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Monsieur Parent (recueil, Ollendorff 1886)/Le Baptême

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Monsieur ParentPaul Ollendorff (p. 147-157).

LE BAPTÊME


— Allons, docteur, un peu de cognac.

— Volontiers.

Et le vieux médecin de marine, ayant tendu son petit verre, regarda monter jusqu’aux bords le joli liquide aux reflets dorés.

Puis il l’éleva à la hauteur de l’œil, fit passer dedans la clarté de la lampe, le flaira, en aspira quelques gouttes qu’il promena longtemps sur sa langue et sur la chair humide et délicate du palais, puis il dit :

— Oh ! le charmant poison ! Ou, plutôt, le séduisant meurtrier, le délicieux destructeur de peuples !

Vous ne le connaissez pas, vous autres. Vous avez lu, il est vrai, cet admirable livre qu’on nomme l’Assommoir, mais vous n’avez pas vu, comme moi, l’alcool exterminer une tribu de sauvages, un petit royaume de nègres, l’alcool apporté par tonnelets rondelets que débarquaient d’un air placide des matelots anglais aux barbes rousses.

Mais tenez, j’ai vu, de mes yeux vu, un drame de l’alcool bien étrange et bien saisissant, et tout près d’ici, en Bretagne, dans un petit village aux environs de Pont-l’Abbé.

J’habitais alors, pendant un congé d’un an, une maison de campagne que m’avait laissée mon père. Vous connaissez cette côte plate où le vent siffle dans les ajoncs, jour et nuit où l’on voit par places, debout ou couchées, ces énormes pierres qui furent des dieux et qui ont gardé quelque chose d’inquiétant dans leur posture, dans leur allure, dans leur forme. Il me semble toujours qu’elles vont s’animer, et que je vais les voir partir par la campagne, d’un pas lent et pesant, de leur pas de colosses de granit, ou s’envoler avec des ailes immenses, des ailes de pierre, vers le paradis des Druides.

La mer enferme et domine l’horizon, la mer remuante, pleine d’écueils aux têtes noires, toujours entourés d’une bave d’écume, pareils à des chiens qui attendraient les pêcheurs.

Et eux, les hommes, ils s’en vont sur cette mer terrible qui retourne leurs barques d’une secousse de son dos verdâtre et les avale comme des pilules. Ils s’en vont dans leurs petits bateaux, le jour et la nuit, hardis, inquiets, et ivres. Ivres, ils le sont bien souvent. « Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil ; mais quand elle est vide, on ne le voit plus. »

Entrez dans ces chaumières. Jamais vous ne trouverez le père. Et si vous demandez à la femme ce qu’est devenu son homme, elle tendra les bras sur la mer sombre qui grogne et crache sa salive blanche le long du rivage. Il est resté dedans un soir qu’il avait bu un peu trop. Et le fils aîné aussi. Elle a encore quatre garçons, quatre grands gars blonds et forts. À bientôt leur tour.


J’habitais donc une maison de campagne près de Pont-l’Abbé. J’étais là, seul avec mon domestique, un ancien marin, et une famille bretonne qui gardait la propriété en mon absence. Elle se composait de trois personnes, deux sœurs et un homme qui avait épousé l’une d’elles, et qui cultivait mon jardin.

Or, cette année-là, vers la Noël, la compagne de mon jardinier accoucha d’un garçon.

Le mari vint me demander d’être parrain. Je ne pouvais guère refuser, et il m’emprunta dix francs pour les frais d’église, disait-il.

La cérémonie fut fixée au deux janvier. Depuis huit jours la terre était couverte de neige, d’un immense tapis livide et dur qui paraissait illimité sur ce pays plat et bas. La mer semblait noire, au loin derrière la plaine blanche ; et on la voyait s’agiter, hausser son dos, rouler ses vagues, comme si elle eût voulu se jeter sur sa pâle voisine, qui avait l’air d’être morte, elle si calme, si morne, si froide.

À neuf heures du matin, le père Kerandec arriva devant ma porte avec sa belle-sœur, la grande Kermagan, et la garde qui portait l’enfant roulé dans une couverture.

Et nous voilà partis vers l’église. Il faisait un froid à fendre les dolmens, un de ces froids déchirants qui cassent la peau et font souffrir horriblement de leur brûlure de glace. Moi je pensais au pauvre petit être qu’on portait devant nous, et je me disais que cette race bretonne était de fer, vraiment, pour que ses enfants fussent capables, dès leur naissance, de supporter de pareilles promenades.

Nous arrivâmes devant l’église, mais la porte en demeurait fermée. Monsieur le curé était en retard.

Alors la garde, s’étant assise sur une des bornes, près du seuil, se mit à dévêtir l’enfant. Je crus d’abord qu’il avait mouillé ses linges, mais je vis qu’on le mettait nu, tout nu, le misérable, tout nu, dans l’air gelé. Je m’avançai, révolté d’une telle imprudence.

— Mais vous êtes folle ! Vous allez le tuer !

La femme répondit placidement : « Oh non, m’sieu not’ maître, faut qu’il attende l’bon Dieu tout nu. »

Le père et la tante regardaient cela avec tranquillité. C’était l’usage. Si on ne l’avait pas suivi, il serait arrivé malheur au petit.

Je me fâchai, j’injuriai l’homme, je menaçai de m’en aller, je voulus couvrir de force la frêle créature. Ce fut en vain. La garde se sauvait devant moi en courant dans la neige, et le corps du mioche devenait violet.

J’allais quitter ces brutes quand j’aperçus le curé arrivant par la campagne suivi du sacristain et d’un gamin du pays.

Je courus vers lui et je lui dis, avec violence, mon indignation. Il ne fut point surpris, il ne hâta pas sa marche, il ne pressa point ses mouvements. Il répondit :

— Que voulez-vous, monsieur, c’est l’usage. Ils le font tous, nous ne pouvons empêcher ça.

— Mais au moins, dépêchez-vous, criai-je.

Il reprit :

— Je ne peux pourtant pas aller plus vite.

Et il entra dans la sacristie, tandis que nous demeurions sur le seuil de l’église où je souffrais, certes, davantage que le pauvre petit qui hurlait sous la morsure du froid.

La porte enfin s’ouvrit. Nous entrâmes. Mais l’enfant devait rester nu pendant toute la cérémonie.

Elle fut interminable. Le prêtre ânonnait les syllabes latines qui tombaient de sa bouche, scandées à contresens. Il marchait avec lenteur, avec une lenteur de tortue sacrée ; et son surplis blanc me glaçait le cœur, comme une autre neige dont il se fût enveloppé pour faire souffrir, au nom d’un Dieu inclément et barbare, cette larve humaine que torturait le froid.

Le baptême enfin fut achevé selon les rites, et je vis la garde rouler de nouveau dans la longue couverture l’enfant glacé qui gémissait d’une voix aiguë et douloureuse.

Le curé me dit : « Voulez-vous venir signer le registre ? »

Je me tournai vers mon jardinier : « Rentrez bien vite, maintenant, et réchauffez-moi cet enfant-là tout de suite. » Et je lui donnai quelques conseils pour éviter, s’il en était temps encore, une fluxion de poitrine.

L’homme promit d’exécuter mes recommandations, et il s’en alla avec sa belle-sœur et la garde. Je suivis le prêtre dans la sacristie.

Quand j’eus signé, il me réclama cinq francs pour les frais.

Ayant donné dix francs au père, je refusai de payer de nouveau. Le curé menaça de déchirer la feuille et d’annuler la cérémonie. Je le menaçai à mon tour du Procureur de la République.

La querelle fut longue, je finis par payer.

À peine rentrée chez moi, je voulus savoir si rien de fâcheux n’était survenu. Je courus chez Kérandec, mais le père, la belle-sœur et la garde n’étaient pas encore revenus.

L’accouchée, restée toute seule, grelottait de froid dans son lit, et elle avait faim, n’ayant rien mangé depuis la veille.

— Où diable sont-ils partis ? demandai-je. Elle répondit sans s’étonner, sans s’irriter : « Ils auront été bé pour fêter. » C’était l’usage. Alors, je pensai à mes dix francs qui devaient payer l’église et qui payeraient l’alcool, sans doute.

J’envoyai du bouillon à la mère et j’ordonnai qu’on fît bon feu dans sa cheminée. J’étais anxieux et furieux, me promettant bien de chasser ces brutes et me demandant avec terreur ce qu’allait devenir le misérable mioche.

À six heures du soir, ils n’étaient pas revenus.

J’ordonnai à mon domestique de les attendre, et je me couchai.

Je m’endormis bientôt, car je dors comme un vrai matelot.

Je fus réveillé, dès l’aube, par mon serviteur qui m’apportait l’eau chaude pour ma barbe.

Dès que j’eus les yeux ouverts, je demandai : « Et Kérandec ? »

L’homme hésitait, puis il balbutia : « Oh ! il est rentré, Monsieur, à minuit passé, et soûl à ne pas marcher, et la grande Kermagan aussi, et la garde aussi. Je crois bien qu’ils avaient dormi dans un fossé, de sorte que le p’tit était mort, qu’ils s’en sont pas même aperçus. »

Je me levai d’un bond, criant :

— L’enfant est mort !

— Oui, monsieur. Ils l’ont rapporté à la mère Kérandec. Quand elle a vu ça, elle s’a mise à pleurer ; alors ils l’ont faite boire pour la consoler.

— Comment, ils l’ont fait boire ?

— Oui, Monsieur. Mais j’ai su ça seulement au matin, tout à l’heure. Comme Kérandec n’avait pu d’eau-de-vie et pu d’argent, il a pris l’essence de la lampe que Monsieur lui a donnée ; et ils ont bu ça tous les quatre, tant qu’il en est resté dans le litre. Même que la Kérandec est bien malade.

J’avais passé mes vêtements à la hâte, et saisissant une canne, avec la résolution de taper sur toutes ces bêtes humaines, je courus chez mon jardinier.

L’accouchée agonisait soûle d’essence minérale, à côté du cadavre bleu de son enfant.

Kérandec, la garde et la grande Kermagan ronflaient sur le sol.

Je dus soigner la femme qui mourut vers midi.


Le vieux médecin s’était tu. Il reprit la bouteille d’eau-de-vie, s’en versa un nouveau verre, et ayant encore fait courir à travers la liqueur blonde la lumière des lampes qui semblait mettre en son verre un jus clair de topazes fondues, il avala, d’un trait, le liquide perfide et chaud.