Âme blanche/10

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La Renaissance du livre (p. 93-108).

X


Vers ce même temps, et, comme mon âme, étrangement affinée, souffrait beaucoup de la tristesse de ma situation parmi ces vieilles gens qui m’aimaient peu, le souvenir adorant conservé à ma mère s’exalta. Je commençais à en vouloir aux Veydt de ne jamais m’en parler, de m’élever, ainsi qu’ils m’élevaient, dans la méconnaissance, dans l’ignorance presque absolue de cette mère, vivante, pourtant !… alors qu’on m’inspirait un véritable culte pour mon père mort. Je sentais là un parti-pris, une iniquité qui blessaient mon implacable justice enfantine et, bien que chérissant ardemment la mémoire de Jules Veydt, ce héros que je n’avais guère connu, je ne pouvais admettre qu’on lui sacrifiât la douce innocente dont mes yeux gardaient une vision si exquise et qui avait pleuré son mari jusqu’à en perdre la raison.

— Je voudrais voir maman, dis-je, un matin, d’une voix très ferme, à ma tante Josine, occupée à ranger des poires sur une étagère, dans le fruitier.

— Votre maman ? exclama-t-elle, stupéfaite, en se retournant vers moi, qui venais d’entrer et me tenais contre la porte.

— Oui, voir maman, répétais-je, plus énergique.

La vieille demoiselle devint, tour à tour, fort rouge et fort pâle. Elle abandonna ses fruits, s’approcha de moi jusqu’à pouvoir me toucher et finit par me dire brutalement :

— Mais elle est folle !

— Je le sais, fis-je, avec assurance.

— Mais elle est dans une maison de santé et n’en peut sortir.

— Je le sais, répétais-je encore une fois. Je sais où elle est et qu’elle n’en peut sortir ; mais j’irai à elle, moi !

Quelque chose comme une émotion furtive passa sur le froid visage de Mlle Veydt ; elle me prit la main et, d’un ton radouci :

— C’est un spectacle bien douloureux, ma pauvre enfant, celui au-devant duquel vous souhaitez aller. Cependant, comme il est fort juste que vous ayez le désir de voir votre mère, je vais demander cette permission pour vous au docteur.

Elle y courut sur-le-champ. Je la suivis jusqu’au seuil du cabinet de mon grand-père, où je restai, anxieuse de la réponse de celui-ci, et j’entendis qu’il blâmait mon idée d’aller à Uccle.

— Mauvais, mauvais, prononça-t-il. La malade est incurable : hypomanie chronique. Elle ne reconnaîtra même pas son enfant…, et quelle scène pénible pour Lina ! Ne vaudrait-il pas mieux pour elle conserver le souvenir de sa mère telle que celle-ci était avant la catastrophe ? Avec cela que, nerveuse comme est cette petite, une semblable entrevue pourrait bien lui être funeste.

— Cependant, mon père, est-il possible de l’empêcher de voir sa mère, à présent qu’elle a l’âge de raison ? C’est si naturel, me semble-t-il, intervenait Mlle Veydt.

— Naturel ? Oh ! certainement… mais absurde quand même.

À ce moment, la conversation dévia : le patriarche expliquait à ma tante qu’il se trouvait, réellement, dans une situation d’argent assez précaire et que ce serait d’une bonne fille de lui avancer quelques fonds sur ses économies personnelles, car il avait été absolument mis à sec par une philanthropie immodérée.

— Oh ! ce père… toujours trop généreux ! s’écria la vieille demoiselle avec admiration. Trois cents francs vous suffiront-ils ? demanda-t-elle encore.

Et elle ajouta, d’un ton timide :

— Il y a eu votre emprunt du mois d’août, que vous n’avez pas réglé jusqu’ici et qui m’empêche de vous donner davantage.

— Je tâcherai de m’arranger de ces trois cents francs, fit le docteur avec condescendance.

Et, sans plus parler de l’emprunt du mois d’août, il revint à la question de ma visite à Uccle :

— Je blâme ce projet, déclara-t-il ; mais, si vous y tenez, ma chère, conduisez donc cette petite là-bas quand vous voudrez. J’aurai soin d’avertir le professeur Oppelt.

— Votre grand-père consent, vous avez entendu, Lina ? fit Mlle Veydt en me trouvant sur l’escalier, comme elle sortait de chez le docteur.

Elle paraissait ennuyée que je fusse là ; sans doute, à cause de la partie de leur entretien que j’avais surprise et qui ne me concernait point. Négligeant de faire allusion à cela, elle poursuivit :

— Si vous voulez, Véronique vous mènera à Uccle dès demain. C’est jeudi, jour de congé pour vous, jour de visite chez Oppelt…

Elle fit une pause avant d’achever sa phrase :

— Quant à moi, conclut-elle enfin, mes relations antérieures avec Mme Veydt jeune ont été trop tendues pour qu’il soit convenable que je vous accompagne.

Oh ! les heures qui suivirent, comme elles me parurent longues ! J’étais à l’école, sur mon banc, et j’étais bien loin de l’école. Mon imagination me précédait là-bas, sur le chemin d’Uccle, où je savais devoir trouver la maison de santé. Et je songeai : « Je vais voir maman, l’embrasser, la serrer dans mes bras. Que sera, au juste, cette entrevue ? La pauvre créature me reconnaîtra-t-elle…, pourra-t-elle me reconnaître, après tant d’années ? Elle-même est bien changée, sans doute, bien peu ressemblante à l’image que mes yeux en ont retenue. Elle est folle… Comment est-on quand on est fou ? Mon grand-père certifie que je vais recevoir une mauvaise impression de cette visite. Et si j’allais, au contraire, trouver maman très raisonnable, très lucide ! Les Veydt disent qu’elle est folle. Qu’en savent-ils ? je n’ai jamais appris qu’aucun d’eux eût été la voir chez le professeur Oppelt et c’est lui seul qui les renseigne sur l’état de sa pensionnaire… »

Dans le zèle de mon amour filial exaspéré, je n’étais pas loin de les accuser, tous, de complot et de ce crime odieux de séquestrer ma mère arbitrairement.

La journée fut, pour moi, fiévreuse et je passai la nuit dans un sommeil agité, au milieu de rêves qui me montraient ma mère sous les aspects les plus contradictoires : tantôt charmante et telle que je l’avais connue ; tantôt hagarde, échevelée, l’œil fixe, telle que le préjugé et l’iconographie représentent la démence.

L’aube, une aube timide et frissonnante du mois d’octobre, blanchissait à peine les vitres de ma fenêtre que je sautai à bas de mon lit, disant : — C’est aujourd’hui.

— Recouchez-vous. Il est à peine quatre heures, prononça en ce moment la voix impérieuse de Mlle Josine, dont je partageais toujours la chambre et que mon exclamation venait de réveiller.

Elle vint elle-même me border quand j’eus regagné ma couchette et je la vis replacer le rideau de vitrage que j’avais dérangé pour regarder au dehors ; puis elle masqua, par un verre de cristal, la veilleuse, afin que sa faible lumière ne me blessât point les yeux et elle me dit, avec une gravité, une autorité qui, subitement, firent entrer en moi un grand calme :

— Dormez ; je vous réveillerai quand il sera temps.

Et je dormis sous son égide, d’un bon sommeil réparateur, jusqu’au moment où ma tante me fit lever avec ces mots :

— Venez, maintenant, Lina ; il est l’heure.

Elle présida à ma toilette, ce dont elle s’était désaccoutumée depuis longtemps et jugea convenable que je misse ma plus belle robe.

— Ne tressez pas vos cheveux ce matin. conseilla-t-elle, comme je me démêlais ; laissez-les pendants.

— Votre père les aimait ainsi quand vous étiez toute petite, ajouta Mlle Veydt, allant au devant de mes remarques, voulant peut-être les prévenir, m’empêcher de supposer qu’en me rendant la coiffure de ma première enfance, c’est au goût de sa belle-sœur, vers qui j’allais, qu’elle faisait une concession.

Et, cependant, depuis que ma visite à Uccle était chose décidée, une sorte de changement s’était produit en la vieille fille, qui la rendait moins rude pour moi, plus affectueuse, presque tendre. Elle redoutait, eût-on dit, la comparaison que j’allais enfin pouvoir établir entre ma vraie mère et celle qui m’en avait tenu lieu depuis six ans. Et, en même temps, elle semblait vouloir prouver à cette autre, si inconsciente qu’elle fût, hélas ! que sa fillette n’était pas en trop mauvaises mains là où elle se trouvait. Je comprenais tout cela vaguement, je le devinais à des paroles qu’elle laissa échapper, à ses gestes moins brefs, moins assurés, à une singulière expression d’inquiétude empreinte sur sa physionomie. Visiblement, un peu de ma fièvre l’agitait et l’aurore de cette journée décisive la rendait anxieuse autant que moi, bien que d’une autre façon.

Quand elle me vit partir avec Sinte Véronica, ma tante Josine eut comme une minute d’hésitation, puis, de révolte, et je crus qu’elle allait ou, me rappeler en me défendant de poursuivre mon chemin, ou, signifier à Véronica son intention de m’accompagner elle-même. Elle n’en fit rien ; seulement, avançant sur le pas de la porte, elle me cria, d’une voix où l’angoisse ne se dominait plus : — Ne nous revenez pas trop tard !

D’un bond, j’étais retournée sur mes pas : j’aurais voulu embrasser ma tante Josine. Mais, déjà, la porte se refermait sur son dos étriqué, vêtu de ternes étoffes, et je ne la trouvai plus là.

— Elle vous aime mieux qu’elle ne le dit : mieux qu’elle ne le pense, allez ! murmura Véronique.

Celle-ci, je le remarquai alors, avait pris avec elle ma poupée Zoone ; elle la tenait dans ses bras et je trouvai bizarre qu’elle eût songé à emmener ce joujou en un tel voyage. Eh ! vraiment, mes préoccupations étaient bien loin des poupées, ce jour-là !

Des détails du trajet que nous fîmes en omnibus, de la place de la Bourse à la barrière de Saint-Gilles, aujourd’hui détruite, — puis, à pied, de la chaussée d’Alsemberg, qui est au delà de cette limite, jusqu’à l’établissement du docteur Oppelt, situé vers Uccle, sur la route de Forest, je n’ai conservé aucun souvenir. Je sais qu’il faisait froid et que le peu d’arbres rencontrés sur notre chemin avaient leurs feuilles jaunies. Devant la maison de santé, ce qui me frappa, c’est la couleur rose, avenante de sa façade, l’éclat extraordinaire des carreaux de vitres où tremblait un rayon de soleil, la grande fraîcheur des rideaux de mousseline à pois…

Et la servante qui nous introduisit avait, elle aussi, l’air frais et avenant. Sans beaucoup de paroles, nous fûmes conduites par cette fille dans un admirable jardin où fleurissaient des lis blancs, où des roses-thé s’effeuillaient et qui, tout d’abord, me parut désert. Pourtant une voix d’homme, la voix du professeur Oppelt venu sur nos pas, disait :

— La voici.

Et je vis une femme…, non…, ni une femme, ni un être, une forme, une ombre, quelque chose de si peu terrestre qu’aucune appellation positive ne saurait lui convenir. C’était ma mère…, ni enlaidie, ni vieillie, ni disgraciée : amincie jusqu’à l’invraisemblance, grandie, semblait-il, grandie et fine jusqu’à donner l’illusion de l’irréalité. Sa robe en crépon blanc uni et souple, dont elle tenait la jupe relevée devant, en un geste puéril, augmentait encore le caractère de cette impression d’immatérialité, Elle marchait, d’une marche droite, d’un pas rythmique, ne faisant aucun bruit, et quand sa promenade l’eut rapprochée de nous, je vis que ses yeux bleus avaient toujours la même lumière si douce et si éblouissante d’autrefois.

— Maman, maman ! criais-je en lui tendant les bras, avec l’absolue conviction que cette créature exquise, restée, après six années d’internement, aussi jeune, aussi distinguée, aussi séduisante, n’était pas, ne pouvait pas être folle.

Mais elle eut l’air de n’avoir rien entendu et avisa seulement ma poupée, qui n’avait pas quitté les bras de Véronique. Ma mère la prit très tranquillement, très froidement, sans que sa physionomie exprimât autre chose que cette grande douceur mise au fond de ses yeux par le Destin et qu’une habitude des traits y avait, j’imagine, laissée par hasard. Puis, de sa même marche droite, de son même pas rythmique et silencieux, elle s’éloigna, emportant ce jouet dans sa robe relevée où je vis que d’autres poupées se trouvaient déjà pêle-mêle.

Aucune parole n’était sortie de ses lèvres pâles, nul frisson n’avait animé ses joues, d’une blancheur de neige, et ses beaux yeux immobiles n’avaient pas eu plus de regard pour moi que n’en auraient pu avoir ceux d’une aveugle.

— Elle est toujours ainsi, expliqua le docteur Oppelt.

Machinalement, je répétai :

— Toujours, toujours ?… Et elle tient toujours ces poupées dans sa robe ? Et elle ne parle pas ?

— Non : depuis six ans, elle ne parle pas… Et elle tient toujours ces poupées dans sa robe.

Quelque chose d’affreux s’était passé en moi : la réalité, brusquement, déchirait le dernier voile de mes rêves illusoires, et, mieux qu’une scène de démence violente et furieuse, la simple apparition de cette femme en blanc, émaciée comme une ombre et à qui l’inconscience donnait une sérénité surhumaine, venait de me faire mesurer notre séparation : elle était aussi entière et devait être aussi éternelle que si Mme Veydt fût morte.

— C’est fini ; je n’ai plus de mère, songeais-je. En même temps, une idée corollaire s’insinuait en mon esprit : je n’ai plus de mère, non ! mais j’ai une enfant. Cette innocente qui ne voit pas mes mains tendues vers elle, qui n’entend pas ma voix l’appelant avec désespoir, et qui veut ma poupée, qui s’en empare, qui s’en amusera, n’est-elle pas une enfant, plus faible, plus désarmée, certes, que les tout petits ? Et, de l’avoir vue si paisible, restée si douce, me faisait aspirer au jour où, maîtresse de mes actions, je pourrais, vraiment, jouer un rôle maternel auprès de l’infortunée et la prendre auprès de moi, et la soigner moi-même, moi seule, comme des étrangers la soignaient dans cette maison d’où, maintenant, venaient des cris et d’étranges rires révélateurs de sa destination, de la folie du plus grand nombre de ses habitants.

Après cela, rien de ce qui fait l’insouciance heureuse des enfants ne devait plus exister en moi ; une pensée grave et haute s’était emparée de mon esprit : elle allait s’y établir pour jamais et ce n’étaient, certes, pas des larmes de petite fille, celles qui, une à une, glissèrent lourdement sur le corsage de ma robe quand Véronica et moi nous quittâmes ce jardin, suivies de M. Oppelt.

— L’excellent docteur Veydt ne vous a remis aucune commission à mon adresse, mademoiselle ? demandait, bientôt, ce dernier.

Et le ton sur lequel il articula cette question me fit rougir, sans savoir pourquoi.

— Non, monsieur, répliquais-je, confuse, comme si quelque chose d’incorrect eût été contenu dans ma réponse et que je l’eusse su.

— Vous direz, je vous prie, à votre grand-papa que je me rappelle à sa mémoire, Il saura ce que cela signifie, ajouta l’aliéniste. Puis, tourné vers le jardin, il appela la servante, pour lui crier, finalement, d’un ton aigre, presque colère :

— Maike, faite rentrer Mme Veydt.

— La pauvre femme est si bien là ! osa objecter Véronique.

— Nous approchons de midi : le soleil pourrait lui être funeste, répliqua le professeur.

Soudain, il avait pris un air revêche, une attitude presque bourrue et j’eus la prescience que, seule, cette commission dont mon grand-père avait négligé de me charger pour lui était cause de son changement d’humeur.

— Ne revenez pas ici, mademoiselle, dit encore M. Oppelt en nous faisant la conduite. Et il eut une note attendrie en concluant :

— C’est un endroit bien trop triste pour votre âge.

Une énergie imprévue me donna l’audace de l’interrompre et de lui dire très formellement : — Monsieur, je reviendrai, au contraire, et, si vous le permettez, je reviendrai souvent.

Il eut un haussement d’épaules, un mouvement bref de la tête, qui acquiesçait, dont l’intention pouvait se traduire par :

— À votre aise…, comme il vous plaira.

Puis, il m’expliqua que Mme Veydt était, du reste, très calme, très docile, d’humeur si égale qu’un enfant aurait suffi à la garder.

— Oh ! que ne puis-je être cet enfant, que ne puis-je l’emmener, la prendre auprès de moi ! m’écriais-je avec désolation.

Il eut son même geste conciliant, m’enjoignit une seconde fois de ne pas oublier son message au docteur Veydt. Et nous prîmes congé.

La porte de la maison de santé close sur nous, je serrai fébrilement la main de Véronique : mes nerfs étaient surmenés, mon cœur éclatait. Mais je ne me laissais pas aller à pleurer ; il semblait que ce que je venais de voir m’eût émancipée et mûrie. Certes, aucune espérance ne me restait sur la possibilité d’une guérison de ma mère ; pourtant, une volonté précise était dominante chez moi : la volonté de la retirer quelque jour de chez le professeur Oppelt pour la prendre à mes côtés et la soigner comme une enfant. Une immense pitié pour elle, une tendresse émue et, en quelque sorte, protectrice remplaçait, maintenant, la vénération admirative que le souvenir de la pauvre femme m’avait inspiré jusqu’alors. Je me sentais seule au monde pour la chérir et pour la plaindre, et je souffrais atrocement de mon impuissance à rien faire pour elle.

Je crois que Véronique me mena en une ferme où l’on nous servit un déjeuner de laitage et d’œufs frais ; je crois aussi que la bonne fille s’ingénia à me distraire en me faisant marcher longtemps dans la campagne, en me cueillant des bouquets et en me tressant des couronnes de marguerites…, mais je sais bien que je demeurai navrée, recueillie en moi-même et fort taciturne, durant tout ce temps-là.

— Allons-nous reprendre l’omnibus de Saint-Gilles ? me demanda ma compagne, comme sa montre marquait quatre heures et que les premières brumes commençaient à rendre vagues et gris les lointains du panorama de Bruxelles et de ses environs étendu à gauche de la chaussée d’Alsemberg,

— Oui, prenons-le, dis-je machinalement.

Mais je voulus d’abord revenir sur nos pas pour voir une dernière fois l’hospice du professeur Oppelt ; et quand nous fûmes devant cette maison, j’envoyai des baisers à sa façade rose, je murmurai :

— Maman, maman, dormez bien ! doucement, câlinement, comme si elle eût été un baby et qu’elle eût pu m’entendre.

— Que vous avez été longtemps, Lina ! s’écriait ma tante Josine, debout, nu-tête, sur le seuil du logis, du plus loin qu’elle nous aperçut.

Et je vis, à sa mine troublée, à sa coiffure moins symétrique que d’habitude, à toute son allure si différente de ce qu’était ordinairement la sienne, que Mlle Veydt avait dû redouter des conséquences bien graves de mon entrevue avec sa belle-sœur. Elle ne m’en demanda point de nouvelles et je me gardai, moi-même, de lui en donner.

— J’irai désormais, chaque quinzaine, le jeudi, voir maman, déclarais-je, d’une voix nette, tandis qu’elle m’aidait à ôter mon paletot.

Elle ne répliqua point, eut l’air, même, de n’avoir pas entendu, mais tressaillit quand elle me vit courir au jardin avec le trop apparent désir de m’éloigner d’elle, de chercher la solitude.

Et, en vérité, la maison de la rue Marcq m’était devenue odieuse du moment où j’avais pu constater que la si douce folie de ma mère ne semblait pas de celles pour qui un internement très sévère ni des soins spéciaux sont indispensables. J’étais trop jeune pour bien me rendre compte de ce que la régularité du traitement dans une maison de santé pouvait avoir de bienfaisant pour l’aliéné, même le plus inoffensif, et ma logique étroite d’enfant m’’assurait seulement dans l’idée que les Veydt avaient agi avec parti-pris, malveillance et dureté en décidant, naguère, de ma séparation d’avec la malheureuse femme.

J’en voulais particulièrement à ma tante Josine qui, jamais, ne s’était cachée de ses sentiments d’antipathie envers elle et un invincible besoin de fuir la vieille fille, d’éviter sa présence et sa sollicitude me prenait. N’était-ce pas le rôle de ma mère qu’elle usurpait ainsi et lui devais-je aucune reconnaissance du bien qu’elle avait pu me faire, puisqu’en me faisant ce bien, c’est du mal qu’elle souhaitait à la pauvre recluse ?

Je pensais à Yette, qui était au ciel, parmi les anges, et dont j’avais figuré le personnage durant toute une matinée… ; j’y pensais, en me disant que c’eût été une bien désirable félicité que de me trouver là, pour jamais, avec Mme Veydt. Quelque chose de si visiblement pur, de si délicatement surnaturel émanait de cette malade, fine et blanche au milieu des pâles fleurs et des feuillages rouillés de son triste jardin, que cette image devait inspirer aux plus prosaïques des idées d’au-delà.

À partir de ce jour, la pensée de ma mère ne me quitta plus… Et c’était parmi les créations les plus éthérées de mon esprit que je la plaçais, dans quelque paradis immobile, silencieux, illuminé d’un soleil très tendre vague champ-élyséien où erraient des formes blanches, fines, légères et lentes comme elle.