Échalote continue/01/08

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VIII

Deux piliers de Montmartre se rencontrent
pour se confier leurs derniers déboires amoureux.


Tandis qu’Échalote prenait du galon dans la bourgeoisie, les Embêtés du Dimanche et leurs amis continuaient à ébouriffer Montmartre de leurs bonnes fortunes, et alors que M. Plusch faisait, avec Adrienne, une expérience désastreuse pour sa garde-robe, ou plutôt sa garde-chaussures, M. Pochade, l’homme au Supplice Indien, trouvait, en la personne de Friquette des Paillons, une joyeuse victime décidée à lui servir de champ d’expériences.

Friquette, tout Montmartre le savait, avait un chien, un jeune bull aux oreilles nerveuses et au museau aplati, qui répondait au nom de Casimir. Elle avait aussi un amant, autrefois de cœur, maintenant d’habitude, qui avait été beau selon l’esthétique des Montmartroises et qui avait vu s’avachir ses biceps, se faner son teint et s’envoler ses cheveux à la suite d’un mal sur lequel nous n’insisterons pas.


Casimir.
Cet accident étant survenu à une époque où Friquette de son côté, et lui du sien, abusaient de l’adultère, aucun d’eux n’avait eu le droit d’accuser l’autre et ils s’étaient soignés de compagnie. Mais si Friquette avait gaillardement subi la période des piqûres, il n’en était pas de même de l’amant qui demeurait flétri et très visiblement avarié.

À l’encontre d’Échalote, Friquette avait de la sensibilité. Il lui parut juste de détourner du budget assuré par son sénateur, la part nécessaire à l’entretien de son gigolo. Celui-ci avait d’ailleurs la charge du bull, que le père conscrit ne voulait, sous aucun prétexte, trouver chez sa maîtresse, vu que ce chien et lui sympathisaient à la manière des belles-mères et des gendres.

Quand on demandait à Friquette la raison qui lui faisait garder Casimir, elle répondait qu’il était une distraction pour son amant, et lorsqu’on s’étonnait qu’elle eût un amant si peu présentable, elle expliquait qu’elle le gardait parce qu’il était bon pour Casimir.

La compréhension de ce cœur eût attendri les requins eux-mêmes. On comprendra alors le scrupule qui arrêtait l’Homme au Supplice Indien dans son ardeur. Ce féroce et sexagénaire amoureux, que redoutaient, non seulement les vierges d’hier mais aussi les dignitaires de la vieille garde, était une fois de plus d’une douceur de pigeonneau.

Une parole avait suffi pour le faire tout petit garçon devant une volonté de femme, une parole où était enclose la plus admirable des religions, celle du souvenir, le plus respectable des sentiments, celui de la piété filiale.

Au cours d’une visite à Friquette, M. Pochade avait exploré, d’un œil de lynx, les coins et les recoins de l’appartement. Cette curiosité était touchante : l’Homme au Supplice Indien cherchait un vide à combler. Trop pratique pour se ruiner en envois de fleurs, il en était toujours pour les cadeaux de première nécessité. Or, l’intérieur de Friquette était confortable avec quelques fautes de goût. Le lit, pour ne citer que cet instrument de travail, d’un second Empire à rendre jalouses toutes les auberges de chefs-lieux de canton, faisait tache dans un ameublement plutôt art nouveau. L’idée généreuse lui vint de réparer une telle erreur de style.

— Que diriez-vous, ma chère enfant, si demain, à la place de cet infect pieu, vous trouviez un beau lit de cuivre, à tubes carrés, par exemple ?

— Hé là ! Hé là ! — l’arrêta Friquette, — ce lit est celui où mourut ma pauvre maman et on me passerait plutôt sur le corps que d’y toucher.

Exquise révolte et douloureuse pensée ! Nous avons connu la petite Montmartroise qui ne se séparait jamais de la médaille de Sainte-Hélène de son arrière grand-père, laquelle, suspendue à un ruban rose, se balançait entre ses seins menus.

Friquette était de la même école. Elle avait le culte
Bébelle.
de ses morts et ne croyait rien souiller en associant le respect du passé aux vices du présent. De pareilles considérations déconcertent certains tempéraments et troublent les esprits faibles. Pour être l’Homme au Supplice Indien, M. Pochade n’en était pas moins impressionnable. Nous savons que, jusqu’ici, aucune Européenne ne lui avait paru de complexion assez robuste pour expérimenter son système de volupté. Devant le lit où un des auteurs de Friquette avait rendu son âme à Dieu, il sentit se refroidir son enthousiasme et se figer ses gestes. Il exagéra par la parole le malaise de ses sensations et, très courtoisement, sut esquiver le plumard second Empire.

Comme, quelques jours plus tard, il racontait cette aventure à notre vieil ami M. Lapaire, ex-amant de la duchesse d’Ersigny, celui-ci tint, en retour, à lui confier les dernières péripéties de son existence amoureuse.

— Ah ! mon cher Indien à la manque, si vous saviez la tuile qui vient de me tomber au coin de la trompette ! Figurez-vous que je fais la connaissance, il y a une quinzaine, à la Galette, d’une môme tout plein gironde. Je l’invite à prendre un verre, je la questionne sur son état-civil et j’apprends qu’elle se nomme Isabelle, et se surnomme Bébelle, qu’elle a dix-sept berges, qu’elle exerce la profession de couturière, qu’elle est vaccinée avec succès, mais qu’elle ignore la natation. «  Et toi, comment qu’tu t’appelles ? me demanda l’enfant : — Oscar du Moulin… »

— Vous dites ? — fit M. Pochade.

— Oscar du Moulin. C’est mon pseudonyme depuis vingt ans que je ne manque pas une réunion de la Galette. Avouez que je le mérite. Je continue. Or donc, Bébelle commence à me faire comprendre que je suis à son goût. Ce qu’elle cherche, c’est moins un amant que le moyen de semer sa famille. Le résultat est le même pour moi. Cependant je reste inquiet devant certaines révoltes de la môme quand je parais m’intéresser à sa vie privée. Enfin, on s’entend pour rentrer chez moi, et la nuit jette son voile sur ce que la pudeur défend de préciser. Le lendemain matin, après le chocolat du Planteur, je dis à Bébelle : « Ma gosse, je ne veux pas nuire à ta respectabilité, il faut retourner à ton turbin. Voilà mon petit cadeau… À la revoyure ! » Elle me quitte, triste, très triste… Une heure après on carillonne à ma porte. J’ouvre et je vois Bébelle le nez dans un mouchoir plein de sang et un œil au beurre noir. Je pense immédiatement qu’elle a reçu une tripotée d’un jaloux quelconque. Ouat ! c’était bien autre chose… Elle m’explique que ce jaloux est son papa, lequel a l’habitude, chaque soir avant de se coucher, d’aller dire à sa fifille un bonsoir peu ordinaire de la part d’un paternel. « Ah ! ah ! ah ! que je m’écrie, c’est donc là ce secret plein d’horreur que tu ne voulais pas m’avouer ? Ton père est satyre ! — Hélas, soupira le malheureux rejeton, voilà trois ans que je suis sa victime, mais c’est fini, je ne

Le haut Montmartre.
peux plus. — Bien parlé ! lui répliquai-je, quoique tu aies pu te ressaisir un peu plus tôt. N’importe ! ton saligaud de daron va savoir ce qu’il en coûte d’avoir contre soi Oscar du Moulin. Passe devant et conduis-moi chez cette brute. — Oh ! c’est facile de le reconnaître, expliqua Bébelle, il est commissionnaire et ne quitte guère sa boîte place Dancourt. » Nous voilà partis, la petite toute tremblante, moi résolu à me payer sur la peau de la bête. « Tiens, r’luque-le ! » s’écria Bébelle, en me désignant le monstre qui, assis sur sa boîte, fumait tranquillement sa pipe. » Je serre, dans la poche de mon falzar, le vingt-deux à ressort qui ne me quitte jamais, et je m’avance : « C’est bien vous le père de Bébelle ?… Oui… Eh bien, moi,
Et je montre mon vingt-deux à ressort.
je suis son amant et je viens vous saigner comme un cochon ». Et je montre mon vingt-deux. Ah ! mon cher, si vous aviez vu l’effet produit par mes paroles ! Le vieux me regarde, lorgne sa fille et ftt ! le voilà qui se déguise en cerf par la rue Chappe. Allez donc courir après quand on a nos âges et qu’il ne vous coule plus du vif-argent dans les veines ! « Oh ! va, ça suffit, m’assura Bébelle, il a trop le taf de la rousse pour me relancer maintenant… Car, je peux bien te le dire, il n’en est pas à son coup d’essai. J’avais deux frangines, une qui était typote, l’autre qui allait en journées pour coudre, eh bien, elles ont dû décaniller à cause de ce vieux dégoûtant. Personne n’a plus eu de leurs nouvelles. Peut-être bien qu’elles ont mal tourné… C’est pas tout ça, mais qu’est-ce que je vais devenir à mon tour ?… Voilà que n’ai plus de domicile. » Je n’aime pas les demi-sauvetages : « Qu’à cela ne tienne, je te recueille, annonçai-je à la pauvre créature. » Et je la pris chez moi. Pendant huit jours ça alla. La seconde semaine ça commença à ne plus marcher que sur des roulettes carrées. Bébelle avait mal ici, là, et surtout à la mâchoire où des chicots la tourmentaient. Moi, toujours bonne poire, je lui offre le dentiste. Elle y va et v’ian ! elle tombe sur un jeune zigomard qui ne s’occupa pas que de sa bouche. Tant et si bien qu’un beau jour la gosse ne rentre plus et se colle avec son peu scrupuleux opérateur… Et me voilà veuf une fois de plus, et pas encore dégoûté des femmes. J’en ai pourtant connu de tous les calibres, j’ai fréquenté les bouges, les fortifications et les ateliers. J’ai cru faire de la charité et du bonheur. J’ai joué au père noble et à l’amant prodigue et toujours, toujours un marloupiau est venu me supplanter dans le cœur de ces coquines. C’est à ne pas y croire, mais plus elles nous en font porter, plus on veut recommencer de nouvelles expériences.

— Que voulez-vous, — soupira M. Pochade, résigné, — on se fait vieux.

— Et puis après, qu’est-ce que ça signifierait si les bougresses avait pour deux sous de jugeote. Ne sommes-nous pas nobles, généreux, courtois, et de tout repos ?

M. Pochade dodelinait de la tête :

— Oui, voilà, c’est ce repos-là qui les embête… Voyez où en est Plusch avec Échalote… Allons, allons, mon brave Lapaire, faut nous faire une raison. Nous avons été jeunes, nous avons été beaux, on nous a aimés peut-être, vivons désormais de nos souvenirs.

— Merci bien ! — riposta le dénommé Oscar du Moulin, — j’ai encore dix années d’automne avant le gâtisme de l’hiver, et l’été de la Saint-Martin n’a pas été créé pour les manchots ! Pleurez, vous les hommes qui voulez absoudre l’ingratitude de vos compagnes et faire pénitence à leur place, moi j’agis encore… Après nous la fin du monde !

— Avec nous, devriez-vous dire, — marmotta M. Pochade qui, décidément, n’était pas d’humeur à partager les idées impurement « j’m’enfichistes » de M. Lapaire.

Cependant il s’en fut à l’apéritif de Tabarin où il savait pouvoir offrir quelques consommations de choix aux danseuses disponibles.