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Nouveaux Contes d’Andersen/Les Amours d’un faux-col

La bibliothèque libre.
Traduction par David Soldi, De Gramont.
Nouveaux Contes d’AndersenHetzel (p. 231-235).


LES AMOURS D’UN FAUX-COL


Il y avait une fois un élégant cavalier, dont tout le mobilier se composait d’un tire-bottes et d’une brosse à cheveux. — Mais il avait le plus beau faux-col qu’on eût jamais vu.

Ce faux-col était parvenu à l’âge où l’on peut raisonnablement penser au mariage ; et un jour, par hasard, il se trouva dans le cuvier à lessive en compagnie d’une jarretière.

— Mille boutons ! s’écria-t-il, jamais je n’ai rien vu d’aussi fin et d’aussi gracieux. Oserai-je, mademoiselle, vous demander votre nom ?

— Que vous importe, répondit la jarretière.

— Je serais bien heureux de savoir où vous demeurez.

Mais la jarretière, fort réservée de sa nature, ne jugea pas à propos de répondre à une question si indiscrète.

— Vous êtes, je suppose, une espèce de ceinture ? continua sans se déconcerter le faux-col, et je ne crains pas d’affirmer que les qualités les plus utiles sont jointes en vous aux grâces les plus séduisantes. — Je vous prie, monsieur, de ne plus me parler, je ne pense pas vous en avoir donné le prétexte en aucune façon.

— Ah ! mademoiselle, avec une aussi jolie personne que vous, les prétextes ne manquent jamais. On n’a pas besoin de se battre les flancs : on est tout de suite inspiré, entraîné.

— Veuillez vous éloigner, monsieur, je vous prie, et cesser vos importunités.

— Mademoiselle, je suis un gentleman, dit fièrement le faux-col ; je possède un tire-bottes et une brosse à cheveux.

Il mentait impudemment : car c’était à son maître que ces objets appartenaient ; mais il savait qu’il est toujours bon de se vanter.

— Encore une fois, éloignez-vous, répéta la jarretière, je ne suis pas habituée à de pareilles manières.

— Eh bien ! vous n’êtes qu’une prude ! lui dit le faux-col qui voulut avoir le dernier mot.

Bientôt après on les tira l’un et l’autre de la lessive, puis ils furent empesés, étalés au soleil pour sécher, et enfin placés sur la planche de la repasseuse.

La patine à repasser arriva[1].

— Madame, lui dit le faux-col, vous m’avez positivement ranimé : je sens en moi une chaleur extraordinaire, toutes mes rides ont disparu. Daignez, de grâce, en m’acceptant pour époux, me permettre de vous consacrer cette nouvelle jeunesse que je vous dois.

— Imbécile ! dit la machine en passant sur le faux-col, avec la majestueuse impétuosité d’une locomotive qui entraîne des wagons sur le chemin de fer.

Le faux-col était un peu effrangé sur ses bords, une paire de ciseaux se présenta pour l’émonder.

— Oh ! lui dit le faux-col, vous devez être une première danseuse ; quelle merveilleuse agilité vous avez dans les jambes ! jamais je n’ai rien vu de plus charmant ; aucun homme ne saurait faire ce que vous faites.

— Bien certainement, répondit la paire de ciseaux en continuant son opération.

— Vous mériteriez d’être comtesse ; tout ce que je possède, je vous l’offre en vrai gentleman (c’est-à-dire moi, mon tire-bottes et ma brosse à cheveux).

— Quelle insolence ! s’écria la paire de ciseaux ; quelle fatuité !

Et elle fit une entaille si profonde au faux-col, qu’elle le mit hors de service.

Il faut maintenant, pensa-t-il, que je m’adresse à la brosse à cheveux.

— Vous avez, mademoiselle, la plus magnifique chevelure ; ne pensez-vous pas qu’il serait à propos de vous marier ?

— Je suis fiancée au tire-bottes, répondit-elle.

— Fiancée ! s’écria le faux-col. — Il regarda autour de lui, et ne voyant plus d’autre objet à qui adresser ses hommages, il prit, dès ce moment, le mariage en haine.

Quelque temps après, il fut mis dans le sac d’un chiffonnier, et porté chez le fabricant de papier. Là, se trouvait une grande réunion de chiffons, les fins d’un côté, et les plus communs de l’autre. Tous ils avaient beaucoup à raconter, mais le faux-col plus que pas un. Il n’y avait pas de plus grand fanfaron.

— C’est effrayant combien j’ai eu d’aventures, disait-il, et surtout d’aventures d’amour ! mais aussi j’étais un gentleman des mieux posés ; j’avais même un tire-bottes et une brosse dont je ne me servais guère. Je n’oublierai jamais ma première passion : c’était une petite ceinture bien gentille et gracieuse au possible ; quand je la quittai, elle eut tant de chagrin qu’elle alla se jeter dans un baquet plein d’eau. Je connus ensuite une certaine veuve qui était littéralement tout en feu pour moi ; mais je lui trouvais le teint par trop animé, et je la laissai se désespérer si bien qu’elle en devint noire comme du charbon. Une première danseuse, véritable démon pour le caractère emporté, me fit une blessure terrible, parce que je me refusais à l’épouser ; enfin, ma brosse à cheveux s’éprit de moi si éperdument qu’elle en perdit tous ses crins. Oui, j’ai beaucoup vécu ; mais ce que je regrette surtout, c’est la jarretière... je veux dire la ceinture qui se noya dans le baquet. Hélas ! il n’est que trop vrai, j’ai bien des crimes sur la conscience ; il est temps que je me purifie en passant à l’état de papier blanc.

Et le faux-col fut, ainsi que les autres chiffons, transformé en papier. Mais la feuille provenant de lui n’est pas restée blanche : c’est précisément celle sur laquelle a été d’abord retracée sa propre histoire.

Tous ceux qui, comme lui, ont accoutumé de se glorifier de choses qui sont tout le contraire de la vérité, ne sont pas de même jetés au sac du chiffonnier, changés en papier et obligés, sous cette forme, de faire l’aveu public et détaillé de leurs hâbleries. Mais qu’ils ne se prévalent pas trop de cet avantage ; car, au moment même où ils se vantent, chacun lit sur leur visage, dans leur air et dans leurs yeux, aussi bien que si c’était écrit : « Il n’y a pas un mot de vrai dans ce que je vous dis. » Au lieu de grand vainqueur que je prétends être, ne voyez en moi qu’un chétif faux-col dont un peu d’empois et de bavardage composent tout le mérite.

  1. Le mot qui désigne le fer à repasser en danois est féminin.