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Yvette (éd. Ollendorff, 1902)/Promenade

La bibliothèque libre.
YvetteP. Ollendorff11 (p. 237-250).

PROMENADE


Quand le père Leras, teneur de livres chez MM. Labuze et Cie, sortit du magasin, il demeura quelques instants ébloui par l’éclat du soleil couchant. Il avait travaillé tout le jour sous la lumière jaune du bec de gaz, au fond de l’arrière-boutique, sur la cour étroite et profonde comme un puits. La petite pièce où depuis quarante ans il passait ses journées était si sombre que, même dans le fort de l’été, c’est à peine si on pouvait se dispenser de l’éclairer de onze heures à trois heures.

Il y faisait toujours humide et froid ; et les émanations de cette sorte de fosse où s’ouvrait la fenêtre entraient dans la pièce obscure, l’emplissaient d’une odeur moisie et d’une puanteur d’égout.

M. Leras, depuis quarante ans, arrivait, chaque matin, à huit heures, dans cette prison ; et il y demeurait jusqu’à sept heures du soir, courbé sur ses livres, écrivant avec une application de bon employé.

Il gagnait maintenant trois mille francs par an, ayant débuté à quinze cents francs. Il était demeuré célibataire, ses moyens ne lui permettant pas de prendre femme. Et n’ayant jamais joui de rien, il ne désirait pas grand’chose. De temps en temps, cependant, las de sa besogne monotone et continue, il formulait un vœu platonique : « Cristi, si j’avais cinq mille livres de rentes, je me la coulerais douce. »

Il ne se l’était jamais coulée douce, d’ailleurs, n’ayant jamais eu que ses appointements mensuels.

Sa vie s’était passée sans événements, sans émotions et presque sans espérances. La faculté des rêves, que chacun porte en soi, ne s’était jamais développée dans la médiocrité de ses ambitions.

Il était entré à vingt et un ans chez MM. Labuze et Cie. Et il n’en était plus sorti.

En 1856, il avait perdu son père, puis sa mère en 1859. Et depuis lors, rien qu’un déménagement en 1868, son propriétaire ayant voulu l’augmenter.

Tous les jours son réveil-matin, à six heures précises, le faisait sauter du lit, par un effroyable bruit de chaîne qu’on déroule.

Deux fois, cependant, cette mécanique s’était détraquée, en 1866 et en 1874, sans qu’il eût jamais su pourquoi. Il s’habillait, faisait son lit, balayait sa chambre, époussetait son fauteuil et le dessus de sa commode. Toutes ces besognes lui demandaient une heure et demie.

Puis il sortait, achetait un croissant à la boulangerie Lahure, dont il avait connu onze patrons différents sans qu’elle perdît son nom, et il se mettait en route en mangeant ce petit pain.

Son existence tout entière s’était donc accomplie dans l’étroit bureau sombre tapissé du même papier. Il y était entré jeune, comme aide de M. Brument et avec le désir de le remplacer.

Il l’avait remplacé et n’attendait plus rien.

Toute cette moisson de souvenirs que font les autres hommes dans le courant de leur vie, les événements imprévus, les amours douces ou tragiques, les voyages aventureux, tous les hasards d’une existence libre lui étaient demeurés étrangers.

Les jours, les semaines, les mois, les saisons, les années s’étaient ressemblés. À la même heure, chaque jour, il se levait, partait, arrivait au bureau, déjeunait, s’en allait, dînait et se couchait, sans que rien eût jamais interrompu la régulière monotonie des mêmes actes, des mêmes faits, et des mêmes pensées.

Autrefois il regardait sa moustache blonde et ses cheveux bouclés dans la petite glace ronde laissée par son prédécesseur. Il contemplait maintenant, chaque soir, avant de partir, sa moustache blanche et son front chauve dans la même glace. Quarante ans s’étaient écoulés, longs et rapides, vides comme un jour de tristesse et pareils comme les heures d’une mauvaise nuit ! Quarante ans dont il ne restait rien, pas même un souvenir, pas même un malheur, depuis la mort de ses parents. Rien.


Ce jour-là, M. Leras demeura ébloui, sur la porte de la rue, par l’éclat du soleil couchant ; et, au lieu de rentrer chez lui, il eut l’idée de faire un petit tour avant dîner, ce qui lui arrivait quatre ou cinq fois par an.

Il gagna les boulevards, où coulait un flot de monde sous les arbres reverdis. C’était un soir de printemps, un de ces premiers soirs chauds et mous qui troublent les cœurs d’une ivresse de vie.

M. Leras allait de son pas sautillant de vieux ; il allait avec une gaieté dans l’œil, heureux de la joie universelle et de la tiédeur de l’air.

Il gagna les Champs-Élysées et continua de marcher, ranimé par les effluves de jeunesse qui passaient dans les brises.

Le ciel entier flambait ; et l’Arc de Triomphe découpait sa masse noire sur le fond éclatant de l’horizon, comme un géant debout dans un incendie. Quand il fut arrivé auprès du monstrueux monument, le vieux teneur de livres sentit qu’il avait faim, et il entra chez un marchand de vins pour dîner.

On lui servit devant la boutique, sur le trottoir, un pied de mouton poulette, une salade et des asperges ; et M. Leras fit le meilleur dîner qu’il eût fait depuis longtemps. Il arrosa son fromage de Brie d’une demi-bouteille de bordeaux fin ; puis il but une tasse de café, ce qui lui arrivait rarement, et ensuite un petit verre de fine champagne.

Quand il eut payé, il se sentit tout gaillard, tout guilleret, un peu troublé même. Et il se dit : « Voilà une bonne soirée. Je vais continuer ma promenade jusqu’à l’entrée du Bois de Boulogne. Ça me fera du bien. »

Il repartit. Un vieil air, que chantait autrefois une de ses voisines, lui revenait obstinément dans la tête :

Quand le bois reverdit,
Mon amoureux me dit :
Viens respirer, ma belle,
Sous la tonnelle.

Il le fredonnait sans fin, le recommençait toujours. La nuit était descendue sur Paris, une nuit sans vent, une nuit d’étuve. M. Leras suivait l’avenue du Bois-de-Boulogne et regardait passer les fiacres. Ils arrivaient avec leurs yeux brillants, l’un derrière l’autre, laissant voir une seconde un couple enlacé, la femme en robe claire et l’homme vêtu de noir.

C’était une longue procession d’amoureux, promenés sous le ciel étoilé et brûlant. Il en venait toujours, toujours. Ils passaient, passaient, allongés dans les voitures, muets, serrés l’un contre l’autre, perdus dans l’hallucination, dans l’émotion du désir, dans le frémissement de l’étreinte prochaine. L’ombre chaude semblait pleine de baisers qui voletaient, flottaient. Une sensation de tendresse alanguissait l’air, le faisait plus étouffant. Tous ces gens enlacés, tous ces gens grisés de la même attente, de la même pensée, faisaient courir une fièvre autour d’eux. Toutes ces voitures, pleines de caresses, jetaient sur leur passage comme une émanation subtile et troublante.

M. Leras, un peu las à la fin de marcher, s’assit sur un banc pour regarder défiler ces fiacres chargés d’amour. Et, presque aussitôt, une femme arriva près de lui et prit place à son côté.

— Bonjour, mon petit homme, dit-elle.

Il ne répondit point. Elle reprit :

— Laisse-toi aimer, mon chéri ; tu verras que je suis bien gentille.

Il prononça :

— Vous vous trompez, madame.

Elle passa un bras sous le sien :

— Allons, ne fais pas la bête, écoute…

Il s’était levé, et il s’éloigna, le cœur serré.

Cent pas plus loin, une autre femme l’abordait :

— Voulez-vous vous asseoir un moment près de moi, mon joli garçon ?

Il lui dit :

— Pourquoi faites-vous ce métier-là ?

Elle se planta devant lui, et la voix changée, rauque, méchante :

— Nom de Dieu, ce n’est toujours pas pour mon plaisir.

Il insista d’une voix douce :

— Alors, qu’est-ce qui vous pousse ?

Elle grogna :

— Faut bien qu’on vive, c’te malice.

Et elle s’en alla en chantonnant.

M. Leras demeurait effaré. D’autres femmes passaient près de lui, l’appelaient, l’invitaient.

Il lui semblait que quelque chose de noir s’étendait sur sa tête, quelque chose de navrant.

Et il s’assit de nouveau sur un banc. Les voitures couraient toujours.

— J’aurais mieux fait de ne pas venir ici, pensa-t-il, me voilà tout chose, tout dérangé.

Il se mit à penser à tout cet amour, vénal ou passionné, à tous ces baisers, payés ou libres, qui défilaient devant lui.

L’amour ! il ne le connaissait guère. Il n’avait eu dans sa vie que deux ou trois femmes, par hasard, par surprise, ses moyens ne lui permettant aucun extra. Et il songeait à cette vie qu’il avait menée, si différente de la vie de tous, à cette vie si sombre, si morne, si plate, si vide.

Il y a des êtres qui n’ont vraiment pas de chance. Et tout d’un coup, comme si un voile épais se fût déchiré, il aperçut la misère, l’infinie, la monotone misère de son existence : la misère passée, la misère présente, la misère future ; les derniers jours pareils aux premiers, sans rien devant lui, rien derrière lui, rien autour de lui, rien dans le cœur, rien nulle part.

Le défilé des voitures allait toujours. Toujours il voyait paraître et disparaître, dans le rapide passage du fiacre découvert, les deux êtres silencieux et enlacés. Il lui semblait que l’humanité tout entière défilait devant lui, grise de joie, de plaisir, de bonheur. Et il était seul à la regarder seul, tout à fait seul. Il serait encore seul demain, seul toujours, seul comme personne n’est seul.

Il se leva, fit quelques pas, et brusquement fatigué, comme s’il venait d’accomplir un long voyage à pied, il se rassit sur le banc suivant.

Qu’attendait-il ? Qu’espérait-il ? Rien. Il pensait qu’il doit être bon, quand on est vieux, de trouver, en rentrant au logis, des petits enfants qui babillent. Vieillir est doux quand on est entouré de ces êtres qui vous doivent la vie, qui vous aiment, vous caressent, vous disent ces mots charmants et niais qui réchauffent le cœur et consolent de tout.

Et, songeant à sa chambre vide, à sa petite chambre propre et triste, où jamais personne n’entrait que lui, une sensation de détresse lui étreignit l’âme. Elle lui apparut, cette chambre, plus lamentable encore que son petit bureau.

Personne n’y venait ; personne n’y parlait jamais. Elle était morte, muette, sans écho de voix humaine. On dirait que les murs gardent quelque chose des gens qui vivent dedans, quelque chose de leur allure, de leur figure, de leurs paroles. Les maisons habitées par des familles heureuses sont plus gaies que les demeures des misérables. Sa chambre était vide de souvenirs, comme sa vie. Et la pensée de rentrer dans cette pièce tout seul, de se coucher dans son lit, de refaire tous ses mouvements et toutes ses besognes de chaque soir l’épouvanta. Et, comme pour s’éloigner davantage de ce logis sinistre et du moment où il faudrait y revenir, il se leva et, rencontrant soudain la première allée du bois, il entra dans un taillis pour s’asseoir sur l’herbe…

Il entendait autour de lui, au-dessus de lui, partout, une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie : le souffle de Paris, respirant comme un être colossal.

 

Le soleil déjà haut versait un flot de lumière sur le Bois de Boulogne. Quelques voitures commençaient à circuler ; et les cavaliers arrivaient gaiement.

Un couple allait au pas dans une allée déserte. Tout à coup, la jeune femme, levant les yeux, aperçut dans les branches quelque chose de brun ; elle leva la main, étonnée, inquiète :

— Regardez… qu’est-ce que c’est ?

Puis, poussant un cri, elle se laissa tomber dans les bras de son compagnon qui dut la déposer à terre.

Les gardes, appelés bientôt, décrochèrent un vieux homme pendu au moyen de ses bretelles.

On constata que le décès remontait à la veille au soir. Les papiers trouvés sur lui révélèrent qu’il était teneur de livres chez MM. Labuze et Cie et qu’il se nommait Leras.

On attribua la mort à un suicide dont on ne put soupçonner les causes. Peut-être un accès subit de folie ?