit morceau d’un os des once mille fierges ».

La prétendue relique était enfermée dans une charmante boîte en vieil argent qui décida mon choix.

Je mis l’objet dans ma poche et je montai dans mon wagon.

En rentrant chez moi, je voulus examiner de nouveau mon achat. Je le pris… La boîte s’était ouverte, la relique était perdue ! J’eus beau fouiller ma poche, la retourner ; le petit os, gros comme la moitié d’une épingle, avait disparu.

Je n’ai, tu le sais, mon cher abbé, qu’une foi moyenne ; tu as la grandeur d’âme, l’amitié, de tolérer ma froideur, et de me laisser libre, attendant l’avenir, dis-tu ; mais je suis absolument incrédule aux reliques des brocanteurs en piété ; et tu partages mes doutes absolus à cet égard. Donc, la perte de cette parcelle de carcasse de menton ne me désola point ; et je me procurai, sans peine, un fragment analogue que je collai soigneusement dans l’intérieur de mon bijou.

Et j’allai chez ma fiancée.

Dès qu’elle me vit entrer, elle s’élança devant moi, anxieuse et souriante : « Qu’est-ce que vous m’avez rapporté ? »

Je fis semblant d’avoir oublié ; elle ne me crut pas. Je me laissai prier, supplier même ; et, quand je la sentis éperdue de curiosité, je lui offris le saint médaillon. Elle demeura saisie de joie. « Une relique ! Oh ! une relique ! » Et elle baisait passionnément la boîte. J’eus honte de ma supercherie.

Mais une inquiétude l’effleura, qui devint aussitôt une crainte horrible ; et, me fixant au fond des yeux :

« Êtes-vous bien sûr qu’elle soit authentique ?

— Absolument certain.

— Comment cela ? »

J’étais pris. Avouer que j’avais acheté cet ossement à un marchand courant les rues, c’était me perdre. Que dire ? Une idée folle me traversa l’esprit ; je répondis à voix basse, d’un ton mystérieux :

« Je l’ai volée, pour vous. »

Elle me contempla avec ses grands yeux émerveillés et ravis. « Oh ! vous l’avez volée. Où çà ? — Dans la cathédrale, dans la châsse même des onze mille vierges. » Son cœur battait ; elle défaillait de bonheur ; elle murmura :

« Oh ! vous avez fait cela… pour moi. Racontez… dites-moi tout ! »

C’était fini, je ne pouvais plus reculer. J’inventai une histoire fantastique avec des détails précis et surprenants. J’avais donné cent francs au gardien de l’édifice pour le visiter seul ; la châsse était en réparation ; mais je tombais juste à l’heure du déjeuner des ouvriers et du clergé ; en enlevant un panneau que je recollai ensuite soigneusement, j’avais pu saisir un petit os (oh ! si petit) au milieu d’une quantité d’autres (je dis une quantité en songeant à ce que doivent produire les débris de onze mille squelettes de vierges). Puis je m’étais rendu chez un orfèvre et j’avais acheté un bijou digne de la relique.

Je n’étais pas fâché de lui faire savoir que le médaillon m’avait coûté cinq cents francs.

Mais elle ne songeait guère à cela ; elle m’écoutait frémissante, en extase. Elle murmura : « Comme je vous aime ! » et se laissa tomber dans mes bras.

Remarque ceci : J’avais commis, pour elle, un sacrilège. J’avais volé ; j’avais violé une église, violé une châsse ; violé et volé des reliques sacrées. Elle m’adorait pour cela ; me trouvait tendre, parfait, divin. Telle est la femme, mon cher abbé, toute la femme.

Pendant deux mois, je fus le plus admirable des fiancés. Elle avait organisé dans sa chambre une sorte de chapelle magnifique pour y placer cette parcelle de côtelette qui m’avait fait accomplir, croyait-elle, ce divin crime d’amour ; et elle s’exaltait là devant, soir et matin.

Je l’avais priée du secret, par crainte, disais-je, de me voir arrêté, condamné, livré à l’Allemagne. Elle m’avait tenu parole.

Or, voilà qu’au commencement de l’été, un désir fou lui vint de voir le lieu de mon exploit. Elle pria tant et si bien son père (sans lui avouer sa raison secrète) qu’il l’emmena à Cologne en me cachant cette excursion, selon le désir de sa fille.

Je n’ai pas besoin de te dire que je n’ai pas vu la cathédrale à l’intérieur. J’ignore où est le tombeau (s’il y a tombeau ?) des onze mille vierges. Il paraît que ce sépulcre est inabordable, hélas !

Je reçus, huit jours après, dix lignes me rendant ma parole ; plus une lettre explicative du père, confident tardif.

À l’aspect de la châsse, elle avait compris soudain ma supercherie, mon mensonge, et, en même temps, ma réelle innocence. Ayant demandé au gardien des reliques si aucun vol n’avait été commis, l’homme s’était mis à rire en démontrant l’impossibilité d’un semblable attentat.

Mais du moment que je n’avais pas fracturé un lieu sacré et plongé ma main profane au milieu de restes vénérables, je n’étais plus digne de ma blonde et délicate fiancée.

On me défendit l’entrée de la maison. J’eus beau prier, supplier, rien ne put attendrir la belle dévote.

Je fus malade de chagrin.

Or, la semaine dernière, sa cousine, qui est aussi la tienne, Mme d’Arville, me fit prier de la venir trouver.

Voici les conditions de mon pardon. Il faut que j’apporte une relique, une vraie, authentique, certifiée par Notre Saint-Père le Pape, d’une vierge et martyre quelconque.

Je deviens fou d’embarras et d’inquiétude.

J’irai à Rome, s’il le faut. Mais je ne puis me présenter au Pape à l’improviste et lui raconter ma sotte aventure. Et puis je doute qu’on confie aux particuliers des reliques véritables.

Ne pourrais-tu me recommander à quelque monsignor, ou seulement à quelque prélat français, propriétaire de fragments d’une sainte ? Toi-même, n’aurais-tu pas en tes collections le précieux objet réclamé ?

Sauve-moi, mon cher abbé, et je te promets de me convertir dix ans plus tôt !

Mme d’Arville, qui prend la chose au sérieux, m’a dit : « Cette pauvre Gilberte ne se mariera jamais. »

Mon bon camarade, laisseras-tu ta cousine mourir victime d’une stupide fumisterie ? Je t’en supplie, fais qu’elle ne soit pas la onze mille et unième.

Pardonne, je suis indigne ; mais je t’embrasse et je t’aime de tout cœur.

Ton vieil ami,


HENRI FONTAL.