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Polyeucte/Édition Masson, 1887

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(Redirigé depuis Polyeucte martyr)
Polyeucte (1643)
Texte établi par Gustave MassonHachette (p. 2-66).

PERSONNAGES


Félix, sénateur romain, gouverneur d’Arménie.
Polyeucte, seigneur arménien, gendre de Félix.
Sévère, chevalier romain, favori de l’empereur Décie.
Néarque, seigneur arménien, ami de Polyeucte.
Pauline, fille de Félix et femme de Polyeucte.
Stratonice, confidente de Pauline.
Albin, confident de Félix.
Fabian, domestique de Sévère.
Cléon, domestique de Félix.
Trois gardes


La scène est à Mélitène, capitale d’Arménie,
dans le palais de Félix.

POLYEUCTE, MARTYR.
TRAGÉDIE CHRÉTIENNE.


ACTE PREMIER.


Scène I.

POLYEUCTE, NÉARQUE.
NÉARQUE.

Quoi ! vous vous arrêtez aux songes d’une femme ?
De si foibles sujets troublent cette grande âme !
Et ce cœur tant de fois dans la guerre éprouvé
S’alarme d’un péril qu’une femme a rêvé !

POLYEUCTE.

Je sais ce qu’est un songe, et le peu de croyance
Qu’un homme doit donner à son extravagance,
Qui d’un amas confus des vapeurs de la nuit
Forme de vains objets que le réveil détruit ;
Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme ;
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l’âme,
Quand, après un long temps qu’elle a su nous charmer,
Les flambeaux de l’hymen viennent de s’allumer.
Pauline, sans raison dans la douleur plongée,
Craint et croit déjà voir ma mort qu’elle a songée ;
Elle oppose ses pleurs au dessein que je fais,
Et tâche à m’empêcher de sortir du palais.
Je méprise sa crainte, et je cède à ses larmes ;
Elle me fait pitié sans me donner d’alarmes ;
Et mon cœur, attendri sans être intimidé,
N’ose déplaire aux yeux dont il est possédé.
L’occasion, Néarque, est-elle si pressante
Qu’il faille être insensible aux soupirs d’une amante ?
Par un peu de remise épargnons son ennui,
Pour faire en plein repos ce qu’il trouble aujourd’hui.

NÉARQUE.

Avez-vous cependant une pleine assurance
D’avoir assez de vie ou de persévérance ?
Et Dieu, qui tient votre âme et vos jours dans sa main,
Promet-il à vos vœux de le pouvoir demain ?
Il est toujours tout juste et tout bon ; mais sa grâce
Ne descend pas toujours avec même efficace ;
Après certains moments que perdent nos longueurs,
Elle quitte ces traits qui pénètrent les cœurs ;
Le nôtre s’endurcit, la repousse, l’égare :
Le bras qui la versoit en devient plus avare,
Et cette sainte ardeur qui doit porter au bien
Tombe plus rarement, ou n’opère plus rien.
Celle qui vous pressait de courir au baptême,
Languissante déjà, cesse d’être la même,
Et, pour quelques soupirs qu’on vous a fait ouïr,
Sa flamme se dissipe, et va s’évanouir.

POLYEUCTE.

Vous me connaissez mal : la même ardeur me brûle,
Et le désir s’accroît quand l’effet se recule.
Ces pleurs, que je regarde avec un œil d’époux,
Me laissent dans le cœur aussi chrétien que vous ;
Mais pour en recevoir le sacré caractère
Qui lave nos forfaits dans une eau salutaire,
Et qui, purgeant notre âme et dessillant nos yeux,
Nous rend le premier droit que nous avions aux cieux,
Bien que je le préfère aux grandeurs d’un empire,
Comme le bien suprême et le seul où j’aspire,
Je crois, pour satisfaire un juste et saint amour,
Pouvoir un peu remettre, et différer d’un jour.

NÉARQUE.

Ainsi du genre humain l’ennemi vous abuse :
Ce qu’il ne peut de force, il l’entreprend de ruse.
Jaloux des bons desseins qu’il tâche d’ébranler,
Quand il ne les peut rompre, il pousse à reculer ;
D’obstacle sur obstacle il va troubler le vôtre,
Aujourd’hui par des pleurs, chaque jour par quelque autre ;
Et ce songe rempli de noires visions

N’est que le coup d’essai de ses illusions :
Il met tout en usage, et prière, et menace ;
Il attaque toujours, et jamais ne se lasse ;
Il croit pouvoir enfin ce qu’encore il n’a pu,
Et que ce qu’on diffère est à demi rompu.
Rompez ses premiers coups ; laissez pleurer Pauline.
Dieu ne veut point d’un cœur où le monde domine,
Qui regarde en arrière, et, douteux en son choix,
Lorsque sa voix l’appelle, écoute une autre voix.

POLYEUCTE.

Pour se donner à lui faut-il n’aimer personne ?

NÉARQUE.

Nous pouvons tout aimer, il le souffre, il l’ordonne ;
Mais, à vous dire tout, ce Seigneur des seigneurs
Veut le premier amour et les premiers honneurs.
Comme rien n’est égal à sa grandeur suprême,
Il faut ne rien aimer qu’après lui, qu’en lui-même,
Négliger, pour lui plaire, et femme et biens et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Mais que vous êtes loin de cette ardeur parfaite
Qui vous est nécessaire, et que je vous souhaite !
Je ne puis vous parler que les larmes aux yeux.
Polyeucte, aujourd’hui qu’on nous hait en tous lieux,
Qu’on croit servir l’État quand on nous persécute,
Qu’aux plus âpres tourmens un chrétien est en butte,
Comment en pourrez-vous surmonter les douleurs,
Si vous ne pouvez pas résister à des pleurs ?

POLYEUCTE.

Vous ne m’étonnez point ; la pitié qui me blesse
Sied bien aux plus grands cœurs, et n’a point de foiblesse.
Sur mes pareils, Néarque, un bel œil est bien fort :
Tel craint de le fâcher qui ne craint pas la mort ;
Et s’il faut affronter les plus cruels supplices,
Y trouver des appas, en faire mes délices,
Votre Dieu, que je n’ose encor nommer le mien,
M’en donnera la force en me faisant chrétien.

NÉARQUE.

Hâtez-vous donc de l’être.

POLYEUCTE.

Hâtez-vous donc de l’être. Oui, j’y cours, cher Néarque :
Je brûle d’en porter la glorieuse marque.
Mais Pauline s’afflige, et ne peut consentir,
Tant ce songe la trouble, à me laisser sortir.

NÉARQUE.

Votre retour pour elle en aura plus de charmes ;
Dans une heure au plus tard vous essuierez ses larmes ;
Et l’heur de vous revoir lui semblera plus doux,
Plus elle aura pleuré pour un si cher époux.
Allons, on nous attend.

POLYEUCTE.

Allons, on nous attend. Apaisez donc sa crainte,
Et calmez la douleur dont son âme est atteinte :
Elle revient.

NÉARQUE.

Elle revient. Fuyez.

POLYEUCTE.

Elle revient. Fuyez. Je ne puis.

NÉARQUE.

Elle revient. Fuyez. Je ne puis. Il le faut ;
Fuyez un ennemi qui sait votre défaut,
Qui le trouve aisément, qui blesse par la vue,
Et dont le coup mortel vous plaît quand il vous tue.


Scène II.

POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE.
POLYEUCTE.

Fuyons, puisqu’il le faut. Adieu, Pauline, adieu.
Dans une heure au plus tard je reviens en ce lieu.

PAULINE.

Quel sujet si pressant à sortir vous convie ?
Y va-t-il de l’honneur ? y va-t-il de la vie ?

POLYEUCTE.

Il y va de bien plus.

PAULINE.

Il y va de bien plus. Quel est donc ce secret ?

POLYEUCTE.

Vous le saurez un jour : Je vous quitte à regret ;
Mais enfin il le faut.

PAULINE.

Mais enfin il le faut. Vous m’aimez ?

POLYEUCTE.

Mais enfin il le faut. Vous m’aimez ? Je vous aime,
Le ciel m’en soit témoin, cent fois plus que moi-même ;
Mais…

PAULINE.

Mais… Mais mon déplaisir ne vous peut émouvoir !
Vous avez des secrets que je ne puis savoir !
Quelle preuve d’amour ! Au nom de l’hyménée
Donnez à mes soupirs cette seule journée.

POLYEUCTE.

Un songe vous fait peur !

PAULINE.

Un songe vous fait peur ! Ses présages sont vains,
Je le sais ; mais enfin je vous aime, et je crains.

POLYEUCTE.

Ne craignez rien de mal pour une heure d’absence.
Adieu : vos pleurs sur moi prennent trop de puissance ;
Je sens déjà mon cœur prêt à se révolter,
Et ce n’est qu’en fuyant que j’y puis résister.


Scène III.

PAULINE, STRATONICE.
PAULINE.

Va, néglige mes pleurs, cours, et te précipite
Au-devant de la mort que les dieux m’ont prédite ;
Suis cet agent fatal de tes mauvais destins,
Qui peut-être te livre aux mains des assassins.
Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous sommes :
Voilà notre pouvoir sur les esprits des hommes ;
Voilà ce qui nous reste, et l’ordinaire effet
De l’amour qu’on nous offre, et des vœux qu’on nous fait.
Tant qu’ils ne sont qu’amans nous sommes souveraines,
Et jusqu’à la conquête ils nous traitent de reines ;

Mais après l’hyménée ils sont rois à leur tour.

STRATONICE.

Polyeucte pour vous ne manque point d’amour ;
S’il ne vous traite ici d’entière confidence,
S’il part malgré vos pleurs, c’est un trait de prudence ;
Sans vous en affliger, présumez avec moi
Qu’il est plus à propos qu’il vous cèle pourquoi ;
Assurez-vous sur lui qu’il en a juste cause.
Il est bon qu’un mari nous cache quelque chose,
Qu’il soit quelquefois libre, et ne s’abaisse pas
À nous rendre toujours compte de tous ses pas :
On n’a tous deux qu’un cœur qui sent mêmes traverses ;
Mais ce cœur a pourtant ses fonctions diverses,
Et la loi de l’hymen qui vous tient assemblés
N’ordonne pas qu’il tremble alors que vous tremblez :
Ce qui fait vos frayeurs ne peut le mettre en peine ;
Il est Arménien, et vous êtes Romaine,
Et vous pouvez savoir que nos deux nations
N’ont pas sur ce sujet mêmes impressions.
Un songe en notre esprit passe pour ridicule,
Il ne nous laisse espoir, ni crainte, ni scrupule ;
Mais il passe dans Rome avec autorité
Pour fidèle miroir de la fatalité.

PAULINE.

Quelque peu de crédit que chez vous il obtienne,
Je crois que ta frayeur égalerait la mienne,
Si de telles horreurs t’avoient frappé l’esprit,
Si je t’en avois fait seulement le récit.

STRATONICE.

À raconter ses maux souvent on les soulage.

PAULINE.

Écoute. Mais il faut te dire davantage,
Et que, pour mieux comprendre un si triste discours,
Tu saches ma foiblesse et mes autres amours :
Une femme d’honneur peut avouer sans honte
Ces surprises des sens que la raison surmonte ;
Ce n’est qu’en ces assauts qu’éclate la vertu,
Et l’on doute d’un cœur qui n’a point combattu.

Dans Rome, où je naquis, ce malheureux visage
D’un chevalier romain captiva le courage ;
Il s’appelait Sévère : excuse les soupirs
Qu’arrache encore un nom trop cher à mes désirs.

STRATONICE.

Est-ce lui qui naguère, aux dépens de sa vie,
Sauva des ennemis votre empereur Décie,
Qui leur tira mourant la victoire des mains,
Et fit tourner le sort des Perses aux Romains ?
Lui, qu’entre tant de morts immolés à son maître,
On ne put rencontrer, ou du moins reconnoitre ;
À qui Décie enfin, pour des exploits si beaux,
Fit si pompeusement dresser de vains tombeaux ?

PAULINE.

Hélas ! C’étoit lui-même, et jamais notre Rome
N’a produit plus grand cœur, ni vu plus honnête homme.
Puisque tu le connois, je ne t’en dirai rien.
Je l’aimai, Stratonice ; il le méritoit bien.
Mais que sert le mérite où manque la fortune ?
L’un étoit grand en lui, l’autre foible et commune ;
Trop invincible obstacle, et dont trop rarement
Triomphe auprès d’un père un vertueux amant !

STRATONICE.

La digne occasion d’une rare constance !

PAULINE.

Dis plutôt d’une indigne et folle résistance.
Quelque fruit qu’une fille en puisse recueillir,
Ce n’est une vertu que pour qui veut faillir.
Parmi ce grand amour que j’avois pour Sévère,
J’attendois un époux de la main de mon père,
Toujours prête à le prendre ; et jamais ma raison
N’avoua de mes yeux l’aimable trahison :
Il possédoit mon cœur, mes désirs, ma pensée ;
Je ne lui cachois point combien j’étais blessée ;
Nous soupirions ensemble, et pleurions nos malheurs ;
Mais au lieu d’espérance il n’avoit que des pleurs ;
Et malgré des soupirs si doux, si favorables,
Mon père et mon devoir étoient inexorables.

Enfin je quittai Rome et ce parfait amant,
Pour suivre ici mon père en son gouvernement ;
Et lui, désespéré, s’en alla dans l’armée
Chercher d’un beau trépas l’illustre renommée.
Le reste, tu le sais. Mon abord en ces lieux
Me fit voir Polyeucte, et je plus à ses yeux ;
Et comme il est ici le chef de la noblesse,
Mon père fut ravi qu’il me prît pour maîtresse,
Et par son alliance il se crut assuré
D’être plus redoutable et plus considéré ;
Il approuva sa flamme, et conclut l’hyménée ;
Et moi, comme à son lit je me vis destinée,
Je donnai par devoir à son affection
Tout ce que l’autre avoit par inclination.
Si tu peux en douter, juge-le par la crainte
Dont en ce triste jour tu me vois l’âme atteinte.

STRATONICE.

Elle fait assez voir à quel point vous l’aimez.
Mais quel songe, après tout, tient vos sens alarmés ?

PAULINE.

Je l’ai vu cette nuit, ce malheureux Sévère,
La vengeance à la main, l’œil ardent de colère :
Il n’était point couvert de ces tristes lambeaux
Qu’une ombre désolée emporte des tombeaux ;
Il n’étoit point percé de ces coups pleins de gloire
Qui, retranchant sa vie, assurent sa mémoire,
Il sembloit triomphant, et tel que sur son char
Victorieux dans Rome entre notre César.
Après un peu d’effroi que m’a donné sa vue :
« Porte à qui tu voudras la faveur qui m’est due,
Ingrate, m’a-t-il dit ; et, ce jour expiré,
Pleure à loisir l’époux que tu m’as préféré. »
À ces mots j’ai frémi, mon âme s’est troublée :
Ensuite des chrétiens une impie assemblée,
Pour avancer l’effet de ce discours fatal,
A jeté Polyeucte aux pieds de son rival.
Soudain à son secours j’ai réclamé mon père ;
Hélas ! C’est de tout point ce qui me désespère.

J’ai vu mon père même, un poignard à la main,
Entrer le bras levé pour lui percer le sein :
Là, ma douleur trop forte a brouillé ces images ;
Le sang de Polyeucte a satisfait leurs rages.
Je ne sais ni comment ni quand ils l’ont tué,
Mais je sais qu’à sa mort tous ont contribué.
Voilà quel est mon songe.

STRATONICE.

Voilà quel est mon songe.Il est vrai qu’il est triste ;
Mais il faut que votre âme à ces frayeurs résiste :
La vision, de soi, peut faire quelque horreur,
Mais non pas vous donner une juste terreur.
Pouvez-vous craindre un mort ? pouvez-vous craindre un père
Qui chérit votre époux, que votre époux révère,
Et dont le juste choix vous a donnée à lui
Pour s’en faire en ces lieux un ferme et sûr appui ?

PAULINE.

Il m’en a dit autant, et rit de mes alarmes ;
Mais je crains des chrétiens les complots et les charmes,
Et que sur mon époux leur troupeau ramassé
Ne venge tant de sang que mon père a versé.

STRATONICE.

Leur secte est insensée, impie, et sacrilège,
Et dans son sacrifice use de sortilège ;
Mais sa fureur ne va qu’à briser nos autels ;
Elle n’en veut qu’aux dieux, et non pas aux mortels.
Quelque sévérité que sur eux on déploie,
Ils souffrent sans murmure et meurent avec joie ;
Et, depuis qu’on les traite en criminels d’État,
On ne peut les charger d’aucun assassinat.

PAULINE.

Tais-toi, mon père vient.


Scène IV.

FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE.
FÉLIX.

Tais-toi, mon père vient.Ma fille, que ton songe

En d’étranges frayeurs ainsi que toi me plonge !
Que j’en crains les effets qui semblent s’approcher !

PAULINE.

Quelle subite alarme ainsi vous peut toucher ?

FÉLIX.

Sévère n’est point mort.

PAULINE.

Sévère n’est point mort.Quel mal vous fait sa vie ?

FÉLIX.

Il est le favori de l’empereur Décie.

PAULINE.

Après l’avoir sauvé des mains des ennemis,
L’espoir d’un si haut rang lui devenait permis ;
Le destin, aux grands cœurs si souvent mal propice,
Se résout quelquefois à leur faire justice.

FÉLIX.

Il vient ici lui-même.

PAULINE.

Il vient ici lui-même.Il vient !

FÉLIX.

Il vient ici lui-même. Il vient !Tu le vas voir.

PAULINE.

C’en est trop ; mais comment le pouvez-vous savoir ?

FÉLIX.

Albin l’a rencontré dans la proche campagne ;
Un gros de courtisans en foule l’accompagne,
Et montre assez quel est son rang et son crédit :
Mais, Albin, redis-lui ce que ses gens t’ont dit.

ALBIN.

Vous savez quelle fut cette grande journée,
Que sa perte pour nous rendit si fortunée,
Où l’empereur captif, par sa main dégagé,
Rassura son parti déjà découragé,
Tandis que sa vertu succomba sous le nombre ;
Vous savez les honneurs qu’on fit faire à son ombre,
Après qu’entre les morts on ne le put trouver :
Le roi de Perse aussi l’avoit fait enlever.
Témoin de ses hauts faits et de son grand courage,

Ce monarque en voulut connoître le visage ;
On le mit dans sa tente, où, tout percé de coups,
Tout mort qu’il paroissoit, il fit mille jaloux.
Là, bientôt il montra quelque signe de vie :
Ce prince généreux en eut l’âme ravie,
Et sa joie, en dépit de son dernier malheur,
Du bras qui le causoit honora la valeur ;
Il en fit prendre soin, la cure en fut secrète ;
Et comme au bout d’un mois sa santé fut parfaite,
Il offrit dignités, alliance, trésors,
Et pour gagner Sévère il fit cent vains efforts.
Après avoir comblé ses refus de louange,
Il envoie à Décie en proposer l’échange ;
Et soudain l’empereur, transporté de plaisir,
Offre au Perse son frère et cent chefs à choisir.
Ainsi revint au camp le valeureux Sévère
De sa haute vertu recevoir le salaire ;
La faveur de Décie en fut le digne prix.
De nouveau l’on combat, et nous sommes surpris.
Ce malheur toutefois sert à croître sa gloire :
Lui seul rétablit l’ordre, et gagne la victoire,
Mais si belle, et si pleine, et par tant de beaux faits,
Qu’on nous offre tribut, et nous faisons la paix.
L’empereur, qui lui montre une amour infinie,
Après ce grand succès l’envoi en Arménie ;
Il vient en apporter la nouvelle en ces lieux,
Et par un sacrifice en rendre hommage aux dieux.

FÉLIX.

Ô ciel ! en quel état ma fortune est réduite !

ALBIN.

Voilà ce que j’ai su d’un homme de sa suite,
Et j’ai couru, seigneur, pour vous y disposer.

FÉLIX.

Ah ! sans doute, ma fille, il vient pour t’épouser :
L’ordre d’un sacrifice est pour lui peu de chose ;
C’est un prétexte faux dont l’amour est la cause.

PAULINE.

Cela pourroit bien être : il m’aimoit chèrement.

FÉLIX.

Que ne permettra-t-il à son ressentiment ?
Et jusques à quel point ne porte sa vengeance
Une juste colère avec tant de puissance ?
Il nous perdra, ma fille.

PAULINE.

Il nous perdra, ma fille.Il est trop généreux.

FÉLIX.

Tu veux flatter en vain un père malheureux ;
Il nous perdra, ma fille. Ah ! regret qui me tue
De n’avoir pas aimé la vertu toute nue !
Ah ! Pauline, en effet, tu m’as trop obéi ;
Ton courage étoit bon, ton devoir l’a trahi :
Que ta rébellion m’eût été favorable !
Qu’elle m’eût garanti d’un état déplorable !
Si quelque espoir me reste, il n’est plus aujourd’hui
Qu’en l’absolu pouvoir qu’il te donnoit sur lui ;
Ménage en ma faveur l’amour qui le possède,
Et d’où provient mon mal fais sortir le remède.

PAULINE.

Moi ! moi ! que je revoie un si puissant vainqueur,
Et m’expose à des yeux qui me percent le cœur !
Mon père, je suis femme, et je sais ma foiblesse ;
Je sens déjà mon cœur qui pour lui s’intéresse
Et poussera sans doute, en dépit de ma foi,
Quelque soupir indigne et de vous et de moi.
Je ne le verrai point.

FÉLIX.

Je ne le verrai point.Rassure un peu ton âme.

PAULINE.

Il est toujours aimable, et je suis toujours femme ;
Dans le pouvoir sur moi que ses regards ont eu,
Je n’ose m’assurer de toute ma vertu.
Je ne le verrai point.

FÉLIX.

Je ne le verrai point.Il faut le voir, ma fille,
Ou tu trahis ton père et toute ta famille.

PAULINE.

C’est à moi d’obéir, puisque vous commandez ;

Mais voyez les périls où vous me hasardez.

FÉLIX.

Ta vertu m’est connue.

PAULINE.

Ta vertu m’est connue.Elle vaincra sans doute ;
Ce n’est pas le succès que mon âme redoute :
Je crains ce dur combat et ces troubles puissans
Que fait déjà chez moi la révolte des sens ;
Mais puisqu’il faut combattre un ennemi que j’aime,
Souffrez que je me puisse armer contre moi-même,
Et qu’un peu de loisir me prépare à le voir.

FÉLIX.

Jusqu’au-devant des murs je vais le recevoir ;
Rappelle cependant tes forces étonnées,
Et songe qu’en tes mains tu tiens nos destinées.

PAULINE.

Oui, je vais de nouveau dompter mes sentimens
Pour servir de victime à vos commandemens.


ACTE DEUXIÈME.


Scène I.

SÉVÈRE, FABIAN.
SÉVÈRE.

Cependant que Félix donne ordre au sacrifice,
Pourrai-je prendre un temps à mes vœux si propice ?
Pourrai-je voir Pauline, et rendre à ses beaux yeux
L’hommage souverain que l’on va rendre aux dieux ?
Je ne t’ai point celé que c’est ce qui m’amène,
Le reste est un prétexte à soulager ma peine ;
Je viens sacrifier, mais c’est à ses beautés
Que je viens immoler toutes mes volontés.

FABIAN.

Vous la verrez, Seigneur.

SÉVÈRE.

Vous la verrez, Seigneur.Ah ! quel comble de joie !
Cette chère beauté consent que je la voie !
Mais ai-je sur son âme encor quelque pouvoir ?
Quelque reste d’amour s’y fait-il encor voir ?
Quel trouble, quel transport lui cause ma venue ?
Puis-je tout espérer de cette heureuse vue ?
Car je voudrois mourir plutôt que d’abuser
Des lettres de faveur que j’ai pour l’épouser ;
Elles sont pour Félix, non pour triompher d’elle :
Jamais à ses désirs mon cœur ne fut rebelle ;
Et si mon mauvais sort avoit changé le sien,
Je me vaincrois moi-même, et ne prétendrois rien.

FABIAN.

Vous la verrez, c’est tout ce que je vous puis dire.

SÉVÈRE.

D’où vient que tu frémis, et que ton cœur soupire ?
Ne m’aime-t-elle plus ? éclaircis-moi ce point.

FABIAN.

M’en croirez-vous, seigneur ? ne la revoyez point ;
Portez en lieu plus haut l’honneur de vos caresses :
Vous trouverez à Rome assez d’autres maîtresses ;
Et, dans ce haut degré de puissance et d’honneur,
Les plus grands y tiendront votre amour à bonheur.

SÉVÈRE.

Qu’à des pensers si bas mon âme se ravale !
Que je tienne Pauline à mon sort inégale !
Elle en a mieux usé, je la dois imiter ;
Je n’aime mon bonheur que pour la mériter.
Voyons-la, Fabian, ton discours m’importune ;
Allons mettre à ses pieds cette haute fortune :
Je l’ai dans les combats trouvée heureusement,
En cherchant une mort digne de son amant ;
Ainsi ce rang est sien, cette faveur est sienne,
Et je n’ai rien enfin que d’elle je ne tienne.

FABIAN.

Non, mais encore un coup ne la revoyez point.

SÉVÈRE.

Ah ! c’en est trop enfin, éclaircis-moi ce point ;
As-tu vu des froideurs quand tu l’en as priée ?

FABIAN.

Je tremble à vous le dire ; elle est…

SÉVÈRE.

Je tremble à vous le dire ; elle est…Quoi ?

FABIAN.

Je tremble à vous le dire ; elle est… Quoi ?Mariée.

SÉVÈRE.

Soutiens-moi, Fabian ; ce coup de foudre est grand,
Et frappe d’autant plus, que plus il me surprend.

FABIAN.

Seigneur, qu’est devenu ce généreux courage ?

SÉVÈRE.

La constance est ici d’un difficile usage ;
De pareils déplaisirs accablent un grand cœur ;
La vertu la plus mâle en perd toute vigueur ;
Et, quand d’un feu si beau les âmes sont éprises,
La mort les trouble moins que de telles surprises
Je ne suis plus à moi quand j’entends ce discours.
Pauline est mariée !

FABIAN.

Pauline est mariée !Oui, depuis quinze jours ;
Polyeucte, un seigneur des premiers d’Arménie,
Goûte de son hymen la douceur infinie.

SÉVÈRE.

Je ne la puis du moins blâmer d’un mauvais choix ;
Polyeucte a du nom, et sort du sang des rois :
Foibles soulagemens d’un malheur sans remède !
Pauline, je verrai qu’un autre vous possède !
Ô ciel, qui malgré moi me renvoyez au jour,
Ô sort, qui redonniez l’espoir à mon amour,
Reprenez la faveur que vous m’avez prêtée,
Et rendez-moi la mort que vous m’avez ôtée !
Voyons-la toutefois, et dans ce triste lieu
Achevons de mourir en lui disant adieu ;
Que mon cœur, chez les morts emportant son image,

De son dernier soupir puisse lui faire hommage.

FABIAN.

Seigneur, considérez…

SÉVÈRE.

Seigneur, considérez…Tout est considéré.
Quel désordre peut craindre un cœur désespéré ?
N’y consent-elle pas ?

FABIAN.

N’y consent-elle pas ?Oui, seigneur, mais…

SÉVÈRE.

N’y consent-elle pas ? Oui, seigneur, mais…N’importe.

FABIAN.

Cette vive douleur en deviendra plus forte.

SÉVÈRE.

Et ce n’est pas un mal que je veuille guérir ;
Je ne veux que la voir, soupirer, et mourir.

FABIAN.

Vous vous échapperez sans doute en sa présence ;
Un amant qui perd tout n’a plus de complaisance :
Dans un tel entretien il suit sa passion,
Et ne pousse qu’injure et qu’imprécation.

SÉVÈRE.

Juge autrement de moi : mon respect dure encore ;
Tout violent qu’il est, mon désespoir l’adore.
Quels reproches aussi peuvent m’être permis ?
De quoi puis-je accuser qui ne m’a rien promis ?
Elle n’est point parjure, elle n’est point légère ;
Son devoir m’a trahi, mon malheur, et son père.
Mais son devoir fut juste, et son père eut raison ;
J’impute à mon malheur toute la trahison ;
Un peu moins de fortune, et plus tôt arrivée,
Eût gagné l’un par l’autre[1], et me l’eût conservée ;
Trop heureux, mais trop tard, je n’ai pu l’acquérir :
Laisse-la moi donc voir, soupirer, et mourir.

FABIAN.

Oui, je vais l’assurer qu’en ce malheur extrême

Vous êtes assez fort pour vous vaincre vous-même.
Elle a craint comme moi ces premiers mouvemens
Qu’une perte imprévue arrache aux vrais amans,
Et dont la violence excite assez de trouble,
Sans que l’objet présent l’irrite et le redouble.

SÉVÈRE.

Fabian, je la vois.

FABIAN.

Fabian, je la vois.Seigneur, souvenez-vous…

SÉVÈRE.

Hélas ! elle aime un autre, un autre est son époux !


Scène II

Sévère, Pauline, Stratonice, Fabian.
PAULINE.

Oui, je l’aime, Seigneur, et n’en fais point d’excuse ;
Que tout autre que moi vous flatte et vous abuse,
Pauline a l’âme noble, et parle à cœur ouvert.
Le bruit de votre mort n’est point ce qui vous perd ;
Si le ciel en mon choix eût mis mon hyménée,
À vos seules vertus je me serais donnée,
Et toute la rigueur de votre premier sort
Contre votre mérite eût fait un vain effort ;
Je découvrais en vous d’assez illustres marques
Pour vous préférer même aux plus heureux monarques :
Mais puisque mon devoir m’imposoit d’autres lois,
De quelque amant pour moi que mon père eût fait choix,
Quand, à ce grand pouvoir que la valeur vous donne
Vous auriez ajouté l’éclat d’une couronne,
Quand je vous aurais vu, quand je l’aurois haï,
J’en aurois soupiré, mais j’aurois obéi,
Et sur mes passions ma raison souveraine
Eût blâmé mes soupirs et dissipé ma haine.

SÉVÈRE.

Que vous êtes heureuse ! et qu’un peu de soupirs
Fait un aisé remède à tous vos déplaisirs !
Ainsi, de vos désirs toujours reine absolue,

Les plus grands changemens vous trouvent résolue ;
De la plus forte ardeur vous portez vos esprits
Jusqu’à l’indifférence et peut-être au mépris ;
Et votre fermeté fait succéder sans peine
La faveur au dédain, et l’amour à la haine.
Qu’un peu de votre humeur ou de votre vertu
Soulageroit les maux de ce cœur abattu !
Un soupir, une larme à regret épandue
M’auroit déjà guéri de vous avoir perdue ;
Ma raison pourroit tout sur l’amour affoibli,
Et de l’indifférence iroit jusqu’à l’oubli ;
Et mon feu désormais se réglant sur le vôtre,
Je me tiendrois heureux entre les bras d’une autre.
Ô trop aimable objet, qui m’avez trop charmé,
Est-ce là comme on aime, et m’avez-vous aimé ?

PAULINE.

Je vous l’ai trop fait voir, seigneur ; et si mon âme
Pouvoit bien étouffer les restes de sa flamme,
Dieux, que j’éviterois de rigoureux tourmens !
Ma raison, il est vrai, dompte mes sentimens,
Mais, quelque autorité que sur eux elle ait prise,
Elle n’y règne pas, elle les tyrannise ;
Et quoique le dehors soit sans émotion,
Le dedans n’est que trouble et que sédition :
Un je ne sais quel charme encor vers vous m’emporte ;
Votre mérite est grand, si ma raison est forte :
Je le vois, encor tel qu’il alluma mes feux,
D’autant plus puissamment solliciter mes vœux
Qu’il est environné de puissance et de gloire,
Qu’en tous lieux après vous il traîne la victoire,
Que j’en sais mieux le prix, et qu’il n’a point déçu
Le généreux espoir que j’en avois conçu.
Mais ce même devoir qui le vainquit dans Rome,
Et qui me range ici dessous les lois d’un homme,
Repousse encor si bien l’effort de tant d’appas,
Qu’il déchire mon âme et ne l’ébranle pas ;
C’est cette vertu même, à nos désirs cruelle,
Que vous louiez alors en blasphémant contre elle :

Plaignez-vous-en encor ; mais louez sa rigueur
Qui triomphe à la fois de vous et de mon cœur,
Et voyez qu’un devoir moins ferme et moins sincère
N’auroit pas mérité l’amour du grand Sévère.

SÉVÈRE.

Ah ! madame, excusez une aveugle douleur
Qui ne connoît plus rien que l’excès du malheur :
Je nommois inconstance, et prenois pour un crime
De ce juste devoir l’effort le plus sublime.
De grâce, montrez moins à mes sens désolés
La grandeur de ma perte et ce que vous valez ;
Et, cachant par pitié cette vertu si rare
Qui redouble mes feux lorsqu’elle nous sépare,
Faites voir des défauts qui puissent à leur tour
Affoiblir ma douleur avecque mon amour.

PAULINE.

Hélas ! cette vertu, quoique enfin invincible,
Ne laisse que trop voir une âme trop sensible.
Ces pleurs en sont témoins, et ces lâches soupirs
Qu’arrachent de nos feux les cruels souvenirs :
Trop rigoureux effets d’une aimable présence
Contre qui mon devoir a trop peu de défense !
Mais si vous estimez ce vertueux devoir,
Conservez-m’en la gloire, et cessez de me voir.
Épargnez-moi des pleurs qui coulent à ma honte ;
Épargnez-moi des feux qu’à regret je surmonte ;
Enfin, épargnez-moi ces tristes entretiens
Qui ne font qu’irriter vos tourmens et les miens.

SÉVÈRE.

Que je me prive ainsi du seul bien qui me reste !

PAULINE.

Sauvez-vous d’une vue à tous les deux funeste.

SÉVÈRE.

Quel prix de mon amour ! quel fruit de mes travaux !

PAULINE.

C’est le remède seul qui peut guérir nos maux.

SÉVÈRE.

Je veux mourir des miens ; aimez-en la mémoire.

PAULINE.

Je veux guérir des miens ; ils souilleroient ma gloire.

SÉVÈRE.

Ah ! Puisque votre gloire en prononce l’arrêt,
Il faut que ma douleur cède à son intérêt.
Est-il rien que sur moi cette gloire n’obtienne ?
Elle me rend les soins que je dois à la mienne.
Adieu : je vais chercher au milieu des combats
Cette immortalité que donne un beau trépas,
Et remplir dignement, par une mort pompeuse,
De mes premiers exploits l’attente avantageuse,
Si toutefois, après ce coup mortel du sort,
J’ai de la vie assez pour chercher une mort.

PAULINE.

Et moi, dont votre vue augmente le supplice,
Je l’éviterai même en votre sacrifice ;
Et, seule dans ma chambre enfermant mes regrets,
Je vais pour vous aux dieux faire des vœux secrets.

SÉVÈRE.

Puisse le juste ciel, content de ma ruine,
Combler d’heur et de jours Polyeucte et Pauline !

PAULINE.

Puisse trouver Sévère, après tant de malheur,
Une félicité digne de sa valeur !

SÉVÈRE.

Il la trouvoit en vous.

PAULINE.

Il la trouvoit en vous.Je dépendois d’un père.

SÉVÈRE.

Ô devoir qui me perd et qui me désespère !
Adieu, trop vertueux objet, et trop charmant.

PAULINE.

Adieu, trop malheureux et trop parfait amant.


Scène III.

PAULINE, STRATONICE.
STRATONICE.

Je vous ai plaints tous deux, j’en verse encor des larmes ;

Mais du moins votre esprit est hors de ses alarmes :
Vous voyez clairement que votre songe est vain ;
Sévère ne vient pas la vengeance à la main.

PAULINE.

Laisse-moi respirer du moins, si tu m’as plainte :
Au fort de ma douleur tu rappelles ma crainte ;
Souffre un peu de relâche à mes esprits troublés,
Et ne m’accable point par des maux redoublés.

STRATONICE.

Quoi ! vous craignez encor ?

PAULINE.

Quoi ! vous craignez encor ?Je tremble, Stratonice ;
Et, bien que je m’effraye avec peu de justice,
Cette injuste frayeur sans cesse reproduit
L’image des malheurs que j’ai vus cette nuit.

STRATONICE.

Sévère est généreux.

PAULINE.

Sévère est généreux.Malgré sa retenue,
Polyeucte sanglant frappe toujours ma vue.

STRATONICE.

Vous voyez ce rival faire des vœux pour lui.

PAULINE.

Je crois même au besoin qu’il serait son appui :
Mais, soit cette croyance ou fausse, ou véritable,
Son séjour en ce lieu m’est toujours redoutable ;
À quoi que sa vertu puisse le disposer,
Il est puissant, il m’aime, et vient pour m’épouser.


Scène IV.

POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE.
POLYEUCTE.

C’est trop verser de pleurs ; il est temps qu’ils tarissent :
Que votre douleur cesse, et vos craintes finissent ;
Malgré les faux avis par vos dieux envoyés,
Je suis vivant, madame, et vous me revoyez.

PAULINE.

Le jour est encor long, et, ce qui plus m’effraie,

La moitié de l’avis se trouve déjà vraie ;
J’ai cru Sévère mort, et je le vois ici.

POLYEUCTE.

Je le sais ; mais enfin j’en prends peu de souci.
Je suis dans Mélitène, et, quel que soit Sévère,
Votre père y commande, et l’on m’y considère ;
Et je ne pense pas qu’on puisse avec raison
D’un cœur tel que le sien craindre une trahison :
On m’avoit assuré qu’il vous faisoit visite,
Et je venois lui rendre un honneur qu’il mérite.

PAULINE.

Il vient de me quitter assez triste et confus ;
Mais j’ai gagné sur lui qu’il ne me verra plus.

POLYEUCTE.

Quoi ! vous me soupçonnez déjà de quelque ombrage ?

PAULINE.

Je ferois à tous trois un trop sensible outrage.
J’assure mon repos, que troublent ses regards :
La vertu la plus ferme évite les hasards ;
Qui s’expose au péril veut bien trouver sa perte :
Et pour vous en parler avec une âme ouverte,
Depuis qu’un vrai mérite a pu nous enflammer,
Sa présence toujours a droit de nous charmer.
Outre qu’on doit rougir de s’en laisser surprendre,
On souffre à résister, on souffre à s’en défendre ;
Et, bien que la vertu triomphe de ces feux,
La victoire est pénible, et le combat honteux.

POLYEUCTE.

Ô vertu trop parfaite, et devoir trop sincère,
Que vous devez coûter de regrets à Sévère !
Qu’aux dépens d’un beau feu vous me rendez heureux !
Et que vous êtes doux à mon cœur amoureux !
Plus je vois mes défauts et plus je vous contemple,
Plus j’admire…


Scène V.

POLYEUCTE, PAULINE, NÉARQUE, STRATONICE, CLÉON.
CLÉON.

Plus j’admire…Seigneur, Félix vous mande au temple ;

La victime est choisie, et le peuple à genoux ;
Et pour sacrifier on n’attend plus que vous.

POLYEUCTE.

Va, nous allons te suivre. Y venez-vous, madame ?

PAULINE.

Sévère craint ma vue, elle irrite sa flamme ;
Je lui tiendrai parole, et ne veux plus le voir.
Adieu : vous l’y verrez ; pensez à son pouvoir,
Et ressouvenez-vous que sa valeur est grande.

POLYEUCTE.

Allez, tout son crédit n’a rien que j’appréhende ;
Et comme je connois sa générosité,
Nous ne nous combattrons que de civilité.


Scène VI.

POLYEUCTE, NÉARQUE.
NÉARQUE.

Où pensez-vous aller ?

POLYEUCTE.

Où pensez-vous aller ?Au temple, où l’on m’appelle.

NÉARQUE.

Quoi ! vous mêler aux vœux d’une troupe infidèle !
Oubliez-vous déjà que vous êtes chrétien ?

POLYEUCTE.

Vous par qui je le suis, vous en souvient-il bien ?

NÉARQUE.

J’abhorre les faux dieux.

POLYEUCTE.

J’abhorre les faux dieux.Et moi, je les déteste.

NÉARQUE.

Je tiens leur culte impie.

POLYEUCTE.

Je tiens leur culte impie.Et je le tiens funeste.

NÉARQUE.

Fuyez donc leurs autels.

POLYEUCTE.

Fuyez donc leurs autels.Je les veux renverser,
Et mourir dans leur temple, ou les y terrasser.

Allons, mon cher Néarque, allons aux yeux des hommes
Braver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes :
C’est l’attente du ciel, il nous la faut remplir ;
Je viens de le promettre, et je vais l’accomplir.
Je rends grâces au Dieu que tu m’as fait connoître
De cette occasion qu’il a sitôt fait naître,
Où déjà sa bonté, prête à me couronner,
Daigne éprouver la foi qu’il vient de me donner.

NÉARQUE.

Ce zèle est trop ardent, souffrez qu’il se modère.

POLYEUCTE.

On n’en peut avoir trop pour le Dieu qu’on révère.

NÉARQUE.

Vous trouverez la mort.

POLYEUCTE.

Vous trouverez la mort.Je la cherche pour lui.

NÉARQUE.

Et si ce cœur s’ébranle ?

POLYEUCTE.

Et si ce cœur s’ébranle ?Il sera mon appui.

NÉARQUE.

Il ne commande point que l’on s’y précipite.

POLYEUCTE.

Plus elle est volontaire, et plus elle mérite.

NÉARQUE.

Il suffit, sans chercher, d’attendre et de souffrir.

POLYEUCTE.

On souffre avec regret quand on n’ose s’offrir.

NÉARQUE.

Mais dans ce temple enfin la mort est assurée.

POLYEUCTE.

Mais dans le ciel déjà la palme est préparée.

NÉARQUE.

Par une sainte vie il faut la mériter.

POLYEUCTE.

Mes crimes, en vivant, me la pourroient ôter.
Pourquoi mettre au hasard ce que la mort assure ?
Quand elle ouvre le ciel, peut-elle sembler dure ?

Je suis chrétien, Néarque, et le suis tout à fait ;
La foi que j’ai reçue aspire à son effet.
Qui fuit croit lâchement et n’a qu’une foi morte.

NÉARQUE.

Ménagez votre vie, à Dieu même elle importe ;
Vivez pour protéger les chrétiens en ces lieux.

POLYEUCTE.

L’exemple de ma mort les fortifiera mieux.

NÉARQUE.

Vous voulez donc mourir ?

POLYEUCTE.

Vous voulez donc mourir ?Vous aimez donc à vivre ?

NÉARQUE.

Je ne puis déguiser que j’ai peine à vous suivre.
Sous l’horreur des tourmens je crains de succomber.

POLYEUCTE.

Qui marche assurément n’a point peur de tomber :
Dieu fait part, au besoin, de sa force infinie.
Qui craint de le nier, dans son âme le nie,
Il croit le pouvoir faire, et doute de sa foi.

NÉARQUE.

Qui n’appréhende rien présume trop de soi.

POLYEUCTE.

J’attends tout de sa grâce, et rien de ma foiblesse.
Mais, loin de me presser, il faut que je vous presse !
D’où vient cette froideur ?

NÉARQUE.

D’où vient cette froideur ?Dieu même a craint la mort.

POLYEUCTE.

Il s’est offert pourtant ; suivons ce saint effort ;
Dressons-lui des autels sur des monceaux d’idoles.
Il faut (je me souviens encor de vos paroles)
Négliger, pour lui plaire, et femme, et biens, et rang,
Exposer pour sa gloire et verser tout son sang.
Hélas ! qu’avez-vous fait de cette amour parfaite
Que vous me souhaitiez, et que je vous souhaite ?
S’il vous en reste encor, n’êtes-vous point jaloux
Qu’à grand’peine chrétien j’en montre plus que vous ?

NÉARQUE.

Vous sortez du baptême, et ce qui vous anime,
C’est sa grâce qu’en vous n’affoiblit aucun crime ;
Comme encor tout entière, elle agit pleinement,
Et tout semble possible à son feu véhément :
Mais cette même grâce en moi diminuée,
Et par mille pêchés sans cesse exténuée,
Agit aux grands effets avec tant de langueur,
Que tout semble impossible à son peu de vigueur :
Cette indigne mollesse et ces lâches défenses
Sont des punitions qu’attirent mes offenses ;
Mais Dieu, dont on ne doit jamais se défier,
Me donne votre exemple à me fortifier.
Allons, cher Polyeucte, allons aux yeux des hommes
Braver l’idolâtrie, et montrer qui nous sommes ;
Puissé-je vous donner l’exemple de souffrir,
Comme vous me donnez celui de vous offrir !

POLYEUCTE.

À cet heureux transport que le ciel vous envoie,
Je reconnais Néarque, et j’en pleure de joie.
Ne perdons plus de temps ; le sacrifice est prêt ;
Allons-y du vrai Dieu soutenir l’intérêt ;
Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule
Dont arme un bois pourri ce peuple trop crédule ;
Allons en éclairer l’aveuglement fatal ;
Allons briser ces dieux de pierre et de métal :
Abandonnons nos jours à cette ardeur céleste ;
Faisons triompher Dieu : qu’il dispose du reste.

NÉARQUE.

Allons faire éclater sa gloire aux yeux de tous,
Et répondre avec zèle à ce qu’il veut de nous.


ACTE TROISIÈME


Scène I.

PAULINE.

Que de soucis flottans, que de confus nuages
Présentent à mes yeux d’inconstantes images !
Douce tranquillité que je n’ose espérer,
Que ton divin rayon tarde à les éclairer !
Mille agitations, que mes troubles produisent,
Dans mon cœur ébranlé tour à tour se détruisent ;
Aucun espoir n’y coule où j’ose persister ;
Aucun effroi n’y règne où j’ose m’arrêter.
Mon esprit, embrassant tout ce qu’il s’imagine,
Voit tantôt mon bonheur, et tantôt ma ruine,
Et suit leur vaine idée avec si peu d’effet,
Qu’il ne peut espérer ni craindre tout à fait.
Sévère incessamment brouille ma fantaisie :
J’espère en sa vertu, je crains sa jalousie ;
Et je n’ose penser que d’un œil bien égal
Polyeucte en ces lieux puisse voir son rival.
Comme entre deux rivaux la haine est naturelle,
L’entrevue aisément se termine en querelle ;
L’un voit aux mains d’autrui ce qu’il croit mériter,
L’autre un désespéré qui peut trop attenter.
Quelque haute raison qui règle leur courage,
L’un conçoit de l’envie, et l’autre de l’ombrage ;
La honte d’un affront que chacun d’eux croit voir
Ou de nouveau reçue, ou prête à recevoir,
Consumant dès l’abord toute leur patience,
Forme de la colère et de la défiance,
Et, saisissant ensemble et l’époux et l’amant
En dépit d’eux les livre à leur ressentiment.
Mais que je me figure une étrange chimère,
Et que je traite mal Polyeucte et Sévère !
Comme si la vertu de ces fameux rivaux
Ne pouvait s’affranchir de ces communs défauts !
Leurs âmes à tous deux d’elles-mêmes maîtresses

Sont d’un ordre trop haut pour de telles bassesses :
Ils se verront au temple en hommes généreux.
Mais las ! ils se verront, et c’est beaucoup pour eux.
Que sert à mon époux d’être dans Mélitène,
Si contre lui Sévère arme l’aigle romaine,
Si mon père y commande, et craint ce favori,
Et se repent déjà du choix de mon mari ?
Si peu que j’ai d’espoir ne luit qu’avec contrainte ;
En naissant il avorte, et fait place à la crainte ;
Ce qui doit l’affermir sert à le dissiper.
Dieux ! faites que ma peur puisse enfin se tromper !


Scène II.

PAULINE, STRATONICE.
PAULINE.

Mais sachons-en l’issue. Eh bien ! ma Stratonice,
Comment s’est terminé ce pompeux sacrifice ?
Ces rivaux généreux au temple se sont vus ?

STRATONICE.

Ah ! Pauline !

PAULINE.

Ah ! Pauline ! Mes vœux ont-ils été déçus ?
J’en vois sur ton visage une mauvaise marque.
Se sont-ils querellés ?

STRATONICE.

Se sont-ils querellés ? Polyeucte, Néarque,
Les chrétiens…

PAULINE.

Les chrétiens… Parle donc : les chrétiens…

STRATONICE.

Les chrétiens… Parle donc : les chrétiens…Je ne puis.

PAULINE.

Tu prépares mon âme à d’étranges ennuis.

STRATONICE.

Vous n’en sauriez avoir une plus juste cause.

PAULINE.

L’ont-ils assassiné ?

STRATONICE.

L’ont-ils assassiné ? Ce seroit peu de chose.
Tout votre songe est vrai, Polyeucte n’est plus…

PAULINE.

Il est mort !

STRATONICE.

Il est mort ! Non, il vit ; mais, ô pleurs superflus !
Ce courage si grand, cette âme si divine,
N’est plus digne du jour, ni digne de Pauline.
Ce n’est plus cet époux si charmant à vos yeux,
C’est l’ennemi commun de l’État et des dieux
Un méchant, un infâme, un rebelle, un perfide,
Un traître, un scélérat, un lâche, un parricide,
Une peste exécrable à tous les gens de bien,
Un sacrilège impie, en un mot, un chrétien.

PAULINE.

Ce mot auroit suffi sans ce torrent d’injures.

STRATONICE.

Ces titres aux chrétiens sont-ce des impostures ?

PAULINE.

Il est ce que tu dis, s’il embrasse leur foi ;
Mais il est mon époux, et tu parles à moi.

STRATONICE.

Ne considérez plus que le Dieu qu’il adore.

PAULINE.

Je l’aimai par devoir ; ce devoir dure encore.

STRATONICE.

Il vous donne à présent sujet de le haïr :
Qui trahit tous nos dieux aurait pu vous trahir.

PAULINE.

Je l’aimerois encor, quand il m’auroit trahie ;
Et si de tant d’amour tu peux être ébahie,
Apprends que mon devoir ne dépend point du sien :
Qu’il y manque, s’il veut ; je dois faire le mien.
Quoi ! s’il aimoit ailleurs serois-je dispensée
À suivre, à son exemple, une ardeur insensée ?
Quelque chrétien qu’il soit, je n’en ai point d’horreur ;
Je chéris sa personne, et je hais son erreur.

Mais quel ressentiment en témoigne mon père ?

STRATONICE.

Une secrète rage, un excès de colère,
Malgré qui, toutefois, un reste d’amitié
Montre pour Polyeucte encor quelque pitié.
Il ne veut point sur lui faire agir sa justice,
Que du traître Néarque il n’ait vu le supplice.

PAULINE.

Quoi ! Néarque en est donc ?

STRATONICE.

Quoi ! Néarque en est donc ? Néarque l’a séduit :
De leur vieille amitié c’est là l’indigne fruit.
Ce perfide tantôt, en dépit de lui-même,
L’arrachant de vos bras, le traînait au baptême.
Voilà ce grand secret et si mystérieux
Que n’en pouvoit tirer votre amour curieux.

PAULINE.

Tu me blâmois alors d’être trop importune.

STRATONICE.

Je ne prévoyois pas une telle infortune.

PAULINE.

Avant qu’abandonner mon âme à mes douleurs,
Il me faut essayer la force de mes pleurs ;
En qualité de femme ou de fille, j’espère
Qu’ils vaincront un époux, ou fléchiront un père.
Que si sur l’un et l’autre ils manquent de pouvoir,
Je ne prendrai conseil que de mon désespoir.
Apprends-moi cependant ce qu’ils ont fait au temple.

STRATONICE.

C’est une impiété qui n’eut jamais d’exemple.
Je ne puis y penser sans frémir à l’instant,
Et crains de faire un crime en vous la racontant.
Apprenez en deux mots leur brutale insolence.
Le prêtre avoit à peine obtenu du silence,
Et devers l’orient assuré son aspect,
Qu’ils ont fait éclater leur manque de respect.
À chaque occasion de la cérémonie,
À l’envi l’un et l’autre étaloit sa manie,

Des mystères sacrés hautement se moquoit,
Et traitoit de mépris les dieux qu’on invoquoit.
Tout le peuple en murmure, et Félix s’en offense ;
Mais tous deux s’emportant à plus d’irrévérence :
« Quoi ! lui dit Polyeucte en élevant sa voix,
Adorez-vous des dieux ou de pierre ou de bois ? »
Ici dispensez-moi du récit des blasphèmes
Qu’ils ont vomis tous deux contre Jupiter mêmes.
L’adultère et l’inceste en étoient les plus doux.
« Oyez, dit-il ensuite, oyez, peuple ; oyez, tous :
Le Dieu de Polyeucte et celui de Néarque
De la terre et du ciel est l’absolu monarque,
Seul être indépendant, seul maître du destin,
Seul principe éternel, et souveraine fin.
C’est ce Dieu des chrétiens qu’il faut qu’on remercie
Des victoires qu’il donne à l’empereur Décie ;
Lui seul tient en sa main le succès des combats ;
Il le peut élever, il le peut mettre à bas ;
Sa bonté, son pouvoir, sa justice est immense ;
C’est lui seul qui punit, lui seul qui récompense :
Vous adorez en vain des monstres impuissans.»
Se jetant à ces mots sur le vin et l’encens,
Après en avoir mis les saints vases par terre,
Sans crainte de Félix, sans crainte du tonnerre,
D’une fureur pareille ils courent à l’autel.
Cieux ! a-t-on vu jamais, a-t-on rien vu de tel ?
Du plus puissant des dieux nous voyons la statue
Par une main impie à leurs pieds abattue,
Les mystères troublés, le temple profané,
La fuite et les clameurs d’un peuple mutiné
Qui craint d’être accablé sous le courroux céleste.
Félix… Mais le voici qui vous dira le reste.

PAULINE.

Que son visage est sombre et plein d’émotion !
Qu’il montre de tristesse et d’indignation !


Scène III.

FÉLIX, PAULINE, STRATONICE.
FÉLIX.

Une telle insolence avoir osé paroître !
En public ! à ma vue ! il en mourra, le traître.

PAULINE.

Souffrez que votre fille embrasse vos genoux.

FÉLIX.

Je parle de Néarque, et non de votre époux.
Quelque indigne qu’il soit de ce doux nom de gendre,
Mon âme lui conserve un sentiment plus tendre ;
La grandeur de son crime et de mon déplaisir
N’a pas éteint l’amour qui me l’a fait choisir.

PAULINE.

Je n’attendois pas moins de la bonté d’un père.

FÉLIX.

Je pouvois l’immoler à ma juste colère :
Car vous n’ignorez pas à quel comble d’horreur
De son audace impie a monté la fureur ;
Vous l’avez pu savoir du moins de Stratonice.

PAULINE.

Je sais que de Néarque il doit voir le supplice.

FÉLIX.

Du conseil qu’il doit prendre il sera mieux instruit,
Quand il verra punir celui qui l’a séduit.
Au spectacle sanglant d’un ami qu’il faut suivre,
La crainte de mourir et le désir de vivre
Ressaisissent une âme avec tant de pouvoir,
Que qui voit le trépas cesse de le vouloir.
L’exemple touche plus que ne fait la menace :
Cette indiscrète ardeur tourne bientôt en glace,
Et nous verrons bientôt son cœur inquiété
Me demander pardon de tant d’impiété.

PAULINE.

Vous pouvez espérer qu’il change de courage ?

FÉLIX.

Aux dépens de Néarque il doit se rendre sage.

PAULINE.

Il le doit ; mais, hélas ! où me renvoyez-vous ?
Et quels tristes hasards ne court point mon époux,
Si de son inconstance il faut qu’enfin j’espère
Le bien que j’espérois de la bonté d’un père ?

FÉLIX.

Je vous en fais trop voir, Pauline, à consentir
Qu’il évite la mort par un prompt repentir.
Je devois même peine à des crimes semblables ;
Et, mettant différence entre ces deux coupables,
J’ai trahi la justice à l’amour paternel ;
Je me suis fait pour lui moi-même criminel,
Et j’attendois de vous, au milieu de vos craintes,
Plus de remerciements que je n’entends de plaintes.

PAULINE.

De quoi remercier qui ne me donne rien ?
Je sais quelle est l’humeur et l’esprit d’un chrétien.
Dans l’obstination jusqu’au bout il demeure :
Vouloir son repentir, c’est ordonner qu’il meure.

FÉLIX.

Sa grâce est en sa main, c’est à lui d’y rêver.

PAULINE.

Faites-la tout entière.

FÉLIX.

Faites-la tout entière.Il la peut achever.

PAULINE.

Ne l’abandonnez pas aux fureurs de sa secte.

FÉLIX.

Je l’abandonne aux lois, qu’il faut que je respecte.

PAULINE.

Est-ce ainsi que d’un gendre un beau-père est l’appui ?

FÉLIX.

Qu’il fasse autant pour soi comme je fais pour lui.

PAULINE.

Mais il est aveuglé.

FÉLIX.

Mais il est aveuglé.Mais il se plaît à l’être.
Qui chérit son erreur ne la veut pas connoître.

PAULINE.

Mon père, au nom des dieux…

FÉLIX.

Mon père, au nom des dieux…Ne les réclamez pas,
Ces dieux dont l’intérêt demande son trépas.

PAULINE.

Ils écoutent nos vœux.

FÉLIX.

Ils écoutent nos vœux.Eh bien ! qu’il leur en fasse.

PAULINE.

Au nom de l’empereur dont vous tenez la place…

FÉLIX.

J’ai son pouvoir en main ; mais, s’il me l’a commis,
C’est pour le déployer contre ses ennemis.

PAULINE.

Polyeucte l’est-il ?

FÉLIX.

Polyeucte l’est-il ?Tous chrétiens sont rebelles.

PAULINE.

N’écoutez point pour lui ces maximes cruelles ;
En épousant Pauline il s’est fait votre sang.

FÉLIX.

Je regarde sa faute, et ne vois plus son rang.
Quand le crime d’État se mêle au sacrilège,
Le sang ni l’amitié n’ont plus de privilège.

PAULINE.

Quel excès de rigueur !

FÉLIX.

Quel excès de rigueur !Moindre que son forfait.

PAULINE.

Ô de mon songe affreux trop véritable effet !
Voyez-vous qu’avec lui vous perdez votre fille ?

FÉLIX.

Les dieux et l’empereur sont plus que ma famille.

PAULINE.

La perte de tous deux ne vous peut arrêter !

FÉLIX.

J’ai les dieux et Décie ensemble à redouter.

Mais nous n’avons encore à craindre rien de triste.
Dans son aveuglement pensez-vous qu’il persiste ?
S’il nous sembloit tantôt courir à son malheur,
C’est d’un nouveau chrétien la première chaleur.

PAULINE.

Si vous l’aimez encor, quittez cette espérance
Que deux fois en un jour il change de croyance :
Outre que les chrétiens ont plus de dureté,
Vous attendez de lui trop de légèreté.
Ce n’est point une erreur avec le lait sucée,
Que sans l’examiner son âme ait embrassée
Polyeucte est chrétien parce qu’il l’a voulu,
Et vous portoit au temple un esprit résolu.
Vous devez présumer de lui comme du reste :
Le trépas n’est pour eux ni honteux ni funeste ;
Ils cherchent de la gloire à mépriser nos dieux ;
Aveugles pour la terre, ils aspirent aux cieux ;
Et, croyant que la mort leur en ouvre la porte,
Tourmentés, déchirés, assassinés, n’importe,
Les supplices leur sont ce qu’à nous les plaisirs,
Et les mènent au but où tendent leurs désirs ;
La mort la plus infâme, ils l’appellent martyre.

FÉLIX.

Eh bien donc ! Polyeucte aura ce qu’il désire :
N’en parlons plus.

PAULINE.

N’en parlons plus.Mon père…


Scène IV.

FÉLIX, ALBIN, PAULINE, STRATONICE.
FÉLIX.

N’en parlons plus. Mon père…Albin, en est-ce fait ?

ALBIN.

Oui, seigneur ; et Néarque a payé son forfait.

FÉLIX.

Et notre Polyeucte a vu trancher sa vie ?

ALBIN.

Il l’a vu, mais hélas ! avec un œil d’envie.
Il brûle de le suivre, au lieu de reculer ;
Et son cœur s’affermit, au lieu de s’ébranler.

PAULINE.

Je vous le disois bien. Encore un coup, mon père,
Si jamais mon respect a pu vous satisfaire,
Si vous l’avez prisé, si vous l’avez chéri…

FÉLIX.

Vous aimez trop, Pauline, un indigne mari.

PAULINE.

Je l’ai de votre main : mon amour est sans crime ;
Il est de votre choix la glorieuse estime ;
Et j’ai, pour l’accepter, éteint le plus beau feu
Qui d’une âme bien née ait mérité l’aveu.
Au nom de cette aveugle et prompte obéissance
Que j’ai toujours rendue aux lois de la naissance,
Si vous avez pu tout sur moi, sur mon amour,
Que je puisse sur vous quelque chose à mon tour !
Par ce juste pouvoir à présent trop à craindre,
Par ces beaux sentiments qu’il m’a fallu contraindre,
Ne m’ôtez pas vos dons ; ils sont chers à mes yeux,
Et m’ont assez coûté pour m’être précieux.

FÉLIX.

Vous m’importunez trop : bien que j’aie un cœur tendre,
Je n’aime la pitié qu’au prix que j’en veux prendre ;
Employez mieux l’effort de vos justes douleurs ;
Malgré moi m’en toucher, c’est perdre et temps et pleurs ;
J’en veux être le maître, et je veux bien qu’on sache
Que je la désavoue alors qu’on me l’arrache.
Préparez-vous à voir ce malheureux chrétien,
Et faites votre effort quand j’aurai fait le mien.
Allez ; n’irritez plus un père qui vous aime,
Et tâchez d’obtenir votre époux de lui-même.
Tantôt jusqu’en ce lieu je le ferai venir :
Cependant quittez-nous, je veux l’entretenir.

PAULINE.

De grâce, permettez…

FÉLIX.

De grâce, permettez…Laissez-nous seuls, vous dis-je ;
Votre douleur m’offense autant qu’elle m’afflige.
À gagner Polyeucte appliquez tous vos soins ;
Vous avancerez plus en m’importunant moins.


Scène V.

FÉLIX, ALBIN.
FÉLIX.

Albin, comme est-il mort ?

ALBIN.

Albin, comme est-il mort ?En brutal, en impie,
En bravant les tourmens, en dédaignant la vie,
Sans regret, sans murmure, et sans étonnement,
Dans l’obstination et l’endurcissement,
Comme un chrétien enfin, le blasphème à la bouche.

FÉLIX.

Et l’autre ?

ALBIN.

Et l’autre ?Je l’ai dit déjà, rien ne le touche.
Loin d’en être abattu, son cœur en est plus haut ;
On l’a violenté pour quitter l’échafaud :
Il est dans la prison où je l’ai vu conduire ;
Mais vous êtes bien loin encor de le réduire.

FÉLIX.

Que je suis malheureux !

ALBIN.

Que je suis malheureux !Tout le monde vous plaint.

FÉLIX.

On ne sait pas les maux dont mon cœur est atteint ;
De pensers sur pensers mon âme est agitée,
De soucis sur soucis elle est inquiétée ;
Je sens l’amour, la haine, et la crainte et l’espoir,
La joie et la douleur tour à tour l’émouvoir ;
J’entre en des sentiments qui ne sont pas croyables :
J’en ai de violens, j’en ai de pitoyables ;
J’en ai de généreux qui n’oseroient agir ;
J’en ai même de bas, et qui me font rougir.

J’aime ce malheureux que j’ai choisi pour gendre,
Je hais l’aveugle erreur qui le vient de surprendre ;
Je déplore sa perte, et le voulant sauver,
J’ai la gloire des dieux ensemble à conserver ;
Je redoute leur foudre et celui de Décie,
Il y va de ma charge, il y va de ma vie.
Ainsi tantôt pour lui je m’expose au trépas,
Et tantôt je le perds pour ne me perdre pas.

ALBIN.

Décie excusera l’amitié d’un beau-père ;
Et d’ailleurs Polyeucte est d’un sang qu’on révère.

FÉLIX.

À punir les chrétiens son ordre est rigoureux ;
Et plus l’exemple est grand, plus il est dangereux :
On ne distingue point quand l’offense est publique ;
Et lorsqu’on dissimule un crime domestique,
Par quelle autorité peut-on, par quelle loi,
Châtier en autrui ce qu’on souffre chez soi ?

ALBIN.

Si vous n’osez avoir d’égard à sa personne,
Écrivez à Décie afin qu’il en ordonne.

FÉLIX.

Sévère me perdroit si j’en usois ainsi :
Sa haine et son pouvoir font mon plus grand souci.
Si j’avois différé de punir un tel crime,
Quoiqu’il soit généreux, quoiqu’il soit magnanime,
Il est homme, et sensible, et je l’ai dédaigné ;
Et de tant de mépris son esprit indigné,
Que met au désespoir cet hymen de Pauline,
Du courroux de Décie obtiendroit ma ruine.
Pour venger un affront tout semble être permis,
Et les occasions tentent les plus remis.
Peut-être (et ce soupçon n’est pas sans apparence)
Il rallume en son cœur déjà quelque espérance ;
Et, croyant bientôt voir Polyeucte puni,
Il rappelle un amour à grand’peine banni.
Juge si sa colère, en ce cas implacable,
Me feroit innocent de sauver un coupable,

Et s’il m’épargneroit, voyant par mes bontés
Une seconde fois ses desseins avortés.
Te dirais-je un penser indigne, bas et lâche ?
Je l’étouffe, il renaît ; il me flatte et me fâche :
L’ambition toujours me le vient présenter,
Et tout ce que je puis, c’est de le détester.
Polyeucte est ici l’appui de ma famille ;
Mais si, par son trépas, l’autre épousoit ma fille,
J’acquerrois bien par là de plus puissans appuis,
Qui me mettroient plus haut cent fois que je ne suis.
Mon cœur en prend par force une maligne joie :
Mais que plutôt le ciel à tes yeux me foudroie,
Qu’à des pensers si bas je puisse consentir,
Que jusque-là ma gloire ose se démentir !

ALBIN.

Votre cœur est trop bon, et votre âme trop haute.
Mais vous résolvez-vous à punir cette faute ?

FÉLIX.

Je vais dans la prison faire tout mon effort
À vaincre cet esprit par l’effroi de la mort ;
Et nous verrons après ce que pourra Pauline.

ALBIN.

Que ferez-vous enfin, si toujours il s’obstine ?

FÉLIX.

Ne me presse point tant ; dans un tel déplaisir
Je ne puis que résoudre, et ne sais que choisir.

ALBIN.

Je dois vous avertir, en serviteur fidèle,
Qu’en sa faveur déjà la ville se rebelle,
Et ne peut voir passer par la rigueur des lois
Sa dernière espérance et le sang de ses rois.
Je tiens sa prison même assez mal assurée ;
J’ai laissé tout autour une troupe éplorée ;
Je crains qu’on ne la force.

FÉLIX.

Je crains qu’on ne la force.Il faut donc l’en tirer,
Et l’amener ici pour nous en assurer.

ALBIN.

Tirez-l’en donc vous-même, et d’un espoir de grâce
Apaisez la fureur de cette populace.

FÉLIX.

Allons, et s’il persiste à demeurer chrétien,
Nous en disposerons sans qu’elle en sache rien.


ACTE QUATRIÈME.


Scène I.

POLYEUCTE, CLÉON, trois autres gardes.
POLYEUCTE.

Gardes, que me veut-on ?

CLÉON.

Gardes, que me veut-on ? Pauline vous demande.

POLYEUCTE.

Ô présence, ô combat que surtout j’appréhende !
Félix, dans la prison j’ai triomphé de toi,
J’ai ri de ta menace, et t’ai vu sans effroi :
Tu prends pour t’en venger de plus puissantes armes ;
Je craignois beaucoup moins tes bourreaux que ses larmes.
Seigneur, qui vois ici les périls que je cours,
En ce pressant besoin redouble ton secours ;
Et toi qui, tout sortant encor de la victoire,
Regardes mes travaux du séjour de la gloire,
Cher Néarque, pour vaincre un si fort ennemi,
Prête du haut du ciel la main à ton ami.
Gardes, oseriez-vous me rendre un bon office ?
Non pour me dérober aux rigueurs du supplice :
Ce n’est pas mon dessein qu’on me fasse évader ;
Mais comme il suffira de trois à me garder,
L’autre m’obligeroit d’aller querir Sévère ;
Je crois que sans péril on peut me satisfaire :
Si j’avois pu lui dire un secret important,

Il vivroit plus heureux, et je mourrois content.

CLÉON.

Si vous me l’ordonnez, j’y cours en diligence.

POLYEUCTE.

Sévère à mon défaut fera ta récompense.
Va, ne perds point de temps, et reviens promptement.

CLÉON.

Je serai de retour, seigneur, dans un moment.


Scène II.

POLYEUCTE.
(Les gardes se retirent aux coins du théâtre.)

Source délicieuse, en misères féconde,
Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ?
Honteux attachements de la chair et du monde,
Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés ?
Allez, honneurs, plaisirs, qui me livrez la guerre :
Toute votre félicité,
Sujette à l’instabilité,
En moins de rien tombe par terre ;
Et, comme elle a l’éclat du verre,
Elle en a la fragilité.
Ainsi n’espérez pas qu’après vous je soupire.
Vous étalez en vain vos charmes impuissans,
Vous me montrez en vain par tout ce vaste empire
Les ennemis de Dieu pompeux et florissans.
Il étale à son tour des revers équitables
Par qui les grands sont confondus ;
Et les glaives qu’il tient pendus
Sur les plus fortunés coupables
Sont d’autant plus inévitables
Que leurs coups sont moins attendus.
Tigre altéré de sang, Décie impitoyable,
Ce Dieu t’a trop longtemps abandonné les siens :
De ton heureux destin vois la suite effroyable ;
Le Scythe va venger la Perse et les chrétiens.
Encore un peu plus outre, et ton heure est venue ;

Rien ne t’en sauroit garantir ;
Et la foudre qui va partir,
Toute prête à crever la nue,
Ne peut plus être retenue
Par l’attente du repentir.
Que cependant Félix m’immole à ta colère ;
Qu’un rival plus puissant éblouisse ses yeux ;
Qu’aux dépens de ma vie il s’en fasse beau-père,
Et qu’à titre d’esclave il commande en ces lieux :
Je consens, ou plutôt j’aspire à ma ruine.
Monde, pour moi tu n’as plus rien :
Je porte en un cœur tout chrétien
Une flamme toute divine ;
Et je ne regarde Pauline
Que comme un obstacle à mon bien.
Saintes douceurs du ciel, adorables idées,
Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir :
De vos sacrés attraits les âmes possédées
Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir.
Vous promettez beaucoup et donnez davantage :
Vos biens ne sont point inconstans ;
Et l’heureux trépas que j’attends
Ne vous sert que d’un doux passage
Pour nous introduire au partage
Qui nous rend à jamais contens.
C’est vous, ô feu divin que rien ne peut éteindre,
Qui m’allez faire voir Pauline sans la craindre.
Je la vois : mais mon cœur, d’un saint zèle enflammé,
N’en goûte plus l’appas dont il étoit charmé ;
Et mes yeux, éclairés des célestes lumières,
Ne trouvent plus aux siens leurs grâces coutumières.


Scène III.

POLYEUCTE, PAULINE ; gardes.
POLYEUCTE.

Madame, quel dessein vous fait me demander ?
Est-ce pour me combattre, ou pour me seconder ?

Cet effort généreux de votre amour parfaite
Vient-il à mon secours, vient-il à ma défaite ?
Apportez-vous ici la haine, ou l’amitié,
Comme mon ennemie, ou ma chère moitié ?

PAULINE.

Vous n’avez point ici d’ennemi que vous-même ;
Seul vous vous haïssez, lorsque chacun vous aime ;
Seul vous exécutez tout ce que j’ai rêvé :
Ne veuillez pas vous perdre, et vous êtes sauvé.
À quelque extrémité que votre crime passe,
Vous êtes innocent si vous vous faites grâce.
Daignez considérer le sang dont vous sortez,
Vos grandes actions, vos rares qualités ;
Chéri de tout le peuple, estimé chez le prince,
Gendre du gouverneur de toute la province ;
Je ne vous compte à rien le nom de mon époux,
C’est un bonheur pour moi qui n’est pas grand pour vous
Mais après vos exploits, après votre naissance,
Après votre pouvoir, voyez notre espérance ;
Et n’abandonnez pas à la main d’un bourreau
Ce qu’à nos justes vœux promet un sort si beau.

POLYEUCTE.

Je considère plus ; je sais mes avantages,
Et l’espoir que sur eux forment les grands courages.
Ils n’aspirent enfin qu’à des biens passagers,
Que troublent les soucis, que suivent les dangers ;
La mort nous les ravit, la fortune s’en joue ;
Aujourd’hui dans le trône, et demain dans la boue ;
Et leur plus haut éclat fait tant de mécontens,
Que peu de vos Césars en ont joui longtemps.
J’ai de l’ambition, mais plus noble et plus belle :
Cette grandeur périt, j’en veux une immortelle,
Un bonheur assuré, sans mesure et sans fin,
Au-dessus de l’envie, au-dessus du destin.
Est-ce trop l’acheter que d’une triste vie
Qui tantôt, qui soudain me peut être ravie ;
Qui ne me fait jouir que d’un instant qui fuit,
Et ne peut m’assurer de celui qui le suit

PAULINE.

Voilà de vos chrétiens les ridicules songes ;
Voilà jusqu’à quel point vous charment leurs mensonges ;
Tout votre sang est peu pour un bonheur si doux !
Mais, pour en disposer, ce sang est-il à vous ?
Vous n’avez pas la vie ainsi qu’un héritage ;
Le jour qui vous la donne en même temps l’engage :
Vous la devez au prince, au public, à l’État.

POLYEUCTE.

Je la voudrois pour eux perdre dans un combat ;
Je sais quel en est l’heur, et quelle en est la gloire.
Des aïeux de Décie on vante la mémoire ;
Et ce nom, précieux encore à vos Romains,
Au bout de six cents ans lui met l’empire aux mains.
Je dois ma vie au peuple, au prince, à sa couronne ;
Mais je la dois bien plus au Dieu qui me la donne :
Si mourir pour son prince est un illustre sort,
Quand on meurt pour son Dieu, quelle sera la mort !

PAULINE.

Quel Dieu !

POLYEUCTE.

Quel Dieu !Tout beau, Pauline : il entend vos paroles,
Et ce n’est pas un Dieu comme vos dieux frivoles,
Insensibles et sourds, impuissans, mutilés,
De bois, de marbre, ou d’or, comme vous les voulez :
C’est le Dieu des chrétiens, c’est le mien, c’est le vôtre ;
Et la terre et le ciel n’en connoissent point d’autre.

PAULINE.

Adorez-le dans l’âme, et n’en témoignez rien.

POLYEUCTE.

Que je sois tout ensemble idolâtre et chrétien !

PAULINE.

Ne feignez qu’un moment, laissez partir Sévère,
Et donnez lieu d’agir aux bontés de mon père.

POLYEUCTE.

Les bontés de mon Dieu sont bien plus à chérir :
Il m’ôte des périls que j’aurois pu courir,
Et, sans me laisser lieu de tourner en arrière,

Sa faveur me couronne entrant dans la carrière ;
Du premier coup de vent il me conduit au port,
Et, sortant du baptême, il m’envoie à la mort.
Si vous pouviez comprendre et le peu qu’est la vie,
Et de quelles douceurs cette mort est suivie !…
Mais que sert de parler de ces trésors cachés
À des esprits que Dieu n’a pas encor touchés ?

PAULINE.

Cruel ! (car il est temps que ma douleur éclate,
Et qu’un juste reproche accable une âme ingrate)
Est-ce là ce beau feu ? sont-ce là tes sermens ?
Témoignes-tu pour moi les moindres sentimens ?
Je ne te parlois point de l’état déplorable
Où ta mort va laisser ta femme inconsolable ;
Je croyais que l’amour t’en parleroit assez,
Et je ne voulois pas de sentimens forcés :
Mais cette amour si ferme et si bien méritée
Que tu m’avois promise, et que je t’ai portée,
Quand tu me veux quitter, quand tu me fais mourir,
Te peut-elle arracher une larme, un soupir ?
Tu me quittes, ingrat, et le fais avec joie ;
Tu ne la caches pas, tu veux que je la voie ;
Et ton cœur, insensible à ces tristes appas,
Se figure un bonheur où je ne serai pas !
C’est donc là le dégoût qu’apporte l’hyménée ?
Je te suis odieuse après m’être donnée !

POLYEUCTE.

Hélas !

PAULINE.

Hélas !Que cet hélas a de peine à sortir !
Encor s’il commençoit un heureux repentir,
Que, tout forcé qu’il est, j’y trouverois de charmes !
Mais courage, il s’émeut, je vois couler des larmes.

POLYEUCTE.

J’en verse, et plût à Dieu qu’à force d’en verser
Ce cœur trop endurci se pût enfin percer !
Le déplorable état où je vous abandonne
Est bien digne des pleurs que mon amour vous donne ;

Et si l’on peut au ciel sentir quelques douleurs,
J’y pleurerai pour vous l’excès de vos malheurs :
Mais si, dans ce séjour de gloire et de lumière,
Ce Dieu tout juste et bon peut souffrir ma prière,
S’il y daigne écouter un conjugal amour,
Sur votre aveuglement il répandra le jour.
Seigneur, de vos bontés il faut que je l’obtienne ;
Elle a trop de vertus pour n’être pas chrétienne :
Avec trop de mérite il vous plus la former,
Pour ne vous pas connoître et ne vous pas aimer,
Pour vivre des enfers esclave infortunée,
Et sous leur triste joug mourir comme elle est née.

PAULINE.

Que dis-tu, malheureux ? qu’oses-tu souhaiter ?

POLYEUCTE.

Ce que de tout mon sang je voudrois acheter.

PAULINE.

Que plutôt…

POLYEUCTE.

Que plutôt…C’est en vain qu’on se met en défense :
Ce Dieu touche les cœurs lorsque moins on y pense.
Ce bienheureux moment n’est pas encor venu ;
Il viendra, mais le temps ne m’en est pas connu.

PAULINE.

Quittez cette chimère, et m’aimez.

POLYEUCTE.

Quittez cette chimère, et m’aimez.Je vous aime,
Beaucoup moins que mon Dieu, mais bien plus que moi-même.

PAULINE.

Au nom de cet amour, ne m’abandonnez pas.

POLYEUCTE.

Au nom de cet amour, daignez suivre mes pas.

PAULINE.

C’est peu de me quitter, tu veux donc me séduire ?

POLYEUCTE.

C’est peu d’aller au ciel, je vous y veux conduire.

PAULINE.

Imaginations !

POLYEUCTE.

Imaginations !Célestes vérités !

PAULINE.

Étrange aveuglement !

POLYEUCTE.

Étrange aveuglement !Éternelles clartés !

PAULINE.

Tu préfères la mort à l’amour de Pauline !

POLYEUCTE.

Vous préférez le monde à la bonté divine !

PAULINE.

Va, cruel, va mourir ; tu ne m’aimas jamais.

POLYEUCTE.

Vivez heureuse au monde, et me laissez en paix.

PAULINE.

Oui, je t’y vais laisser ; ne t’en mets plus en peine ;
Je vais…


Scène IV.

POLYEUCTE, PAULINE, SÉVÈRE, FABIAN, gardes.
PAULINE.

Je vais…Mais quel dessein en ce lieu vous amène,
Sévère ? Auroit-on cru qu’un cœur si généreux
Pût venir jusqu’ici braver un malheureux ?

POLYEUCTE.

Vous traitez mal, Pauline, un si rare mérite ;
À ma seule prière il rend cette visite.
Je vous ai fait, seigneur, une incivilité
Que vous pardonnerez à ma captivité.
Possesseur d’un trésor dont je n’étois pas digne,
Souffrez avant ma mort que je vous le résigne,
Et laisse la vertu la plus rare à nos yeux
Qu’une femme jamais pût recevoir des cieux
Aux mains du plus vaillant et du plus honnête homme
Qu’ait adoré la terre et qu’ait vu naître Rome.
Vous êtes digne d’elle, elle est digne de vous ;
Ne la refusez pas de la main d’un époux :

S’il vous a désunis, sa mort vous va rejoindre.
Qu’un feu jadis si beau n’en devienne pas moindre :
Rendez-lui votre cœur, et recevez sa foi :
Vivez heureux ensemble, et mourez comme moi ;
C’est le bien qu’à tous deux Polyeucte désire.
Qu’on me mène à la mort, je n’ai plus rien à dire.
Allons, gardes, c’est fait.


Scène V.

SÉVÈRE, PAULINE, FABIAN.
SÉVÈRE.

Allons, gardes, c’est fait.Dans mon étonnement,
Je suis confus pour lui de son aveuglement ;
Sa résolution a si peu de pareilles,
Qu’à peine je me fie encore à mes oreilles.
Un cœur qui vous chérit, (mais quel cœur assez bas
Auroit pu vous connoître, et ne vous chérir pas ?),
Un homme aimé de vous, sitôt qu’il vous possède,
Sans regret il vous quitte : il fait plus, il vous cède ;
Et, comme si vos feux étaient un don fatal,
Il en fait un présent lui-même à son rival !
Certes, ou les chrétiens ont d’étranges manies,
Ou leurs félicités doivent être infinies,
Puisque, pour y prétendre, ils osent rejeter
Ce que de tout l’empire il faudroit acheter.
Pour moi, si mes destins, un peu plus tôt propices,
Eussent de votre hymen honoré mes services,
Je n’aurois adoré que l’éclat de vos yeux,
J’en aurois fait mes rois, j’en aurois fait mes dieux ;
On m’auroit mis en poudre, on m’auroit mis en cendre,
Avant que…

PAULINE.

Avant que…Brisons là ; je crains de trop entendre,
Et que cette chaleur, qui sent vos premiers feux,
Ne pousse quelque suite indigne de tous deux.
Sévère, connoissez Pauline tout entière.
Mon Polyeucte touche à son heure dernière ;
Pour achever de vivre il n’a plus qu’un moment ;

Vous en êtes la cause, encor qu’innocemment.
Je ne sais si votre âme, à vos désirs ouverte,
Auroit osé former quelque espoir sur sa perte :
Mais sachez qu’il n’est point de si cruels trépas
Où d’un front assuré je ne porte mes pas,
Qu’il n’est point aux enfers d’horreurs que je n’endure,
Plutôt que de souiller une gloire si pure,
Que d’épouser un homme, après son triste sort,
Qui de quelque façon soit cause de sa mort :
Et, si vous me croyiez d’une âme si peu saine,
L’amour que j’ai pour vous tourneroit tout en haine.
Vous êtes généreux ; soyez-le jusqu’au bout.
Mon père est en état de vous accorder tout,
Il vous craint ; et j’avance encor cette parole,
Que s’il perd mon époux, c’est à vous qu’il l’immole.
Sauvez ce malheureux, employez-vous pour lui ;
Faites-vous un effort pour lui servir d’appui.
Je sais que c’est beaucoup que ce que je demande ;
Mais plus l’effort est grand, plus la gloire en est grande.
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,
C’est un trait de vertu qui n’appartient qu’à vous ;
Et si ce n’est assez de votre renommée,
C’est beaucoup qu’une femme autrefois tant aimée,
Et dont l’amour peut-être encor vous peut toucher,
Doive à votre grand cœur ce qu’elle a de plus cher :
Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.
Adieu. Résolvez seul ce que vous voulez faire ;
Si vous n’êtes pas tel que je l’ose espérer,
Pour vous priser encor je le veux ignorer.


Scène VI.

SÉVÈRE, FABIAN.
SÉVÈRE.

Qu’est ceci, Fabian ? quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon bonheur, et le réduit en poudre !
Plus je l’estime près, plus il est éloigné ;
Je trouve tout perdu quand je crois tout gagné ;
Et toujours la fortune, à me nuire obstinée,

Tranche mon espérance aussitôt qu’elle est née ;
Avant qu’offrir des vœux je reçois des refus :
Toujours triste, toujours et honteux et confus
De voir que lâchement elle ait osé renaître,
Qu’encor plus lâchement elle ait osé paroître ;
Et qu’une femme enfin dans la calamité,
Me fasse des leçons de générosité.
Votre belle âme est haute autant que malheureuse,
Mais elle est inhumaine autant que généreuse,
Pauline, et vos douleurs avec trop de rigueur
D’un amant tout à vous tyrannisent le cœur.
C’est donc peu de vous perdre, il faut que je vous donne,
Que je serve un rival lorsqu’il vous abandonne ;
Et que, par un cruel et généreux effort,
Pour vous rendre en ses mains je l’arrache à la mort.

FABIAN.

Laissez à son destin cette ingrate famille ;
Qu’il accorde, s’il veut, le père avec la fille,
Polyeucte et Félix, l’épouse avec l’époux.
D’un si cruel effort quel prix espérez-vous ?

SÉVÈRE.

La gloire de montrer à cette âme si belle
Que Sévère l’égale, et qu’il est digne d’elle ;
Qu’elle m’était bien due, et que l’ordre des cieux
En me la refusant m’est trop injurieux.

FABIAN.

Sans accuser le sort ni le ciel d’injustice,
Prenez garde au péril qui suit un tel service ;
Vous hasardez beaucoup, seigneur, pensez-y bien.
Quoi ! vous entreprenez de sauver un chrétien !
Pouvez-vous ignorer pour cette secte impie
Quelle est et fut toujours la haine de Décie ?
C’est un crime vers lui si grand, si capital,
Qu’à votre faveur même il peut être fatal.

SÉVÈRE.

Cet avis seroit bon pour quelque âme commune.
S’il tient entre ses mains ma vie et ma fortune,
Je suis encor Sévère ; et tout ce grand pouvoir

Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir.
Ici l’honneur m’oblige, et j’y veux satisfaire ;
Qu’après le sort se montre ou propice ou contraire,
Comme son naturel est toujours inconstant,
Périssant glorieux, je périrai content.
Je te dirai bien plus, mais avec confidence,
La secte des chrétiens n’est pas ce que l’on pense :
On les hait ; la raison je ne la connois point ;
Et je ne vois Décie injuste qu’en ce point.
Par curiosité j’ai voulu les connoître :
On les tient pour sorciers dont l’enfer est le maître ;
Et sur cette croyance on punit du trépas
Des mystères secrets que nous n’entendons pas.
Mais Cérès Éleusine, et la Bonne Déesse,
Ont leurs secrets comme eux à Rome et dans la Grèce ;
Encore impunément nous souffrons en tous lieux,
Leur Dieu seul excepté, toutes sortes de dieux :
Tous les monstres d’Égypte ont leurs temples dans Rome ;
Nos aïeux à leur gré faisaient un dieu d’un homme ;
Et leur sang parmi nous conservant leurs erreurs,
Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs :
Mais, à parler sans fard de tant d’apothéoses,
L’effet est bien douteux de ces métamorphoses.
Les chrétiens n’ont qu’un Dieu, maître absolu de tout,
De qui le seul vouloir fait tout ce qu’il résout :
Mais, si j’ose entre nous dire ce que me semble,
Les nôtres bien souvent s’accordent mal ensemble ;
Et, me dût leur colère écraser à tes yeux,
Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.
Enfin chez les chrétiens les mœurs sont innocentes,
Les vices détestés, les vertus florissantes ;
Ils font des vœux pour nous qui les persécutons,
Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,
Les a-t-on vus mutins ? les a-t-on vus rebelles ?
Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles ?
Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux ;
Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.
J’ai trop de pitié d’eux pour ne les pas défendre.

Allons trouver Félix ; commençons par son gendre ;
Et contentons ainsi, d’une seule action,
Et Pauline, et ma gloire et ma compassion.


ACTE CINQUIÈME.


Scène I.

FÉLIX, ALBIN, CLÉON.
FÉLIX.

Albin, as-tu bien vu la fourbe de Sévère ?
As-tu bien vu sa haine ? et vois-tu ma misère ?

ALBIN.

Je n’ai rien en lui qu’un rival généreux,
Et ne vois rien en vous qu’un père rigoureux.

FÉLIX.

Que tu discernes mal le cœur d’avec la mine ?
Dans l’âme il hait Félix et dédaigne Pauline !
Et, s’il l’aima jadis, il estime aujourd’hui
Les restes d’un rival trop indignes de lui.
Il parle en sa faveur, il me prie, il menace,
Et me perdra, dit-il, si je ne lui fais grâce ;
Tranchant du généreux, il croit m’épouvanter :
L’artifice est trop lourd pour ne pas l’éventer.
Je sais des gens de cour quelle est la politique,
J’en connois mieux que lui la plus fine pratique.
C’est en vain qu’il tempête et feint d’être en fureur :
Je vois ce qu’il prétend auprès de l’empereur.
De ce qu’il me demande il m’y feroit un crime ;
Épargnant son rival, je serois sa victime ;
Et s’il avoit affaire à quelque maladroit,
Le piége est bien tendu, sans doute il le perdroit :
Mais un vieux courtisan est un peu moins crédule ;
Il voit quand on le joue, et quand on dissimule ;
Et moi j’en ai tant vu de toutes les façons,
Qu’à lui-même au besoin j’en ferois des leçons.

ALBIN.

Dieux ! que vous vous gênez par cette défiance !

FÉLIX.

Pour subsister en cour c’est la haute science.
Quand un homme une fois a droit de nous haïr,
Nous devons présumer qu’il cherche à nous trahir ;
Toute son amitié nous doit être suspecte.
Si Polyeucte enfin n’abandonne sa secte,
Quoi que son protecteur ait pour lui dans l’esprit,
Je suivrai hautement l’ordre qui m’est prescrit.

ALBIN.

Grâce, grâce, seigneur ! que Pauline l’obtienne.

FÉLIX.

Celle de l’empereur ne suivroit pas la mienne ;
Et, loin de le tirer de ce pas dangereux,
Ma bonté ne feroit que nous perdre tous deux.

ALBIN.

Mais Sévère promet…

FÉLIX.

Mais Sévère promet…Albin, je m’en défie,
Et connois mieux que lui la haine de Décie ;
En faveur des chrétiens s’il choquoit son courroux,
Lui-même assurément se perdroit avec nous.
Je veux tenter pourtant encore une autre voie.
Amenez Polyeucte ; et si je le renvoie,
S’il demeure insensible à ce dernier effort,
Au sortir de ce lieu qu’on lui donne la mort.

ALBIN.

Votre ordre est rigoureux.

FÉLIX.

Votre ordre est rigoureux.Il faut que je le suive,
Si je veux empêcher qu’un désordre n’arrive.
Je vois le peuple ému pour prendre son parti ;
Et toi-même tantôt tu m’en as averti :
Dans ce zèle pour lui qu’il fait déjà paroître,
Je ne sais si longtemps j’en pourrais être maître ;
Peut-être dès demain, dès la nuit, dès ce soir,
J’en verrais des effets que je ne veux pas voir ;
Et Sévère aussitôt, courant à sa vengeance,

M’iroit calomnier de quelque intelligence.
Il faut rompre ce coup, qui me seroit fatal.

ALBIN.

Que tant de prévoyance est un étrange mal !
Tout vous nuit, tout vous perd, tout vous fait de l’ombrage :
Mais voyez que sa mort mettra ce peuple en rage ;
Que c’est mal le guérir que le désespérer.

FÉLIX.

En vain après sa mort il voudra murmurer ;
Et s’il ose venir à quelque violence,
C’est affaire à céder deux jours à l’insolence :
J’aurai fait mon devoir, quoi qu’il puisse arriver.
Mais Polyeucte vient, tâchons à le sauver.
Soldats, retirez-vous, et gardez bien la porte.


Scène II.

FÉLIX, POLYEUCTE, ALBIN.
FÉLIX.

As-tu donc pour la vie une haine si forte,
Malheureux Polyeucte ? et la loi des chrétiens
T’ordonne-t-elle ainsi d’abandonner les tiens ?

POLYEUCTE.

Je ne hais point la vie, et j’en aime l’usage,
Mais sans attachement qui sente l’esclavage,
Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens ;
La raison me l’ordonne, et la loi des chrétiens ;
Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre,
Si vous avez le cœur assez bon pour me suivre.

FÉLIX.

Te suivre dans l’abîme où tu te veux jeter ?

POLYEUCTE.

Mais plutôt dans la gloire où je m’en vais monter.

FÉLIX.

Donne-moi pour le moins le temps de la connoître ;
Pour me faire chrétien, sers-moi de guide à l’être ;
Et ne dédaigne pas de m’instruire en ta foi,
Ou toi-même à ton Dieu tu répondras de moi.

POLYEUCTE.

N’en riez point, Félix, il sera votre juge ;

Vous ne trouverez point devant lui de refuge ;
Les rois et les bergers y sont d’un même rang :
De tous les siens sur vous il vengera le sang.

FÉLIX.

Je n’en répandrai plus, et, quoi qu’il en arrive,
Dans la foi des chrétiens je souffrirai qu’on vive ;
J’en serai protecteur.

POLYEUCTE.

J’en serai protecteur.Non, non, persécutez,
Et soyez l’instrument de nos félicités :
Celle d’un vrai chrétien n’est que dans les souffrances ;
Les plus cruels tourments lui sont des récompenses.
Dieu, qui rend le centuple aux bonnes actions,
Pour comble donne encor les persécutions :
Mais ces secrets pour vous sont fâcheux à comprendre ;
Ce n’est qu’à ses élus que Dieu les fait entendre.

FÉLIX.

Je te parle sans fard, et veux être chrétien.

POLYEUCTE.

Qui peut donc retarder l’effet d’un si grand bien ?

FÉLIX.

La présence importune…

POLYEUCTE.

La présence importune…Et de qui ? de Sévère ?

FÉLIX.

Pour lui seul contre toi j’ai feint tant de colère :
Dissimule un moment jusques à son départ.

POLYEUCTE.

Félix, c’est donc ainsi que vous parlez sans fard ?
Portez à vos païens, portez à vos idoles,
Le sucre empoisonné que sèment vos paroles.
Un chrétien ne craint rien, ne dissimule rien ;
Aux yeux de tout le monde il est toujours chrétien.

FÉLIX.

Ce zèle de ta foi ne sert qu’à te séduire,
Si tu cours à la mort plutôt que de m’instruire.

POLYEUCTE.

Je vous en parlerois ici hors de saison ;

Elle est un don du ciel, et non de la raison ;
Et c’est là que bientôt, voyant Dieu face à face,
Plus aisément pour vous j’obtiendrai cette grâce.

FÉLIX.

Ta perte cependant va me désespérer.

POLYEUCTE.

Vous avez en vos mains de quoi la réparer ;
En vous ôtant un gendre, on vous en donne un autre
Dont la condition répond mieux à la vôtre ;
Ma perte n’est pour vous qu’un change avantageux.

FÉLIX.

Cesse de me tenir ce discours outrageux.
Je t’ai considéré plus que tu ne mérites ;
Mais, malgré ma bonté, qui croît plus tu l’irrites,
Cette insolence enfin te rendroit odieux,
Et je me vengerois aussi bien que nos dieux.

POLYEUCTE.

Quoi ! vous changez bientôt d’humeur et de langage !
Le zèle de vos dieux rentre en votre courage !
Celui d’être chrétien s’échappe ! et par hasard
Je vous viens d’obliger à me parler sans fard !

FÉLIX.

Va, ne présume pas que, quoi que je te jure,
De tes nouveaux docteurs je suive l’imposture.
Je flattois ta manie, afin de t’arracher
Du honteux précipice où tu vas trébucher ;
Je voulois gagner temps pour ménager ta vie
Après l’éloignement d’un flatteur de Décie :
Mais j’ai trop fait d’injure à nos dieux tout-puissans ;
Choisis de leur donner ton sang, ou de l’encens.

POLYEUCTE.

Mon choix n’est point douteux. Mais j’aperçois Pauline :
Ô ciel !


Scène III.

FÉLIX, POLYEUCTE, PAULINE, ALBIN.
PAULINE.

Ô ciel !Qui de vous deux aujourd’hui m’assassine ?

Sont-ce tous deux ensemble ou chacun à son tour ?
Ne pourrai-je fléchir la nature ou l’amour ?
Et n’obtiendrai-je rien d’un époux ni d’un père ?

FÉLIX.

Parlez à votre époux.

POLYEUCTE.

Parlez à votre époux.Vivez avec Sévère.

PAULINE.

Tigre, assassine-moi du moins sans m’outrager.

POLYEUCTE.

Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager ;
Il voit quelle douleur dans l’âme vous possède,
Et sait qu’un autre amour en est le seul remède.
Puisqu’un si grand mérite a pu vous enflammer,
Sa présence toujours a droit de vous charmer :
Vous l’aimiez, il vous aime, et sa gloire augmentée…

PAULINE.

Que t’ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi,
Un amour si puissant que j’ai vaincu pour toi ?
Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire,
Quels efforts à moi-même il a fallu me faire ;
Quels combats j’ai donnés pour te donner un cœur
Si justement acquis à son premier vainqueur ;
Et si l’ingratitude en ton cœur ne domine,
Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline ;
Apprends d’elle à forcer ton propre sentiment ;
Prends sa vertu pour guide en ton aveuglement ;
Souffre que de toi-même elle obtienne ta vie,
Pour vivre sous tes lois à jamais asservie.
Si tu peux rejeter de si justes désirs,
Regarde au moins ses pleurs, écoute ses soupirs ;
Ne désespère pas une âme qui t’adore.

POLYEUCTE.

Je vous l’ai déjà dit, et vous le dis encore,
Vivez avec Sévère, ou mourez avec moi.
Je ne méprise point vos pleurs, ni votre foi ;
Mais, de quoi que pour vous notre amour m’entretienne,
Je ne vous connois plus, si vous n’êtes chrétienne.

C’en est assez, Félix, reprenez ce courroux,
Et sur cet insolent vengez vos dieux, et vous.

PAULINE.

Ah ! Mon père, son crime à peine est pardonnable ;
Mais s’il est insensé, vous êtes raisonnable,
La nature est trop forte, et ses aimables traits
Imprimés dans le sang ne s’effacent jamais :
Un père est toujours père, et sur cette assurance
J’ose appuyer encore un reste d’espérance.
Jetez sur votre fille un regard paternel :
Ma mort suivra la mort de ce cher criminel ;
Et les dieux trouveront sa peine illégitime,
Puisqu’elle confondra l’innocence et le crime,
Et qu’elle changera, par ce redoublement,
En injuste rigueur un juste châtiment ;
Nos destins, par vos mains rendus inséparables,
Nous doivent rendre heureux ensemble, ou misérables ;
Et vous seriez cruel jusques au dernier point,
Si vous désunissiez ce que vous avez joint.
Un cœur à l’autre uni jamais ne se retire,
Et pour l’en séparer il faut qu’on le déchire.
Mais vous êtes sensible à mes justes douleurs,
Et d’un œil paternel vous regardez mes pleurs.

FÉLIX.

Oui, ma fille, est il vrai qu’un père est toujours père ;
Rien n’en peut effacer le sacré caractère ;
Je porte un cœur sensible, et vous l’avez percé.
Je me joins avec vous contre cet insensé.
Malheureux Polyeucte, es-tu seul insensible ?
Et veux-tu rendre seul ton crime irrémissible ?
Peux-tu voir tant de pleurs d’un œil si détaché ?
Peux-tu voir tant d’amour sans en être touché ?
Ne reconnois-tu plus ni beau-père, ni femme,
Sans amitié pour l’un, et pour l’autre sans flamme ?
Pour reprendre les noms et de gendre et d’époux,
Veux-tu nous voir tous deux embrasser tes genoux ?

POLYEUCTE.

Que tout cet artifice est de mauvaise grâce !

Après avoir deux fois essayé la menace,
Après m’avoir fait voir Néarque dans la mort,
Après avoir tenté l’amour et son effort,
Après m’avoir montré cette soif du baptême,
Pour opposer à Dieu l’intérêt de Dieu même,
Vous vous joignez ensemble ! Ah ! ruses de l’enfer !
Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher !
Vos résolutions usent trop de remise ;
Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise.
Je n’adore qu’un Dieu, maître de l’univers,
Sous qui tremblent le ciel, la terre, et les enfers ;
Un Dieu qui, nous aimant d’une amour infinie,
Voulut mourir pour nous avec ignominie,
Et qui, par un effort de cet excès d’amour,
Veut pour nous en victime être offert chaque jour.
Mais j’ai tort d’en parler à qui ne peut m’entendre.
Voyez l’aveugle erreur que vous osez défendre :
Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux ;
Vous n’en punissez point qui n’ait son maître aux cieux ;
La prostitution, l’adultère, l’inceste,
Le vol, l’assassinat et tout ce qu’on déteste,
C’est l’exemple qu’à suivre offrent vos immortels.
J’ai profané leur temple, et brisé leurs autels ;
Je le ferois encor, si j’avois à le faire,
Même aux yeux de Félix, même aux yeux de Sévère,
Même aux yeux du sénat, aux yeux de l’empereur.

FÉLIX.

Enfin ma bonté cède à ma juste fureur :
Adore-les, ou meurs !

POLYEUCTE.

Adore-les, ou meurs !Je suis chrétien.

FÉLIX.

Adore-les, ou meurs !Je suis chrétien.Impie !
Adore-les, te dis-je, ou renonce à la vie.

POLYEUCTE.

Je suis chrétien.

FÉLIX.

Je suis chrétien.Tu l’es ? Ô cœur trop obstiné !

Soldats, exécutez l’ordre que j’ai donné.

PAULINE.

Où le conduisez-vous ?

FÉLIX.

Où le conduisez-vous ?À la mort.

POLYEUCTE.

Où le conduisez-vous ?À la mort.À la gloire.
Chère Pauline, adieu ; conservez ma mémoire.

PAULINE.

Je te suivrai partout, et mourrai si tu meurs.

POLYEUCTE.

Ne suivez point mes pas, ou quittez vos erreurs.

FÉLIX.

Qu’on l’ôte de mes yeux, et que l’on m’obéisse.
Puisqu’il aime à périr, je consens qu’il périsse.


Scène IV.

FÉLIX, ALBIN.
FÉLIX.

Je me fais violence, Albin, mais je l’ai dû ;
Ma bonté naturelle aisément m’eût perdu.
Que la rage du peuple à présent se déploie,
Que Sévère en fureur tonne, éclate, foudroie,
M’étant fait cet effort, j’ai fait ma sûreté.
Mais n’es-tu point surpris de cette dureté ?
Vois-tu comme le sien des cœurs impénétrables,
Ou des impiétés à ce point exécrables ?
Du moins j’ai satisfait mon esprit affligé :
Pour amollir son cœur je n’ai rien négligé ;
J’ai feint même à tes yeux des lâchetés extrêmes :
Et certes, sans l’horreur de ses derniers blasphèmes,
Qui m’ont rempli soudain de colère et d’effroi,
J’aurais eu de la peine à triompher de moi.

ALBIN.

Vous maudirez peut-être un jour cette victoire,
Qui tient je ne sais quoi d’une action trop noire,
Indigne de Félix, indigne d’un Romain,
Répandant votre sang par votre propre main.

FÉLIX.

Ainsi l’ont autrefois versé Brute et Manlie ;
Mais leur gloire en a crû, loin d’en être affoiblie ;
Et quand nos vieux héros avoient de mauvais sang,
Ils eussent, pour le perdre, ouvert leur propre flanc.

ALBIN.

Votre ardeur vous séduit ; mais quoi qu’elle vous die,
Quand vous la sentirez une fois refroidie,
Quand vous verrez Pauline, et que son désespoir
Par ses pleurs et ses cris saura vous émouvoir…

FÉLIX.

Tu me fais souvenir qu’elle a suivi ce traître,
Et que ce désespoir qu’elle fera paroître
De mes commandemens pourra troubler l’effet :
Va donc y donner ordre, et voir ce qu’elle fait ;
Romps ce que ses douleurs y donneraient d’obstacle ;
Tire-la, si tu peux, de ce triste spectacle ;
Tâche à la consoler. Va donc ; qui te retient ?

ALBIN.

Il n’en est pas besoin, seigneur, elle revient.


Scène V.

FÉLIX, PAULINE, ALBIN.
PAULINE.

Père barbare, achève, achève ton ouvrage ;
Cette seconde hostie est digne de ta rage :
Joins ta fille à ton gendre ; ose : que tardes-tu ?
Tu vois le même crime, ou la même vertu :
Ta barbarie en elle a les mêmes matières.
Mon époux en mourant m’a laissé ses lumières ;
Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir,
M’a dessillé les yeux, et me les vient d’ouvrir.
Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée :
De ce bienheureux sang tu me vois baptisée ;
Je suis chrétienne enfin, n’est-ce point assez dit ?
Conserve en me perdant ton rang et ton crédit ;
Redoute l’empereur, appréhende Sévère :
Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire ;

Polyeucte m’appelle à cet heureux trépas ;
Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.
Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste ;
Ils n’en ont brisé qu’un, je briserai le reste.
On m’y verra braver tout ce que vous craignez,
Ces foudres impuissans qu’en leurs mains vous peignez,
Et, saintement rebelle aux lois de la naissance,
Une fois envers toi manquer d’obéissance.
Ce n’est point ma douleur que par là je fais voir ;
C’est la grâce qui parle, et non le désespoir.
Le faut-il dire encor, Félix ? je suis chrétienne ;
Affermis par ma mort ta fortune et la mienne ;
Le coup à l’un et l’autre en sera précieux,
Puisqu’il t’assure en terre en m’élevant aux cieux.


Scène VI.

FÉLIX, SÉVÈRE, PAULINE, ALBIN, FABIAN.
SÉVÈRE.

Père dénaturé, malheureux politique,
Esclave ambitieux d’une peur chimérique,
Polyeucte est donc mort ! et par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tristes dignités !
La faveur que pour lui je vous avois offerte,
Au lieu de le sauver, précipite sa perte !
J’ai prié, menacé, mais sans vous émouvoir ;
Et vous m’avez cru fourbe, ou de peu de pouvoir !
Eh bien ! à vos dépens vous verrez que Sévère
Ne se vante jamais que de ce qu’il peut faire ;
Et par votre ruine il vous fera juger
Que qui peut bien vous perdre eût pu vous protéger.
Continuez aux dieux ce service fidèle,
Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle.
Adieu ; mais quand l’orage éclatera sur vous,
Ne doutez point du bras dont partiront les coups.

FÉLIX.

Arrêtez-vous, seigneur, et d’une âme apaisée
Souffrez que je vous livre une vengeance aisée.

Ne me reprochez plus que par mes cruautés
Je tâche à conserver mes tristes dignités ;
Je dépose à vos pieds l’éclat de leur faux lustre :
Celle où j’ose aspirer est d’un rang plus illustre ;
Je m’y trouve forcé par un secret appas ;
Je cède à des transports que je ne connois pas ;
Et par un mouvement que je ne puis entendre,
De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
C’est lui, n’en doutez point, dont le sang innocent
Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant ;
Son amour épandu sur toute la famille
Tire après lui le père aussi bien que la fille.
J’en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien :
J’ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.
C’est ainsi qu’un chrétien se venge et se courrouce :
Heureuse cruauté dont la suite est si douce !
Donne la main, Pauline. Apportez des liens ;
Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.
Je le suis, elle l’est, suivez votre colère.

PAULINE.

Qu’heureusement enfin je retrouve mon père !
Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.

FÉLIX.

Ma fille, il n’appartient qu’à la main qui le fait.

SÉVÈRE.

Qui ne seroit touché d’un si tendre spectacle ?
De pareils changemens ne vont point sans miracle :
Sans doute vos chrétiens, qu’on persécute en vain
Ont quelque chose en eux qui surpasse l’humain ;
Ils mènent une vie avec tant d’innocence,
Que le ciel leur en doit quelque reconnoissance :
Se relever plus forts, plus ils sont abattus,
N’est pas aussi l’effet des communes vertus.
Je les aimai toujours, quoi qu’on m’en ait pu dire ;
Je n’en vois point mourir que mon cœur m’en soupire ;
Et peut-être qu’un jour je les connoîtrai mieux
J’approuve cependant que chacun ait ses dieux,
Qu’il les serve à sa mode, et sans peur de la peine.

Si vous êtes chrétien, ne craignez plus ma haine ;
Je les aime, Félix, et de leur protecteur
Je n’en veux pas sur vous faire un persécuteur.
Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque ;
Servez bien votre Dieu, servez notre monarque,
Je perdrai mon crédit envers Sa Majesté,
Ou vous verrez finir cette sévérité :
Par cette injuste haine il se fait trop d’outrage.

FÉLIX.

Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,
Et, pour vous rendre un jour ce que vous méritez,
Vous inspirer bientôt toutes ses vérités !
Nous autres, bénissons notre heureuse aventure :
Allons à nos martyrs donner la sépulture,
Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu,
Et faire retentir partout le nom de Dieu.


fin de polyeucte.
  1. L’un par l’autre ne se rapporte à rien : on devine seulement qu’il eût gagné Félix par Pauline. (Voltaire)