Aller au contenu

La Légende des siècles/Les Trois Cents

La bibliothèque libre.
Les Trois Cents
La Légende des sièclesCalmann-Lévy1 (p. 77-88).


LES TROIS CENTS


Ξέρξης τὸν Ἑλλήσποντον ἐκέλευσε τριηκοσίας
ἐπικέσθαι μάστιγι πληγάς.
Hérodote, Polymnie


I

L’ASIE

 
L’Asie est monstrueuse et fauve ; elle regarde
Toute la terre avec une face hagarde,
Et la terre lui plaît, car partout il fait nuit ;
L’Asie, où la hauteur des rois s’épanouit,
À ce contentement que l’univers est sombre ;

Ici la Cimmérie, au-delà la Northumbre,
Au delà l’âpre hiver, l’horreur, les glaciers nus,
Et les monts ignorés sous les cieux inconnus ;
Après l’inhabitable on voit l’infranchissable ;
La neige fait au Nord ce qu’au Sud fait le sable ;
Le pâle genre humain se perd dans la vapeur ;
Le Caucase est hideux, les Dofrines font peur ;
Au loin râle, en des mers d’où l’hirondelle émigre,
Thulé sous son volcan comme un daim sous un tigre.
Au pôle, où du corbeau l’orfraie entend l’appel,
Les cent têtes d’Orcus font un blême archipel,
Et, pareils au chaos, les océans funèbres
Roulent cette nuit, l’eau, sous ces flots, les ténèbres ;
L’Asie en ce sépulcre a la couronne au front ;
Nulle part son pouvoir sacré ne s’interrompt ;
Elle règne sur tous les peuples qu’on dénombre ;
Et tout ce qui n’est point à l’Asie est à l’ombre,
À la nuit, au désert, au sauvage aquilon ;
Toutes les nations rampent sous son talon
Ou grelottent au Nord, sous la bise et la pluie ;
Mais la Grèce est un point lumineux qui l’ennuie ;
Il se pourrait qu’un jour cette clarté perçât,
Et rendît l’espérance à l’univers forçat ;
L’Asie obscure et vaste en frémit sous son voile ;
Et l’énorme noirceur cherche à tuer l’étoile.

II

LE DÉNOMBREMENT


 
On se mettait en route à l’heure où le jour naît.

Le bagage marchait le premier, puis venait
Le gros des nations, foule au hasard semée,
Qui faisait à peu près la moitié de l’armée.
Dire leurs noms, leurs cris, leurs chants, leurs pas, leur bruit,
Serait vouloir compter les souffles de la nuit ;
Les peuples n’ont pas tous les mêmes mœurs ; les Scythes,
Qui font à l’Occident de sanglantes visites,
Vont tout nus ; le Macron, qui du Scythe est rival,
A pour casque une peau de tête de cheval
Dont il a sur le front les deux oreilles droites ;
Ceux de Paphlagonie ont des bottes étroites
De peau tigrée, avec des clous sous les talons,
Et leurs arcs sont très-courts et leurs dards sont très-longs ;
Les Daces, dont les rois ont pour palais un bouge,
Ont la moitié du corps peinte en blanc, l’autre en rouge,
Le Sogde emmène en guerre un singe, Béhémos,
Devant lequel l’augure inquiet dit des mots
Ténébreux, et pareils aux couleuvres sinistres ;
On voit passer parmi les tambours et les cistres
Les deux sortes de fils du vieil Éthiopus,
Ceux-ci les cheveux plats, ceux-là les fronts crépus ;

Les Bars au turban vert viennent des deux Chaldées ;
Les piques des guerriers de Thrace ont dix coudées ;
Ces peuples ont chez eux un oracle de Mars ;
Comment énumérer les Sospires camards,
Les Lygiens, pour bain cherchant les immondices,
Les Saces, les Micois, les Parthes, les Dadyces,
Ceux de la mer Persique au front ceint de varechs,
Et ceux d’Assur armés presque comme les Grecs,
Artée et Sydamnès, rois du pays des fièvres,
Et les noirs Caspiens, vêtus de peaux de chèvres,
Et dont les javelots sont brûlés par le bout.

Comme dans la chaudière une eau se gonfle et bout,
Cette troupe s’enflait en avançant, de sorte
Qu’on eût dit qu’elle avait l’Afrique pour escorte,
Et l’Asie, et tout l’âpre et féroce Orient.
C’étaient les Nims, qui vont à la guerre en criant,
Les Sardes, conquérants de Sardaigne et de Corse,
Les Mosques tatoués sous leur bonnet d’écorce,
Les Gètes, et, hideux, pressant leurs rangs épais,
Les Bactriens, conduits par le mage Hystapès.
Les Tybarènes, fils des races disparues,
Avaient des boucliers couverts de peaux de grues ;
Les Lybs, nègres des bois, marchaient au son des cors ;
Leur habit était ceint par le milieu du corps,
Et chacun de ces noirs, outre les cimeterres,

Avait deux épieux, bons à la chasse aux panthères ;
Ils habitaient jadis sur le fleuve Strymon.
Les Abrodes avaient l'air fauve du démon,
Et l'arc de bois de palme et la hache de pierre ;
Les Gandars se teignaient de safran la paupière ;
Les Syriens portaient des cuirasses de bois ;
On entendait au loin la flûte et le hautbois
Des montagnards d'Abysse et le cri des Numides
Amenant, du pays où sont les Pyramides,
Des chevaux près desquels l'éclair est paresseux ;
Ceux de Lydie étaient coiffés de cuivre, et ceux
D'Hyrcanie acceptaient pour chef de leur colonne
Megapane, qui fut prince de Babylone ;
Puis s'avançaient les blonds Miliens, studieux
De ne point offenser les démons ni les dieux ;
Puis ceux d'Ophir, enfants des mers mystérieuses ;
Puis ceux du fleuve Phta, qu'ombragent les yeuses,
Cours d'eau qui, hors des monts où l'asphodèle croît,
Sort par un défilé long et sinistre, étroit
Au point qu'il n'y pourrait passer une charrette ;
Puis les Gours, nés dans l'ombre où l'univers s'arrête ;
Les satrapes du Gange avaient des brodequins
Jusqu'à mi-jambe, ainsi que les chefs africains.
Leur prince était Arthane, homme de renommée,
Fils d'Artha, que le roi Cambyse avait aimée
Au point de lui bâtir un temple en jade vert.
Puis venait un essaim de coureurs du désert,
Les Sagastes, ayant pour toute arme une corde.

La légion marchait à côté de la horde,
L’homme nu coudoyait l’homme cuirassé d’or.
Une captive en deuil, la sibylle d’Endor,
S’indignait, murmurant de lugubres syllabes ;
Les chevaux ayant peur des chameaux, les Arabes
Se tenaient à distance et venaient les derniers ;
Après eux cheminaient, encombrés des paniers
Où brillait le butin rapporté des ravages,
Cent chars d’osier traînés par des ânes sauvages.

L’attroupement formé de cette façon-là
Par tous ceux que la Perse en ses rangs appela,
Épais comme une neige au souffle de la bise,
Commandé par vingt chefs monstrueux, Mégabise,
Hermamythre, Masange, Acrise, Artaphernas,
Et poussé par les rois aux grands assassinats,
Cet énorme tumulte humain, semblable aux rêves,
Cet amas bigarré d’archers, de porte-glaives,
Et de cavaliers droits sur les lourds étriers,
Défilait, et ce tas de marcheurs meurtriers
Passait pendant sept jours et sept nuits dans les plaines,
Troupeau de combattants aux farouches haleines,
Vaste et terrible, noir comme le Phlégéton,
Et qu’on faisait marcher à grands coups de bâton.
Et ce nuage était de deux millions d’hommes.


III

LA GARDE


 
Ninive, Sybaris, Chypre, et les cinq Sodomes
Ayant fourni beaucoup de ces soldats, la loi
Ne les admettait point dans la garde du roi.
L’armée est une foule ; elle chante, elle hue ;
Mais la garde, jamais mêlée à la cohue,
Muette, comme on est muet près des autels,
Marchait seule ; et d’abord venaient les Immortels,
Semblables aux lions secouant leurs crinières ;
Rien n’était comparable au frisson des bannières
Ouvrant et refermant leurs plis pleins de dragons ;
Tout le sérail du roi suivait dans des fourgons ;
Puis marchaient, plus pressés que l’herbe des collines,
Les eunuques, armés de longues javelines ;
Puis les bourreaux, masqués, traînant les appareils
De torture et d’angoisse, à des griffes pareils,
Et la cuve où l’on fait bouillir l’huile et le nitre.
Le Perse a la tiare et le Mède a la mitre ;
Les Dix mille, persans, mèdes, tous couronnés,
S’avançaient, fiers, ainsi que des frères aînés,
Et ces soldats mitrés étaient sous la conduite
D’Alphès, qui savait tous les chemins, hors la fuite ;

Et devant eux couraient, libres et sans liens,
Ces grands chevaux sacrés qu’on nomme Nyséens.
Puis, commandés chacun par un roi satellite,
Venaient trente escadrons de cavaliers d’élite,
Tous la pique baissée à cause du roi, tous
Vêtus d’or sous des peaux de zèbres ou de loups ;
Ces hommes étaient beaux comme l’aube sereine ;
Puis des prêtres portaient le pétrin où la reine
Faisait cuire le pain sans orge et sans levain ;
Huit chevaux blancs tiraient le chariot divin
De Jupiter, devant lequel le clairon sonne
Et dont le cocher marche à pied, vu que personne
N’a le droit de monter au char de Jupiter.
Les constellations qu’au fond du sombre éther
On entrevoit ainsi qu’en un bois les dryades,
Tous ces profonds flambeaux du ciel, ces myriades
De clartés, Arcturus, Céphée, et l’alcyon
De la mer étoilée et noire, Procyon,
Pollux qui vient vers nous, Castor qui s’en éloigne,
Cet amas de soleils qui pour les dieux témoigne,
N’a pas plus de splendeur et de fourmillement
Que cette armée en marche autour du roi dormant ;

Car le roi sommeillait sur son char formidable.


IV

LE ROI


 
Il était là, superbe, obscur, inabordable ;
Par moments, il bâillait, disant : quelle heure est-il ?
Artabane son oncle, homme auguste et subtil,
Répondait : Fils des dieux, roi des trois Ecbatanes,
Où les fleuves sacrés coulent sous les platanes,
Il n’est pas nuit encor, le soleil est ardent,
Ô roi, reposez-vous, dormez, et cependant,
Je vais vous dénombrer votre armée inconnue
De vous-même et pareille aux aigles dans la nue.
Dormez. Alors, tandis qu’il nommait les drapeaux
Du monde entier, le roi rentrait dans son repos,
Et se rendormait, sombre ; et le grand char d’ébène
Avait, sur son timon de structure thébaine,
Pour cocher un seigneur nommé Patyramphus.
Deux mille bataillons, mêlant leurs pas confus,
Mille éléphants portant chacun sa tour énorme,
Suivaient, et d’un croissant l’armée avait la forme ;
L’archer suprême était Mardonius, bâtard ;
L’armée était nombreuse à ce point que, plus tard,

Elle but en un jour tout le fleuve Scamandre ;
Les villes derrière elle étaient des tas de cendre ;
Tout saignait et brûlait quand elle avait passé.
On enjamba l’Indus comme on saute un fossé.
Artabane ordonnait tout ce qu’un chef décide ;
Pour le reste on prenait les conseils d’Hermécyde,
Homme considéré des peuples du Levant.

L’armée partit ainsi de Lydie, observant
Le même ordre jusqu’au Caÿce, et, de ce fleuve,
Gagna la vieille Thèbe après la Thèbe neuve,
Et traversa le sable immense où la guida
Par-dessus l’horizon le haut du mont Ida.
Puis on vit l’Ararat, cîme où s’arrêta l’Arche.
Les gens de pied faisaient dans cette rude marche
Dix stades chaque jour et les cavaliers vingt.

Quand l’armée eut passé le fleuve Halys, on vint
En Phrygie, et l’on vit les sources du Méandre ;
C’est là qu’Apollon prit la peine de suspendre
Dans Célène, à trois clous, au poteau du marché,
La peau de Marsyas, le satyre écorché.
On gagna Colossos, chère à Minerve Aptère,
Où le fleuve Lycus se cache sous la terre,

Puis Cydre où fut Crésus, le maître universel,
Puis Anane, et l’étang d’où l’on tire le sel ;
Puis on vit Canos, mont plus affreux que l’Érèbe,
Mais sans en approcher ; et l’on prit Callathèbe
Où des chiens de Diane on entend les abois,
Ville où l’homme est pareil à l’abeille des bois
Et fait du miel avec de la fleur de bruyère.
Le jour d’après on vint à Sardes, ville altière
D’où l’on fit dire aux Grecs d’attendre avec effroi,
Et de tout tenir prêt pour le souper du roi.
Puis on coupa l’Athos que la foudre fréquente ;
Et, des eaux de Sanos jusqu’à la mer d’Acanthe,
On fit un long canal évasé par le haut ;
Enfin, sur une plage où souffle ce vent chaud
Qui vient d’Afrique, terre ignorée et maudite,
On fit près d’Abydos, entre Seste et Médyte,
Un vaste pont porté par de puissants donjons,
Et Tyr fournit la corde et l’Égypte les joncs.
Ce pont pouvait donner passage à des armées.
Mais une nuit, ainsi que montent des fumées,
Un nuage farouche arriva, d’où sortit
Le semoun, près duquel l’ouragan est petit ;
Ce vent sur ces travaux poussa les flots humides,
Rompit arches, piliers, tabliers, pyramides,
Et heurtant l’Hellespont contre le Pont-Euxin,
Fauve, il détruisit tout, comme on chasse un essaim ;
Et la mer fut fatale. Alors le roi sublime
Cria : — Tu n’es qu’un gouffre, et je t’insulte, abîme !

Moi je suis le sommet. Lâche mer, souviens-t’en. —
Et donna trois cents coups de fouet à l’Océan.

Et chacun de ces coups de fouet toucha Neptune.

Alors ce dieu, qu’adore et que sert la Fortune,
Mouvante comme lui, créa Léonidas,
Et de ces trois cents coups il fit trois cents soldats,
Gardiens des monts, gardiens des lois, gardiens des villes,
Et Xercès les trouva debout aux Thermopyles.