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Les Veillées des Antilles/Tome 2/Adrienne

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Les Veillées des AntillesFrançois LouisTome deuxième (p. 148-236).
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ADRIENNE.

Le jeune homme que vous avez vu si beau, mais si triste, n’est pas le frère de cette petite Georgie qui vous a paru belle, c’est Andréa, qui fut amené dans cette colonie, à l’âge de sept ans, par son frère Arthur. Ils y étaient appelés par un parent riche et vieux, qui laissait de grands biens au petit Andréa, qu’il voulait connaître. Après la mort de ce parent, rien ne semblait ici devoir arrêter Arthur, qui avait entrepris ce voyage dans les intérêts de son jeune frère. Il y fut néanmoins retenu par un intérêt plus tendre encore.

Sa conduite, toujours mystérieuse, n’a permis à personne de le blâmer ni de le plaindre ; car on n’a jamais conçu pourquoi il avait fait le malheur d’une femme qui l’aima peut-être plus qu’elle n’en fut aimée. Dans l’ignorance où je suis de tout ce qui le concerne, je ne vous en parlerais pas, si son souvenir n’était pour toujours lié parmi nous au souvenir d’Adrienne et d’Andréa.

Il venait du nord de l’Angleterre, et ne tarda pas à se faire distinguer par les grâces et en même temps par la singularité de son caractère. Tout le monde en parlait, tout le monde l’aimait. Vous jugez qu’il est facile à un étranger, jeune, spirituel et beau, de fixer les regards et l’intérêt du petit nombre d’habitans dont cette île se compose. « Sa figure, dit ma mère, était noble et touchante ; sa gaîté avait quelque chose de si brillant et de si vif, qu’on pouvait l’attribuer au désir de plaire ; elle n’avait peut-être d’autre but que de l’étourdir lui-même sur de fâcheux souvenirs, car souvent au milieu d’une fête, d’une conversation riante et animée, ses yeux distraits perdaient tout-à-coup leur éclat ; l’immobilité de son regard semblait dire à ceux qui l’observaient, qu’il avait quitté notre île par la pensée ; et que sa pensée retrouvait quelqu’objet qu’il s’était vainement efforcé de fuir. Andréa le suivait partout. Nos jeunes et riches créoles essayaient d’attirer l’enfant près d’elles, pour s’attirer peut-être l’attention d’Arthur ; mais ces aimables ruses, loin de le flatter, faisaient naître quelquefois sur sa bouche un léger sourire de dédain, et l’enfant, plus ombrageux encore, restait silencieux auprès de son frère, qu’il ne quittait jamais. Il y était en vain poursuivi par les plus gaies et les plus audacieuses ; cet inflexible enfant détournait sa figure de leurs baisers, et refusait froidement tous les présens qu’elles lui offraient pour s’en faire aimer. »

Adrienne revint à cette époque de l’île des Vierges, où elle était allée voir sa sœur aînée, s’y était mariée depuis quelque temps. Elle assistait un soir, pour la première fois, à l’une de ces réunions dont le bel Écossais était l’ame et le charme ; mais, soit qu’elle fût encore préoccupée de sa chère Clémentine et du regret de l’avoir quittée, soit qu’elle prît peu garde à l’étranger qui attirait tous les cœurs, elle ne mêla pas son empressement à celui de ses jeunes amies, dont les efforts s’unissaient inutilement pour apprivoiser le joli petit sauvage, qui, plus farouche encore que de coutume, se débattait avec impatience pour échapper à la douce tyrannie dont il était l’objet.

Adrienne, calme et rêveuse, ne quittait pas la place où elle s’était presque cachée en entrant. Un grand chapeau de paille noire couvrait sa figure, et la simplicité de son vêtement annonçait qu’elle ne devait prendre aucune part à la danse, que la jeunesse aime ici avec passion.

Andréa se trouva par surprise et tout-à-coup mêlé dans un groupe qui jouissait, avec une joyeuse malice, des peines qu’il se donnait pour rompre le cercle fermé autour de lui. Arthur, comme s’il eût pris plaisir à voir s’augmenter l’éloignement de son jeune frère pour les petites séductions dont on l’entourait, le laissait se débattre seul en l’observant de loin ; à l’étonnement de tous, l’enfant, au lieu d’accourir vers lui, après qu’il eut rassemblé toutes ses forces pour recouvrer sa liberté, courut se réfugier dans le sein d’Adrienne, qu’il regardait depuis long-temps. Elle le reçut dans ses bras avec une douce surprise, et il passa les siens autour d’elle avec tant de vivacité et d’ardeur, qu’il fut impossible de l’en détacher. Loin de l’étourdir de ses caresses bruyantes, elle le cacha en silence sous son voile, où l’enfant, heureux d’obtenir l’asile qu’il s’était choisi ; par un mouvement décidé de son cœur, s’endormit paisiblement.

Cette circonstance, légère en elle-même, décida peut-être du sort entier d’Adrienne ; car elle attira sur elle les yeux d’Arthur : et il y a des yeux qui recèlent notre destinée dans un seul regard.

On crut voir, lorsqu’il s’approcha d’elle, qu’il l’observait avec une vive émotion. Adrienne en fut frappée au point qu’elle s’offrit à lui rendre son jeune frère ; mais il s’éloigna lentement sans lui répondre, et rentra dans la foule, avec une préoccupation si grande, qu’il ne paya plus, même d’un sourire, les soins que l’on prit pour rappeler sa gaîté entièrement effacée. Lorsqu’il reprit enfin son cher Andréa, qui dormait dans les bras d’Adrienne, pour le mettre à ceux d’un esclave, il la regarda long-temps encore avec une expression singulière de reproche et de tristesse, qui la laissa presque confuse et affligée de l’innocente préférence qu’elle avait obtenue sur ses compagnes et sur lui-même.

Dès ce moment il changea ; il s’éloigna du monde dont il faisait l’entretien et les regrets ; notre île parut lui déplaire ; pourtant il y restait ; et, sans chercher jamais la présence d’Adrienne, on le voyait errer dans les savannes qui entourent son habitation, ou sur cette même montagne qui la domine. Il y demeurait souvent comme enseveli dans une rêverie profonde, et personne n’osa plus l’en distraire ; mais, si la présence d’Adrienne l’avait attristé, pourquoi cherchait-il à l’entrevoir de loin ? Au contraire, sitôt qu’Andréa la voyait paraître, quand elle venait chercher la fraîcheur sous les tamarins qui ombrageaient sa porte, il jetait un cri, embrassait Arthur, et descendait les rochers avec l’empressement d’un petit cabri qui voit sa mère. Elle le reconnaissait elle-même avec un plaisir qui éclatait d’abord par le sourire le plus tendre ; mais ses yeux, quand elle le pressait sur son cœur, ses yeux semblaient encore attendre et chercher autre chose ; s’ils se levaient timidement vers ces roches escarpées, ils y retrouvaient toujours Arthur immobile, pensif, et les regards, ou plutôt l’âme entière attachée sur Andréa ; car comment aurait-elle osé croire que ce fût sur elle ? Il n’avait jamais rappelé son frère, mais jamais il ne l’avait suivi. Cette remarque fit rêver Adrienne ; elle s’imagina voir dans l’éloignement d’Arthur une affection jalouse de celle d’un enfant. Le bonheur qu’elle en avait ressenti s’évanouit alors ; elle se résolut à le renvoyer le jour même, au moment qu’il accourait vers elle avec transport. Ce fut en tremblant qu’elle lui ferma ses bras, et qu’elle parut insensible à sa naïve tendresse. L’enfant demeura frappé de douleur ; mais, sans songer à retourner sur ses pas, il s’assit tristement aux pieds d’Adrienne, en cachant sa tête sur ses genoux ; elle repoussa doucement cette tête gracieuse, et lui dit que son frère le rappelait. Il se leva vivement pour obéïr, puis il s’arrêta en fixant sur elle ses yeux brillans et pleins de larmes. Elle ne put retenir les siennes ; mais, pour convaincre Arthur qu’elle ne voulait pas s’emparer de cette tendresse dont il paraissait avare, elle prit Andréa par la main, et franchit rapidement avec lui la distance qui les séparait.

Arthur, inexplicable en tout, paraissait hésiter de fuir ou de s’élancer au-devant d’eux, lorsqu’Andréa, ne pouvant contenir le ravissement qui succédait à son chagrin, entraîna la craintive Adrienne avec tant de promptitude, qu’elle respirait à peine en arrivant auprès d’Arthur. Ils restèrent tous deux quelques moments sans se parler ; et, quand ils se parlèrent, leur voix sembla les confondre mutuellement, car ils ne purent trouver rien de ce qu’il était si simple de dire. Adrienne, toujours timide, mais naturelle et affectueuse, se sentit saisie d’une contrainte si pénible, que tous les mots qu’elle essayait de prononcer mouraient dans sa bouche. On eût dit qu’elle venait s’excuser d’un crime. Toutefois le juge ne paraissait pas moins troublé qu’elle ; enfin, comme si elle eût répondu d’avance à quelque plainte injuste, elle dit au frère d’Andréa : « Ce n’ est pas moi qui l’appelle, Monsieur ; il m’a toujours cherchée ; il me cherchera peut-être encore ; et je n’y sais plus d’autre moyen que de me cacher à l’avenir.

— Vous cacher ! lui répondit vivement Arthur : cette île entière disparaîtra donc pour Andréa ; car, depuis qu’il vous a vue, Mademoiselle, il n’y voit que vous. Non ! poursuivit-il plus lentement, ce n’est pas vous qui l’avez appelé ; non ! c’est un charme dangereux répandu sur votre présence : vous l’ignorez peut-être encore ; mais cet enfant ne l’a pas évité. »

Adrienne crut sentir un reproche amer dans cette réponse ; et, levant les yeux avec l’intention de s’en défendre, elle trouva les yeux noirs d’Arthur fixés sur les siens ; mais ce reproche qu’elle tremblait d’y lire avait une douceur si pénétrante, qu’il lui fut impossible d’y rien opposer ; tout ce qu’elle put faire, c’est qu’elle essaya de dégager sa main de celle d’Andréa, qui la serrait fortement. « Hé bien ! reprit-elle, retenez le donc, retenez-le, de grace ; vous devez avoir beaucoup d’empire sur sa fantaisie. C’est la dernière fois que je m’expose au chagrin de repousser cet enfant, » et elle le regarda d’un air désolé. Leurs mains, sans se chercher, s’étaient réunies par la tendre obstination d’Andréa ; elles semblaient ne devoir plus se quitter qu’avec effort. Ce fut Arthur qui en eut seul le courage ; il retint celle de son frère qui n’osa pas lui résister. Adrienne devint libre, mais Arthur lui parut presque cruel ; et elle s’éloigna pénétrée d’une tristesse affreuse. Andréa, pensait-elle, ne mérite pas cette rigueur.

En descendant, la tête penchée, inattentive sur elle-même, son pied s’engagea dans quelques racines rampantes ; elle se baissa pour s’en dégager, et cueillit quelques petites fleurs qui parent la mousse des montagnes. Plusieurs vaisseaux se croisaient sur la mer ; les uns s’éloignaient de la côte, d’autres s’en approchaient.

Ma sœur, dit-elle, ma chère Clémentine, voilà donc le seul chemin qui conduit où tu vis heureuse ? il y a beaucoup d’eau entre nous ! comme elle entraîne ces vaisseaux ! qu’elle va vite ! qu’elle va loin ! au bout du monde !… en Écosse ! » et ses regards attristés tombèrent, en s’y fixant, sur les mâts d’un vaisseau coulé bas et englouti dans le sable, d’où l’on n’avait pu le dégager encore depuis un an ; ces longs mâts sans voiles qui se montraient à fleur d’eau, qui survivaient en quelque sorte aux autres victimes du naufrage, en étaient une indication si mélancolique, un souvenir si lugubre, qu’Adrienne cacha son visage sous ses mains, en jetant loin d’elle les petites fleurs, qui tombèrent en partie dans la mer. Revenue enfin de l’espèce de suffocation qui l’avait saisie, elle disparut aux yeux d’Arthur, et remplit sa promesse en ne s’y montrant plus.

L’heure accoutumée se passa durant bien des jours à l’attendre. Le petit Andréa l’appelait tout haut, lorsqu’Arthur peut-être la redemandait tout bas, car il embrassait son frère sitôt qu’il nommoit Adrienne, quoiqu’il lui défendit doucement d’en reparler encore. Mais comment voulait-il qu’il l’oubliât ? comment voulait-il l’oublier lui-même, en retournant sans cesse où il la savait cachée par la crainte seule de les revoir ? Il cédait peut-être aux larmes d’Andréa, qui ne vivait plus en son absence. S’il apercevait au loin une jeune fille dont l’aspect lui rappelât Adrienne, il courait après elle en lui tendant les bras, hors d'haleine, ivre de joie. Sitôt qu’il reconnaissait sa méprise, il baissait la tête d’un air triste, et s’enfuyait avec la rapidité de l’éclair, sans répondre à celle qui l’avait involontairement trompé. « Que t’a fait cette jeune fille ? lui demandait Arthur. — Je ne l’aime pas, disait-il, ce n’est pas Adrienne, » et il devenait taciturne et morne, oubliant tous les jeux de l’enfance, dont il avait la beauté, sans en avoir l’inconstance et les goûts.

Absorbé par degrés dans une vague et sombre inquiétude, il repoussa bientôt jusqu’aux alimens nécessaires à la vie, comme si son instinct rejetait cette vie inutile pour lui sans l’objet qu’il ne voyait plus. On ne connaît pas d’exemple d’une affection si grave et si profonde dans un âge où l’ame, dit-on, ressemble à un miroir qui réfléchit tous les objets sans en conserver la trace.

Je ne vous dirai pas si ce fut par pitié pour cette jeune ame si sensible, si différente des autres ; pour cette tendresse exclusive qui prenait un caractère effrayant de mélancolie, qu’Arthur, dont l’humeur devenait aussi plus sombre et plus inquiète, ramena un soir cet enfant malheureux jusque sous les arbres de la maison d’Adrienne. Ils y restèrent quelque temps arrêtés par une voix douce et lente, comme celle d’une personne triste qui chante par distraction.

Arthur ne reconnut peut-être pas sans être ému cette romance écossaise qu’il avait souvent chantée lui-même, à son arrivée dans l'île.

Que cherches-tu, Jenny sur la route isolée ?
Il pleut. Les voyageurs ont une autre saison.
Un nuage est au ciel comme sur ta raison ;
Va-t-en : Dieu te conduise au fond de la vallée !
Les vents endormiront ton âme désolée.

Tu ris, pauvre Jenny !… tu n’entends pas l’orage ;
L'éclair qui m’éblouit passe en vain devant toi,
Et ton dernier sommeil te surprend sans effroi,
Tel un enfant s’endort au milieu d’un naufrage.
Oh ! l’Amour pleurerait, s’il voyait son ouvrage.

Un espoir qui s’éteint, languit dans ton sourire ;
Il donne un triste charme à tes faibles accens ;
Il enchante la mort dans tes traits pâlissans.
Oui, troublé de ta plainte où le reproche expire,
Le méchant se recueille, et la pitié soupire.

Comme le sable au vent, comme le bruit d’un songe,
Comme un serment d’amour sur la neige tracé,
Comme un baiser de feu, par des pleurs effacé,
Ton bonheur s’est perdu. S’il n’est pas un mensonge,
Va Jenny, va l’attendre où sa fuite nous plonge.

Andréa d’abord saisit son frère par le bras d’un air mystérieux et content ; mais à mesure qu’il écoutait cette voix, elle frappait si puissamment sur son cœur, que sa respiration devenait lente et pénible ; ses yeux roulaient des larmes ; tous ses traits altérés décelaient une souffrance qui effraya son frère, et l’arracha sans doute au douloureux prestige qui le troublait lui-même.

Il vit une vieille esclave assise sur le seuil, qui tressait des nattes de jonc. Il lui confia l’enfant, et la pria de le conduire à sa jeune maîtresse.

« Ma maîtresse, dit la vieille Mona, séduite par le charme des paroles d’Arthur, ma maîtresse languit dans sa case. Écoutez comme elle chante ; on dirait qu’elle pleure. Mais ce petit blanc si beau doit porter bonheur : venez, petit blanc, venez lui dire bonjour. »

Alors elle l’emporta dans ses bras jusqu’au près d’Adrienne, où Arthur, rêvant à cette réponse, ne voulut ou n’osa pas le suivre.

L’apparition d’Andréa fit tressaillir Adrienne. Elle n’était point préparée à le voir, car elle en fuyait l’occasion depuis long-temps. Elle fut si peu maîtresse de cette impression, qu’elle lui tendit les mains en pâlissant, et qu’elle le baigna de ses larmes.

« Viens-tu me dire adieu ? » lui demanda-t-elle d’un ton triste. L’enfant, surpris de ce mot, la regardait sans répondre. « Oui, c’est un adieu que tu m’apportes, poursuivit-elle en s’efforçant de sourire. Eh bien ! adieu, petit Andréa, et pour toi… et pour celui qui t’emmène.

— Non ! s’écria-t-il vivement, je viens te dire bonjour. Réponds-moi bonjour, et jamais adieu.

— En effet, ce mot est difficile ; il fait du mal, Andréa !

— Oui, dit-il, on pleure quand on l’entend.

— T’a-t-il déjà fait pleurer, pauvre enfant ?

— Un jour, ma mère me l’a dit, et depuis ce jour, qui étoit triste, je ne vois plus ma mère. Je ne te le dirai jamais, car je ne te verrais plus, et je pleurerais.

— Hélas ! mon petit ami ! suffit-il de craindre les larmes, pour n’en jamais répandre ? Mais, poursuivit-elle, craignant qu’il ne se fût échappé d’Arthur, pour la venir trouver, tu désobéis donc, pour moi que tu connais à peine, à ton frère, qui t’a défendu sans doute de me chercher ?

— Il m’a conduit à ta porte, dit-il avec joie.

— Il t’a conduit lui-même ! s’écria-t-elle ; et toute sa figure s’éclaira.

— Va ! me crains rien pour moi, reprit l’enfant, il est si bon, Arthur ! jamais il ne me gronde ; jamais il ne me quitte. Juge ! Il ne voulait pas venir ; et je l’ai tant prié, qu’il n’a pu le vouloir toujours.

— Ah ! c’est ta prière qui l’a touché !… » et sa rougeur s’effaça comme la pensée qui l’avait fait naître.

« Andréa ! dit-elle après un silence, n’abuse pas de sa bonté, elle tient à son amour pour toi. Ménage-le bien cet amour ! retourne vers lui, afin qu’il t’accorde de venir voir encore quelquefois Adrienne. » Et, s’avançant vers la porte pour rappeler Mona, sa voix s’arrêta tout-à-coup, car elle vit, à peu de distance, sous les arbres, Arthur qui paraissait attendre son frère. Il la salua profondément. La tête d’Adrienne s’inclina ; ses regards éblouis se baissèrent jusqu’à ce qu’elle le crut tout-à-fait loin. Mais il occupait la même place quand elle y reporta les yeux. Quoique la gaîté ne parût pas les avoir rapprochés, un demi-sourire courut dans les traits d’Adrienne, et se réfléchit dans ceux d’Arthur. Ils oublièrent tous deux qu’ils se fuyaient comme ennemis. Ce sourire, après tant d'ennuis causés l’un par l’autre, et dévorés en silence, prouvait trop qu’ils ne parviendraient jamais à se haïr ; et, fatigués des vains efforts qu’ils venaient de s’imposer pour y parvenir, ils se regardèrent en se les pardonnant.

Quel bonheur pour Andréa ! il resta près d’Adrienne plus qu’il n’avait fait encore. Il la revit le lendemain, tous les jours ! Il rapprochait ainsi deux êtres que le ciel ne voulait pas unir. Il serrait, sans le prévoir et sans le craindre, des nœuds qui allaient se briser par un sacrifice éternel. Andréa, comme une jeune plante un moment abattue, renaissait de le présence d’Adrienne. Une fraîcheur nouvelle annonçait son retour à l’existence. Quand elle parlait, la bouche, les yeux et l’ame d’Andréa recueillaient cette voix qui le faisait sourire ou pleurer d’un mot ; il s’en approchait, il respirait son haleine avec avidité, comme si le souffle d’Adrienne eût été l’air de sa vie.

Il n’en était pas ainsi d’Arthur ; moins heureux qu’entraîné par le même ascendant, il renfermait avec une sorte d’obstination les traces d’une sensibilité trop vive, qui ne se révélait que par le feu de ses regards. La froideur de son maintien, la contrainte de ses discours démentaient ces preuves rapides du trouble qui le poursuivait. Même auprès d’Adrienne, il semblait la fuir ; il semblait lui disputait son ame, qu’elle appelait en silence, et lui refuser toutes les facultés tendres qu’elle y réveillait, parce qu’il en avait fait peut-être une épreuve funeste ; enfin il n’était attiré vers elle que pour la repousser avec plus d’effroi. Espérait-il la sauver du danger qu’il redoutait pour lui ? Cette crainte tardive n’avait plus rien à prévenir ; c’en était fait : le mal était sans remède et sans terme. Séduite avec la sécurité de l’innocence, elle écoutait Arthur, dont l’accent enchanteur lui semblait une révélation de tout ce qu’elle désirait apprendre ; l’expression la plus simple de cette voix aimée renfermait pour elle la réponse au sentiment délicieux et nouveau qui ne se trahissait de même en elle que par le tremblement du cœur et des lèvres où il errait sans cesse.

Vainement Arthur oubliait les qualités brillantes que l’on cultive en Europe avec tant d’éclat et de soins ; vainement il négligeait les talens qui l’avaient fait rechercher et admirer de tous ; il lui restait davantage, car il ne pouvait cacher cette grâce ont on parle encore ; sa douceur, qui était extrême ; ses manières simples et attachantes ; l’attrait unique d’un esprit cultivé, joint aux charmes extérieurs et à la bonté de l’ame. C’était un assemblage si rare, si beau, si doux à contempler ! Adrienne, comme endormie dans une sécurité trompeuse, ne désirait pas même rompre le silence qu’ils gardaient avec une égale réserve sur un sentiment qu’elle croyait partagé. Arthur, il est vrai, ne parlait pas de l’avenir ; mais il ne parlait pas non plus de quitter Adrienne ; et pour elle, l’avenir c’était lui.

Andréa, qui les quittait à peine, fut un jour aperçu par eux sur le penchant du rocher. Il y cherchait quelqu’objet avec une attention extrême, et revint bientôt après tenant une fleur semblable à celles qu’Adrienne avait cueillies et jetées dans les flots.

« Je n’en ai trouvé qu’une, dit-il à son frère, mais elle est belle. Il faut la joindre aux autres ; c’est moi qui te la donne.

— Quoi ! interrompis Adrienne, aimez-vous tant les fleurs, sir Arthur ? où sont-elles donc celles que vous conservez ? »

Le front d’Arthur se colora de confusion ; mais il tourna cette faiblesse en badinage.

« On est enfant avec les enfans, répondit-il. Un jour… un soir… je ne sais, il trouva quelques feurs sur la montagne. Elles étaient fraîchement cueillies ; elles étaient charmantes. Andréa me les donna, et je les ai gardées pour l’amour… d’Andréa.

— Pour l’amour d’Andréa ! montrez-les, répliqua-t-elle d’une voix émue.

— Elles sont là, dit Andréa, en posant sa main sur le cœur d’Arthur. Donnez ! oh ! donnez, mon frère ! vous voyez qu’Adrienne le veut. »

Arthur, cédant aux prières de l’enfant et aux vœux d’Adrienne, tira de son sein les tablettes où il avait recueilli des fleurs séchées qu’elle reconnut en rougissant.

« Je les croyais en chemin pour l’Écosse, dit-elle, comme par réflexion.

— Oh ! pas encore ! répondit Arthur, avec un regard, avec une voix qui semblait repousser l’Écosse aux extrémités de l’univers.

Andréa s’occupait alors de replacer avec précaution les fleurs délicates dans les tablettes de son frère.

« Tiens ! dit-il en les lui rendant, Adrienne est là ; moi j’y suis avec elle : ne va pas nous perdre. »

Arthur se leva d’un air préoccupé, s’approcha d’Adrienne en lui souhaitant le repos de la nuit, et la quitta plus rêveur et plus tôt que de coutume.

« Que les anges vous gardent ! » avait-il dit en s’éloignant ; et le repos du ciel même n’est pas plus doux que le fut le sommeil d'Adrienne.

Le lendemain Andréa vint seul. Elle n’osa lui demander pourquoi il venait seul, mais elle le regardait jouer en s’étonnant qu’il fût aussi paisible, aussi content que la veille. À la fin de cette longue soirée, les pas d’un homme la firent sourire et pâlir tout ensemble ; mais elle ne vit entrer qu’un esclave, qui venait chercher l’enfant ; il partit joyeux en lui disant : « À demain.

— À demain, » lui répondit-elle en regardant lentement l’esclave, sans l’interroger ; et Mona, sa vieille et fidèle nourrice, fut obligée de lui rappeler, au milieu de la nuit, qu’elle laissait passer l’heure de la prière et du sommeil.

Huit jours ramenèrent le même tourment, accru du tourment de la veille.

Lorsqu’Arthur reparut enfin, sans parler de cette absence si douloureuse, si imprévue, il put voir que des larmes brûlantes avaient effacé le moment de bonheur dont il voulait peut-être se punir avec elle. Oh ! que Dieu préserve les cœurs tendres de tout ce qu’Adrienne a souffert avec Arthur ! Un calme apparent se rétablit entre eux. Nulle plainte, nul reproche n’en troublèrent le retour. Satisfait sans doute du sacrifice qui venait d’expier un moment d’abandon, Arthur paraissait tranquille ; Adrienne le voyait, pouvait-elle se rappeler ou regretter ses larmes !

Un soir que la lune, calme et brillante, était la seule lumière qui les éclairât en frappant ses rayons sur la fenêtre ouverte, la voix tremblante de la vieille Mona interrompait seule le silence de cette belle soirée. Adrienne, que ce ton plaintif tourmentait depuis une heure, prêta l’oreille au refrain monotone qu’il ramenait sans cesse.

Haï ! bon Dieu, prends pitié bon blanc !
Fais-li pas mouri, li trop jeune encore.

« Eh ! ma bonne nourrice, lui dit-elle, que murmurez-vous donc là si tristement ?

— Je chante, petite maîtresse, lui répondit Mona »

— Je ne l’aurais pas pensé : vos chansons, Mona, ressemblent aux plaintes des eorts.

— Voici tout-à-l’heure la saison des naufrages, petite blanche, et j’en ai vu plus d’un, qui repasse dans ma mémoire ; et puis, les vieux esclaves ne chantent pas d’une voix gaie.

— Mona, reprit alors doucement Adrienne, en passant sa main sur le front ridé de la vieille négresse, qui s’était approchée de la fenêtre, n’êtes-vous pas heureuse auprès de moi ? et, si vous étiez libre, me quitteriez-vous ?

— On ne quitte pas ceux qu’on aime pour mourir, chère maîtresse.

— Oh ! que cela est vrai ! dit Arthur.

— Oh que cela est doux à croire, » ajouta tendrement Adrienne ; et ils oublièrent Mona, qui les regardait tous deux avec admiration.

Le petit Andréa, durant leur entretien, s’était endormi aux pieds d’Arthur. Adrienne, alors satisfaite et charmée, considérait cet enfant dans son repos céleste.

« Si j’osais troubler son sommeil, dit-elle en souriant, j’embrasserais ce petit ange ! » et elle se pencha vers lui en posant doucement sa bouche sur son front.

À peine elle se retirait, qu’Arthur, avec un transport qui trahit toute sa raison, imprima ses lèvres sur ce front charmant qu’elle venait d’effleurer. Ses grands yeux noirs et brûlans attirèrent ceux d’Adrienne, qu’il enchaînait sur lui, sans qu’elle pût les en détourner.

Cette action si prompte, si passionnée, et comme échappée à l’amour même, fit passer entr'eux une émotion, un saisissement et peut-être une joie si vive, qu’ils demeurèrent longtemps plongés dans le silence. Quel silence ! Tous les aveux retenus, tous les mystères cachés au fond de leurs ames, s’y dévoilèrent l’un à l’autre.

« Il y eut, dit Adrienne, un siècle de bonheur dans ce moment si beau de ma vie. » Il passa pourtant comme l’éclair. Ce fut cette certitude qu’elle obtenait enfin de toute la tendresse d’Arthur, qui fit évanouir le rêve qui les berçait encore.

Pour se soustraire à l’excès de son attendrissement, Adrienne voulut ramener sa pensée sur Andréa.

« Je crois, dit-elle à voix basse que, si elle le voyait ainsi, sa mère serait jalouse.

— Qu’avez-vous dit, s’écria sourdement Arthur ? Que supposez-vous de sa mère ? Il n’en a plus. Elle n’a plus le droit d’en être jalouse. Vous a-t-il parlé d’elle ? La redemande-t-il encore ? » Et une pâleur mortelle se répandit sur ses lèvres tremblantes.

Interdite et effrayée de son imprudente réflexion, Adrienne se tut, mais elle reprit d’un ton timide :

« Il n’en a pas parlé, non ! ni moi, jamais. Pardon, Arthur, je croyais… j’ignorais… Dieu ! que vous me troublez !… Eh bien, quoi ! s’il en est déjà privé, je la remplacerai : je lui en servirai ; ne le voulez-vous pas, Arthur, comme je le veux moi-même ? Cet enfant m’est cher comme celui de ma sœur, et vous savez qu’il a pour moi une tendresse… »

Elle n’acheva pas. Arthur, dans un trouble affreux, s’avançait vers la porte pour sortir.

« Où allez-vous ? lui dit-elle en l’arrêtant par le bras, n’emmenez-vous pas cet enfant ? le laissez-vous avec moi, quand vous semblez douter… ?

— Douter de vous ! répondit-il, de vous !

— Oui, vous doutez… ; » et ses yeux tristes et caressans demandaient qu’il l’interrompît dans ce reproche qu’elle tremblait d’achever. Il n’y répondit plus que par un profond gémissement, et disparut avec Andréa, qu’il arracha brusquement au sommeil et à sa bien-aimée Adrienne.

Stupéfaite, et s’accusant seule de cette étrange scène, sans savoir ce qu’elle en devait redouter, elle ne put trouver un moment de repos durant cette nuit, qu’elle passa toute entière dans un effroi vague comme la conduite d’Arthur. Elle en était aimée pourtant ! Cette preuve touchante, inattendue, ce baiser qui venait d’unir leurs ames, se retraçait incessamment au milieu des craintes qui l’assaillaient en foule.

L'arrivée de Clémentine, avertie secrètement par sa sœur du besoin qu’elle avait de sa présence et de ses conseils, termina bientôt son incertitude par l’événement le moins pressenti, le plus horrible pour elle.

Arthur était revenu, plus maître de lui, ne paraissant se souvenir que de sa tendre amitié pour Adrienne qu’il tremblait d’avoir affligée.

Dès que sa sœur reparut ici, tout le monde imagina qu’elle venait, comme une mère, présider à un mariage dont personne ne doutait plus. Après avoir étudié pendant quelques jours cet Arthur si digne en effet d’être aimé, elle ne douta pas plus que les autres qu’il ne fût vivement épris d’Adrienne, et qu’un mot ne dût bientôt décider leur union et leur bonheur.

Quelques visites, amenées par son retour, forcèrent Adrienne à sortir de la profonde retraite où elle paraissait se plaire depuis le mariage de sa sœur. Des invitations de fêtes, l’obligation d’y répondre et de s’y rendre, troublèrent une fois encore l’ordre paisible des jours consacrés à la tendresse. Arthur ne témoignait pas qu’il en fut moins heureux ; mais, s’il voyait Adrienne plus parée que de coutume, partant avec sa sœur pour quelque habitation éloignée, il lui souriait, en prenant congé d’elle, avec tant de contrainte, qu’elle emportait partout ce sourire comme une cause de tristesse. Andréa, dans l’entière et heureuse liberté de son ame, disait alors, en saisissant la main d’Adrienne : « Je veux aller avec toi. » Arthur ajoutait avec douceur : « Emmenez-vous cet enfant, Mademoiselle ?… Permettez-vous, Madame, qu’il vous suive chez vos heureux amis ? — Si vous pouvez demeurer seul à l’attendre, répondait Adrienne, je lui sais gré de ce qu’il va perdre pour moi ; une journée sans vous, sir Arthur ! oh ! il la regrettera, j’en suis sûre ; mais, puisqu’il veut bien me suivre, lui, j’accepte le sacrifice ; j’en suis touchée. J’en suis très-touchée, » répétait-elle les larmes aux yeux ; et elle embrassait Andréa, pour les cacher sans doute ; mais l’émotion d’Arthur prouvait qu’il les sentait couler, elle attestait à Clémentine, qui l’observait sans cesse, que, s’il fuyait les froids plaisirs du monde, il y suivait du cœur celle qui n’y voyait que lui.

Au milieu des courses où les entraînaient leurs relations de famille et d’amitié, elles trouvèrent une jeune créole, leur parente, fort vive, fort gaie, qui courut d’abord embrasser Clémentine, avec un bruyant transport de joie.

« Voici Clémentine, cria-t-elle à tout le monde, et voici Adrienne, ajouta-t-elle en lui faisant une profonde révérence.

— Vous ne m’embrassez pas, Nelly ! dit Adrienne étonnée.

— Attendez, laissez-moi auparavant m’expliquer avec Clémentine. Rendez-nous Adrienne, poursuivit-elle ; nous ne la voulons plus telle qu’elle est ; on aimerait autant qu’elle partit pour l’Écosse que d’oublier ainsi ses premiers amis en leur présence.

— Pour l’Écosse ! vous m'envoyez en Écosse ! dit Adrienne en rougissant, qu’ai-je donc fait pour être exilée si loin ? »

Nelly, après un moment d’embarras, reprit en éclatant de rire : « Je ne sais ce que je dis ; mais, depuis que l’on va me marier et m’emmener en Angleterre, je ne rêve que voyage de long cours ; et puis, l’arrivée de Clémentine, le départ prochain d’un vaisseau pour l’Écosse…

— Pour l’Écosse ! interrompit encore Adrienne ; êtes-vous sûre, Nelly ?

— Là bas, devant vous, prêt à partir, vous dis-je, avec nous, ou nous avec lui.

— Il n’emmènera pas ma soœur, dit en souriant Clémentine ; vous n’aurez pas ce plaisir, aux dépens de tout mon bonheur.

— Embrassez-moi donc, reprit étourdiment Nelly ; quoi ! vous restez ? que je suis charmée… pour Clémentine ! Je suis folle, moi, j’imaginais que ce vaisseau dût vous emmener avec nous ; avec… tous les Écossais qui vont sans doute y retourner : oh bien ! qu’ils y retournent, ceux qui l’empêchent de rire et de chanter comme autrefois ; je voudrais déjà qu’ils fussent bien loin !

— Il se pourrait qu’ils ne partissent pas tous, dit Clémentine en regardant sa sœur d’un air de confiance.

— Comment ! repartit-elle avec vivacité, instruisez-moi ; c’est donc vrai, ce que l’on dit ? — Quoi ? — qu’elle va se marier… au bel Arthur. — Et si cela était, répondit Clémentine en riant à son tour ? — J’en serais très-joyeuse, dit Nelly d’un air boudeur, je danserais à ce mariage avec mon riche prétendu, plus riche, oh ! beaucoup plus qu’Arthur, et qui vient de m’apporter ce bouquet. Je le trouve fort beau, » continua-t-elle, en le broyant dans ses mains sans s’en apercevoir.

Le jeune prétendu, mécontent du sort de son bouquet, touché d’ailleurs de l’embarras où elle jetait Adrienne, en parlant si légèrement d’Arthur, en fit un éloge parfaitement vrai, et se rendit aussi agréable aux deux sœurs qu’insipide à Nelly, qui le regarda toute rouge de colère.

Le soir, en traversant un petit bois d’aliziers qui ramenait à Saint-Barthélemi, Clémentine s’aperçut que sa sœur était silencieuse et préoccupée.

« Adrienne, lui dit-elle, que penses-tu ? je trouve, pour moi, cette Nelly bien enfant, pour devenir une femme et une mère.

— Ah ! ma sœur, qu’elle est jolie ! dit Adrienne avec un soupir involontaire ; que ses cheveux blonds donnent de grâce à sa figure si gaie ! cette figure a vraiment une expression que je n’avais remarquée encore, surtout… » Elle n’osa, ou ne songea plus à finir sa réflexion, et retomba dans la rêverie. « Oui, reprit-elle, long-temps après, je crois qu’Arthur la trouverait bien ; qu’en pensez-vous, » Clémentine ? Andréa, quelle est la plus belle à tes yeux ?

— Je ne me souviens pas de son visage, dit le petit Andréa ; mais elle a dit un mot qui la rendrait bien laide pour Arthur.

— Quel mot ? demanda vivement Adrienne.

— Je ne dois jamais le prononcer, dit sérieusement l’enfant ; mon frère me l’a défendu. »

Ni les prières ni les caresses ne purent le faire sortir de ses lèvres ; Clémentine, attendrie d’une constance si rare dans un enfant, s’arrêta pour l’embrasser. Quelle fut sa surprise de le voir baigné des larmes !

« Adrienne, dit-elle toute émue, consolez cet enfant, il est en pleurs.

— Andréa, mon Andréa, s’écria-t-elle, pourquoi pleurez-vous ?

— De n’avoir pu t’obéir, » lui dit-il ; et mille baisers d’Adrienne le consolèrent à peine de sa douleur volontaire.

« Mais croyez-vous, ma sœur, qu’Arthur soit instruit du départ de ce vaisseau ?

— Qu’importe ! dit Clémentine ; un autre soin, je crois, l’occupe tout entier ; au reste, laissez-moi celui de le lui apprendre ; c’est un moyen tout simple de le faire s’expliquer sur ses vœux dont je ne doute pas, ajouta-t-elle avec tendresse ; voyez vous-même s’il vous est permis d’en douter ? »

Arthur en effet parut devant elles ; il se promenait lentement sur le chemin où elles devaient passer.

« Chère Clémentine, dit Adrienne, en l’apercevant, oh que vous me donnez d’espoir !

— Soyez le bien venu, sir Arthur ! interrompit gaîment sa sœur, en acceptant sa main pour regagner leur maison ; venez, venez, que je vous apprenne une heureuse nouvelle qui vous charmera sans doute.

— Je n’en attends pas, répondit-il, qui puissent m’intéresser.

— Je pense le contraire. Si, comme nos amis me l’assurent, rien ne vous arrête à Saint-Barthélemi, vous me remercierez de vous apprendre que nous avons en rade un vaisseau prêt à faire voile pour l’Écosse. Me suis-je trompée ? ajouta-t-elle, en s’apercevant qu’il pâlissait.

— Je vous dois en effet des remercimens, Madame, joignez-les à mes actions de grâces pour ceux qui vous ont priée sans doute de m’en donner avis. »

En prononçant ces mots, Arthur jeta sur Adrienne un regard sombre qu’elle eut beaucoup de mal à soutenir, mais, enhardie par la présence et le sourire de Clémentine, elle insista en souriant elle-même.

« Ma sœur, il est vrai, n’annonce rien qui ne doive plaire, sir Arthur, puisqu’elle vous rappelle dans votre chère Écosse. »

Quoiqu’il fût cruellement blessé de ce qui n’était entr’elles qu’un badinage innocent, il se rendit maître du bouleversement qui avait paru en lui, et répondit avec calme qu’il appréciait l’intérêt qu’on daignait lui témoigner, en l’avertissant que son séjour avait été trop long dans cette colonie ; mais il y avait sous cette tranquillité feinte un ressentiment dont toute l’amertume éclata dans l’adieu qu’il répondit au timide adieu d’Adrienne, lorsqu’elle se trouva seule avec lui en le reconduisant.

« Partirez-vous ? lui dit-elle, avec l’enjouement qu’elle s’efforçait de conserver encore.

— Oui, je pars, répliqua-t-il d’une voix basse et irritée. J’emporte la certitude qu’Adrienne ressemble à touts les femmes ; qu’elle est légère, qu’elle est vaine et trompeuse, et qu’elle sait rire en donnant la mort à celui qui respectait son repos et son innocence. »

En achevant ces mots, qui tuaient la pauvre Adrienne, il repoussa durement sa main qu’il avait saisie d’abord, et s’enfuit dans un courroux égal au triste étonnement de celle qui en était l’objet.

En retournant vers sa sœur, elle chancelait, elle la regardait fixement comme quelqu’un qui rêve et qui ne reconnaît plus rien autour de soi. L’immobilité et la pâleur de ses traits effrayèrent cette aimable sœur, qui la regardait à son tour, en tremblant de l'interroger. Adrienne enfin s’assit auprès d’elle, et, prenant sa main qu’elle pressa sur son front, comme pour y retenir ses idées qui s’enfuyaient, elle lui dit faiblement :

« Je suis perdue, ma sœur ! je me suis trompée »

Dès qu’elle fut en état de lui rendre compte de l’adieu d’Arthur, de cette colère inexplicable contre un être si vrai, si sensible, Clémentine crut n’y démêler qu’un excès d’orgueil qui l'alarma sans doute pour l’avenir d’Adrienne, mais qui n’annonçait ni l’indifférence, ni l’abandon, ni la haine dont elle se croyait menacée. Adrienne écoutait avidement toutes les conjectures et les tendres promesses de Clémentine ; mais elle ne les comprenait pas sans doute, car elle l’interrompait encore en s’écriant : « Je suis perdue, ma sœur ! »

Elle l’était en effet. Le départ d’Arthur était irrévocablement fixé quand elle le revit ; mais sa colère avait fait place à l’abattement et à la douleur. Il l’aborda d’un air confus ; et, reprenant cette main qu’il avait repoussée avec une sorte de fureur, il la mouilla de larmes avec toutes les marques du repentir et de l’amour. L’austérité de cet amour, le mystère dont il s’enveloppait encore, même en gémissant, préparait le cœur d’Adrienne à la sentence qu’elle allait recevoir.

« Malheureux pour toujour, lui dit-il enfin, mais un seul instant injuste, un seul instant, ma chère ! quelle que soit ma vie, Adrienne, ce moment en aura été le plus affreux, et, je le jure ; le plus coupable. Vous devez pardonner beaucoup à qui va beaucoup souffrir, et souffrir pour toi, si bonne, si sincère ! et qui ne voulais pas, oh ! j’en suis sûr, ajouter des malheurs à la cruelle bizarrerie de mon sort ! Le réveil d’un doux songe, mon amie, est quelquefois la mort… Mais, s’il n’est plus temps pour ma vie, il l’est encore pour l’honneur… » Et ses larmes recommencèrent à couler avec plus d’amertume.

Adrienne, muette, consternée, lui abandonnait ses mains glacées, dont le tremblement seul annonçait qu’elle vivait encore.

« Demain, » poursuivit-il…

Ce mot éveilla la stupeur qui enchaînait l’ame d’Adrienne ; et sa tête se cacha sur le cœur d’Arthur, comme dans son dernier asile. L’affreux sommeil où elle paraissait être tombée fut rompu par une scène plus déchirante encore. Andréa, retenu par quelques esclaves, venait de leur échapper. Il court, il vole sur les bras de son frère. Il résiste à ceux qui l’atteignent dans sa fuite ; il les repousse ; il brave les ordres Arthur ; et, tout couvert de sable, de sueur et de larmes, il se jette dans la chambre où la malheureuse Adrienne vient de perdre, au moins un moment, la conscience de son sort. Cette vue épouvante Andréa, dont les cris perçants rappellent à la fois Adrienne à la vie, et sa sœur, que le retour d’Arthur avait comblée de joie, et qui souriait à la féicité prochaine dont elle se croyait l’heureux auteur !

Arthur pâle et désespéré ; Adrienne renversée dans ses bras, le sourire de la mort sur les lèvres ; Andréa, dont la douleur impétueuse s’exhale en cris et en sanglots ; quel est le plus à plaindre des trois êtres qui s’offrent à elle ? À qui doit-elle du secours et des consolations ?

« C’est toi, mon amour, qui lui fait peur par tes cris, » dit-elle à l’enfant effrayé. Il se tut, et mit ses mains sur sa bouche, pour étouffer les sanglots qu’il ne pouvait retenir. Son frère attendri l’attire doucement à lui ; ses vives et innocentes caresses rouvrent les yeux d’Adrienne. Ils se fixent mourans sur Arthur, dont la vie entière se confond encore avec la sienne dans ce triste et long regard qui dit à la fois : toujours ! et Adieu !

« Regardez-moi aussi, dit Andréa, je suis là ! »

Son frère, averti par cette voix suppliante, lève les yeux au ciel pour y chercher du courage, et les ramène pleins de pleurs sur ce tableau dont il ne peut s'arracher.

« Embrassez Adrienne, dit-il enfin, comme s’il commandait aux autres et à lui-même. Embrassez-la vite, Andréa ; il faut lui dire adieu.

— Pardon, pardon ! Arthur, s’écrie l’enfant, en s’agenouillant devant lui. Faites-moi dire autre chose : oh ! ne me faites pas peur ! »

Et ses cris recommencèrent avec mille tendres promesses d’être soumis à l’avenir. Arthur essayait vainement de l’entraîner ; affaibli par l’émotion qui vient d’abattre ses sens, il ne peut plus résister à cette lutte vraiment terrible ; car les forces d’Andréa, qui l’enchaîne de ses bras, surpassent les forces d’un enfant.

« Eh bien ! écoute, Andréa, mon enfant… mon frère ! écoute ; car tu me fais pitié, pauvre Andréa ! écoute, et réponds-moi sans contrainte. Je pars demain ; le ciel sait qu’il faut que je parte ! veux-tu me suivre ? veux-tu rester ? choisis entr’elle et moi. Je jure par l’honneur que je souscris à ton choix ; mais point de réflexion ; décide à l’instant. »

Une affreuse pâleur se répandit sur les joues d’Andréa. L’irrésolution et l’effroi se peignirent dans ses regards, qu’il fixait alternativement sur Adrienne et sur son frère ; mais il restait frappé de terreur. Ses deux mains étendues vers eux étaient agitées d’un tremblement convulsif. Il ne pouvait parler ; il ne pouvait choisir : la nature choisit pour lui et le précipita, privé de sentiment, aux genoux d’Adrienne.

« Le sacrifice est entier, dit Arthur ; je ne me sauve du danger qu’en y laissant ma vie. Adrienne, garde-moi cet enfant ; si mon retour est jamais permis et possible, retiens-en ce gage. Apprends… non ! n’oublie pas que je n’ai rien en ce monde de plus cher avec toi. »

Alors, couvrant de baisers l’enfant évanoui, le malheureux Arthur se sauva pour ne reparaître jamais. Clémentine le suivit, résolue de s’éclairer sur la cause qui avait amené cette scène de désolation.

« Au nom du ciel ! lui dit-elle, quand ils furent seuls sous les arbres, sir Arthur, expliquez-vous avec moi. Vous me paraissez trop malheureux pour que j’ose vous reprocher ce qui se passe. Mais j’ai le cœur déchiré. Que vais-je devenir ici moi-même ? Que va-t-il résulter de votre départ pour l’Écosse ? Je frémis de le prévoir.

— Pour l’Écosse, dit Arthur avec véhémence ; non, sur mon ame, ce n’est pas en Écosse que je reporte ma triste existence.

— Hélas ! reprit Clémentine, où fuyez-vous ? Inconcevable silence ! poursuivit-elle, après avoir vainement attendu sa réponse. Homme cruel et chéri, faut-il vous plaindre ou vous haïr ?

— Haïssez-moi, Madame, si vous en avez le courage ; mais continua-t-il d’un ton solennel et triste, j’abandonne à votre vertu ce que la mienne doit fuir. J’ai respecté votre sœur, mais je l’adore ; je ne puis plus vivre sans elle, mais je ne l’aurais obtenue que par un crime, et je m’en sépare. Voilà tous mes droits à votre haine… Demain, vous me reverrez, mais seul, au moment… le plus terrible vient de passer. Vous daignerez recevoir avec mon dernier adieu le secret qui tourmente ma vie, et qui mourrait avec moi, s’il ne devait, en me justifiant dans votre estime, me laisser un juge moins sévère auprès d’Adrienne. Vous le partagerez avec elle, quand sa raison, perdue aujourd’hui comme la mienne, pourra l’apprendre sans danger pour sa vie : car elle m’aime, je le crois ! s’écria-t-il avec un sourire douloureux. Ne le croyez-vous pas aussi, Madame ? »

Clémentine baissa les yeux, après les avoir tournés vers le ciel.

« Et moi, Madame, croyez-vous que je l’aime ? ajouta-t-il du ton de l’égarement. N’appréciez-vous pas la preuve que je vous donne ? l’espoir que je lui laisse, le lien tendre et précieux qui va nous unir quoique absens, le don que je lui fais de mon cher Andréa !… »

Sa voix étouffée s’éteignit dans son sein, et ils se séparèrent pour se revoir à l’aurore, mais à l’insu d’Adrienne plongée dans un état à ne plus rien comprendre de ce qui se passait autour d’elle.

La nouvelle du départ de Victor se répandit bientôt, et consterna ceux qui avaient prédit leur union. Cependant Clémentine, plus maîtresse que sa sœur de composer ses réponses aux demandes de leurs amis, laissa croire que cette absence serait de peu de durée. La vue du petit Andréa, l’idole d’Arthur, confirma ce discours. L’héritage de son vieux parent ; des esclaves nombreux et une habitation immense, confiés à leurs soins, ne laissèrent aucun doute du retour de son frère, parti, non pour l’Écosse, ainsi que l’espérait Nelly, mais sur un navire destiné pour les États-Unis de l’Angleterre.

Clémentine, après quelques jours consacrés aux larmes, voulut emmener avec elle sa sœur et Andréa. Rien n’y put résoudre Adrienne dont la douleur, plus calme en apparence, s’alimentait en secret du souvenir plus récent d’Arthur.

« Si je quitte cette île, disait-elle à sa sœur, je croirais le quitter à mon tour, et je mourrais plus vite, car il est encore partout où je l’ai vu. Là-haut, ma sœur, dans les arbres de la montagne ; autour de notre maison ; dans les savannes qu’il parcourait pour moi…, pour me chercher…, pour me voir. Regardez, Clémentine, il y est encore ! il y sera jusqu’au moment où mes yeux et mon cœur se fermeront au souvenir d’Arthur. »

Oh ! que le ciel ne m’a-t-il donné la beauté des anges, pour lui plaire, et leur voix, pour le rappeler !… et lui, lui, que ne voyait-il dans mes traits mon ame toute brillante de son image ! il m’aurait trouvée trop belle pour me quitter jamais !

Ses regards erraient alors partout où elle croyait poursuivre l’ombre légère d’Arthur, qu’elle voyait en effet par un reflet de son ame. Une autre fois, il reparaissait tout-à-coup en elle dans l’imitation involontaire de son accent, de ses manières ; dans des mots de lui, des phrases dérobées par sa mémoire, qui la frappaient d’étonnement sitôt qu’elles s’échappaient de sa bouche, et la faisaient fondre en larmes.

C’est alors qu’Andréa redoublait de tendresse pour elle, et qu’il l’écoutait avec plus de ravissement.

« Tu parles comme lui, disait-il ; on dirait que sa voix est unie à la tienne, et qu’elle est restée avec nous. Oh ! s’il fallait paraître !… Quand viendra-t-il, Adrienne ?

— Un jour, » répondait-elle pour tromper l’impatience d’Andréa ; et à force de le lui répéter, elle finissait par s’égarer elle-même, et se répondre tout bas : Un jour.

Clémentine la laissa livrée à une longue espérance qu’elle entretenait par ses lettres, sachant bien que prolonger l’erreur d’Adrienne, c’était prolonger sa vie ; cette vie donnée à l’amour, qui ne devait plus changer d’objet après avoir rencontré Arthur ; et, sans lui révéler le fatal secret qu’elle a toujours gardé, elle lui écrivait sans cesse : « Attendez, mon Adrienne, attendez, et gardez-vous de croire qu’il vous a trompée.

— Non, lui répondait-elle, non ma sœur, il ne m’a jamais trompée ; vous dites bien, c’est moi, moi seule. J’ai choisi, j’ai fixé mon sort ; quel qu’il soit, pardonnez-le lui ; c’est moi qui l’ai choisi. Je revois maintenant, en souvenir, des témoignages frappans, des preuves à la fois cruelles et touchantes que son ame était combattue et déchirée. Était-ce amour pour moi ?… pour… Quelles tristes lueurs ! Clémentine, quand s’éteindront-elles ? Je repasse en vain tous ses discours mot-à-mot ; je les sais tous. Non, en vérité, il ne m’a jamais dit qu’il m’aimait. J’ai cru cependant qu’il fallait être ce qu’il était pour le persuader. Je m’obstinais peut-être à le croire, pour avoir le droit de l’aimer avec cette passion sincère dont vous plaignez l’excès. J’ai quelquefois essayé, pour vous, ma sœur, de lui disputer ma vie, qui vous est chère ; mais qui a pu se croire aimée d’Arthur, ô Clémentine, doit mourir du regret de s’être trompée. »

Conduite un soir par Andréa sur cette roche alors si déserte, si aride, où l’enfant croyait souvent apercevoir un vaisseau revenir, mais où elle ne voyait que de l’eau, toujours de l’eau, un affreux tourbillon de vent, et le choc des vagues contre les mornes, lui rappela le chant de Mona. L’effrayante anordie, ce signal des tempêtes, apporta dans son ame une secrète terreur, qui ne s’était pas encore mêlée aux tourmens qu’elle traînait partout avec elle. La vue de ce bâtiment échoué à la côte, des nuages noirs, et le roulement lointain des flots, lui causèrent une subite horreur qu’elle voulut en vain cacher au jeune frère d’Arthur.

« Andréa ! lui dit-elle avec un regard effrayé.

— Que vois-tu ? lui demanda-t-il, en cherchant des yeux l’objet qui paraissait la frapper.

— Rien, rien ! répondit-elle, en le serrant fortement sur son cœur : Oh ! n’ayez pas peur, Andréa, je n’ai rien vu ; » et, l’entraînant jusqu’à cette petite chapelle gothique que vous voyez non loin de la mer, et consacrée à la Vierge par des matelots espagnols qui s’y sauvèrent autrefois, elle s’appuya contre les piliers à demi-ruinés. Quelques éclairs jetaient une clarté pâle à travers ces lourds nuages qui s’amoncelaient au loin, et rendaient plus horribles à contempler les intervalles d’un calme sombre que nos marins appellent calme de mort, où la nature immobile semble réunir toutes ses forces pour soutenir le choc dont elle est menacée.

Mona, qui vit ses jeunes maîtres se réfugier à la chapelle, vint les y joindre toute tremblante.

« Chère Mona, lui dit tout bas Adrienne, en se cachant dans ses bras, priez avec moi pour les voyageurs ; car voici la saison des naufrages. »

Andréa, ce fidèle enfant dont la pensée toujours fixée au même objet répondait sans cesse à la pensée d’Adrienne par le nom d’Arthur, la surprit le lendemain avec cette question.

« Veux-tu voir Arthur ? » lui demanda-t-il d’un ton de confidence. Elle tressaillit et l’écouta : « Couche-toi sur ton cœur, quand tu t’endors ; j’avais entendu raconter que, pour voir en rêve ceux qu’on aime, il fallait se coucher sur le cœur, où passe tout notre sang avec leur souvenir : il s’y arrête alors et nous console. Je l’ai fait pour revoir mon frère ; j’en ai bien de la joie, car je l’ai vu long-temps cette nuit, et je viens te le dire. »

Adrienne pleura ; les jours, les mois n’amenaient aucune nouvelle d’Arthur ; le peu d’amis que n’avait pas éloignés la tristesse d’Adrienne gardaient sur cet être adoré un silence qui lui devenait odieux.

« Nommez-le mille fois dans vos lettres, écrivait-elle à sa sœur : car il semble que ce nom soit effacé de tous les souvenirs ; vous seule, et Andréa, ce fidèle écho de mon cœur, vous seule, vous n’avez pas perdu la mémoire. Eh quoi ! j’existe encore, et personne ne parle plus d’Arthur. Arthur est-il donc autre chose que moi-même ? ne voyent-ils en moi qu’Adrienne, pour ne me parler jamais que d’Adrienne ? oh ! s’ils voyaient mon ame, ils n’oseraient rien dire qui ne fût pour Arthur. Mais lui, Clémentine, cet ami tendre, cet autre moi, plus aimé mille fois que moi-même, est-ce lui qui me pénètre d’un sentiment si triste ?… En repassant ces jours mille fois heureux, mille fois trompeurs, puis-je me résoudre à croire que celui qui les a fait naître pour moi, soit encore celui dont le silence et l’oubli me déchirent aujourd’hui ? quel retour douloureux sur une félicité charmante, détruite, non par la force des événemens ; non par l’ordre du ciel qui brise à son gré nos liens les plus chers, nos espérances les plus riantes, sans que nous ayons le droit de nous plaindre autrement que par des pleurs : mais par la volonté d’un seul, dont l’unique bonheur était de me plaire !… je le croyais ! et l’univers est entre nous ! et c’est lui qui l’a voulu !… qui le veut encore !

Mais Clémentine, si je parvenais à détacher mon cœur de cet Arthur, qui m’a repris avec le sien tout le charme de ma vie, comment oublier l’autre Arthur, le plus aimable, le plus tendre des hommes ! qui trouvait sa joie dans mes regards, qui vivait par moi, comme je vivais par lui… Il est affreux de n’avoir pour espérance que l’orgueil… Ah ! je ne l’écoute pas ; laissez-moi donc, laissez-moi toute entière à ces regrets tendres, qui absorbent, qui accablent, qui dévorent l’ame ! Mais de la colère, mais du ressentiment, non ! je n’en ai pas ; je ne saurais : il m’a aimée… Vous me l’avez dit, Clémentine… Hélas ! que les plaintes d’un cœur blessé sont vaines ! qu’elles soulagent peu l’oppression qui le fatigue ! mais je crois que mon cœur m’a quittée pour le suivre, et qu’il me manque pour respirer… que tout ce que je vous écris est inutile ! car ce ne sont plus les larmes qui peuvent me guérir ; j’en ai répandu trop pour en sentir encore le besoin… Mais ce profond abattement, cet ennui de moi-même, et de tout… voilà l’état qu’un cœur vraiment touché ne peut ni supporter, ni décrire. Je suis si malheureuse de dire : C’est lui qui me rend malheureuse ! je ne le dirai plus ; je ne voulais pas vous le rappeler ; je ne voulais… pourrez-vous le croire en lisant cette lettre ? je ne voulais vous parler que d’Andréa ; et comment vous entretenir de cet enfant sans retourner d’où je viens ! il m’y ramènerait si je pouvais m’en arracher long-temps. Sa mémoire, ses prières, ses espérances, tout prend le nom d’Arthur ; il va chaque jour revoir la chambre qu’il occupait avec lui. C’est là qu’il écoute, plus docile, les maîtres que je lui ai conservés avec le vieux intendant de ses biens, choisi par son frère. Les livres favoris d’Arthur sont ceux qui l’intéressent et l’instruisent le mieux. Je les lis moi-même quand il m’est possible ; je le force doucement à me suivre dans ce monde qui l’effarouche encore. J’y retourne pour lui ; je n’en repousse aucune occasion ; par cet effort, jugez de ma tendresse pour Andréa ! Mais il me demande sans cesse s’il faut encore attendre long-temps Arthur ? Je ne sais que lui répondre… Et vous, Clémentine, que lui répondriez-vous ? »

Pour la première fois, sa sœur, quand elle répondit, parlait beaucoup plus de sa famille, de ses projets de retour à Saint-Barthélemi, que d’Arthur, dont Adrienne cherchait le nom à chaque ligne. Elle l’informait que son mari cédait à ses instances, et consentait à fixer leur retour auprès d’elle avant un an. Enfin, elle répétait ce que tant de fois elle avait déjà dit, et plus tendrement peut-être. « Attends ! attends toujours. Tu le reverras, ô ma chère Adrienne ; » mais il paraissait que des larmes étaient tombées sur ces mots.

L’arrivée d’un vaisseau marchand conduisit dans cette île quelques navigateurs qui ne tardèrent pas à se trouver en relation avec nos premières maisons de commerce. Adrienne y rencontra l’un d’eux revenant du Bengale, où il avait séjourné deux ans. Ses différens voyages sur mer étaient curieux à entendre raconter. Il parlait de naufrages, de prises par les corsaires, de combats dont les images effrayantes et vraies éveillent si naturellement la crainte dans les cœurs.

Adrienne, et Andréa surtout, l’écoutaient avec une émotion profonde ; à les voir, on ne pouvait douter qu’ils n’eussent tous deux des affections relatives aux sombres tableaux retracés devant eux. Quand il s’arrêtait de parler, ils le regardaient encore, et ne regardaient que lui, comme s’ils en eussent attendu d’autres récits, les seuls capables de les captiver et de les émouvoir. C’était la première fois depuis deux ans qu’Adrienne écoutait autrement que par complaisance ; et le narrateur, charmé sans doute de l’intérêt qu’il faisait naître, retrouvait toujours de quoi satisfaire ses auditeurs attentifs.

« Le sort, poursuivit-il, qui nous a conduit si heureusement dans ce port, nous en avait violemment repoussés. Il y a deux ans… oui ! deux ans, le vaisseau que je dirigeai sur cette île, en quittant l’Angleterre, fut tout-à-coup arrêté par un calme plat, qui nous fixa douze jours sur le même point, et ne présageait rien d’heureux pour la suite. Ce présage ne fut pas trompeur ; car nous fûmes bientôt après jetés et poussés par les vents au hasards des écueils, sans plus pouvoir tenir une route réglée dans cette tourmente affreuse. Nous trouvâmes des compagnons d’infortune, aussi déroutés que nous ; mais qui, plus maltraités encore par la perte de leurs voiles et de leurs cordages, nous hélèrent, et nous firent des signes de détresse que nous comprîmes par la nôtre, mieux que par leurs plaintes à moitié perdues dans le bruit des vagues. Nous les jugeâmes à tel point désespérés et hors de salut, que nous jetâmes nos chaloupes à la mer, pour aller à leur secours. Les leurs s’éloignaient déjà remplies par l’équipage, qui fit de vains efforts pour nous rejoindre. Nous les recommandâmes à la Providence, en luttant nous-mêmes contre un danger que nous venions d’accroître inutilement pour les sauver, lorsqu’une lame d’eau couvrit notre chaloupe toute entière ; un homme fut amené brusquement par elle si près de nous, que nous eûmes le bonheur de le saisir par ses vêtemens, et de le recueillir évanoui dans nos bras. Nous ne pouvions lui donner aucun secours, et nous avions peur de ne jamais rejoindre notre vaisseau dont nous étions toujours repoussés au moment de l’atteindre ; cependant, après quelques heures d’une affreuse inquiétude, nous parvînmes à nous en rapprocher, et à saisir les cables qu’on nous jeta pour y remonter ; la mer n’était plus que houleuse, et nous donnait l’espoir d’une tranquillité prochaine. Nous transportâmes l’infortuné dont j’ai parlé, tout évanoui qu’il était encore ; une blessure profonde qu’il avait reçue à la tête nous laissa peu d’espoir de le rappeler à la vie. Épuisé par la perte de son sang et par les efforts qu’il avait opposés long-temps aux flots, il n’ouvrit en effet les yeux que pour retomber dans un accablement que nous jugeâmes mortel. Il nous regarda pourtant encore ; mais sa vue se voilait pour toujours. Il voulut nous parler, et ne put que proférer d’une voix lente et coupée les noms d’Adrienne et d’Andréa, que nous prîmes le soin d’écrire. Après quelques sanglots, il expira au milieu de tout l’équipage consterné d’une fin si prématurée ; car il était jeune et d’une figure admirable, quoique décolorée par la mort.

Tous les yeux se tournèrent à la fois sur Adrienne, dont les regards fixés et ternes restaient attachés sur le conteur, qui venait de dévoiler le sort d’Arthur.

Un silence morne régna quelques instans ; personne n’osait le rompre. On attendait avec inquiétude l’effet d’une nouvelle si désastreuse que l’on n’avait pu prévenir. Mais pas une plainte ne sortit de ce cœur frappé à mort. C’était comme une blessure refermée aussitôt que reçue, et d’où ne peut s’échapper une goutte de sang. Pas une larme ne tomba de ses yeux arides ; on l’emporta, non privée de la vie, mais dans un état effrayant d’insensibilité, qui semblait n’appeler aucun secours, aucune vaine consolation. Andréa la suivit dans le même silence, et l’on crut que, pour lui du moins, cette révélation serait moins funeste. Mona, désolée, gémit inutilement aux pieds d’Adrienne, qui ne répondait rien à ses questions et à ses larmes qu’elle regardait couler sur ses mains avec une froide surprise.

Une voix déchirante brisa tout-à-coup cette longue et triste veille ; elle semblait venir du haut de la montagne, et, dans la nuit, l’écho la rendait plus déchirante encore : « Andréa ! criait cette voix lamentable ; et Adrienne se leva vivement.

— Mona, dit-elle, entendez-vous ? on appelle Andréa. Mais Mona effrayée ne bougeait pas.

— Où est Andréa ? qui l’appelle à cette heure ?… je crois qu’il fait nuit.

— Il dort, dit Mona, couchez-vous, chère maîtresse.

— Il dort ! s’écrie-t-elle, et qui pourrait dormir ici ! je veux voir cet enfant. » Elle court dans la chambre d’Andréa ; mais ses bras qu’elle étend sur son lit ne l’y trouvent pas.

« Mon Dieu ! poursuit-elle, on m’a pris Andréa, on l’emmène… Écoutez ! écoutez, comme on l’appelle ! » Et le rivage répétait au loin : Andréa !

Égarée, mais forte par l’excès même de la frayeur, Adrienne, demi-nue, s’échappe des bras tremblans de Mona, et s’élance comme une ombre sur les rochers d’où la voix semblait descendre.

C’était le pauvre petit Andréa lui-même, qu’une fièvre ardente avait fait sortir de son lit. Frappé du récit affreux de la soirée, il étendait les bras en les agitant vers la mer, et criait : Andréa ! Andréa !

Adrienne le saisit avec l’énergie du désespoir ; et l’enfant se laissa prendre par elle et ramener sans résistance jusqu’à l’habitation. La lumière qui brûlait dans la chambre éclaira ses traits pâles et renversés. Ses cheveux étaient hérissés sur son front découvert ; ses yeux étincelaient ainsi que deux étoiles ardentes. Il était beau, beau comme Arthur le jour de ses adieux ; et Adrienne, qui retenait ses mains sèches et brûlantes, le baigna de ses larmes, en disant : « Pauvre petit misérable ! »

— Pauvre petit misérable ! répéta-t-il, en imitant l’accent plaintif de son amie.

Une maladie grave suivit ces tristes symptômes. Adrienne, assise ou à genoux près de son lit, semblait avoir oublié que c’était à elle à mourir. Ses soins, ses vœux, ses veilles, ses pleurs, tout était pour Andréa, qui ne reconnaissait qu’elle, qui n’obéissait qu’à sa voix, durant l’affreux délire qui bouleversait sa raison ; souvent, tourmenté par des rêves lugubres, il se levait tout-à-coup, et voulait s’échapper. Il se débattait alors contre Adrienne elle-même, et s’obstinait à s’enfuir, dans un silence qui la glaçait d’épouvante.

— C’est moi, disait-elle, veux-tu me quitter ? veux-tu quitter Adrienne ? » et l’enfant, terrassé par de longs efforts, retombait sur sa couche, en répétant : « Pauvre petit misérable ! » Il n’avait plus dans sa mémoire d’autres paroles pour exprimer son impatience et les douleurs aiguës de la fièvre qui le dévorait.

Après un mois d’une mortelle inquiétude, il parut plus calme. Le sommeil vint par intervalles rafraîchir son sang, et réparer le désordre de son imagination, que l’on croyait à jamais troublée ; il ne lui resta bientôt de cette crise violente qu’une extrême faiblesse qui se dissipa pourtant, et une mélancolie qui ne se dissipera jamais ; car il semble que tous les malheurs se soient réunis pour l’augmenter, et la faire pour ainsi dire croître avec son ame.

Il avait, à cette époque, à peine dix ans accomplis ; mais sa taille élevée, ses traits formés et d’une beauté sérieuse, le faisaient paraître déjà ce qu’il est aujourd’hui.

Le passage subit d’une douleur à une autre douleur avait prolongé la vie d’Adrienne ; mais elle retrouva le pressentiment de sa fin prochaine aussitôt qu’elle cessa de trembler pour la vie d’Andréa. Elle rêvait souvent, dans sa tendre sollicitude, à lui préparer un lien assez cher pour le consoler, ou du moins pour lui adoucir sa perte. Elle voulait voir Georgie, la fille de sa sœur, qu’elle rappelait dans chacune de ses lettres. « Venez, venez, lui écrivait-elle, ô Clémentine ! il est temps. » Elle vint en effet retrouver Adrienne, sa chère Adrienne, méconnaissable pour ceux qui ne l’avaient pas suivie dans le progrès de ses longues douleurs. Clémentine fut navrée ; en la pressant dans ses bras, elle sentit qu’elle n’y tenait déjà plus qu’une ombre prête à lui échapper, et elles se regardèrent dans un silence qui disait tout.

Georgie, que sa mère amenait avec elle, était une charmante créature, plus jeune qu’Andréa d’une année : le rire ne quittait pas ses joues rondes et fraîches. Volage comme un jeune oiseau des champs, elle sautait plutôt qu’elle ne marchait. Aussi vive que caressante, elle interrompait une chanson, pour venir donner un baiser à sa mère. Adrienne se plut à contempler ses grâces légères, et voulut la parer elle-même de ses mains défaillantes. — Il l’aimera, dit-elle à sa mère. Vous le voulez, n’est-ce pas Clémentine ? » — Tu le veux, ma sœur ! » ajouta-t-elle en lui serrant fortement la main ; et sa sœur n’eut pas plus de peine à la deviner, qu’à souscrire d’avance à son dernier désir.

— Écoute ! dit-elle à Georgie, tu vas avoir un frère, un petit ami beau comme toi, mais plus triste. »

— C’est Andréa ! répondit Géorgie. Oh ! que je voudrais le voir ! toujours, ma mère en a parlé. Viendra-t-il bientôt ? »

— Bientôt. Et tu l’accueilleras comme un frère ? et tu l’aimeras pour l’amour de moi ? » Géorgie promit de l’aimer, et courut se placer sur la porte, heureuse de l’idée d’avoir un frère, et de porter à son cou un collier de corail noir qu’Adrienne venait d’y attacher.

Alors elle instruisit sa sœur que dès le matin elle avait envoyé quelques nègres au-devant d’elle, mais en leur ordonnant de prendre un long détour, afin de prolonger l’absence d’Andréa, qui ne s’était décidé qu’avec peine à les accompagner. « J’ai voulu, poursuivit-elle, te voir seule… te parler… mais je ne le puis. » Et sa tête se pencha sur le sein de Clémentine.

— Adrienne ! lui demanda-t-elle, n’es-tu pas charmée de nous voir enfin réunies ? » — Charmée, en vérité, ma sœur, lui répondit Adrienne, d’une voix faible. Oh ! oui ! charmée de sentir votre main dans la mienne… Retenez-la encore, Clémentine, car, je ne sais où je vais, mais il me semble qu’une main invisible m’attire loin d’Andréa… loin de tout !… Pardonnez-moi de dire une telle chose, mais vous me regardez, ma sœur, et vous voyez bien qu’il était temps ! » Clémentine la regardait en effet, mais elle n’avait plus la force de lui répondre ; et elle la laissa tomber par degrés dans un sommeil qui la préparait doucement à l’éternel repos.

Mona, qui guettait de loin le retour d’Andréa, vint les avertir qu’elle croyait l’apercevoir. — Elle croit l’apercevoir, répéta Géorgie toute radieuse. » Adrienne s’éveilla, et, rassemblant ses forces, elle sortit seule pour aller à sa rencontre.

— Je n’ai rien vu, dit-il en courant auprès d’elle. Tu les aimes donc beaucoup pour me les envoyer chercher si loin ? Il y a près d’un jour que je les attends. Oh ! que les heures sont lentes sans toi ! »

— Et s’il fallait nous quitter pour… long-temps, que ferais-tu donc, Andréa ? » Il garda le silence ; puis en relevant sur elle ses yeux chargés de tristesse : — Tu m’éprouves ? » lui dit-il.

— Je t’interroge, Andréa, je voudrais… »

— Moi je voudrais aller mourir comme lui. Oh ! Adrienne ! Tu sais que je mourrais ! »

— Eh bien ! non, répliqua-t-elle en détournant son visage pour cacher ses larmes, n’en parlons pas. Je veux seulement te donner aujourd’hui une preuve singulière de ma tendresse our toi ; ne la refuse pas, Andréa, car elle assurera le bonheur de ta vie. »

— Donne-moi cette preuve, dit-il, d’un air rêveur, mais ne m’éprouve plus. »

Il la suivit alors avec inquiétude dans la chambre où étaient Clémentine et Géorgie. Dès qu’il les aperçut, il s’arrêta sur la porte. Géorgie, dans sa joie naïve, s’avança vers lui, en le saluant par son nom, comme si elle l’eût déjà vu, et lui prit la main avec familiarité ; il l’examina sans répondre, et ne parut remarquer en elle que le collier d’Adrienne, sur lequel il attacha les yeux.

— Me trouves-tu bien ainsi ? » lui dit-elle ; et Andréa, retirant doucement sa main, s’avança vers Clémentine, qu’il reconnut avec quelque plaisir. Elle ne put regarder sans émotion cette belle et vivante image du malheureux Arthur. Adrienne se pencha vers elle en lui disant tout bas : — Il ne s’en ira jamais, lui ! »

Le lendemain elle se leva moins faible ; sa voix était animée, son teint plus vif, elle parlait fréquemment. — Venez, dit-elle, aux deux enfans, je veux aussi me parer aujourd’hui  ; je veux que vous m’aidiez à cueillir ces fleurs qui sèchent si vite… Voyez ! la roche en est couverte, allons-y tous trois. J’en mettrai sur ma tête, sur mon cœur ; j’en remplirai mes mains ; nous en répandrons partout pour l’arrivée de Georgie. » — Pour Adrienne, s’écria vivement Andréa ; une couronne pour Adrienne. » — Oui ! pour toutes les jeunes filles, reprit-elle ; c’est demain la fête des jeunes filles. » — Allons, dit gaîment Georgie, allons faire des couronnes. » Tout trois y montèrent ensemble, et dépouillèrent les murtilles et la mousse de leur richesse passagère.

Cette journée fut belle : Adrienne avait souri long-temps ; sa figure se colorait de plus en plus ; ses cheveux noirs et bouclés s’échappaient de sa couronne, et la rendaient charmante. Clémentine l’observait avec un mélange d’espérance et d’étonnement ; Andréa surtout la contemplait avec une expression plus passionnée et plus rêveuse. Pour elle, dont les regards effleuraient tout sans se fixer sur rien, elle respirait plus vite ; il y avait dans tous ses mouvemens quelque chose d’empressé qui leur faisait lui demander à chaque instant : « Que veux-tu ? » elle ne répondait pas, et semblait partager leur joie.

— Andréa, dit-elle enfin, en lui montrant Géorgie qui caressait sa mère, vois qu’elle est douce et belle ! vois comme ces fleurs lui vont bien ! »

— Oh ! oui ! répondit-il, mais en ne regardant qu’Adrienne, elle est douce et belles, et ces fleurs lui vont bien. »

— Va donc le lui dire. »

— Laisse-moi te regarder ! »

— Mais, reprit-il bientôt, tu m’as promis hier le bonheur de ma vie, t’en souviens-tu, ma chère Adrienne ? »

— Tiens, dit-elle en attirant Géorgie auprès de lui, je l’ai demandée à sa mère pour toi ; je te la donne : embrassez-moi, et soyez unis toute la vie, comme je vous unis en ce moment. »

— Il ne faut pas être triste, Andréa, lui dit Géorgie en passant son bras autour du sien ; il faut répondre comme j’ai répondu hier lorsqu’on m’a commandé de t’aimer ; j’ai dit que je t’aimerais : fais de même, et sois mon frère »

À ce nom de frère, Andréa pleura, mais il ne répondit pas.

— Non, reprit Adrienne en devinant sa pensée, appelle-le toujours ton ami ; tu lui donneras un jour un nom plus tendre encore ; un jour Andréa sera ton époux, et c’est votre mariage… »

— Que dis-tu ! s’écria-t-il avec effroi, le mariage ! ce mot odieux qui faisait frémir Arthur, et qu’il voulait oublier. »

— Oublier ! s’écria vivement Adrienne, en pâlissant. Ma sœur ! ô ma sœur ! avez-vous entendu ?… »

— Paix, paix ! mon cher Andréa, interrompit soudain Clémentine : Adrienne ne veut que ton bonheur, et ton frère l’approuverait lui-même. »

— Je ne veux rien, dit-il avec force, je n’aime que toi, et puisque tu ne veux plus d’Andréa, puisque tu me donnes, puisque tu me repousses, je refuse tout : je fuirai tous ceux qui voudront m’appeler leur ami. »

Il s’échappa de leurs mains en finissant ces mots. Adrienne, agitée d’un tremblement mortel, lui tendit les bras, mais ses bras retombèrent sans force ; elle put à peine proférer d’une voix éteinte : — Ô ma sœur ! l’avez-vous entendu ? Arthur était donc… Je meurs ! » et elle perdit connaissance dans les bras de Clémentine.

Le lendemain, la vieille et triste Mona vint demander à l’intendant de l’habitation d’Andréa s’il n’avait point vu son jeune maître ? Il l’assura qu’il était enfermé dans la chambre de son frère. — Empêchez-le de sortir jusqu’à ce soir, dit-elle. Oh ! pour l’amour du ciel, qu’il ne vienne pas jusque-là ! » Il le promit ; elle s’en alla, et il lui vit prendre le chemin de l’église catholique ; dont les cloches sonnèrent quelques momens après.

Vers le soir, André, qui était resté tout le jour dans un triste abattement, sortit de sa chambre et descendit lentement sur le rivage. Il aperçut au loin un cortège de jeunes filles voilées et couronnées de fleurs, qui se dirigeaient sur le bord de mer. Alors il se rappela que c’était la fête des jeunes filles. Adrienne l’avait dit la veille. « Adrienne, ô ma chère Adrienne ! » dit-il, et il s’avança, comme entraîné, vers sa demeure. Mais au moment d’entrer, un saisissement affreux l’arrêta. Son sang se glaça dans ses veines ; on l’aurait dit pour toujours pétrifié devant l’objet de sa terreur ; c’était une petite croix de paille déposée à l'entrée de la porte, comme on fait dans toutes nos maisons pour annoncer que la Mort y a passé récemment. Les genoux d’Andréa se ployèrent sous lui ; un nuage couvrit sa vue ; cette croix sembla disparaître et s’effacer comme un rêve ; alors, sans jeter un cri, sans savoir peut-être où il était lui-même, il franchit le seuil et courut au lit d’Adrienne… Elle n’y était plus. Toute la chambre était jonchée de roseaux, d’acacia blanc, et remplie des parfums de la myrrhe qu’on y avait brûlée.

Géorgie, seule, couverte de ses longs cheveux en désordre, les yeux gonflés d’avoir pleuré, était penchée sur cette couche tendue de blanc, et gémissait. Ce murmure triste et doux frappa enfin Andréa, qui, dans un muet désespoir, devinait et n’osait demander ce qu’il avait perdu ; il arrêta ses yeux sur Géorgie, qu’il avait vue naguères si riante et si vive. Elle était défaillante, sans mouvement, sans couleur ; sa voix ne formait que des sons inarticulés et plaintifs. Il prit sa main, et lui dit, après l’avoir long-temps regardée : — Tu sauras donc pleurer avec moi ! » Géorgie ne put rien lui répondre ; et sa mère, qui les regardait tous deux, les pressa contre son cœur brisé.




Trois ans ont passé sur ce jour de désolation, et l’esprit d’Andréa n’est pas encore guéri de l’impression terrible qu’il reçut alors. Quand le ciel se charge de vapeurs, que la mer s’élance contre les rochers avec un bruit sourd, que l’ouragan fait balancer jusque dans la rade les vaisseaux à l’ancre, on ne tarde pas à voir ce jeune homme errer seul à grands pas, gravir les plus hautes falaises, s’arrêter sur leur cime élevée, se pencher vers l’Océan, et redire d’une voix qui fait peur et pitié : Andréa ! comme s’il criait à ceux qu’il aima qu’il les attend encore.

Autrefois c’était toujours Adrienne qui parvenait à lui faire abandonner cette roche dangereuse, où nul autre qu’elle n’a jamais osé le suivre depuis. Après cet égarement passager de sa raison, il tombe dans un profond assoupissement, dont il se réveille, sans se rappeler peut-être ce qui l’a causé ; alors il redevient, doux et paisible jusqu’au premier orage qui le bouleverse de nouveau. Les parens de Géorgie, dont il est adoré, lui laissent une liberté qui convient à son caractère ; il s’en éloigne peu, et revient toujours le premier vers la petite Géorgie, dont l’amitié, plus timide, s’augmente à mesure qu’elle apprend à la cacher. Cette tristesse qui voile son front, sa rougeur quand il lui parle, et le tremblement de sa voix quand elle lui répond, tout prouve qu’elle ne l’aime déjà plus comme une enfant ; et Clémentine laisse au temps et au ciel à remplir la dernière espérance d’Adrienne.


FIN.