Âme blanche/20

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La Renaissance du livre (p. 186-192).

XX


J’avais dix-sept ans ; j’étais une jeune fille, et le séjour chez les Lorentz, la fréquentation d’une société polie, élégante, raffinée avait fait de moi une petite personne superlativement correcte et réservée, d’une susceptibilité très ombrageuse sur les questions de forme : il m’en coûtait d’avoir eu ce mouvement d’expansion, cette confiance vis-à-vis de quelqu’un qui semblait en faire peu de cas, et je décidai, dans mon for intérieur, de ne plus écrire à Jacques.

Mais cette décision me fit pleurer et je fus confuse de ces larmes. Je résolus de ne plus penser du tout à Jacques. Néanmoins, j’y pensai de plus en plus : je me disais que c’était maintenant un grand jeune homme et j’essayai, sans y parvenir, de me figurer ce que les années avaient fait de mon ami d’enfance. J’étais, en même temps, attirée vers son souvenir et mortifiée de ce qu’il me laissât sans nouvelles de lui, et je songeai qu’à notre première rencontre, où qu’elle dût se produire, je saurais bien marquer à Jacques mon mécontentement.


J’en étais là quand, un dimanche matin, en été, je fus appelée au salon où se tenaient déjà mon oncle et ma tante : devant eux, un visiteur d’une vingtaine d’années, grand, brun et barbu, était debout dans l’attitude de la déférence et du respect :

— C’est moi, Lina, fit-il joyeusement, dès qu’il me vit paraître.

Et je reconnus Jacques Holstein : il avait toujours, sur un corps singulièrement grandi, souple et fort, sa tête ronde d’enfance, sa physionomie ouverte et gaie, sa bouche lourde, aux lèvres de bonté, ses yeux de franchise et de belle paix morale. Il dit, avec aisance et simplicité :

— J’ai terminé mes études à Gembloux ; si mon tuteur y consent, je vais aller m’installer à Vichte-Sainte-Marie, en la ferme des Tilleuls, et essayer sur vos terres, Lina, mes connaissances agricoles.

M. Lorentz lui fit observer que son temps de tutelle était bien près d’expirer puisqu’il allait être majeur dans trois mois, et cela fit rire Jacques, comme s’il n’eût pas su son âge et que l’annonce de sa prochaine émancipation fût pour lui une nouveauté.

— En vérité, poursuivit-il, j’ai hâte d’être là-bas et d’y pouvoir travailler activement. Je me réjouis d’y être mon maître et d’y tout organiser à ma guise.

Je remarquai sans amertume que Jacques parlait de notre propriété, à ma mère et à moi, comme de la sienne propre et, sans bien m’expliquer pourquoi, j’eus quelque satisfaction de ce sans-gêne.

Il continuait, s’adressant plus particulièrement à mon oncle :

— C’est dur, voyez-vous, Monsieur, de n’avoir point de foyer à soi, aucun logis dont l’on puisse se dire qu’il vous est personnel ! Et il y a des années, tant d’années que je suis privé de ce modeste bonheur !

Sa voix s’était attendrie, avait presque sombré sous les dernières phrases et j’admirai combien ses paroles traduisaient exactement mes propres aspirations et l’ardent désir de mon âme, possédée de regrets et de rêves identiques.

J’eus un soupir qu’il dut comprendre, qu’il interpréta, non sans justesse car il me dit, avec une petite tape familière sur mon épaule :

— Hein, Lina, nous avons eu une triste enfance, nous deux ?

Je reculai, un peu choquée de son geste, bien que je sentisse parfaitement la qualité de l’inspiration qui le lui avait suggéré. Et je ne pus m’empêcher de penser :

— C’est singulier comme Jacques manque de distinction ; il n’était pas ainsi autrefois.

Sa toilette me paraissait plus provinciale que jamais, sa voix sonore, ses éclats de rire retentissants, ses mouvements naturels et spontanés, sans manière, étaient, pour moi, comme autant de choses étrangères, un peu antipathiques, et je me disais :

— Le fond, certes, est toujours le même : excellent, loyal et généreux, mais l’extérieur est autre, il est bien différent du Jacques de la rue Marcq…

Et, en vérité, il n’avait pas changé : il avait seulement beaucoup grandi ; mais l’un de nous deux était changé, et c’était moi, que la vie dans un milieu mondain, parmi des personnes superficielles, avait faite de sincérité moins absolue, d’impressions moins naïves et moins fraîches.


Jacques Holstein accepta de partager notre déjeûner, sans façons ; et, le café bu, comme l’après-midi commençait à peine et que ma tante avait décidé de ne point sortir ce jour-là, il fit tant d’instances pour m’entendre jouer du piano que j’y consentis.

Je jouai longtemps, sans remuer la vis de mon tabouret, sans regarder Jacques et quand, enfin, je me levai pour regagner ma place, je vis qu’il avait les yeux pleins de larmes. Il ne m’offrit point le bras pour me ramener auprès de Mme Lorentz, comme l’eût fait certainement n’importe lequel des jeunes gens de nos relations ; il n’avait pas même songé à tourner les feuillets de ma musique pendant que je jouais… ; mentalement, je le comparais à ces messieurs, jolis gilets en cœur, pleins d’attentions banales pour les dames, de petits soins, de phrases galantes, et je me pris à sourire, sans trop savoir si j’étais ravie ou déçue de constater qu’il était, en tout, leur antipode.


Le soir, après le dîner, il vint sans timidité ni gaucherie, s’asseoir à côté de moi, sur le même canapé, et il m’interrogea sur ma mère avec un intérêt, une délicatesse de termes et un charme d’accent dont je l’aurais jugé incapable :

— Elle vous a presque reconnue, ma petite âme blanche, fit-il, me rappelant, sans songer à s’excuser, ma dernière lettre laissée sans réponse ; cela date déjà de plusieurs mois. Maintenant, où en êtes-vous avec la pauvre malade : vous a-t-elle reconnue effectivement ?

Je dus avouer qu’il n’en était rien, hélas ! Mais j’espérais un miracle de la musique et je le dis à Jacques. Mme Veydt, sans toutefois se remettre elle-même au piano, était indiciblement heureuse quand, m’établissant devant l’instrument placé en sa chambre, j’y jouais les morceaux de sa prédilection d’autrefois et qu’il m’avait été facile de retrouver parmi sa bibliothèque musicale. Or, mystère déconcertant de notre système psychique, dont à peu près tout est mystère : cette malheureuse aliénée, incapable de se rappeler le nom de sa fille, ni son propre nom, ni son âge, citait un à un, sans se tromper jamais, les titres d’opéras ou de compositions classiques aimés d’elle en sa jeunesse et que j’interprètais ainsi à son intention.

— C’est de bon augure, n’est-ce pas ? répétait Jacques Holstein, enthousiasmé, c’est un progrès considérable, me semble-t-il.

C’en était un, en effet, et capital. Je le reconnus avec mon ami, sans, cependant, partager tout à fait l’optimisme qui le faisait voir, dans un avenir très prochain, la pensionnaire du docteur Oppelt rendue à la raison.

Et il se mit à vanter la paix des champs, en m’avouant qu’il n’espérait l’entière guérison de ma mère que de son transfert à la campagne et, non plus dans un sanatorium, mais dans une demeure dont elle serait la maîtresse et où, moi-même, je serais en permanence pour lui donner mes soins.

— Voyez-vous, Lina, conclut-il, avec une gravité qui métamorphosait l’expression joviale de ses traits, toute régénérescence physique et morale, toute santé, toute beauté doivent venir de ceci : d’une vie simple et normale, au grand air ; en ville, tout le monde, tout le monde sans exception, est plus ou moins fou, croyez-moi ; c’est une vérité évidente pour ceux qui sont de passage dans les capitales après un long séjour aux champs. L’existence malsaine de la ville a, certainement, influé autrefois sur le dérangement cérébral de votre mère et peut-être bien que rien de pareil ne serait arrivé si, au moment de son deuil, elle eût vécu dans quelque ferme claire et paisible, sous le vaste ciel, au milieu de la verdure…

Il s’interrompit, rougit et n’en dit pas davantage ce soir-là.

Je m’étais levée, un peu gênée, moi aussi, sans bien savoir pourquoi.


Quand, le lendemain, Jacques Holstein vint prendre congé de nous avant son départ pour Vichte-Sainte-Marie, il me trouva l’attendant, avec la mine glaciale que l’éducation me suggérait d’imposer à mes traits au moment de dire adieu à un jeune homme étranger. Au fond, j’étais très émue de ce départ.

— Je vais m’occuper de vos intérêts là-bas et m’y dévouer, me répéta-t-il encore, comme nous nous quittions.