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Les Jeunes-France/Sous la table

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Les Jeunes-FranceG. Charpentier (p. 1-24).
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SOUS LA TABLE
DIALOGUE BACHIQUE
SUR PLUSIEURS QUESTIONS DE HAUTE MORALE

Qu’est-ce que la vertu ? Rien, moins que rien, un mot
À rayer de la langue. Il faudrait être sot
Comme un provincial débarqué par le coche,
Pour y croire. Un filou, la main dans votre poche,
Concourra pour le prix Monthyon. Chaude encor
D’adultères baisers payés au poids de l’or,
Votre femme dira : Je suis honnête femme.
Mentez, pillez, tuez, soyez un homme infâme,
Ne croyez pas en Dieu, vous serez marguillier ;
Et, quand vous serez mort, un joyeux héritier,
Ponctuant chaque mot de larmes ridicules,
Fera, sur votre tombe, en lettres majuscules,
Écrire : Bon ami, bon père, bon époux,
Excellent citoyen, et regretté de tous.
La vertu ! c’était bon quand on était dans l’arche.
La mode en est passée, et le siècle qui marche
Laisse au bord du chemin, ainsi que des haillons,
Toutes les vieilles lois des vieilles nations.
Donc, sans nous soucier de la morale antique,
Nous tous, enfants perdus de cet âge critique,

Au bruit sourd du passé qui s’écroule au néant,
Dansons gaîment au bord de l’abîme béant.
Voici le punch qui bout et siffle dans la coupe
Que la bande joyeuse autour du bol se groupe !
En avant les viveurs ! Usons bien nos beaux ans ;
Faisons les lords Byrons et les petits dons Juans ;
Fumons notre cigare, embrassons nos maîtresses ;
Enivrons-nous, amis, de toutes les ivresses,
Jusqu’à ce que la Mort, cette vieille catin,
Nous tire par la manche au sortir d’un festin,
Et, nous amadouant de sa voix douce et fausse,
Nous fasse aller cuver notre vin dans la fosse.
La Farce du Monde, Moralité.


Il pouvait bien être deux heures du matin. La chandelle, non mouchée, avait un pied de nez ; le feu était presque éteint.

Mon ami Théodore, accoudé sur sa table avec une désinvolture toute bachique, fumait une pipe courte et noire noblement culottée, un digne brûle-gueule, à faire envie à un caporal de la vieille garde.

De temps en temps il déposait sa pipe, et se donnait gravement à boire par-dessus l’épaule, ou à côté de la bouche, ou se versait d’une bouteille vide, ou laissait tomber son verre plein ; bref, notre ami Théodore était complétement ivre.

Et cela n’eût paru étonnant à personne, à voir la longue file

Qui disaient, sansDe bouteilles sur cu
Qui disaient, sans goulot : Nous avons trop vécu.

À moins qu’il n’en eût jeté le contenu par la fenêtre, ce qui est peu probable, il devait mathématiquement et logiquement être ivre-mort. Il y aurait eu de quoi griser un tambour-major et deux sonneurs, et notre ami Théodore était seul.

Je l’avoue en rougissant, il était seul, malgré le célèbre adage : Celui qui boit seul est indigne de vivre. Adage si religieusement suivi dans tout État un peu civilisé.

Il était seul, c’est-à-dire il le paraissait ; car un soupir profond, parti de dessous la table, vint révéler tout à coup un compagnon chaviré, et rendre plus facile à expliquer le nombre formidable de flacons vides ou brisés qui encombraient le guéridon et la table.

Théodore laissa tomber de haut, et avec un air d’ineffable pitié, un regard incertain et hébété sur la masse informe qui se remuait dans l’ombre, et aspira bruyamment une gorgée de fumée.

— Oh ! Théodore, ton chien de carreau est dur comme un cœur de femme ; tends-moi la main, que je me relève et que je boive : j’ai soif.

— Si tu veux, je vais te passer ton verre, répondit Théodore, sentant dans sa conscience qu’il était au-dessus de ses forces de relever son camarade. Peut-on se soûler comme cela !… Fi, l’ivrogne, ajouta-t-il par manière de réflexion.

— Âme dénaturée, reprit avec un sérieux comique la voix d’en-bas, tu ne veux pas me relever ? Mettez donc après cela des lampions sur la tête aux gens, de peur que tes voitures ne les écrasent, quand ils tombent aux coins des bornes pour avoir oublié de tremper leur vin ce jour-là : on ne m’y reprendra plus. Ingrat !

Théodore, sensiblement ému et attendri par ce touchant souvenir, se décida à tenter la périlleuse opération de remettre son ami sur sa chaise ; mais le succès ne couronna pas cette pieuse entreprise ; il fit le plongeon entre la table et le banc, et disparut.

Ce fut pendant quelques minutes des grognements sourds et étouffés ; car Théodore était précisément tombé sur l’estomac de son estimable camarade, et il lui pesait plus qu’un remords ; cependant, après des efforts inouïs, ils parvinrent à se mettre dans une position un peu moins incommode, et le calme se rétablit.

Après un silence assez long :

— Hélas ! fit Roderick.

— Qu’as-tu, mon cher ami ! dit Théodore avec toute l’effusion caractéristique des ivrognes.

— Je suis bien malheureux !

— Est-ce que ta maîtresse t’a planté là ?

— Au contraire, mon ami, la pauvre femme n’est pas capable de cela ; c’est bien, pour mon malheur, la plus vertueuse créature qui soit.

— Voilà un singulier reproche.

— On voit bien que tu as le bonheur, toi, d’avoir pour maîtresse une catin !

— Singulier bonheur !

— Certainement, mais tu n’es pas à même de le comprendre ; tu n’as jamais eu que des filles ou des femmes entretenues, ou tout au plus des grisettes. Tu n’es jamais descendu jusqu’à l’honnête femme. tu ne sais pas ce qui en est. Par honnête femme, je n’entends pas, ce qu’on entend généralement par là, une femme qui a un mari, un cachemire, qui loge au premier, et ne se permet guère qu’un amant à la fois.

— Qu’est-ce donc alors ? dit l’autre en se soulevant sur le coude avec une stupéfaction profonde.

— Ce n’est pas même celle qui n’a pas d’amant du tout.

— Humph ! fit Théodore comme un homme dont la conviction est tout à fait troublée.

— Ô mon ami ! j’en suis mortifié pour toi, tu es un âne, et tu ne seras probablement pas autre chose d’ici à bien longtemps.

À cet endroit de son apostrophe, Roderick fit un hoquet hasardeux, et s’interrompit un instant ; mais il reprit bientôt le fil de son discours avec une grâce toute particulière, en imitant l’accent de Frédérick dans l’Auberge des Adrets :

— Tu n’entends rien absolument à la triture des affaires, et tu ne possèdes pas le moindre rudiment de métaphysique ; ta philosophie est diablement en arrière, et je suis fâché de le dire, avec de belles dispositions, tu ne parviendras jamais à rien.

Théodore soupira.

— Qu’est-ce que la vertu, Théodore ?

— Que sais-je ?

— Ceci est du Montaigne, et c’est ce que tu as dit de plus raisonnable depuis que tu abuses de la langue que Dieu t’a donnée, Brutus définit la vertu un nom. En vérité, si ce n’est qu’un nom, jamais cinq lettres ne se sont donné rendez-vous dans deux misérables syllabes pour former un mot plus insignifiant. Du reste, s’il est permis à quelqu’un qui n’est pas vaudevilliste de faire un pitoyable calembour, la vertu n’est pas un nom, mais un non indéfiniment prolongé.

Théodore, effaré, souffla par ses narines comme un hippopotame, et redoubla d’attention.

Roderick continua :

— Oui, mon ami, la vertu est essentiellement négative. Être vertueux, qu’est-ce autre chose que dire non à tout ce qui est agréable dans cette vie, qu’une lutte absurde avec les penchants et les passions naturelles, que le triomphe de l’hypocrisie et du mensonge sur la vérité ? Quand les États reposaient sur des fictions, il y avait besoin de vertus fictives, sans quoi ils n’auraient pu vivre ; mais, dans un siècle aussi positif, sous une monarchie constitutionnelle, entourée d’institutions républicaines, il est indécent et de mauvais ton d’être vertueux : il n’y a que les forçats qui le soient. Quant aux femmes honnêtes, la race en est perdue ; elles sont toutes au Père-Lachaise ou ailleurs : les épitaphes en font foi.

— Mais il me semble que tu as dit tout à l’heure, Roderick, que ta maîtresse était vertueuse ?

— Benêt ! quand on dit que toutes les femmes sont des catins, il est toujours sous-entendu qu’on excepte sa mère et sa maîtresse : ainsi, ton observation n’a pas le sens commun.

— Pourtant, répliqua timidement Théodore, j’ai fait cet hiver la cour à une femme pendant quinze jours, et je ne l’ai pas eue.

— Si tu lui avais fait la cour seize jours au lieu de quinze, le résultat eût peut-être été tout différent. Tu t’es en allé au moment où elle t’allait céder par amour ou par ennui ; car l’ennui est au moins de moitié dans les conquêtes que nous faisons. D’ailleurs, bien que ton gilet soit d’une coupe irréprochable, et que tu fasses siffler ta cravache assez fashionablement, tu n’es encore qu’un médiocre don Juan, et tu n’entends rien au fin des choses ; tu n’es guère capable que de faire de la corruption de seconde main ; tu entres assez effrontément dans les âmes dont la serrure est forcée, mais tu ne sais pas forcer toi-même la serrure ; il faut un voleur plus adroit que toi pour ouvrir la porte et enlever le trésor. Que ce soit avec une clef ou un rossignol que l’on l’ouvre, peu importe ; mais, toi, tu n’es pas en état de trouver la clef véritable, ou d’en forger une fausse. Cette femme, dont tu me parlais, était peut-être dans ce cas. Sans doute, elle m’aurait cédé à moi ou à un autre. Ton exemple ne prouve rien ; tout est relatif. Je n’ai pas voulu dire qu’une femme était catin pour tout le monde, j’ai seulement voulu dire qu’elle n’était pas vertueuse pour tout le monde, ce qui est bien différent. Une femme qui serait vertueuse pour tous et à tous les instants, serait une monstruosité : ces monstruosités-là sont rares, fort heureusement.

— Ma tante Gryselde, interrompit Théodore, était certainement une honnête femme.

— Mon digne ami, je ne sais pas à quoi ton père et ta mère pensaient en te faisant, mais certainement ils pensaient à autre chose : ils ont manqué ta cervelle. Ta tante Gryselde, que tu cites, était bossue, rousse, borgne et brèche-dent ; elle n’a pas dû être beaucoup sollicitée, ce qui ne prouve pas qu’elle n’ait sollicité elle-même, car l’âne regimbe, et la chair est plus éloquente que l’esprit.

— Tu es donc matérialiste, ô Roderick ?

— Je le suis, tous les hommes d’esprit le sont ; c’est plus sûr. Tu devrais bien l’être aussi, car il est bien évident qu’il existe cent et quelques livres de chair qu’on nomme Théodore, et l’existence de son esprit est au moins problématique, à entendre la sotte conversation que nous menons ensemble.

Je ne veux pas faire ici du Byron, cela est aussi usé que du Florian ; mais tu me permettras de te faire part de quelques réflexions : y a-t-il dans le monde une femme qui n’ait jamais failli, je ne dis pas en action, il y en a, mais en pensée ? je ne le crois pas. Tu vas me trouver singulier, mais je veux être coupé par rouelles comme une betterave, si je n’aimerais pas mieux une femme qui aurait failli corporellement qu’une qui aurait failli spirituellement. L’une a ses sens pour excuse, l’autre n’en a pas ; en un mot, j’épouserais plus volontiers une fille qui aurait été violée qu’une qui aurait résisté à un amant aimé. Je préfère, tout matérialiste que je suis, la virginité de l’âme à celle du corps. À bien fouiller la vertu des femmes, il ne reste à l’analyse que des vices, l’orgueil et la peur. Quelle est la femme qui, sûre du secret, aura la force de résister ? aucune ; c’est ce qui explique pourquoi les prêtres avaient tant de femmes autrefois. Quelle est la femme qui, arrivée au bout de sa carrière, ne se soit pas repentie d’avoir été vertueuse ? quelle est la femme qui n’a pas souhaité d’être homme ?

Il y a des femmes qui restent vertueuses pour se donner le plaisir de déchirer celles qui ne le sont pas : celles-ci par la crainte qu’elles ont de celles-là ; d’autres par nonchalance ou faute d’occasions ; d’autres enfin par impuissance ou froideur naturelle, parce qu’elles n’ont ni cœur, ni entrailles, parce qu’elles ne sentent ni ne comprennent rien : ce sont les pires de toutes et les plus communes.

Au fond, il n’y a guère que le moyen de corruption qui varie ; elles sont toutes corruptibles. Une cède parce que son orgueil est flatté, parce que vous êtes pair de France, que vous êtes duc, que vous avez une célébrité quelconque ; une parce qu’elle aime les parures, les diamants et les plumes ; l’autre, pour tout autre motif, pour avoir quelqu’un à qui parler, à qui donner le bras ; c’est un grand hasard quand il y en a une qui cède par amour : ce sont là les vertueuses, à mon sens.

Celle qui tient encore à cent mille francs, céderait à deux cents. Il y a là-dessus un trait historique d’un courtisan à une reine que je ne vous dirai pas, car vous le savez comme moi, et qui est d’une grande vérité. Il n’y a pas de différence de la femme qui se livre pour un million à la fille qui se prostitue pour cent sous.

Cette femme est vertueuse, c’est bien, je veux le croire ; qui vous dit qu’il faut lui en avoir d’obligation ? Un coup de sonnette, une porte ouverte brusquement, sont peut-être la seule cause de cette vertu intacte dont elle fait tant d’étalage.

Un bon verrou bien tiré, et une porte dérobée en cas d’accident, il n’y a pas de vertu avec cela.

Et puis, chaque femme comme chaque homme a son idéal ; on meurt quelquefois en le cherchant. Un an de vie de plus, on l’aurait trouvé ; alors, dites-moi, que serait devenue la vertu ?

Quelquefois on le rencontre, on l’épouse : ceci est légal, il n’y a rien à dire, mais ce n’est qu’une heureuse position, et cette femme favorisée du sort, placée autrement, eût sans aucun doute agi différemment. Chaque âme, chaque corps a son pôle où il tend à travers tout comme la boussole au nord ; il ne faut pas faire rebrousser l’aiguille. La femme que j’assiégerais deux ans sans succès, se livrerait à toi au bout d’un mois. Alors le niais repoussé va crier sur les toits qu’il a trouvé une vertu ; voilà somme les réputations se font. Il a trouvé une place prise : voilà tout.

Je ne connais rien de bouffon comme les causes de plusieurs choses graves. Si l’on se rendait compte de certaines résistances désespérées, il y aurait vraiment de quoi rire.

Ô mon enfant ! moi qui te parle en ce moment, j’ai été un soir sur le point de croire à la vertu ; c’est une histoire qu’il faut que je te conte pour ton instruction particulière : ouvre donc tes oreilles, et tâche de ne pas trop dormir.

— Et en quoi consiste la vertu des hommes ! dit d’un air profond Théodore, profitant de l’instant où Roderick reprenait haleine après sa longue tirade.

— La vertu des hommes n’est pas faite de la même chose ; mais ce n’est pas là qu’est la question, et tu n’éviteras pas mon histoire.

Théodore baissa la tête avec résignation.

— Cordieu ! la langue me pèle, dit Roderick en attirant à lui une bouteille à moitié pleine. Il en but quelques gorgées, et la passa à son camarade.

— Merci, dit son acolyte d’un air de reconnaissance bien sentie.

— Donc, c’était un soir, comme je l’ai déjà donné à entendre. Je revenais de je ne sais où, et j’allais au même endroit. Je marchais machinalement les mains dans mes poches, le chapeau sur l’oreille, un cigare de la Havane, non, c’était un cigare turc, à la bouche, si avancé, qu’il me roussissait les moustaches ; j’avais, je crois, ma redingote à brandebourgs.

— Ne pourrais-tu pas supprimer tous ces détails et venir au fait ? dit Théodore d’un ton désespéré.

— Non, certainement. Les détails sont tout ; sans détails, il n’y a pas d’histoire. D’ailleurs, c’est de la couleur locale, et cela donne de la physionomie, répondit dogmatiquement Roderick, — et un pantalon blanc à pied, poursuivit-il, reprenant sa description au point où il l’avait laissée.

— Une vraie tenue de garçon, perruquier ou de souteneur de filles, grogna sourdement Théodore.

— Hein ? fit Roderick ; un hein magistral, aussi terrible que celui de mademoiselle Georges dans Lucrèce Borgia.

Théodore se tut.

— J’allais comptant les pavés, et je n’aurais pas levé les yeux pour l’empire de Trébizonde ; je les levai cependant pour moins. Au bord d’un pavé, j’aperçus un talon, puis au-dessus de ce talon, une jambe assez bien faite, emprisonnée dans un bas de coton bien tiré. Quoiqu’il fît crotté, il n’y avait pas une seule mouche de boue sur le bas, ce qui me fit conclure qu’il appartenait, ainsi que la jambe, à une Parisienne de race. Par-dessus le bas il y avait une jarretière blanche et rouge, une jolie jarretière, sur ma foi ! Ici Roderick poussa un grand soupir, et s’arrêta comme n’étant pas maître de son émotion.

— Et qu’y avait-il au-dessus de la jarretière ? demanda Théodore avec une anxiété risible.

— Il y avait quelque chose apparemment à moins que ce ne fût une jambe qui se promenât toute seule comme la jambe du mécanicien allemand.

— Et quoi encore ?

— Je ne regarde jamais les femmes passé la jarretière ? répondit Roderick d’une voix flûtée. Je ne suis pas bégueule ; mais il faut des mœurs, tonnerre de Dieu ! poursuivit-il en rentrant dans son ton naturel. Je te confierai cependant que sur cette jambe il y avait une grisette.

C’était une jolie petite créature toute mignonne, toute proprette, tirée à quatre épingles. Son bonnet, sur le haut de sa tête, prêt à sauter par-dessus les moulins ; ses cheveux à l’anglaise, un peu défrisés, le nez au vent, l’œil en coulisse, la bouche en cœur ; avec cela une robe de stof, un tablier de marceline et un gant à peu près neuf, auquel il ne manquait guère que le pouce : une délicieuse poupée à vous rendre fou d’amour, au moins pendant une heure.

Je pressai le pas : entendant sonner les talons de mes bottes à côté d’elle, elle accéléra sa marche ; elle trottait, trottait comme une perdrix, et j’avais beau me fendre comme un compas, je ne pouvais l’atteindre : une voiture, qui lui barra le passage, me permit enfin de l’accoster.

— N’êtes-vous pas, lui dis-je en la saluant, mademoiselle Angelina, qui travaille chez madame C*** ?

— Non, répondit-elle en tournant vers moi ses beaux yeux étonnés et avec la plus savante naïveté. Je m’appelle Rosette, et je ne travaille pas chez la femme que vous venez de nommer.

— Rosette, c’est un joli nom !

— Un peu commun : j’aimerais mieux m’appeler Wilhelmine ou Fœdora, c’est plus distingué ; mais je ne suis pas la demoiselle que vous cherchez. Si c’était un effet de votre bonté de me laisser continuer mon chemin seule ; un monsieur qui suit une jeune personne, cela fait jaser.

Mais, sans obtempérer à sa demande, je lui pris le bras, et je continuai ainsi :

— Mademoiselle, je suis heureux de m’être trompé : l’erreur est toute à mon profit. Angelina est bien jolie, mais…

— Bien jolie ! c’est comme on veut ; je la connais, nous avons été amies ensemble : elle a le nez furieusement rouge pour son âge. Après tout, elle n’est pas jeune ; elle dit vingt-six ans, mais elle en a bien vingt-huit ou vingt-neuf même ; elle a du son plein la figure, elle veut faire la grosse, mais on sait ce que c’est ? et puis ce genre qu’elle a : si ça ne fait pas pitié !

— Sais-tu, mon cher ami, que ton histoire est outrageusement ennuyeuse ? interrompit Théodore ; elle ne pèche pas par la nouveauté. Je pourrais t’en raconter comme cela autant qu’il y a de jours dans l’année, et puis c’est d’un Paul de Kock !

— C’est précisément ce qui en fait le mérite ; maintenant, une histoire simple et qui peut arriver, n’est-ce pas ce qu’il y a de plus extraordinaire ? Cependant, en considération de ce que tu es ivre, et qu’un homme ivre a autant de droits aux égards qu’une femme enceinte, je consens à passer le reste de ma conversation avec Rosette, me réservant, toutefois, de te le dire plus tard. D’ailleurs, si le commencement est Paul de Kock, ce que je nierai jusqu’au fagot inclusivement, la fin est aussi satanique qu’on puisse le désirer.

— Voyons la fin.

— Tout à l’heure ; si je mettais la fin au commencement, le commencement serait la fin, et on ne peut pas conter une histoire comme on lit une ligne d’hébreu, ou comme une dévote sort d’une église, à l’envers.

Bref, nous arrivâmes bras dessus, bras dessous, devant ma porte, parfaitement amis et anciennes connaissances. Je frappai : Rosette fit un mouvement de surprise, quand je me reculai pour la laisser entrer, puis elle entra sans trop de façons et en sautillant comme un pinson. Elle eut seulement la précaution de me faire monter l’escalier devant elle, précaution qui indique une expérience bien éprouvée, vu ses dix-sept ans, et que je recommande fort à toutes les dames et demoiselles quelconques, qui, pour suppléer au manque de rondeur de certaines parties, portent ce que madame de Genlis appelle, tout crûment, un polisson, et que nous appelons une tournure.

Je me fis apporter une bouteille de vin d’Espagne, quelques biscuits et deux verres : car si le in vino veritas est applicable à l’homme, il est encore plus juste pour la femme. Je trouve que c’est une excellente méthode d’éprouver les caractères par le vin ; c’est une coupelle qui ne trompe guère : je n’y manque jamais. Je ne voudrais pas prendre pour maîtresse une femme que je n’aurais pas vu soûle : avec une bouteille ou deux, on entre plus avant dans une âme que par dix ans de fréquentation. La brute apparaît alors dans toute sa candeur, le fard tombe au vice ; on oublie de cacher l’ulcère sous le manteau, on jette le manteau, on ôte le corset, on ôte tout. Je ne conçois pas comment les scélérats osent boire une goutte de vin. Moi, qui suis ingrisable — notez que c’était sous la table que notre digne narrateur Roderick avançait cette audacieuse assertion — j’observe, j’anatomise, je fais de la psychologie, je promène mon scalpel à droite et à gauche, et c’est ainsi que j’ai acquis cette profonde connaissance du cœur humain que chacun admire en moi, et qui me rend supérieur à toi et à un tas d’animaux de ton espèce.

La petite s’en vint s’asseoir tout bellement sur mon genou, et becqueter dans mon verre ; elle était tout à fait apprivoisée. C’était charmant ! Je me souviens que nous prîmes un massepain chacun par un bout, nos bouches avançaient l’une vers l’autre à mesure que le massepain diminuait, enfin elles se touchèrent. Ce fut un beau baiser, je te jure, un beau baiser sonore et éclatant comme les prudes n’osent pas les donner, car cela fait du bruit et l’on peut l’entendre, un bon et franc baiser français avec ce mignard clapotement de lèvres comme au temps de la Régence, et qu’on aurait bien dû restaurer plutôt que tant d’autres choses.

La petite, trouvant cela drôle, le répéta plusieurs fois, et se prit à rire de ce rire argentin et grêle particulier aux grisettes et aux grandes dames. Je lui fis boire plusieurs verres coup sur coup, et elle commença à entrer en gaieté : ses joues se rosaient comme de la tisane de Champagne, son œil s’allongeait comme une amande, sa tête se couchait sur son épaule, et elle chantonnait tout en babillant une chanson de Béranger, dont elle me battait la mesure sur les os des jambes avec ses jolis petits pieds. La trouvant à point, je commençai à lui baiser le col et les épaules : elle me laissait faire. J’ai chaud, dit-elle en passant ses mains sur son front ; et elle jeta par-dessus sa tête le fichu qui gênait mes caresses. Jusque-là tout allait on ne peut mieux. Je posai mes lèvres sur sa gorge à moitié découverte : elle ne fit pas encore de résistance.

— Mais je ne vois pas trop dans tout cela quel est le motif qui a manqué te faire croire à la vertu un soir durant, ô Roderick, mon ami très-cher !

— Si tu ne m’avais interrompu, stupide béotien que tu es, tu le saurais il y a longtemps. J’essayai plus : alors ce fut un combat dont tu n’as pas d’idées ; elle me coulait entre les doigts comme une anguille, et il y avait dans sa physionomie une impression d’effroi si vraie, si énergique, qu’il était impossible de le croire joué ; elle tournait ses yeux avec un air d’angoisse, elle se tordait les mains, et me repoussait opiniâtrement : je n’avais jamais vu une aussi vigoureuse défense.

— Où diable la vertu va-t-elle se nicher !

— Cela dura une grande heure au moins. À la fin, épuisée de fatigue, elle tomba sur le bord de mon lit. J’en eus presque pitié, et je fus tenté de la laisser mais, faisant réflexion que c’était d’une pitié de cette espèce que les femmes vous ont le moins d’obligations, et ne voulant pas qu’elle me prît pour un imbécile, je revins à l’assaut, et me servant d’un petit poignard que je porte toujours sur moi, je coupai le lacet de sa robe, et je parvins à l’en dépouiller. Je vis alors qu’elle manquait d’une chose indispensable.

— Peut-être, dit Théodore, n’avait-elle qu’un sein, comme la courtisane vénitienne dont parle J.-J. Rousseau ?

— Je te certifie qu’elle en avait bien deux.

— Peut-être était-elle comme la femme de Thomas Sévin, dont il est question dans Marot ?

— Aucunement : c’est une charmante et complète créature, seulement elle n’avait pas…

— Quoi donc ?

— Elle n’avait pas de chemise.

— Oh ! fit Théodore.

— Pauvre ange ! ajouta Roderick ; tu penses bien que je lui donnai de quoi en acheter.

— Voilà un drôle de dénoûment.

La morale de celle-ci est différente de celle de la caricature de Charlet ; mais elle n’est pas à mépriser, mes beaux jeunes mélancoliques, qui faites la cour aux femmes.

Ô vous, qui attaquez une vertu, faites attention aux phases de la lune ; tâchez de savoir s’il y a longtemps ou non que votre déesse a pris un bain ; tâchez de savoir si elle n’a pas de trous à ses bas ce jour-là, cela est plus important que vous ne croyez. Si par hasard elle a remplacé sa jarretière perdue par une ficelle, je vous conseille, en ami, de vous tenir tranquille, car fussiez-vous plus gémissant que la colombe au nid, fussiez-vous Lovelace ou Richelieu, vous perdriez vos peines.

— Il me semble, Roderick, que nous devrions bien tâcher de nous remettre sur nos chaises.

— Pourquoi ? restons par terre puisque nous y sommes : beaucoup de gens devraient suivre notre exemple : le monde n’en irait que mieux.

— Soit, reprit l’autre ; d’ailleurs, cela est plus bachique et plus dévergondé, cela a plus de caractère. Mais il me semble que tu avais commencé une doléance sur ta maîtresse trop vertueuse, et la conversation a furieusement dérivé depuis.

— Mon ami, tu ne peux te faire une idée des tourments que j’endure, ne les ayant jamais éprouvés par toi-même. Ma maîtresse, comme j’ai dit, est la personne la plus confite en vertu qu’il y ait dans toute la chrétienté. Je ne me souviens pas de lui avoir entendu dire oui à quelque chose. Certainement, c’est une belle fille ; ses cheveux sont blonds et de la plus belle nuance, elle a les yeux grands et doux, un front uni, un nez droit, sa bouche est irréprochable, ses dents sont blanches comme de la porcelaine. Mais je me suis surpris vingt fois à la souhaiter moins parfaite ou autrement, j’aurais voulu un signe, un point noir sur cette peau si claire et si fraîche, un méplat plus capricieux dans ces lignes calmes et correctes ; j’aurais voulu pouvoir allumer une paillette dans cet œil d’antilope, retrousser les coins de cette bouche antique, faire palpiter et vivre un peu ces longs cheveux si bien nattés et si bien peignés. C’était peine perdue ; autant aurait valu pour moi serrer dans mes bras une des statues des Tuileries, ou tâcher d’animer un mannequin.

Ce n’est pas qu’elle ne m’aime pas, il y aurait de l’espoir ; elle m’aime autant qu’elle peut aimer quelqu’un ou quelque chose. Je lui serais infidèle ou je mourrais, je suis sûr que cela lui ferait de la peine et qu’elle pleurerait ; mais c’est tout, elle ne ferait pas une démarche pour me ramener, elle ne s’arracherait pas un seul de ses cheveux : c’est un caractère froid, un tempérament lymphatique qui ne s’émeut de rien, qui ne prend plaisir à rien, qui se laisse aller à vivre, mais qui ne vit pas par lui-même, quelque chose de morne et d’indolent qui est beau et se fait aimer, mais ne peut prendre sur soi de montrer de l’amour ; une syrêne glaciale, plus à craindre que la plus chaude courtisane, car avec elle on n’est jamais satisfait : vous vous livrez tout entier, et elle ne livre rien.

Mon pauvre Théodore, tu ne sais pas combien on est malheureux d’aimer quelqu’un qui n’a pas de vice ; ce sont les vices de nos amis et de nos maîtresses qui nous attachent à eux, car ils nous donnent le moyen de les flatter et de leur être agréable ; vous vous faites le valet et le pourvoyeur d’un de leurs vices, vous vous rendez nécessaire, et c’est ainsi que se nouent les amitiés les plus solides.

Votre maîtresse est gourmande, elle aime les pâtisseries délicates et les vins les plus recherchés ; vous satisfaites ses goûts, un souper fin ajoute à l’attrait d’un rendez-vous ; elle est coquette, les bijoux, les chapeaux d’Herbault, ces mille riens charmants hochets des grands enfants, qui valent si peu et coûtent si cher, vous fournissent mille occasions de lui prouver votre amour.

Elle aime les bals, les soirées, le spectacle, la musique ; bénissez le ciel ! menez-la au bal, aux Italiens, à l’Opéra, partout. Vous aurez le bonheur de la voir heureuse, et c’en est un grand, un très-grand.

Quant à Georgina, elle est incapable de distinguer une truffe d’une pomme de terre, et du vin de Tokay d’avec du vin de Brie.

Elle dit que le bal la fatigue, elle n’a pas vingt ans ; que les soirées l’ennuient ; la musique ne lui semble que du bruit, et elle ne prend aucun intérêt au spectacle ; quant à sa mise, elle est d’une rigidité de quakeresse.

— Ah çà ! c’est donc une idiote que ta Georgina ?

— Non, elle est ainsi ; c’est un esprit droit et fin, mais sans élan, prosaïque comme la vertu, car il n’y a que le vice qui soit poétique. Supprimez l’adultère, l’inceste, le meurtre, adieu les drames, adieu les poëmes et les romans ! l’histoire des gens vertueux tient une ligne, les règnes des bons rois tiennent une page.

Aussi je souffre avec elle mort et martyre. J’ai beau chercher, je ne puis trouver de point impressionnable ; chez elle, rien ne répond. Je ne sais comment lui faire plaisir : elle est si froide, si prude, si chaste, si dédaigneuse et si polie en même temps ! Je ne l’ai jamais vue ni rire, ni bâiller ; je ne lui ai jamais entendu dire une sottise, elle n’en fait pas plus qu’elle n’en dit, elle est d’une perfection désespérante.

Dans ces moments où tous les yeux sont baignés de larmes, où le cœur semble vouloir s’élancer hors de la poitrine, ni cris, ni soupirs, ni étreintes forcenées : on dirait qu’il ne s’agit pas d’elle. Elle vous regarde toujours avec son œil calme et bleu ; son sein ne bat pas sous le vôtre une pulsation de plus ; elle ne rougit, ni ne pâlit. Si elle vous parle, c’est avec sa voix claire et perlée, elle vous dit : Vous et Monsieur, et vous demande ce que vous avez. Une fois, après toute une nuit passée ensemble, lorsqu’à l’instant de m’en aller je voulus lui donner mon baiser d’adieu, elle me dit très-gravement, en relevant du doigt la dentelle quelque peu chiffonnée de son bonnet ? — Roderick, ne pourriez-vous pas m’aimer sans cela ?

Si jamais j’ai eu franchement envie de jeter quelqu’un par la fenêtre, c’est ma divinité, quand elle me fit cette belle observation.

Jamais je n’ai pu la prendre en faute : j’ai eu beau l’épier, la guetter ; je lui ai cherché querelle de mille manières, mais sans aucun succès. J’ai souvent essayé de me brouiller avec elle pour me raccommoder ensuite, impossible !

Elle vivrait bien, même avec son mari.

J’ai cent fois résolu de la planter là ; mais encore faut-il une espèce de motif pour rompre, et je n’en ai pas ; quand j’en aurais, ce serait encore la même chose : elle me rend malheureux, elle me fait damner ; mais je l’aime, peut-être même à cause de cela.

La seule chose qui m’étonne, c’est que j’aie pu parvenir à être son amant ; je dois cela à sa nonchalance et à mon opiniâtreté plutôt qu’à son amour. Peut-être Dieu l’a-t-il permis, de peur qu’elle ne se pétrifiât tout à fait. Si je n’étais pas là pour la harceler et la tenir continuellement en haleine, la chose arriverait immanquablement avant qu’il soit peu. Oimè povero ! Au diable les femmes !

— Moi, ma maîtresse est tout le contraire de la tienne ; c’est du salpêtre, du vif-argent ; elle va, elle vient, elle n’est jamais en repos et n’y laisse personne. Le vin, le jeu, la table, les chevaux, elle aime tout. Elle est brune et petite, elle mettrait un cent-suisse sur les dents ; la moindre caresse la fait tomber en spasme, et elle veut qu’on la caresse toujours ; elle est ardente, jalouse, impérieuse, se prend de dispute au moindre mot, et fait aller un homme comme un cheval de fiacre ; et c’est ma maîtresse, à moi le doux, le flegmatique, le posé. Oimè povero ! Je suis aussi en droit de me plaindre que toi. Au diable les femmes !

— As-tu jamais entendu, reprit Roderick après un intervalle, le Miserere dans la chapelle Sixtine, le jour de la Passion ?

— Oui, répondit Théodore, je l’ai entendu ; ces voix de soprano sont d’un effet admirable.

— Si nous changions notre voix de basse pour un contralto ; que t’en semble, mon cher ami ?

— Tu es ivre, Roderick ! Changeons plutôt de maîtresse : à moi ta blonde, à toi ma brune.

— Tope ! c’est dit.

Les deux amis se tournèrent le dos, et ronflèrent profondément.

Un mois après l’échange fait, ils se retrouvèrent sous la même table, et eurent une grande conversation qui finit comme celle-ci : Oimè povero ! Au diable les femmes !

À dater de cette époque, ils se grisèrent tous les jours, et s’en trouvèrent on ne peut mieux.