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À propos de quelques articles publiés sur l’instruction des indigènes en Algérie

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À propos de quelques articles publiés sur l’instruction des indigènes en Algérie
Revue pédagogique, premier semestre 1886VIII (n. s.) (p. 526-530).

À PROPOS DE QUELQUES ARTICLES
PUBLIÉS SUR L’INSTRUCTION DES INDIGÈNES EN ALGÉRIE



La Revue pédagogique s’est déjà occupée de la question de l’instruction des indigènes en Algérie. Nos lecteurs n’ont pas oublié l’intéressant article de M. Wahl inséré dans le numéro du 15 janvier 1833. Reprenant le même sujet, nous voudrions aujourd’hui, à l’aide de quelques extraits, faire connaître les diverses opinions qui se sont produites récemment dans la presse ou les publications d’enseignement.

Avant d’examiner le point de savoir comment il faudrait s’y prendre pour organiser, sans grever outre mesure les budgets locaux. un enseignement spécial aux indigènes, réfutons un argument bien des fois présenté et qui consiste à dénier aux indigènes toute aptitude à l’instruction. La réponse nous est fournie par Medjoub ben Kalafat, professeur au lycée de Constantine (Voir le Bulletin scolaire du département de Constantine, n° 6, année 1886). Elle est formulée avec chaleur et conviction.

« Les indigènes de cette Algérie, dit-il, ne sont-ils pas les descendants des Arabes d’Andalousie, qui ont fourni tant d’hommes illustres. qui ont vu l’apogée des kalifats de Grenade et de Cordoue, qui sont enfin de la patrie des Avicenne et des Averroës ?

Lorsqu’on peut se glorifier d’avoir des ancêtres aussi savants, on est certainement apte à recevoir les bienfaits de la civilisation moderne et surtout à vouer à ceux qui la donnent un sentiment de profonde reconnaissance.

Pourquoi donc l’indigène de l’Algérie ne serait-il pas capable d’acquérir l’instruction n’importe à quel degré ? Si ce peuple est tombé aujourd’hui presque complètement en décadence, c’est à l’ignorance seule qu’il faut en attribuer la cause. Il nous appartient de le relever et nous ne pouvons le faire qu’en l’instruisant. Que la France agisse donc envers ses nouveaux enfants comme elle agit envers ceux de la métropole ; qu’elle leur prodigue les mêmes soins, qu’elle en fasse des hommes moraux, instruits, éclairés, pratiquant toutes les vertus, sachant se guider et ne cherchant que le bien de la société. Ce jour-là, notre grande Patrie sera largement dédommagée des sacrifices qu’elle se sera imposés. »

Après avoir répondu à cette objection, la personne que nous citons se demande pourquoi les Arabes se sont montrés si peu disposés à profiter de nos établissements scolaires. La raison que donne Medjoub ben Kalafat est très sérieuse.

« Pendant très longtemps, dit-il, les Arabes ont cru que les Français n’étaient pas venus pour se fixer en Algérie, que ce n’était qu’une occupation provisoire et qu’ils n’allaient pas tarder à repasser la mer. Plus tard, les voyant assainir Île pays, tracer des routes, construire des chemins de fer et fonder des écoles qui rivalisent avec celles de la métropole, leurs premières espérances furent déçues.

Le maître français leur inspire étalement une grande méfiance. Ils croient en effet que nos instituteurs, fanatiques comme la plupart de leurs talebs, passent la moitié de leur temps à enseigner la religion et à convertir tous ceux qui ne partagent pas leurs doctrines.

Les préjugés ne sont pas non plus étrangers à leur abstention ; car il ne faut pas se dissimuler qu’il y en a beaucoup parmi eux qui voudraient envoyer leurs enfants dans nos établissements scolaires, mais qui ne le font pas, redoutant le jugement du voisin. »

Pour les indigènes qui habitent les villes ; l’entreprise ne présente pas de grandes difficultés matérielles et financières. Les locaux et les maîtres seraient aisément trouvés. Mais comment arriver à peu de frais à donner aux trois millions d’indigènes répandus dans les provinces l’instruction avec la connaissance de la langue française. Il ne peut pas être question de construire des écoles comme celles que nous possédons et de recruter des maîtres munis des diplômes ordinaires. Les résultats poursuivis ne commandent pas de s’imposer une pareille dépense. Ce qu’il faut, c’est improviser des écoles avec les moyens dont on dispose et ne pas se montrer trop difficile sur le choix des maîtres.

Dans le journal le Gagne-Petit (numéro du 29 avril 1886), M. Francisque Sarcey a exposé, avec la verve et le talent qui sont la marque de ses articles, un ingénieux système dû à un chef de bureau arabe de la division d’Alger.

L’installation ne serait pas compliquée :

« Sur un point choisi de chaque tribu, à proximité des différentes parties qui la composent, on installerait un double gourbi, la première moitié servant de logement au maître, la seconde de salle d’école aux enfants. Un jardin autour ; ce n’est pas le terrain qui manque. Le mobilier très simple. Quant au matériel de l’école, ce ne serait rien : une chaise et une table pour l’instituteur, des nattes pour les enfant, un tableau noir, un tableau du système métrique, quelques ardoises et des alphabets : voilà l’école constituée.

Il y en aurait comme cela un millier répandues sur la surface du territoire. Ces mille installations rurales (je prends les chiffres comme on me les donne) reviendraient à un million. »

Où recruterait-on les maîtres ? Dans une certaine catégorie d’habitants de l’Algérie dont l’auteur de ce système propose d’utiliser les connaissances pédagogiques, si élémentaires qu’elles soient.

« Que faut-il que l’instituteur sache ?

Il faut qu’il sache lire et écrire ; qu’il possède quelques notions d’arithmétique et de système métrique, beaucoup de patience et de bon vouloir par-dessus le marché.

Nous avons en Algérie, dit l’auteur de la brochure, trois bataillons d’infanterie légère d’Afrique où sont envoyés, à leur sortie des établissements pénitentiaires, les militaires non condamnés à des peines infamantes et qui, à l’expiration de leur peine, ont encore à passer un certain temps sous les drapeaux.

Il s’y trouve un certain nombre de jeunes gens qui ont reçu dans leur famille une bonne instruction primaire. C’est cette catégorie de déclassés que l’auteur propose d’utiliser d’abord pour la vulgarisation de la langue française.

Ils font un piètre service comme militaires, car ils ont prouvé qu’ils n’aimaient guère le régiment. C’est comme instituteurs qu’ils achèveraient leur temps moyennant une rétribution qui serait naturellement assez faible. Quelques-uns sans doute prendraient goût au métier, demanderaient à rester et passeraient dans une classe supérieure et mieux payée. Ils pourraient se marier, et, dans ce cas, si leur femme voulait se charger de réunir les petites filles de la tribu pour leur faire la classe, elle serait également rétribuée en raison des services rendus. »

Ce système d’une remarquable simplicité avait séduit M. Francisque Sarcey. Mais son article, reproduit par quelques journaux d’Algérie, valut au journaliste diverses réponses qui diminuent sensiblement la valeur de la combinaison proposée. Dans un nouvel article du Gagne-Petit (numéro du 15 mai 1886), M. Sarcey s’en explique ainsi :

« Il faut bien le dire, le projet a rencontré bien des défiances. En Algérie, on n’a pas déjà trop cru aux soldats laboureurs du maréchal Bugeaud. Les soldats instituteurs ont excité une hilarité compatissante et douce.

Ces soldats des bataillons de discipline ont reçu le nom de zéphirs et s’appellent entre camarades : les joyeux.

Les joyeux ! les zéphirs ! voilà qui est bien léger pour l’école primaire ! et non pas seulement pour l’école primaire, mais pour la gravité impassible des Arabes. Ce sont de rudes gars qui se battent comme des enragés à l’occasion. Mais, aussitôt qu’il s’agit de discipline, va-l’en voir s’ils viennent, Jean ! va-t’en voir s’ils viennent !

Je les ai vus, m’écrit un de mes correspondants, je les ai vus dans le Sahara travaillant au sondage des puits artésiens. J’ai cent fois causé d’eux avec leur chef. Prétendre faire de ces gaillards-là des instituteurs, c’est à pouffer de rire.

Ils refuseraient parfaitement d’aller dans ces fameux gourbis, et si on les y déportait ils n’y resteraient pas huit jours. Ils se donneraient de l’air, les zéphirs. Quant aux Arabes francisés des villes, si jamais on en trouve un qui consente à s’en aller dans les tribus, il fera encore plus chaud qu’il ne fait en Algérie.

À supposer même que l’on eût des instituteurs, les instituteurs ne trouveraient pas d’élèves.

— J’avais, me disait un inspecteur d’académie qui a exercé dans une des provinces de l’Algérie, j’avais des moniteurs indigènes, qui ne laissaient pas d’être instruits relativement, fort sérieux de caractère et d’allures, et que nous avions installés dans des maisons fort convenables. Vous pensez si l’administration les soutenait de toutes ses forces. Au début, tout alla bien : on y eut quelques peines, mais enfin on réussit à leur procurer des élèves. Puis les Arabes ne tardèrent pas à apprendre, — et cela devait nécessairement arriver, —. que la loi ne les forçait point d’envoyer leurs fils à l’école française. Tous s’en dispensèrent à qui mieux mieux. Le croiriez-vous ? quelques-uns de ces instituteurs n’eurent plus un seul élève. »

Il ne peut pas être question d’essayer d’appliquer en Algérie la loi de l’obligation scolaire. Il faut trouver un autre moyen d’assurer la fréquentation scolaire.

Medjoub ben Kalifat, que nous avons déjà cité, en indique un (Bulletin scolaire du département de Constantine, n° 7), et ce serait un moyen pécuniaire.

« Ne pourrait-on pas, par exemple, accorder des récompenses mensuelles ou trimestrielles, soit en argent, soit en habillements, aux enfants qui se seraient distingués par leur application et leur bonne conduite, ainsi que par leur assiduité à l’école ? Cette mesure, qui serait certainement couronnée de succès, a été, d’ailleurs, pratiquée, il y a une vingtaine d’années, à l’école arabe-française de Constantine, où elle a produit d’excellents résultats.

Les indigènes n’étant sensibles qu’au bénéfice immédiat, il faut, à mon avis, leur donner l’instruction dans un but essentiellement pratique. Que les écoles de filles soient des ouvroirs où l’on forme des couturières, des brodeuses, etc. ; que les écoles de garçons soient des écoles d’apprentissage pour les principaux métiers, ou bien des fermes-écoles, des écoles d’horticulture, où l’on formera des cultivateurs, des jardiniers, des vignerons, et que ces écoles soient organisées de manière que le travail des enfants devienne productif pour eux dès l’âge de douze ou treize ans, et on verra bientôt les indigènes y envoyer leurs enfants en grand nombre. »

Ce moyen peut être bon. Mais ne reculerait-on pas devant ce surcroît de dépense ? Il ne faut pas perdre de vue qu’il y a environ deux mille écoles à créer, « ce qui entraînerait, dit M. Brunoy (Journal du Soir, n° du 27 avril 1886), une dépense de dix ou douze millions de première mise, et trois ou quatre millions de budget annuel ; c’est-à-dire des sommes dont nous ne disposons pas, et que les Arabes, déjà fort chargés par les douze millions d’impôts qu’ils paient tant pour le gouvernement général que pour les départements, n’arriveraient pas à trouver. Mais il y a commencement à tout. Dès l’année 1887, il est entendu que 220,000 francs seront alloués par la métropole pour l’instruction des indigènes en Algérie. Qu’on y joigne les 66,000 francs des bourses a bacheliers et on approchera de 300,000. Ce n’est pas tout : sur les 6 millions que les trois départements algériens touchent de l’impôt arabe, leurs conseillers généraux, qui sont exclusivement français, ne consacrent pas un sou à des entreprises particulièrement utiles pour les indigènes. Ne pourrait-on demander 200 ou 250,000 francs à chacun sur ce boni ? »

Qu’on accorde, dit en terminant l’auteur de l’article que nous citons, le droit de vote à tout indigène qui saura lire et écrire en français, et les députés sauront bien alors s’occuper des Arabes.

Le mot est spirituel, mais le reproche n’est pas mérité. L’on s’occupe beaucoup en ce moment, un peu partout, des moyens à employer pour instruire les indigènes et leur apprendre à parler français. L’Alliance française y consacre ses efforts, les instituteurs réunis en conférences pédagogiques adoptent des propositions qui tendent au même but, la loi nouvelle sur l’organisation de l’enseignement primaire renferme dans son article 68 une disposition spéciale touchant la création et l’organisation des écoles destinées à répandre l’instruction primaire française parmi les indigènes.

Souhaitons que l’ère des résultats s’ouvre prochainement et que le jugement si sévère porté en 1883 par M. l’inspecteur général Foncin cesse d’être vrai. « Que penserait-on de nous, disait-il, dans le monde civilisé, quelle opinion aurions-nous de nous-mêmes, si dans toute la région des Alpes françaises il n’y avait d’écoles que dans certaines. communes privilégiées, et si l’immense majorité de la classe rurale était privée de tous moyens d’instruction ? Cette situation inavouable à la fin du xixe siècle et sous le gouvernement de la République française est pourtant celle de l’Algérie. »