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Échalote continue/01/01

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Louis-Michaud, Éditeur (p. 11-23).

I

Les Leçons mal apprises.


Quand on prend de la distinction, on n’en saurait trop prendre. Mme Victor, ex-Mominette et toujours Échalote, était résolue à ne plus se commettre dans la fréquentation de toutes les mômes Tirelire, Lolo-l’Apache et Nini-la-Moche qui avaient été les compagnes de ses années d’aventures et de tâtonnement. En cela elle sui- vait une fois de plus, non seulement les conseils de M. Plusch et ceux de M. Dutal, mais encore l’exemple d’une nouvelle amie, Mlle Friquette des Paillons, femme de joie forte en gueule mais bonne fille.

Cette Friquette des Paillons habitait le Montmartre de la cocotterie un peu calée, c’est-à-dire qu’après avoir fait ses premières armes boulevard de Clichy elle était descendue de quelques mètres vers le centre et logeait rue Notre-Dame-de-Lorette, la bien nommée.
De son entresol elle pouvait guetter le taxi qui lui amènerait la fortune ou l’amour.
De son entresol elle pouvait suivre le criminel défilé des autobus et guetter le taxi qui, selon les heures, lui amènerait la fortune ou l’amour.

Échalote l’aimait et même, volontiers, l’imitait. Elle se plaisait dans sa compagnie et se sentait grandir en sa propre estime lorsque le sénateur qui assurait le luxe de Friquette s’informait de sa santé et des affaires de son époux.

— Victor, mon bon monsieur, mais il vole à la gloire ! Le voilà qui vient de se commander un aéro sur nos économies.

Puis elle ajoutait :

— À condition qu’il ne se casse pas la trompette à sa première expérience, c’est la fortune assurée.

Chez Friquette, Échalote avait fait la connaissance d’un être femelle bizarre, une certaine Véronique Sirop, plus connue à Montmartre sous le pseudonyme de la Grande Bringue, et qui cumulait les fonctions de femme de lettres et celles d’institutrice pour demi-mondaines.

— Vous êtes veuve ? divorcée ? laissé-pour-compte ? — avait demandé Échalote à Véronique Sirop après leur présentation.

— Mettons laissé-pour-compte, — avait répondu l’institutrice.

— Pauvre vieux, va, — avait soupiré Échalote, — t’as pas su y faire.

Par contre, elle, Échalote, savait supérieurement « y faire ». On ne comptait plus ses succès, non point au concert, où sa respectabilité de femme mariée n’eût pas été à sa place, mais dans les salons de toutes ces dames de la galanterie. Le seul obstacle à son apothéose définitive était, selon M. Plusch, son ignorance crasse.

— Toi aussi, peuh, peuh, — lui préconisait-il parfois, — tu devrais prendre des leçons de la Grande Sirop. Sait-on jamais avec qui tu auras à correspondre, et, en supposant que tu séduises un jour un prince Kectumoffres, juge de ta déprédation si, pour faire la petite fille, tu lui écris papa avec trois h.

Échalote n’était pas pour le travail perdu.

— Qu’il vienne d’abord, le prince que tu dis, — rétorquait-elle judicieusement, — s’il n’a pas de l’eau de mer dans les calots, il verra si ma frimousse sans instruction ne vaut pas les tronches des Sirop avec du poil autour.

— Du poil ? du poil ?

— Bien sûr, elle est barbue comme un vieux sapeur, ta femme de lettres.

M. Plusch réfléchit un instant.

— En ce cas, — déclara-t-il, elle n’arrivera à rien.

— Et pourquoi ? — fit Échalote.

— Pourquoi, demandes-tu ? Sache donc, mignonne, et c’est là une constatation dont l’honneur revient à moi seul, sache donc que la moustache va, chez les femmes, en raison inverse de leur aptitude à la rosserie, que telle madame à la lèvre nette comme la plante de mes pieds est moins indulgente à son prochain que sa voisine à la bouche estompée d’un duvet discret. Quant à la vraie femme à barbe c’est la pâte, la bonne pâte, sévère pour elle-même, faible pour les autres et si honnête que ce serait la honte de la canaille que de ne pas profiter de sa confiance et de ses sentiments. Une femme à barbe, ma belle, peuh, peuh, c’est un peu un homme, et tu vois ce qu’un homme peut donner quand il tombe entre les griffes d’une Friquette des Paillons ou d’une Échalote.

Mme Victor s’emballa :

— Non, mais si tu crois que je vais chialer sur les girafes comme ta Sirop et les navets comme vous tous !

— Personne ne te prie de chialer ; on te demande simplement, puisque tu dois utiliser la société à ton service de petit grippe-sou, de mettre des formes à ton mépris et, vivant des navets comme tu le reconnais, de ne pas nous écraser sous le pilon de ta méchanceté.

— Suffit, — siffla Échalote, — dis à ta Bringue de se présenter chez moi. Si Victor n’y voit pas d’inconvénients, j’écouterai ses balivernes. Naturellement c’est toi qui t’entendras pour le prix.

— Je ne comptais pas sur ton goujon, — fit M. Plusch, résigné à tout, sauf à accorder son estime à l’homme qui, par la force de la loi, pouvait s’offrir Échalote à toute heure.

— En attendant, ce n’est pas ce goujon-là qui
Friquette des Paillons.
frira dans ta poêle, espèce de vieux cornichon, — riposta la subtile amoureuse.

— Heureusement pour mon urticaire. Pour le moment, rentre donc dans mon bocal, puisque cornichon je suis, j’ai deux mots à te dire sur la manière dont tu serres ton corset.

De ces entretiens et de l’autorité de Victor résulta la décision qu’Échalote compléterait son instruction non point chez elle, où le petit mari n’aimait pas être embêté, mais chez Friquette des Paillons, laquelle se déclarait enchantée de partager une corvée dont sa mémoire, exercée uniquement jusqu’ici à ne pas confondre les adresses et les rendez-vous, tirait à peu près le profit qu’une truite sauce verte eût tiré d’une conférence à la Sorbonne.

Au surplus, ces deux empanachées, l’une mariée à son ex-greluchon, l’autre entretenue par la trois cent quatrième partie du Sénat, nourrissaient le plus solide mépris pour la femme de lettres.

— Ça fait sa mousse et son crosson, — susurrait Échalote, — et c’est pas même fichu de s’embaucher dans une fabrique de macaroni pour faire les trous. Ah ! nos amants l’ont eue l’idée de derrière la boussole, pour nous faire donner des leçons de francemuche ! Comme si qu’on avait besoin d’orthographe pour leur en boucher des ouvertures à tous.

Partant de ces dispositions, on devine ce qu’était la tâche de la pauvre institutrice et la qualité des fruits de son enseignement.

Le plus souvent elle tombait en pleine manille. Plutôt que de lui passer un cahier on préférait lui demander de faire un quatrième au jeu. Sous peine de perdre sa situation elle devait s’exécuter, et ce n’était pas son plus mince dégoût que d’avoir parfois, comme associé, un de ces pommadés à voix traînarde qui se croient d’autant mieux chez eux qu’ils sont chez les autres.

Dans ces milieux l’heure de la « brème » coïncide avec celle du barbillon. La femme de ménage, en apportant le moka, n’oublie pas d’étaler Pallas et sa suite. Elle sait, pour s’être spécialisée dans le nettoyage des appartements d’amour, combien l’on est heureux, entre la grasse matinée et le harnachement des fins d’après-midi, de lézarder à son aise dans la pénombre des stores ou la tiédeur des salamandres. La bataille aux enchères terminée, on se livre au fer du coiffeur, lequel est, en général, à Montmartre, un jeune maladroit assez roublard pour s’être choisi, comme champ d’expériences, les forêts capillaires de ces dames de la Butte. Il sait, le petit merlan, qu’aucun autre quartier ne lui fournira en telle abondance les têtes à friser. Pour l’instant il prend de quinze à vingt sous pour une séance, mais quand il aura roussi toutes les tignasses de sa nombreuse clientèle, sa main sera faite, et il n’aura qu’à s’installer dans une autre région.

— Surtout, andulez-moi bien, — soupirent ses inconscientes victimes.

— Oui, princesse.

« L’andulation », ainsi qu’elles prononcent toutes, est un de leurs intenses soucis. Comment être élégantes avec des mèches en baguettes de tambour ? Et que dirait le financier, fier de la bestiole de luxe qu’est sa maîtresse, si, autour du visage mutin, ne bouillonnaient pas les vagues et les chichis ?

L’ami de cœur assiste, si ça l’amuse, aux exploits du coiffeur. Il a le droit d’y donner son avis et peut encore, tout en présentant les épingles et les peignes, discuter des événements du jour avec l’opérateur. L’opérée se laisse rôtir à la double chaleur du fer et des doctrines, puis congédie les parleurs quand approche le moment des visites sérieuses.

Mlle Sirop, stoïque, remarquait ce défilé, et le soir, dans son petit logement du haut de la Butte, tout là-bas, dans l’antique et délabré château des Brouillards, tentait d’épancher ses nausées sur du papier blanc.

Elle essayait de s’expliquer M. Plusch, cet éternel Mimile qui, trompé et content malgré tout, savourait encore son Échalote à la sauce outrageusement poivrée de l’adultère. Deux années de mariage de sa maîtresse n’avaient pas altéré une
La grande Bringue.
affection résolue à tous les partages. Convié au pique-nique qu’était le petit corps satiné et dodu de la piquante Mme Victor, il s’amusait pour son argent. Les meubles abandonnés au gigolo légitime, un petit morceau du gâteau concédé à M. Dutal, il lui restait la part du lion, autrement dit le rôle de confident, de conseilleur. Jamais Échalote ne prenait une décision sans avoir quémandé ses lumières et il lui plaisait, de son rez-de-chaussée de la rue Clémence, de diriger l’existence de sa maîtresse et celle de tous les individus qui, plus ou moins affolés par la fameuse odeur de menthe sauvage, grouillaient, tels des asticots, autour de l’ex-marchande de pommes.

La Grande Bringue voulait approfondir cette mentalité de vieux rigolo et comprendre, si possible, la confiance béate d’un Dutal, le cynisme d’un Victor et toutes les loufoqueries de ces Embêtés du Dimanche qui continuaient à épater Montmartre.

Mais à peine commençait-elle à griffonner ses souvenirs que l’orchestre du Moulin de la Galette, comme une décharge électrique, venait troubler sa pénible inspiration.

La Butte palpitait de sa fièvre nocturne et les microbes qui la peuplent gesticulaient en tous sens. Souteneurs et gigolettes se retrouvaient après les péripéties de la journée, et leur joie d’être réunis se traduisait par des cris, des sifflets, des couplets de café-concert, des trémoussements de vers de vase.

Les baies du Moulin de la Galette, ouvertes sur Paris, laissaient tonitruer et s’épandre une gaîté de forçats libérés, et c’était la revanche des dames soumises par métier à l’amour, et qui, après les heures d’esclavage, veulent hurler leur liberté.

La Grande Bringue, chaste par tempérament, s’exaspérait parfois de cet enfer près de son silence. Elle avait en elle des embryons de romans dont son cerveau ne pouvait accoucher. Elle eût souhaité écrire des idylles charmantes où des gens du monde eussent étalé leurs sentiments raffinés. Or, le cadre qu’elle s’était choisi ne répondait pas aux accessoires dont elle avait besoin pour l’évolution de ses personnages. Elle eût voulu surprendre des flirts de smokings et d’épaules nues, et elle n’enregistrait que les conversations burlesques ou obscènes de faubouriens pourris par le besoin d’argent.

Alors elle songeait que, tandis que sa virginité récalcitrante rancissait dans d’inutiles psychologies, des jambes « ayant toute honte bue » tricotaient en cadence pour la plus grande gloire de la danse, de la polissonnerie et de l’élasticité françaises.