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Économistes contemporains — M. Michel Chevalier

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Économistes contemporains — M. Michel Chevalier
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 22 (p. 900-935).
ECONOMISTES
CONTEMPORAINS

M. MICHEL CHEVALIER.

Cours d'Economie politique fait au Collège de France par M. Michel Chevalier, 3 vol., 1855-1858.



I.

Si notre siècle n’a pas eu la main heureuse en fait de plans de réforme dans l’économie des sociétés et des gouvernemens, ce n’est pas faute d’en avoir eu de très originaux à sa disposition. Dans le nombre figuraient ceux d’une école qui fit quelque bruit il y a trente ans, et dont les membres, dispersés aujourd’hui dans diverses carrières, y ont presque tous réussi, et semblent vouloir, par un retour manifeste aux intérêts positifs, racheter les illusions et les témérités de leur jeunesse. On devine que je veux parler des saint-simoniens. Combien d’entre eux ont le sourire aux lèvres quand on leur rappelle ce temps où, à un peuple ivre d’une victoire remportée au nom de la liberté, ils venaient proposer le plus sérieusement du monde un régime emprunté à l’Égypte et à l’Inde, où toute fonction serait fonction de prêtre et toute propriété bien d’église, où chaque citoyen recevrait des mains de l’état un numéro d’ordre et un diplôme approprié à ses talens, se résignerait à son lot sans murmure, et en arriverait de bonne grâce au plus complet anéantissement de volonté qu’on ait jamais obtenu de la conscience humaine !

Pourtant parmi ces hommes il y en avait, et ils l’ont prouvé depuis, de très sensés, et qui ne devaient pas toujours se payer de rêves. Comment se sont-ils laissé engager dans une aussi mauvaise partie ? Faut-il n’y voir que ce besoin de mouvement et ce goût des nouveautés dont la jeunesse sait difficilement se défendre ? Était-ce une croyance sincère ou simplement un calcul ? Questions délicates et qui dégénéreraient en personnalités. Tout ce qu’on peut dire, c’est que dans leur premier acquiescement les plus éminens d’entre eux ne firent que céder à une disposition particulière de leur esprit, en maintenant leurs réserves sur le reste. Les historiens, comme M. Augustin Thierry, qui se laissait nommer élève de Saint-Simon, durent y voir l’occasion d’échapper à la routine, où leurs études semblaient s’énerver ; les philosophes, comme MM. Auguste Comte et Buchez, y trouvaient un point d’appui contre les préjugés d’école et un terrain ouvert aux idées les plus hardies ; les financiers, comme MM. Émile Pereire et Olinde Rodrigues, préludaient devant un public d’initiés à ces expériences sur le crédit qui plus tard devaient être poussées si loin et dans toutes les voies. Tous suivaient leur pente, accordant aux autres la liberté qu’ils réclamaient pour eux-mêmes, actifs sur des points déterminés, passifs pour le surplus, réglant leur concours sur leurs convictions et ne croyant pas leur responsabilité enchaînée au-delà des sujets qui étaient de leur domaine. Aussi, sous une hiérarchie en apparence inflexible, régnait-il une indépendance, on peut même dire une indiscipline, qui commença par des orages et aboutit à des désaveux, si bien qu’après quelques mois de campagne, cette armée, pourvue au début d’un si beau corps d’officiers, se vit réduite à quelques capitaines d’aventure accompagnés d’obscurs soldats.

Dans ce partage des rôles, il est facile de reconnaître quel fut celui de M. Michel Chevalier. Né à Limoges le 24 janvier 1806, il avait alors vingt-quatre ans, et, sorti en très bon rang de l’École polytechnique, il était ingénieur des mines dans le département du Nord. Ce qui le distingue à ce moment, c’est une grande ardeur pour les études spéciales auxquelles il est voué. Il manie déjà la plume et traite avec une habileté précoce des questions d’économie publique et de science appliquée à l’industrie. Rien de moins chimérique que ces débuts ; il s’agit de la carbonisation de la tourbe à Crouy-sur-Ourcq ou bien des différentes mines de charbon qui approvisionnent Paris, deux mémoires pleins de faits, recueillis par un esprit exact et judicieux. Cependant, au souffle de la révolution de juillet, d’autres préoccupations l’emportent, et la part de l’imagination commence. De plus sages, de plus mûrs que lui ne résistèrent pas à cet entraînement ; il y a dans l’air, à certaines heures, un vertige contagieux dont les meilleures constitutions se ressentent. M. Michel Chevalier voyait ses amis, ses camarades, l’élite d’une école savante, se mettre un à un au service de quelques idées nouvelles où l’excès n’était qu’en germe, et qui répondaient à cette passion de changement dont toutes les têtes étaient saisies. On faisait un appel à son dévouement, on lui offrait une tribune où il pourrait exposer les vérités qu’il croirait utiles sans autre contrôle que sa propre responsabilité. L’occasion était belle malgré ses périls, peut-être à cause de ses périls ; il y céda, au risque de briser sa carrière ou de la charger du poids d’une première erreur.

Ce qui le détermina, c’est qu’il avait, comme les historiens, les philosophes, les financiers, groupés sous la même bannière, sa pensée maîtresse et son domaine réservé. Son objectif à lui, pour parler le langage de la métaphysique, était l’industrie. Il la voyait livrée à l’empirisme, cherchant sa voie, méfiante de ses forces et n’ayant d’énergie que pour la plainte, manquant surtout de dignité et demandant à l’état des secours qu’en bonne justice elle ne doit attendre que d’elle-même. L’intention de M. Michel Chevalier était de la relever, de l’éclairer sur sa puissance, de la rendre au sentiment de sa mission, de lui montrer par des exemples concluans au prix de quels efforts l’empire ici-bas se fonde et se maintient. Il voulait soutenir cette thèse, qu’il n’a pas abandonnée depuis, qu’en industrie comme ailleurs les positions commodes ne sont ni les plus honorables ni les plus sûres, et que la lutte est la condition et la garantie du véritable succès. Il voyait autour de nous, en Amérique et en Europe, des nations multipliant des prodiges d’activité. Avec cette fierté des cœurs qui ne déprécient pas leur pays, il se disait qu’égaux par la trempe, nous devions arriver à des résultats équivalens, et que si nous restions en-deçà, c’est que nous méconnaissions nos ressources. Voilà l’idée à laquelle il fit le sacrifice d’une position régulière, et qu’il développa dans le Globe, journal dont les débuts avaient eu quelque éclat, et qui des mains de l’école philosophique venait de tomber dans celles des saint-simoniens. Pendant près de dix-huit mois, il porta en grande partie le poids de la rédaction : à relire aujourd’hui ses articles, on les croirait écrits d’hier. Ces chemins de fer, ces compagnies de bateaux à vapeur, ces promptes communications avec les deux Indes, qui n’étaient alors qu’une hypothèse, sont déjà, sous la plume de l’écrivain, une réalité ; il anime la Méditerranée et y établit le siège d’un mouvement où son imagination devance les faits actuels, et souvent les dépasse ; il voit Marseille à quelques heures de Paris, Constantinople à quelques jours de Marseille. Il annonce, il garantit comme prochaine cette révolution dans les distances à laquelle nous avons assisté, et dont nous jouissons avec l’indifférence qui suit les conquêtes achevées.

Il faut croire que, sous l’empire de ces études, M. Michel Chevalier ne prit qu’une part indirecte aux dernières effervescences de ses amis. De vertige en vertige, les plus insensés d’entre eux en étaient venus à professer une morale qui ne tendait à rien moins qu’à introduire en pleine France, au cœur de Paris, un régime que les mormons ont au moins eu la pudeur d’enfouir dans les solitudes de l’Amérique. Il y eut scandale, et la magistrature crut devoir sévir ; une poursuite fut commencée. Se retirer alors eût été de mauvais goût : M. Michel Chevalier aima mieux se résigner à sa situation ; mais cette épreuve le dégageait : il se retrouva ce qu’il était auparavant, un ingénieur très capable avec l’étoffe d’un savant et d’un lettré. Même pendant son excursion au pays des aventures, on avait pu distinguer le mérite très réel dont ses travaux étaient empreints, ses connaissances variées, l’étendue de son coup d’œil, un talent composé de parties brillantes et solides qui, malgré quelques disparates, ne s’excluaient pas. C’en fut assez pour lui ouvrir l’accès d’un journal qui presque toujours a mis un remarquable discernement dans le choix de ses auxiliaires : M. Michel Chevalier entra aux Débats, et c’est de sa prison qu’il leur adressa ses premiers articles : circonstance digne de remarque, et qui donne à la fois une idée de la valeur de l’écrivain et du patronage tolérant sous lequel il reparaissait devant le public. À cette sorte d’amnistie, le gouvernement joignit bientôt la sienne. Non-seulement les six mois d’emprisonnement qui restaient à courir furent remis au détenu, mais, par l’intermédiaire de deux hommes honorables qui lui portaient un vif intérêt, on lui fit offrir de reprendre immédiatement ses fonctions dans le corps des mines, ou de remplir quelque mission relative à ce service. Plusieurs motifs justifiaient cette rentrée en grâce, un entre autres qui mérite d’être signalé.

Il y avait alors, dans le pays comme dans les chambres, un parti qui voulait faire partager au gouvernement son goût pour les expériences belliqueuses. À la tête de ce parti figurait un homme que l’on peut nommer, puisqu’il est mort à la peine, M. Mauguin. Discoureur infatigable, il lassait la tribune de ses défis, s’armait du moindre prétexte pour remanier la carte d’Europe, flétrir les traités sous l’empire desquels nous vivions et déclarer que le baptême de la guerre était nécessaire à la révolution qui venait de s’accomplir. Aucun temps n’y prêtait mieux : les instincts populaires penchaient de ce côté ; la Pologne s’était réveillée à notre exemple et gémissait de notre abandon. Conseiller la paix était un acte de courage ; ce courage, M. Michel Chevalier l’avait eu. Il avait parlé de la guerre comme d’une extrémité qu’une nation accepte bravement quand son honneur est en jeu, mais où elle ne s’engage pas à la légère. Il avait loué le gouvernement de résister à des excitations qui ne répondaient que trop à l’ardeur naturelle des esprits, il l’avait loué de croire que le respect des droits existans était pour lui un fondement plus sûr que les chances toujours incertaines de la force. Il avait insisté sur les intérêts nombreux qui se liaient au repos du continent, et montré en perspective des conquêtes plus fécondes et moins douloureuses que celles qu’on proposait à la France à travers le deuil et les hasards. Voilà le titre dont on tint compte à M. Michel Chevalier, et qui lui valut la mission délicate et laborieuse dont il fut chargé.

Les chemins de fer étaient à cette date à l’état d’embryons ; en Angleterre, celui de Manchester et de Liverpool, chez nous les deux tronçons de Saint-Étienne à la Loire et au Rhône, comptaient seuls dans cette période rudimentaire. La conscience du rôle qu’ils devaient jouer n’existait même pas. On y voyait tout au plus un complément aux voies navigables, un accessoire plus ou moins ingénieux des moyens de transport, limité à de certaines localités et en vue de services industriels. L’un des premiers, M. Michel Chevalier s’était efforcé de donner à ces créations le caractère de grandeur qu’à quelques années de là elles devaient revêtir. Il en avait parlé en poète autant qu’en ingénieur, et cela au point d’exciter un peu d’ironie, même chez les hommes du métier : presque tous l’accusaient d’en exagérer l’importance. Cependant le gouvernement avait mis la question à l’étude, et dans la session de 1833 une loi affecta à ces travaux préliminaires une somme de 500,000 francs. En Europe, l’enquête n’avait pas un vaste champ à parcourir ; mais il existait aux États-Unis un mouvement très prononcé vers les voies ferrées, qui s’y exécutaient dans des conditions de promptitude et d’économie dignes d’examen. M. Michel Chevalier offrit de se rendre sur les lieux pour observer les faits et en rendre compte à l’administration : sa proposition fut agréée ; après un court séjour en Angleterre, où il recueillit quelques renseignemens, il s’embarqua à Liverpool.

Ce voyage compte dans sa carrière comme un événement essentiel ; l’Amérique portait alors bonheur à ceux de nos écrivains qui en avaient fait l’objet de leurs études. M. Gustave de Beaumont y puisait les élémens de son consciencieux travail sur le régime pénitentiaire ; M. Alexis de Tocqueville préparait à sa réputation un titre durable en embrassant d’un coup d’œil sûr et en soumettant à une savante analyse les institutions de ce peuple nouveau. Venu après eux, M. Michel Chevalier avait un but non moins défini. D’un côté, il devait, dans un cadre libre et au jour le jour, résumer les impressions que faisaient naître en lui l’aspect des lieux, l’état des mœurs, les formes originales de ce gouvernement, les qualités et les défauts de cette civilisation, si vigoureuse dans sa rudesse. D’un autre côté il avait à réunir les matériaux d’un ouvrage technique qui répondit plus particulièrement à la mission qui lui avait été confiée. À l’une et à l’autre tâche il consacra deux années de voyage, pendant lesquelles des États-Unis il passa aux pays limitrophes, comprenant dans son itinéraire presque toute l’Amérique du Nord, insulaire et continentale. À Cuba, il avait à voir le dernier et le plus beau débris de cet empire que l’Espagne s’était créé dans le Nouveau-Monde, et qu’elle a su si mal conserver ; au Mexique, il rencontrait une de ces émancipations de la race latine qui vont d’avortement en avortement, sans qu’on puisse dire où elles aboutiront ; au Canada, il retrouvait l’empreinte de la France survivant aux effets de l’occupation anglaise, spectacles variés, pleins d’attrait et de grandeur, où l’on ne sait qu’admirer le plus du génie de l’homme ou des richesses de la nature.

Deux publications ont résumé cette course laborieuse, une correspondance insérée aux Débats et reproduite, après une refonte, dans les deux volumes intitulés Lettres sur l’Amérique du Nord, puis deux autres volumes in-4o accompagnés d’un atlas sous le titre de Histoire et Description des Voies de communication aux États-Unis. Dans le premier de ces ouvrages, que précède une fort belle introduction, l’auteur ne fait à la manie des rapprochemens que des concessions modérées, il envisage la société américaine en elle-même, l’estime pour ce qu’elle est et ce qu’elle vaut. C’est une prétention assez commune parmi nous que de prendre pour point de départ de nos jugemens le régime sous lequel il nous a été donné de vivre, et de regarder celui des autres peuples comme plus ou moins parfait, suivant qu’il s’en rapproche ou s’en éloigne. Il semble étrange à un Français qu’il existe des pays où l’individu attend beaucoup de lui-même et peu des autres, et que, là où la force autorisée ne le protège pas suffisamment, il se protège par sa propre énergie. On ne s’accoutume point non plus à l’idée que le champ reste libre à l’activité personnelle, et qu’on ne ménage pas à des classes favorisées des abris paisibles, des sinécures, des privilèges, où le bien-être s’acquiert au prix de peu d’efforts ; on tient enfin pour fort dépourvus les gouvernemens qui n’ont ni dette croissante, ni gros budgets, ni état militaire onéreux, ni fiscalité importune, en un mot aucune des combinaisons ingénieuses dont notre vieux monde s’enorgueillit. Il faut admettre pourtant qu’il y a dans cette liberté exubérante, dans cette absence de contrôle et de charges, un ressort que par d’autres moyens on n’eût pas obtenu. C’est ainsi et seulement ainsi qu’en moins d’un siècle ces solitudes se sont peuplées, que des moissons ont remplacé les steppes, que des villes se sont élevées du sein des marécages, au cœur des forêts, que des routes, des canaux, des voies de fer ont porté au loin et dans tous les sens les témoignages de ce qu’accomplit la puissance de l’homme abandonnée à ses propres mouvemens. Ces conquêtes, il est vrai, ont été accompagnées de quelques violences, et la condition des faibles n’y a pas toujours été respectée ; mais aussi comme l’individu se forme à cette rude école, quelle vigueur il gagne dans cette nécessité de la défense, et combien le sentiment de la responsabilité personnelle s’élève, opposant ainsi le plus sûr des contre-poids à une indépendance presque sans limites !

M. Michel Chevalier est trop sensé pour n’avoir pas tiré cette conséquence des phénomènes qu’il observait ; s’il signale les inconvéniens de la civilisation américaine, il ne méconnaît aucun de ses avantages, les fait valoir avec chaleur et les expose dans toute leur étendue. Seulement il lui semble, comme à beaucoup d’autres écrivains, que c’est là pour ce pays une grâce particulière qui tient à la date récente de ses institutions et à l’espace dont les populations y disposent. Il y voit un type approprié aux lieux, conforme au génie des habitans, inhérent aux mœurs, maintenu par l’esprit religieux et mis au-dessus de toute atteinte par l’empire de l’opinion : par l’effet de ces circonstances, la somme du bien l’emporte sur la somme du mal, et l’Amérique supporte dignement un régime dont notre Europe ne pourra jamais s’accommoder. Voilà les réserves de l’auteur, et sans nier ce qu’elles ont de fondé, quelques objections se présentent. Sans doute les grands états de l’Europe, avec leur imposante unité et le besoin où ils sont de se tenir sur leurs gardes, ne sauraient emprunter à l’Amérique ni son gouvernement fédératif, ni ce culte de l’indépendance locale qui efface et énerve la puissance collective ; mais il est un emprunt qu’ils pourraient lui faire sans toucher à leurs formes actuelles : c’est ce principe applicable, quoi qu’on dise, à toutes les races, que tant vaut l’individu, tant vaut la nation. Si l’Amérique du Nord est ce que nous la voyons, si elle marche vers le progrès avec un emportement qui donne le vertige, c’est que l’individu y dispose pleinement de lui-même, et que, par leur complet exercice, ses facultés s’élèvent au plus haut degré qu’elles puissent atteindre. On peut avoir, sous l’influence de la règle, des sociétés plus symétriques ; on n’en aura pas d’aussi actives ni d’aussi judicieuses. L’ordre lui-même, auquel on sacrifie tant, n’a pas de garantie plus sûre que cette éducation de l’individu, fortifiée par la lutte et souvent acquise à ses dépens. Ajoutons qu’un peuple arrivé à cette vaillante émancipation ne sera jamais conduit à l’asservissement par de puériles terreurs ou des artifices de langage : ce n’est plus dans des corps électifs ou des constitutions éphémères, c’est dans l’individu même que résident le nerf et la sanction de la liberté.

Dans son second ouvrage, M. Michel Chevalier écarte ces questions délicates et se renferme en un cadre tout spécial : ce n’est plus ici le moraliste et l’économiste qui parlent, c’est l’ingénieur. L’Histoire et la description des voies de communication aux États-Unis restent fidèles à leur titre. Déjà, dans une correspondance avec le ministère des travaux publics, l’auteur avait fourni, à mesure qu’il les recueillait, des renseignemens circonstanciés sur les chemins de fer américains, les procédés de construction, les prix des matériaux et de la main-d’œuvre, le coût des terrains, les habitudes d’exploitation ; son ouvrage complète ces études et s’ouvre par une géographie à grands traits de cette portion du nouveau continent. De très belles planches éclairent le texte et en augmentent l’intérêt. On y remarque les modèles d’appareils et de travaux qui sont entrés aujourd’hui dans la pratique courante, mais qui alors appartenaient à l’Amérique, tels que certains ponts en bois ou en treillis, les plans inclinés en usage sur les canaux et les chemins de fer, invention ingénieuse qui donne les moyens de franchir à peu de frais les passages difficiles. Ramené à ces recherches techniques, M. Michel Chevalier ne les abandonna pas sans s’y assurer un titre à la popularité. Par l’effet des combats de partis et du choc des systèmes, l’établissement de nos chemins de fer s’ajournait de session en session, et devenait un problème chaque jour plus insoluble : tout le monde les désirait, les demandait à grands cris, mais dès qu’il s’agissait d’en fixer le réseau, les départemens favorisés voyaient se former contre eux la ligue des départemens dépourvus ; les rancunes locales tenaient en échec l’intérêt public, et la voix de la raison ne parvenait pas à dominer les clameurs du nombre. Enfin en 1838 le ministère résolut de présenter un projet sérieux, et M. Michel Chevalier profita de la circonstance pour entrer en lice avec toute l’énergie de ses convictions. Sous le titre d’Intérêts matériels, il publia un livre où des vérités un peu dures sont mêlées à d’excellens conseils, et qui renferme un plan complet des voies de communication et surtout des chemins de fer dont l’exécution devait répondre aux besoins les plus justifiés du pays. Ce livre fit du bruit et eut un écoulement rapide : en frappant fort, l’auteur avait frappé juste. Ce qui surprend quand on le relit, c’est l’exactitude des prévisions : toutes les lignes qui étaient alors dans le vague et que nous voyons en pleine activité y figurent dans leur détail et leurs points d’arrêt, les lignes du Nord, de l’Est et de l’Ouest, — celles de Paris à Lyon et à Marseille, — de Paris à Bayonne par Orléans, Tours et Bordeaux avec embranchement sur Nantes, — de Marseille à Bordeaux par Montpellier et Toulouse : on dirait que le coup d’œil de l’auteur a devancé les temps. Il faut ajouter à sa louange que le Grand-Central manque à cette nomenclature.

À la suite de ces travaux, très favorablement accueillis, M. Michel Chevalier eut son rang marqué parmi nos publicistes. À sa collaboration aux Débats, où il avait des sujets presque réservés, se joignit celle de la Revue des Deux Mondes, dont le cadre comportait de plus larges développemens. De là une série d’études sur Colomb, sur Fernand Cortez, sur le percement de l’isthme de Panama, sur la république d’Andorre, sur la production de l’or et de l’argent dans le Nouveau-Monde, qui, presque toutes, sont appuyées de documens originaux, et qui mirent de plus en plus en évidence les ressources d’un esprit à la fois savant et ingénieux. Ces succès devaient entraîner et entraînèrent vers des fonctions politiques celui qui les avait obtenus. Par ses relations et ses sentimens, M. Michel Chevalier appartenait au parti conservateur. On peut aujourd’hui, sous le bénéfice du temps, porter sur nos querelles d’autrefois un jugement exempt de préventions ; il s’en est attaché à ce mot de conservateur de bien puériles, dont les années ont fait justice. Comme l’affirmaient imperturbablement certains esprits qui ont bien oublié leurs doctrines d’alors, un conservateur dans un régime vraiment représentatif ressemblait-il donc à ces chefs arabes auxquels un commandant de province remet le burnous d’investiture pour en faire des instrumens de sa volonté ? Plus qu’un autre, un conservateur avait besoin d’une valeur propre. S’il donnait son concours, c’était librement ; s’il le refusait, ce n’était pas en méconnaissant l’esprit d’un contrat. Puis, au-dessus et comme garantie, s’exerçait la surveillance de l’opinion, ombrageuse à l’excès et implacable pour les faiblesses, de telle sorte qu’un conservateur n’était jamais un homme acquis, enchaîné par sa position, mais qu’il apportait au gouvernement un dévouement raisonné et par suite d’un prix plus grand, toujours limité et conditionnel, ne s’appliquant ni à tous les actes, ni à toutes les circonstances. Voilà comment M. Michel Chevalier fut conservateur, et j’en trouve la preuve dans la résistance qu’il fit à des mesures qu’il n’approuvait pas. Nous verrons plus tard quelle énergie il déploya dans la poursuite d’un régime plus libéral en matière de douanes ; il ne se montra pas moins résolu au sujet des fortifications de Paris. C’était en 1840, au moment où les chambres furent saisies d’un projet qui devait être converti en loi. Bien des motifs d’un ordre supérieur en conseillaient l’adoption, et le moindre n’était pas de donner au pays cette garantie de plus contre l’affront d’une conquête. On se souvient de cette joute brillante où M. Thiers triompha de beaucoup d’hésitations, et dont les détails sont curieux à relire. Il y a là des objections d’un caractère technique, au sujet du tir et de la portée des pièces, qui seront singulièrement modifiées quand l’épreuve des nouveaux engins de précision aura été faite dans toutes les applications qu’ils comportent. Peut-être faudra-t-il étendre alors la ceinture des forts extérieurs et donner d’autres proportions à ce système de défense. M. Michel Chevalier ne faisait qu’effleurer cette partie du débat, pour aborder des considérations plus générales. Pour lui, cette enceinte armée n’était pas seulement une dépense inutile et onéreuse ; c’était encore et surtout une menace contre l’esprit de paix, véritable boulevard de la France, et qui devait mieux la garder que cet appareil belliqueux. Dans une Lettre adressée au comte Molé, il reprit le thème de ses débuts, et s’inspira des réminiscences du Globe pour combattre le retour des passions militaires. Quoique plus sobre de philippiques et de dithyrambes, cet écrit respire un enthousiasme auquel les hommes politiques ne pouvaient guère s’associer. L’auteur leur signalait comme un fait évident la marche de l’Europe vers une sorte d’unité semblable à celle qu’avait déterminée en Grèce l’établissement du conseil des amphictyons, mais mieux cimentée, plus solide, plus efficace pour la prospérité des états coalisés et pour le bonheur du genre humain. Que s’il fallait un aliment à l’ardeur des populations, il y avait en perspective d’autres conquêtes plus conformes à la raison et à l’intérêt universel : c’était l’influence de l’Europe exercée en commun sur les parties du globe encore livrées à l’engourdissement de la barbarie ; c’était la civilisation reculant chaque jour son domaine, imposant ses bienfaits, économe d’un sang généreux et laissant sur son passage, au lieu de ruines, les élémens de richesses méconnues ou enfouies. Tels étaient les conseils de M. Michel Chevalier, ou, si l’on veut, ses illusions ; il supposait aux hommes plus de sagesse qu’ils n’en ont et aux leçons du passé une puissance dont les événemens se jouent ; il jugeait ces questions avec une philosophie mêlée d’imagination, c’est-à-dire en dehors et au-dessus des faits ; il ne voyait pas ce qu’elles deviennent dans le choc des rivalités et les enivremens de la gloire.

On a vu que cet écrit était adressé au comte Molé. De la part de l’auteur, c’était un acte de reconnaissance. Parmi les personnages qui se partageaient alors l’exercice du pouvoir, M. Molé et M. Guizot étaient ceux qui avaient donné à M. Michel Chevalier le plus d’encouragemens et de témoignages de bienveillance. Leur appui ne lui fit jamais défaut, et quand il songea à la carrière politique, ils lui en ouvrirent l’accès. Dès 1836, à l’occasion d’une crise commerciale qui éclata aux États-Unis, une mission lui avait été confiée pour aller sur les lieux en étudier les causes, et juger les effets qu’elle pouvait avoir sur nos relations avec ce pays. Un incident fâcheux empêcha cette mission d’aboutir. Trois jours après son arrivée à Londres, comme il revenait une nuit d’une séance du parlement dans la voiture de M. de Bourqueney, alors notre chargé d’affaires, les chevaux s’emportèrent sans qu’il fût possible de les maîtriser. M. de Bourqueney s’élança le premier hors de la voiture et en fut quitte pour quelques contusions ; M. Michel Chevalier fut moins heureux : il tomba sur la tête et se fit une blessure qui le laissa pendant plusieurs jours entre la vie et la mort. Pour s’en remettre, il fallut un long traitement et un séjour de plusieurs mois dans le midi et aux eaux des Pyrénées. En fait de fonctions publiques, il n’avait encore que son grade d’ingénieur, et ne devait devenir ingénieur en chef qu’à quelques années de là, par suite d’un avancement régulier. En 1838 seulement, il fut nommé conseiller d’état en service extraordinaire, avec autorisation de participer aux travaux du conseil, puis, en 1840, membre du conseil supérieur du commerce. Cette période est celle où les idées de M. Michel Chevalier trouvèrent le plus de crédit auprès de l’administration. M. Molé, qui présidait le conseil des ministres, s’y montrait de plus en plus favorable, et la nature des travaux dont s’occupaient les chambres donnait un prix réel au concours d’un homme qui, aux connaissances techniques, joignait cette sûreté de coup d’œil qu’on acquiert par l’étude et la pratique des théories. On entrait dans la pénible campagne des chemins de fer par un plan vraiment étudié, et qui échoua devant une coalition politique ; on s’occupait des questions de crédit, et des réformes importantes auraient eu lieu sans la résistance de la Banque de France, plus sensible à sa convenance particulière qu’à la convenance publique. On songeait aussi à l’enseignement professionnel, et sur ce point du moins il y eut un pas de fait. M. Michel Chevalier avait été frappé à Lyon de la supériorité des méthodes d’enseignement qui étaient en vigueur à l’école de La Martinière, établissement créé en vue de l’instruction des ouvriers. Il en signala les avantages au gouvernement, et une commission fut nommée pour examiner si une organisation analogue pourrait être appliquée au Conservatoire des Arts et Métiers de Paris. Le ministre du commerce, M. Martin (du Nord), la présidait en personne. Le directeur de La Martinière, M. Tabareau, auteur de la méthode, y fut appelé avec M. Michel Chevalier, qui l’avait recommandée. C’était une expérience faite de bonne foi ; aussi aboutit-elle promptement, et un rapport au roi, du 23 décembre 1838, proposa la création d’une école de quatre cents enfans de la classe ouvrière comme annexe du Conservatoire des Arts et Métiers. La chute du cabinet de M. Molé, qui eut lieu à quelques mois de là, empêcha seule l’exécution de ce projet, qui depuis lors reste enseveli, avec beaucoup d’autres, dans la poussière des cartons administratifs.

Ces travaux et ces poursuites variées ne suffisaient pas à l’activité de M. Michel Chevalier. Un champ nouveau s’ouvrit bientôt devant lui. Vers la fin de 1840, M. Rossi, promu à la pairie, résigna sa chaire de professeur d’économie politique au Collège de France, que depuis sept ans il occupait avec tant d’éclat et d’autorité. Personne n’était plus naturellement désigné pour lui succéder que M. Michel Chevalier. Il n’avait pas seulement le talent propre à ces fonctions, il avait ce que rien ne supplée, des doctrines. Depuis qu’il tenait la plume, il parlait de la science économique en homme qui a vécu dans le commerce des maîtres, et sait rendre hommage à leurs services tout en discutant leurs idées. Quoique les données spéculatives lui fussent familières, c’est surtout vers l’application qu’il inclinait, et cette disposition de son esprit était en harmonie avec les besoins du temps. Jean-Baptiste Say avait reproché à l’économie politique de s’entourer de trop de nuages, et d’oublier qu’elle a un rôle à jouer dans le gouvernement des affaires humaines. M. Michel Chevalier s’était armé de ce reproche pour tirer la science de ses hauteurs, la rendre plus accessible, la mêler plus qu’on ne l’avait fait à la vie active des sociétés. Ce devait être la nouveauté de son enseignement ; aussi sa nomination n’éprouva-t-elle point d’obstacle. Sur la double proposition des professeurs du Collège de France et de l’Académie des Sciences morales et politiques, il obtint la chaire que ses prédécesseurs avaient illustrée. L’héritage était à la fois glorieux et périlleux : le nouveau titulaire sut s’en montrer digne.


II.

Quand on prononce le mot d’économie politique, il est des personnes, et le nombre en est grand, qui ne peuvent se défendre d’un sentiment d’irritation. L’économie politique a deux sortes d’ennemis, ceux qui ne la connaissent pas et ceux qui la connaissent trop bien, ceux qu’elle obsède et ceux qu’elle menace. De là cette guerre qu’on lui déclare et ces accusations qui, partant de points différens, ne se rencontrent que pour la condamner. Tantôt on en fait une machine de guerre introduite sous l’influence et au profit des peuples étrangers, et qui, si on n’en conjure les effets, couvrira notre territoire de ruines ; tantôt on y voit un agent de dissolution qui, servi par les instincts dominans, doit un jour, à raison de l’importance accordée aux biens matériels, étouffer dans les cœurs jusqu’aux derniers germes de la grandeur morale. Nous verrons plus tard ce qu’il faut penser du premier de ces griefs ; c’est au second, comme le plus essentiel, qu’il convient d’abord de répondre.

La querelle n’est pas nouvelle ; toutes les philosophies, toutes les religions y ont abondé plus ou moins. Dans ce que Dieu a joint si visiblement, on a toujours cherché à établir la séparation et la lutte. On a essayé de dédoubler l’homme pour ainsi dire, d’y voir deux élémens qui ne sont confondus que pour se combattre. Entre les besoins de l’âme et les besoins du corps, on a voulu créer une sorte d’incompatibilité. De là des domaines distincts dont on n’a jamais su déterminer les limites et qui sont sujets à d’éternels empiètemens. Au lieu de cette thèse si souvent et si vainement agitée, il y en aurait une plus simple et plus conforme à des phénomènes constans, c’est que l’être, dans son ensemble, est indivisible, et que malgré tout il résiste aux violences qu’on lui fait ; c’est que l’activité matérielle a pour principe et pour soutien l’activité intellectuelle et morale ; c’est qu’on ne fera jamais de l’homme ni une pure essence ni une machine. De grandes autorités l’ont jugé ainsi, et dans ses études sur Adam Smith M. Cousin a pu dire avec autant de justesse que de profondeur que ce qui domine dans le travail des mains, c’est l’esprit. Il y a donc un véritable abus de mots à qualifier de conquêtes purement matérielles cette suite d’efforts heureux qui ont eu tant d’influence sur la condition des hommes, qui, en les affranchissant des plus dures nécessités de la vie, ont seuls rendu possible le développement de leur culture morale. Une science qui a pour objet d’apporter dans cet ordre de phénomènes une règle et une harmonie qui en étaient absentes ne relève pas de la matière, mais de l’esprit ; elle se défend par ses origines du reproche d’abaissement que ses adversaires lui adressent.

Il en est si bien ainsi que, dans le cours des âges, l’émancipation du travail a constamment marché sur la même ligne que l’émancipation de la pensée, et qu’elle a rencontré les mêmes adversaires. Que disait-on contre la liberté de la pensée ? On disait qu’abandonnée à ses propres mouvemens et libre de se produire, la pensée irait toujours au-delà de ce que peut supporter une société bien ordonnée, qu’en s’attaquant à ce qui est digne de respect, elle agiterait les esprits, troublerait les consciences, diviserait les classes et préparerait les bouleversemens. De là des remèdes héroïques, mais nécessaires : dans les cas graves, la Bastille pour les écrivains, et le bûcher pour les écrits ; dans les cas ordinaires, la censure et l’autorisation préalable. Vis-à-vis de la liberté du travail, les argumens et les procédés étaient à peu près semblables. On disait que, livré à lui-même, le travail n’aurait ni la régularité ni la perfection désirables, que sans frein il irait à l’abus, amènerait la misère par l’excès de la concurrence, et entretiendrait parmi les intérêts une effervescence préjudiciable pour eux et dangereuse pour la communauté. De là une suite de mesures destinées à les contenir, des barrières de province à province, des compartimens pour l’industrie sous forme de maîtrises et de jurandes, une surveillance minutieuse en matière de fabrication, enfin des entraves à la circulation et à l’échange des produits en vue d’y établir une balance imaginaire. C’était toujours et partout la même prétention : substituer à l’usage de la liberté l’empire du règlement, rendre le gouvernement l’arbitre de l’activité individuelle sous toutes les formes.

À cela que répondaient les philosophes et les économistes ? Au nom des droits de la pensée, les philosophes soutenaient que si la liberté de tout dire a des inconvéniens, il y en a de bien plus graves attachés à l’obligation de tout taire, que dans bien des cas le silence est plus mortel que le bruit, et que si celui-ci peut aboutir à l’agitation, celui-là contient en germe l’abaissement, que d’ailleurs l’exercice d’un droit a pour correctif dans ses écarts le désaveu de la conscience publique et la garantie des dispositions pénales, tandis que l’absence de ce droit crée un vide que rien ne peut combler, frappe les opinions de langueur et mine un pays par le sentiment le plus fatal qui puisse y éclore, l’insouciance de ses propres destinées. Au nom de la franchise des intérêts, les économistes disaient que ces intérêts sont les meilleurs juges du régime qui leur convient, et que le plus juste comme le plus profitable est une parfaite égalité de traitement, qu’aucun équilibre artificiel ne vaut celui qui s’établit naturellement entre eux dès qu’ils sont abandonnés à eux-mêmes, que cette vie agitée est la seule qui puisse les conduire à leur plein développement, les tenir en haleine, les dégager des intrigues qui accompagnent le règne de la faveur, et les élever par l’indépendance au souci de leur dignité. On le voit, tout se lie et s’enchaîne dans ces deux raisonnemens ; c’est la même cause et la même défense. L’émancipation de la pensée et l’émancipation du travail sont deux sœurs jumelles ; il y a communauté d’origine et communauté de but : accepter l’une et repousser l’autre, c’est se montrer inconséquent.

Ces vérités, si élémentaires qu’elles soient, sont bonnes à rappeler quand on parle de l’économie politique ; elles la replacent sur sa base la plus solide. Au milieu des analyses subtiles et des définitions contestées qui se produisent en son nom, quelquefois l’esprit se prend à douter que ce soit une science aussi vérifiée que ses partisans le prétendent. Un tel doute devient impossible quand on rend à l’économie politique son vrai caractère, lorsqu’on l’envisage comme une des formes essentielles de la liberté. Hors de la liberté, point de force, point de justice, point de grandeur : voilà en quoi se résume l’économie politique dans son expression la plus concise. C’est ainsi qu’elle fut comprise à ses débuts, c’est ainsi qu’elle poursuit sa marche à travers les obstacles qu’on lui suscite et les pièges qu’on lui tend. On n’est économiste qu’à la condition d’avoir le goût et la notion de la liberté, et plus ce goût et cette notion sont complets, plus on est apte à résoudre les difficultés que rencontre toute doctrine dans l’analyse de ses élémens. Qu’on prenne en effet un à un les points susceptibles de controverse, et l’on verra quelle lumière y répand l’action prépondérante de la liberté. S’agit-il de principes spéculatifs, elle en est la règle et l’essence ; s’agit-il purement de faits, elle intervient pour en déterminer le caractère, les rétablir quand on les dénature ou qu’on les tronque, démêler les résultats réels sous les résultats apparens, montrer que ce qu’on a obtenu sans elle ne vaut pas ce qu’on aurait obtenu avec son concours., et que, s’il existe en dehors d’elle une justice relative, seule elle dispense une justice absolue, sans acception de conditions ni de personnes. Elle agit alors comme une puissance supérieure de qui tout découle et à qui tout doit se rapporter ; elle apaise autant qu’elle épure et désarme les intérêts en les confondant dans le même droit.

Idées abstraites, dira-t-on. — Pas si abstraites, puisqu’à l’application elles n’ont pas reçu de démenti. Dans les épreuves qu’a subies la libre expression de la pensée, des défaillances ont pu naître du spectacle des événemens et fournir ainsi un prétexte à la faiblesse ou à la mobilité des opinions. Le libre exercice du travail n’a pas connu de pareils mécomptes ni mérité de tels retours. On peut dire que sur ce chef toutes les expériences ont réussi quand elles ont été faites de bonne foi, et ce succès, accompli sans violence, a reçu pour une grande part la sanction du temps. Au premier souffle de 89, l’économie du travail intérieur s’est transformée ; il n’y a plus eu ni catégories d’artisans retranchés dans un domaine réservé, ni limites artificielles de territoire et diversité de régimes dans le même état : hommes et localités ont relevé d’un traitement uniforme. Qui pourrait aujourd’hui nier les avantages de cette métamorphose et méconnaître ce qu’a gagné le travail dans ce premier pas vers la liberté ? Quel regret sensé s’attacherait aux privilèges détruits ? S’il y en a un à exprimer, c’est que le privilège, opiniâtre de sa nature, ait pu reprendre quelques-unes des positions qui lui avaient été enlevées, et reconstituer à petit bruit, et sous des motifs spécieux, ces abris si sûrs, qui ne se transmettent qu’à prix d’argent, et d’où il prélève sur la communauté des tributs qui ne sont pas toujours légitimes ; mais, ces exceptions écartées, combien le travail a grandi dans la libre disposition de ses forces ! l combien la richesse privée et publique s’est accrue ! Quel ressort a pris l’activité individuelle dès qu’elle a eu un champ plus vaste et d’un plus facile accès ! Ce témoignage fût-il le seul, il suffirait pour prouver à quel point la liberté est féconde et de quel prix elle paie les sacrifices qu’on lui fait.

Jusque-là l’économie politique rencontre peu d’opposition ; on ne lutte pas contre l’évidence. Les dissentimens ne commencent que lorsqu’il s’agit de tirer des principes dont la vertu a été ainsi éprouvée toutes les conséquences qui y sont en germe. Cette liberté du travail qui a si pleinement réussi à l’intérieur, pourquoi ne l’étendrait-on pas aux nations étrangères par la liberté des échanges ? Pourquoi les barrières de territoire ne tomberaient-elles point comme sont tombées les barrières de provinces ? En bonne logique, il semble qu’il en devrait être ainsi ; mais cette logique répugne à des intérêts qui se croient menacés, et c’est là-dessus que porte l’autre reproche adressé à l’économie politique. Il n’y a pas à refaire ici l’histoire de cette querelle qui dure depuis un demi-siècle, et qui n’est pas plus avancée qu’au premier jour. Des générations d’économistes se sont succédé sans que la raison publique ait pu amener à composition une coalition d’intérêts qui unit l’habileté à la turbulence, constitue presque un état dans l’état, et dans plusieurs circonstances est allée jusqu’à mettre les gouvernemens au défi. Du côté de ceux qui disent que la liberté n’a pas deux poids et deux mesures, que si elle a été bonne au dedans, elle sera bonne au dehors, la démonstration a été surabondante. C’est un point que Jean-Baptiste Say et Rossi ont établi sans réplique ; M. Michel Chevalier l’a développé après eux avec le plus grand détail dans un très bon volume intitulé Examen du Système protecteur. Tous ont rendu manifeste cette vérité, que la liberté des échanges, sagement et graduellement appliquée, ne peut pas causer des ruines, comme on le prétend, tandis que le privilège, obstinément maintenu, condamne une nation à d’éternels sacrifices et à une irrémédiable infériorité. Ils ont pris un à un les faits sur lesquels on s’appuyait dans le camp contraire, discuté les calculs hasardés, démasqué les mensonges, flétri les violences, en gardant au milieu de cette mêlée le calme qui sied à la bonne foi. En droit, on peut dire que la cause est non-seulement instruite, mais gagnée ; en fait, elle reste au point où la maintiennent les passions et les préjugés. La force des choses pourra seule triompher de cette effervescence qu’accompagnent des terreurs puériles et qu’amènent des manœuvres visibles pour les yeux les moins exercés. Quant à la science, elle n’a plus rien à y voir.

Il est pourtant un point de théorie sur lequel la discussion est possible : c’est à un économiste allemand qu’on le doit. Suivant lui, il n’y a de richesse que dans la production, et le principal souci d’un état doit être d’en développer les foyers par tous les moyens dont il dispose. Si ce développement a lieu d’une manière naturelle, tant mieux ; mais s’il faut pour cela recourir à des combinaisons artificielles, élévation des tarifs, exclusion des similaires étrangers, l’intérêt de la communauté est d’adopter cette marche sans hésitation et sans crainte. La richesse acquise par la production est sur le premier plan, la richesse acquise par l’échange ne peut venir qu’en seconde ligne. Plus un pays a de forces productives, plus il est placé haut dans l’échelle de l’aisance et de la prospérité ; ce sont au moins des forces propres, des ressources qui lui appartiennent, et que rien ne peut lui enlever. Une fois créées, n’importe par quelles voies, elles deviennent partie du fonds commun, participent de la solidité du sol et sont pour ainsi dire indestructibles. Voilà l’argument, et je ne crois pas l’avoir affaibli. La conséquence serait que les tarifs, même dans leur exagération, sont un instrument de fortune, et qu’à ce titre on n’en saurait trop user. Sous une apparence de solidité, il n’y a rien là-dedans qui soutienne l’examen ; c’est simplement une équivoque. L’économiste allemand prend évidemment le mot de production dans un sens restreint, et prétend donner à de certaines productions le pas sur les autres. La raison et la science n’admettent pas ce régime de faveur. Toutes les productions se valent et arrivent sur le marché à titre égal ; elles concourent toutes à la richesse d’un pays sans distinction d’origine ; si elles diffèrent, c’est par les services qu’elles rendent et le prix qu’on y met. La véritable qualité de la production n’est pas d’être nationale, mais économique, et de défrayer plus de besoins à moins de frais. Une production coûteuse est moins une richesse qu’une charge ; elle ne subsiste qu’aux dépens d’autres productions qui naîtraient sous l’empire du droit commun plus naturellement et par conséquent plus utilement. Si l’on examinait toutes celles qui vivent d’artifice, on verrait que sous le couvert d’avantages hypothétiques, elles aboutissent à des dommages évidens. Moins elles ont en elles-mêmes de raisons d’être, plus il faut qu’elles en empruntent ailleurs. La vraie mesure en cela, c’est encore la liberté, qui laisse les forces où elles sont, ne prend pas aux uns pour donner aux autres, n’intervient dans les inégalités naturelles que comme aiguillon, et ne distribue pas la richesse au détriment et au mépris de la justice.

Veut-on la preuve de ce que produit ce régime de concurrence, d’une application si facile et d’un effet si sûr : on n’a qu’à voir ce qu’est devenu notre pays depuis que ce régime y prévaut. Nulle part peut-être il n’existait plus d’inégalités naturelles : variété de climats, contrastes dans la structure du sol, dans les mœurs et les aptitudes des populations, tout y contribuait. Aussi des luttes ont-elles éclaté, et l’on sait avec quel acharnement. La métallurgie au bois a eu à souffrir de la métallurgie au charbon, le sucre de betteraves a empiété sur le sucre de nos colonies ; l’industrie a vu ses grands foyers aux prises, Lyon et Saint-Étienne contre Nîmes et Avignon pour la fabrication des soieries, l’Alsace contre la Normandie et la Flandre pour la filature du coton, les vins contre les fers, les cultures du midi contre les cultures du nord. Les capitaux, les voies de communication, le taux des salaires, l’assiette des industries, l’habileté des industriels, constituaient autant d’inégalités, qu’avec de grands efforts les uns cherchaient à maintenir, les autres à détruire. Qui oserait prétendre, hormis quelques rêveurs, que ces compétitions intestines ont été un mal ? Les résultats sont trop manifestes. Si quelques industries ont reçu des échecs, combien d’autres en sont nées ! Quelle sève, quelle vigueur se sont communiquées à toutes ! Dans ce choc des forces, une paix s’est faite, un niveau s’est établi. Les débouchés se sont mieux distribués, le domaine commun s’est étendu par les conquêtes, la consommation s’est accrue par l’abaissement des prix et par la perfection des produits, par les variétés d’emploi, par les combinaisons que trouve le génie humain aux prises avec la difficulté. Voilà donc une loi certaine et bien vérifiée : aucune n’est plus favorable à cette production, à ces forces productives dont l’économiste allemand prend tant de souci. Pourquoi supposer maintenant que cette loi dont le marché intérieur n’a ressenti que de bons effets deviendrait funeste, si elle s’appliquait aux marchés extérieurs ? Quel motif plausible donne-t-on pour cela ? S’agit-il des inégalités de nature ? Ces inégalités étaient aussi grandes sur notre territoire même, et vis-à-vis des pays étrangers elles ont une compensation de plus dans l’éloignement, dans les frais de transport, dans le tribut que prélèvent les intermédiaires. Qu’il y eût à lutter, personne n’en disconvient ; mais pour les hommes réfléchis et de bonne foi, l’issue de la lutte n’est pas douteuse. Il se ferait alors au dehors ce qui s’est fait au dedans, un travail de répartition où chaque industrie serait traitée suivant ses mérites, où l’indolence qui naît du monopole ne serait permise à aucune, où la fortune ne s’acquerrait qu’au prix d’un effort plus continu et de services plus sérieux rendus à la communauté. Tout cela a été dit et prouvé bien des fois sans essuyer d’autre réfutation que celle des clameurs et des menaces.

Un seul argument nouveau est sorti des derniers événemens, et cet argument, c’est la guerre. Par une mesure souverainement maladroite, pour ne pas la qualifier plus durement, l’Angleterre en a un moment fourni le prétexte ; elle a frappé d’un avis comminatoire la sortie de ses charbons. Voyez donc ce qui se passe, s’est-on écrié, et n’avions-nous pas raison de dire que la France doit avoir ses industries propres, indépendantes de l’approvisionnement étranger ? Sans houille et sans ateliers de machines, où en seraient nos moyens de défense ? Pour condescendre à des théories imaginaires, nous nous serions tout uniment désarmés. Cet argument n’est pas si nouveau qu’on le suppose : dans l’agitation sur le régime des céréales, on en fit grand bruit de l’autre côté du détroit, et M. Cobden y répondit qu’il valait mieux à la rigueur exposer un pays à être affamé pendant la guerre que de le condamner à une famine permanente pendant la paix. Pour ce qui touche à nos instrumens de défense, il n’est pas nécessaire de recourir à cette manière spirituelle d’éluder le débat : on peut l’aborder de front et victorieusement. Quant à la houille, l’alarme est puérile ; plus on en aura pris au dehors pour les services de la paix, plus il en restera dans notre sol pour les services de la guerre. Les gîtes abondent, et si l’exploitation s’en fait dans de meilleures conditions, c’est que la concurrence étrangère s’en est mêlée. Notre situation n’est pas moins rassurante du côté des ateliers de machines, et les faits prouvent qu’on ne doit pas ce progrès à un régime de faveur. La Suisse, qui admet presque en franchise les machines anglaises, n’en a pas moins des ateliers à Zurich, à Berne, à Wintherthur, qui mettent toutes les concurrences au défi. Nos établissemens se sont fait eux-mêmes une place en Allemagne à côté des autres établissemens européens par la perfection et la délicatesse de leur travail ; ils ont ainsi le signe le moins équivoque d’une constitution régulière, une clientèle là où le privilège ne les défend pas. Comment une industrie qui a donné de tels gages ferait-elle défaut à des besoins, quels qu’ils soient, à ceux de la guerre comme à ceux de la paix ? Qu’on se rassure donc : les machines ne nous manqueront pas plus que les houilles, et dans tous les cas ni les unes ni les autres ne nous eussent manqué. Sous un régime libre, nous eussions fait comme la Suisse, qui, pour la fortune de ses ateliers, n’a compté que sur ses ressources locales et le génie de ses habitans.

Puisque cette question se présente, il n’est pas oiseux de l’examiner jusqu’au bout. Quand même il serait prouvé qu’une plus grande liberté dans les échanges rend plus difficiles les ruptures entre les états, faudrait-il pour cela en tirer un motif de condamnation ? On a dit souvent que si l’Angleterre supporte beaucoup de l’Amérique du Nord, c’est qu’elle tremble pour ses approvisionnemens en coton et recule devant l’état de crise qu’amènerait dans ses manufactures une déclaration d’hostilités. Il y a de l’exagération là-dedans. La grande politique n’a pas tant de souci pour les intérêts qu’elle froisse ; elle est un peu comme cette divinité de l’Inde qui aime à briser quelques victimes sous les roues de son char. Si cependant il était vrai que ces relations de peuple à peuple, ce besoin qu’ils ont l’un de l’autre, ces habitudes de commerce qui les lient mieux qu’aucun traité, éloignent les guerres en les rendant plus douloureuses, où serait l’inconvénient ? Il existe assez de passions qui inclinent vers la violence pour qu’on ne repousse pas à la légère cette garantie de repos. Quand toute guerre deviendrait une affaire de calcul, on verrait ce qu’elle coûte, on verrait ce qu’elle rend, et combien peu résisteraient à cette épreuve ! À la longue et sous l’empire de lois plus généreuses, le faisceau des intérêts entre nations se lierait d’une manière telle qu’aucun bras ne serait en mesure de le rompre, qu’il ne resterait à l’emploi des armes que ces éventualités impérieuses devant lesquelles tout s’incline, et qu’accepte résolument un peuple qui maintient en première ligne le sentiment et la défense de son honneur.


III.

Les trois volumes dont se compose le Cours de M. Michel Chevalier ne négligent aucune des questions qui viennent d’être résumées ; ils en sont le judicieux commentaire. Les qualités qui surtout les distinguent sont l’érudition et la connaissance des faits. D’autres professeurs ont donné à leur enseignement un but et un accent plus élevés en le renfermant dans les principes et dans les problèmes. M. Michel Chevalier a suivi une autre marche ; c’est au détail que de préférence il s’est attaché. Tenant pour démontrées les vérités spéculatives, il a mis la science pour ainsi dire en action, en a suivi les effets et tiré les conséquences. Parfois, avec un art ingénieux, il emprunte à l’histoire ses procédés ; au lieu de traiter dogmatiquement une question, il en fait le récit, la prend à ses origines et la conduit jusqu’à nous à travers les périodes qu’elle a parcourues. Çà et là, des épisodes reposent l’attention, que pourraient lasser les notions techniques et l’aridité des calculs. Cette méthode est pleine d’attrait, si elle pèche par la portée ; elle captive davantage, si elle force moins à réfléchir et s’adresse par conséquent à un plus grand nombre d’esprits. Pour rendre l’économie politique populaire, il n’en est point de plus sûre, et tel est évidemment l’objet que M. Michel Chevalier a dû se proposer. Il aurait pu recommencer les cours déjà faits ; il a mieux aimé en avoir un qui lui fût propre. Personne n’était plus en mesure que lui d’entreprendre l’éducation du public sur une foule de matières qui défraient aujourd’hui les livres ou les entretiens, et dont on parle un peu au hasard : les institutions de crédit, les voies de communication, l’enseignement professionnel, la fonction de la monnaie, l’application de l’armée à de certains travaux, le rôle des machines, l’organisation industrielle, les avantages de l’association, l’intervention du gouvernement, soit directe, soit indirecte, et prenant la forme tantôt d’une surveillance, tantôt d’un concours. Ces divers sujets amènent dans l’ouvrage de M. Michel Chevalier autant de leçons instructives, où aucun détail n’est omis, tandis que les questions générales trouvent dans les discours d’ouverture leur place naturelle et bien appropriée : dans ces discours, le ton s’élève, le style aussi : une part convenable est faite à l’éloquence et à l’inspiration.

Il n’entre point dans mon cadre de suivre M. Michel Chevalier dans le développement de ses opinions économiques ; sur presque tous les points, je serais d’accord avec lui et n’aurais qu’à répéter ce qu’il a dit : mieux vaut donc insister seulement sur les nuances qui nous séparent. De ces dissentimens, le plus tranché est la mesure qu’il convient de garder dans l’intervention de l’état pour ce qui est du ressort de l’activité particulière. À mon sens, M. Michel Chevalier fait à l’état une part qu’un économiste doit tenir pour exagérée ; il consent trop aisément à le mêler à des actes qui cessent d’être libres dès qu’il y est en tiers, et qui énervent les forces privées par le fait qu’il y joint les siennes. Rien n’est plus multiplié en France que ces entreprises mixtes où le gouvernement s’est réservé un pied, et qui ne marchent qu’à travers des combats d’influence poussés à l’abus. Ni la dignité des personnes, ni l’unité des opérations ne sont suffisamment garanties par ce régime. Ainsi partagée, la responsabilité n’est jamais sérieuse, ni l’organisation définitive ; il y a de perpétuels conflits d’attributions, des doutes sur l’interprétation des contrats et des négociations sans fin pour en modifier les termes, des surprises, des pièges, des chicanes, tout ce qui existe là où il y a deux intérêts en présence au lieu d’un seul. Si des fautes sont commises, on ne sait au juste sur qui les faire peser ; si des améliorations sont nécessaires, l’hésitation s’en mêle, et le temps s’écoule avant qu’un concert soit établi. Le principal effort se porte sur ces arrangemens intérieurs, et les entreprises marchent à peu près au hasard, par leur force propre, plutôt diminuée qu’accrue. C’est comme un bien viager dont on n’a pas l’entière disposition ou une affaire en litige qu’on administre à titre provisoire jusqu’à ce que le droit soit vidé. L’incurie, l’abandon sont les conséquences nécessaires de cet état de choses : on le voit, et on le verra mieux plus tard, pour les canaux et les chemins de fer. On verra ce que produisent toutes ces combinaisons ingénieuses, qui ont mêlé et mêlent de plus en plus l’état à des entreprises privées, cahiers des charges, actions de jouissance, garanties d’intérêt, partage des bénéfices, qui seront pour l’état une source permanente d’obsessions, et pour les entreprises un germe indestructible de paralysie.

Je n’ignore pas tout ce qu’on peut dire contre les écarts et les violences de l’activité privée ; j’admets aussi qu’il est des cas où elle est insuffisante, où il faut que le gouvernement la supplée. Dans les deux pays les plus libres qui soient au monde, il y a eu à ce sujet un retour d’opinion tout récent et très caractérisé. En Angleterre, des lois ont été rendues pour accroître les attributions de l’état en matière de surveillance : les établissemens insalubres, qui, à raison des dommages qu’ils causent, ne relevaient que des poursuites particulières, sont désormais soumis à une enquête et à une autorisation administratives. Un très bon rapport de M. Charles Dunoyer fait à l’Académie des Sciences morales et politiques a fixé les termes et marqué les limites de cette réforme. Aujourd’hui encore, à propos de l’infection de la Tamise, les plaintes se reproduisent, et on convie l’état à des usurpations nouvelles ; on lui demande de moins se fier à la vigilance des corporations et des associations privées, et d’intervenir d’une manière plus vigoureuse dans des travaux qui importent à la salubrité de la métropole. En Amérique également, des voix se sont élevées contre l’impuissance du gouvernement fédéral dans les entreprises d’utilité commune ; on l’a montré comme plus disposé à jouir pour lui-même et pour ses amis du petit budget que le congrès lui alloue qu’à l’employer, fût-ce dans des proportions plus fortes, à des travaux qui assainiraient et enrichiraient le pays. M. Carey, entre autres, a mis une grande ardeur dans cet appel à l’intervention administrative. Il a insisté sur l’abandon dans lequel on laisse le régime des deux grands cours d’eau qui traversent l’Union, le Mississipi et l’Ohio, lesquels, livrés à eux-mêmes, tantôt sont à sec et tantôt inondent le pays, tandis qu’avec 10 ou 12 millions dépensés à propos on pourrait régler mieux leur débit et préserver la contrée des ravages annuels qu’ils y exercent. Ainsi des deux côtés de l’Atlantique le langage est le même : on y trouve l’état trop dépourvu et trop inactif ; on voudrait étendre à la fois ses attributions et sa responsabilité, mettre à sa disposition plus de ressources en lui laissant la faculté d’en diriger l’emploi.

Il y aurait beaucoup à dire sur ces entraînemens de l’opinion. Ceux qui appellent de leurs vœux les servitudes administratives paraissent oublier que toutes les servitudes s’engendrent ; les exemples abondent pourtant. D’ailleurs ces pays, où l’autorité se montre si imprévoyante, n’en ont pas moins fait leur chemin et n’en sont pas à envier la fortune d’autrui. Dans la voie nouvelle où on veut les pousser, il y a en première ligne des sacrifices d’argent, par suite des impôts, et le premier calcul à faire serait de savoir si l’argent qu’on laisse dans les bourses particulières n’est pas mieux gouverné et ne profite pas plus que celui qu’on verse dans les coffres de l’état. On ne saurait évidemment enrichir celui-ci sans appauvrir ses contribuables, et lorsqu’on a donné à un gouvernement les moyens et le goût de la dépense, on ne peut pas l’arrêter quand on veut ni comme on veut. Pour toute dépense il faut un personnel, et lorsque ce personnel est créé, il faut qu’il vive. C’est ainsi que tout s’enchaîne et que de l’utile on est forcément conduit au fastueux. Pour l’Angleterre et l’Amérique du Nord, de pareils excès sont encore éloignés, et l’action administrative y a un champ très vaste avant d’arriver à l’abus : si elle allait trop loin, elle trouverait dans le tempérament des populations une résistance qui la maintiendrait dans de justes limites. Pour la France, en est-il ainsi ? y a-t-il lieu d’encourager l’état à de nouveaux empiétemens, ou de passer condamnation, comme M. Michel Chevalier, sur ceux qui s’y sont multipliés faute d’en bien comprendre les suites ? Qu’on jette les yeux sur les diverses formes qu’affecte chez nous le travail, et on verra combien il en est peu qui soient dans les conditions d’une complète indépendance. Quand l’influence n’est pas directe, elle se fait sentir indirectement, et sans rien exagérer on peut dire que dans notre pays l’état a la haute main sur l’activité publique.

À cela on répond, il est vrai, que si l’état joue en France un rôle excessif, c’est que les individus y ont déserté le leur. Ainsi l’esprit d’association, qui a élevé l’Angleterre à de si belles destinées, est très émoussé de ce côté du détroit, et, à peu d’exceptions près, s’y est montré fort impuissant. Vainement aurait-on attendu de lui ces efforts généreux et ces hardiesses spontanées qui honorent les caractères ou conduisent à la fortune ; cet élément nous manquait. Il a donc fallu que l’état, avec la puissance dont il dispose, se substituât aux individus, et qu’en l’absence d’associations privées il représentât lui-même une grande association qui répondît à tous les besoins et préparât les voies à tous les genres de grandeur. Voilà ce que déclarent des amis de leur pays, toujours prêts à s’exécuter de leurs propres mains. On l’avait dit pour les libertés politiques, on le répète pour l’esprit d’association. Nous ne sommes propres à rien de tout cela ; il serait insensé d’y prétendre ! Qu’il soit permis à ceux qui ont encore quelque fierté de protester contre ces abdications volontaires. L’esprit d’association n’est pas si éteint en France qu’on le prétend ; il a fait ses preuves et les ferait mieux encore, s’il avait plus d’indépendance. Les hommes ne valent qu’en raison du régime dont ils relèvent, et on peut dire ici que les hommes valent mieux que le régime. Dans les institutions de crédit, par exemple, que s’est-il passé depuis cinquante ans ? Toutes les grandes associations ont passé par le baptême de l’administration ; elle s’en est fait des vassales, et n’a laissé aux associations libres qu’un domaine secondaire et véreux. Comment dans ce partage l’esprit d’association aurait-il pu montrer de la grandeur et fournir la mesure de ses forces ? Avec le privilège, il est contenu dans ses mouvemens ; hors du privilège, il est limité dans son action. Ce n’est ni la liberté ni la dépendance complètes, c’est un mélange de l’une et de l’autre, où les établissemens cherchent plutôt le succès dans les faveurs que l’état leur accorde que dans les services qu’ils rendent au public. Qu’on ne s’en prenne donc pas à l’esprit d’association ; il est ce qu’il peut être dans les conditions qu’on lui impose. S’il n’a pas autant d’essor qu’ailleurs, c’est que l’air et l’espace lui manquent, c’est que, partout où le gouvernement se montre, les individus désarment, et qu’en les obligeant à compter avec lui trop souvent et à tout propos, il les amène insensiblement à ne rien faire sans lui.

Pour être juste envers M. Michel Chevalier, il convient d’ajouter que s’il a des faiblesses pour l’intervention administrative, il sait se défendre de l’excès et ne ménage pas les réserves. Son coup d’œil est trop exercé pour n’avoir pas vu l’écueil, et l’indépendance de son caractère n’a pas fléchi dans l’habitude des fonctions publiques. Sur une situation donnée, il dit ce qu’il y a de plus sensé à dire, et loin de calomnier l’esprit d’association, il inclinerait plutôt à en exagérer les avantages. L’objet dont il ne tient pas assez compte à mon sens, c’est la valeur des individus. Si l’association est excellente en soi, elle ne vaut qu’en raison des individus qui la composent. On est donc forcément ramené à cette question : quelle est pour les individus la meilleure école, celle où leurs facultés acquièrent le plus de puissance, et arrivent le plus sûrement à cette règle volontaire qui naît de l’expérience de la vie ? La preuve a été acquise en 1848 de ce que devient l’association avec des élémens défectueux. À l’exemple de ce qui se passe dans les sommets de la communauté, il s’est trouvé là des ouvriers qui comptaient plus sur le gouvernement que sur eux-mêmes, et s’imaginaient que, leur tour de faveur étant arrivé, ils n’avaient plus qu’à puiser à pleines mains dans le fonds commun. En serait-il de même dans les pays où l’individu prend l’habitude de se suffire, et n’attend rien que de ses propres efforts, où la seule faveur dont il jouisse est l’accès de toutes les carrières et une plénitude de droits qui n’est limitée que par le respect du droit d’autrui ? Si, dans ce cas, le gouvernement est un peu effacé, l’individu y gagne, et par suite l’association, qui devient un contrat sérieux, d’autant plus sérieux qu’il est plus librement souscrit, et en plus entière connaissance de cause.

Ce penchant de M. Michel Chevalier pour accroître les attributions de l’état se trahit surtout dans ses études sur l’application de l’armée aux travaux publics. Dans un cours d’économie politique, c’est presque un hors-d’œuvre ; quand on les a lues, on n’est pas tenté de s’en plaindre. L’intérêt en est très vif, seulement il faut se défendre de l’impression qu’elles laissent : il y a là plus qu’une hérésie, il y a un danger. Que l’armée concoure à de certains travaux, qu’elle fournisse des pionniers aux premiers chemins de l’Algérie ou des terrassiers aux fortifications de Paris, ce sont des exceptions nées de la circonstance et justifiables à ce titre ; mais en conclure que l’armée peut et doit être employée à des travaux suivis, réguliers, entrant pour une part dans son économie et susceptibles d’y devenir un élément de produit, voilà qui est inadmissible, pour peu qu’on réfléchisse aux conséquences de cette nouveauté. Le soldat est un soldat, il s’enrôle comme tel, et ne doit à l’état que ce service. On n’en saurait exiger d’autre sans son consentement. Dès lors il y aurait dans l’armée deux catégories, ceux qui accepteraient un travail civil et ceux qui s’y refuseraient. Où serait l’unité dans ce partage de la troupe, et que deviendrait la discipline ? Comment régler les heures destinées à l’instruction militaire et celles affectées à la main-d’œuvre professionnelle ? Quel rôle joueraient les officiers, et comment exerceraient-ils leur surveillance dans des chantiers éloignés et disséminés ? Il ne faudrait pas une longue épreuve de ce régime pour n’avoir plus sous la main que de médiocres ouvriers entés sur de médiocres soldats. M. Michel Chevalier cite ce qui s’est fait en Russie, en Autriche, dans la Prusse et dans la Suède, pour arriver à une combinaison qui permît d’appliquer les bras de l’armée à l’industrie ou à la culture. Ces exemples pèchent par l’analogie. Un colon militaire, un membre de la landwehr ou de l’indelta, ne sont plus, à proprement parler, des soldats : ils sont redevenus ouvriers ou laboureurs. Il est vrai qu’au besoin sous le laboureur ou l’ouvrier le soldat se retrouve, mais à coup sûr diminué par le mélange des conditions. Ces expédiens peuvent être bons pour des armées qui visent principalement au nombre ; ils seraient préjudiciables pour des armées qui, comme les nôtres, s’attachent surtout à la qualité.

Si l’esprit militaire perd à cette combinaison, l’activité d’un pays n’a pas beaucoup à y gagner. Parmi nos corps d’état, la concurrence s’établit naturellement d’une manière assez active pour qu’on ne cherche pas à l’y introduire artificiellement. Il y aurait même une souveraine injustice à l’établir entre des hommes qui ont leurs premiers besoins assurés et des hommes qui sont obligés d’y pourvoir, entre ceux qui cumuleraient la solde et le salaire et ceux qui n’ont pour toute ressource que le salaire de chaque jour. On a pu voir en plusieurs occasions quels mécontentemens excite dans les classes ouvrières le travail des prisons et des couvens, même réduit à une petite échelle : qu’on juge de l’effet qu’y produirait le travail de l’armée, s’il avait lieu dans de grandes proportions ! On peut également prédire que le résultat le moins douteux de la mesure serait, pour nos forces militaires, un accroissement de quantité : moins coûteuses et moins exercées, les armées deviendraient nécessairement plus considérables ; à des frais moindres, on aurait plus de bras, et petit à petit on serait conduit à enrégimenter toute la partie valide de la population. Cette perspective n’est pas de nature à ramener ceux qui pensent que l’instinct guerrier est assez développé en France pour qu’on n’essaie pas de lui donner un nouvel aliment. Mieux vaut s’en tenir à un régime qui a pour lui l’expérience, la tradition et le bon sens. Nos armées ont montré à l’œuvre quelle trempe on y acquiert, quelles vertus robustes en sont issues : il serait à craindre que, dans les habitudes d’un travail mercenaire, ces vertus, et entre autres la dignité d’état, ne fussent amoindries. Il n’est donc pas à désirer que l’opinion de M. Michel Chevalier gagne du terrain : quelque brillante que soit la plaidoirie, la cause est mauvaise, et il aura peu d’économistes de son côté.

Ce qui explique cette excursion hors des voies frayées, c’est une préoccupation évidente du professeur pour l’accroissement de la production. Il y veut faire concourir toutes les classes, et l’armée par conséquent. La production en France lui paraît insuffisante ; il y insiste dans plusieurs leçons ; il la voudrait cinq fois plus forte, afin que la richesse publique augmentât d’autant. C’est, d’après lui, le moyen le plus efficace de diminuer la misère et d’amener à l’aisance la partie la moins favorisée de la population. Ce sentiment est juste, mais ce n’est qu’un sentiment et point une doctrine. La doctrine enseigne que la production obéit à des lois précises que ni les vœux ni les conseils ne sauraient modifier. Elle se règle sur l’état du marché, et son degré d’énergie répond toujours à celui de la consommation. L’aiguillon de la production est la convenance qu’il y a à produire. Un produit se fait-il rare et le prix s’en élève-t-il, la production s’active par la convenance ; devient-il abondant et avili, la production se ralentit par le défaut de convenance. C’est le combat de l’offre et de la demande, dont les effets sont bien connus. Vainement imprimerait-on plus d’élan aux moyens de produire si on ne donnait en même temps les moyens d’acquérir ; les deux termes se correspondent et gardent un équilibre impérieux. Tout procédé arbitraire conduirait infailliblement à un encombrement de produits, et par suite à un état de crise. M. Michel Chevalier sait cela mieux que personne ; plusieurs pages de son livre reproduisent ces définitions élémentaires, consacrées par l’opinion des auteurs, et que l’expérience a constamment vérifiées. Pourquoi appuie-t-il alors si fortement sur l’accroissement de la production comme un objet à poursuivre avant et au-dessus de tous les autres ? En y réfléchissant, on en trouve le motif.

Il est singulier en effet que, dans nos communautés modernes, où les besoins sont si actifs, on ne combine pas mieux les moyens de les satisfaire. Comment expliquer cet excès de produits en présence de tant d’hommes dépourvus et disposés à les consommer ? Si tout le monde était bien vêtu, bien coiffé, bien nourri, bien logé, on comprendrait qu’il y eût trop d’étoffes, trop de chapeaux, trop d’alimens, trop d’habitations ; mais il n’en est pas ainsi, et l’abondance deviendrait insuffisance, si les débouchés se mettaient au pas des besoins. De là ce contraste, que des hommes, en présence les uns des autres, avec le désir d’échanger le plus de services possible et l’aptitude nécessaire pour cela, non-seulement ne donnent pas à ces services tout le développement utile, mais sont obligés parfois de ralentir leur activité, sous peine de la rendre ruineuse. Il semble vraiment que ce soit un défi jeté au bon sens le plus vulgaire : tant de force perdue ou contenue quand elle a un si beau champ pour s’exercer, tant d’objets qui se déprécient près d’acquéreurs à qui ils conviendraient si fort ! Aussi beaucoup d’esprits, les uns sensés, les autres aventureux, ont-ils étudié ce problème avec l’espoir d’arriver à un arrangement meilleur. Les uns en ont vu la solution dans une plus égale distribution de la richesse et ont proposé, pour y parvenir, des combinaisons chimériques qui aboutissaient presque toutes à un communisme administratif. D’autres ont placé la cause du mal dans la rareté des instrumens de circulation et présenté comme remède l’extension indéfinie des valeurs fiduciaires. D’autres enfin sont allés jusqu’à conseiller et pratiquer l’échange en nature, qui nous eût ramenés à l’économie des sociétés primitives. M. Michel Chevalier a une intelligence trop ferme et des principes trop arrêtés pour céder à cet empirisme ; il en a fait au contraire justice, et avec une grande autorité. Il sait bien qu’abandonnées à leur cours naturel, les choses s’arrangent mieux et plus justement que lorsque l’arbitraire s’en mêle. S’il se déclare pour l’accroissement de la production, c’est platoniquement pour ainsi dire ; il en exprime le désir en se gardant de l’imposer.

Au fond, le moyen n’est pas dénué d’efficacité, et les faits en témoignent. L’accroissement de la production a pour effet l’abaissement des prix, et l’abaissement des prix entraîne l’accroissement de la consommation : si la marche est lente, elle est sûre. Le seul écueil est l’avilissement du produit et les crises que cet avilissement engendre ; mais, à juger les choses de haut, les industries ne souffrent pas des crises autant qu’on pourrait le croire. On a remarqué qu’elles en sortent mieux trempées, mieux armées, qu’elles deviennent plus ingénieuses sous l’empire de la nécessité, s’y créent des ressources nouvelles et s’arrachent à l’indolence, qui est inséparable d’un succès trop facile. Ces crises sont pour les industries ce qu’un orage est dans l’atmosphère : en les ébranlant, elles les épurent. Dans tous les cas, l’avilissement des prix, dommageable aux individus, est un bien pour la communauté ; avec moins de dépense, celle-ci défraie alors plus de besoins, et le problème, qui semblait insoluble, trouve ainsi un dénoûment naturel. Qu’y a-t-il à faire ou à conseiller pour cela ? Rien ou peu de chose. Les industries y pourvoient d’elles-mêmes ; la libre concurrence suffit. Par l’effet de leur rivalité, elles tendent à accroître leurs produits et à en diminuer le prix, ce qui rend ces produits plus accessibles. Les besoins qui s’ignorent sont ainsi éveillés, encouragés ; l’aisance et le luxe se répandent ; l’activité du travail s’excite par l’activité du débit, les moyens d’acquérir se multiplient, et peu à peu toutes les classes de la population sont appelées à jouir de ce qui était le privilège de quelques classes. Le seul souci légitime dans ce mouvement spontané est de maintenir entre les industries une égalité complète, de ne pas créer aux unes des positions d’où elles puissent dominer et opprimer les autres, de ne rien entreprendre en un mot contre le droit commun, la liberté et la justice, et s’il était prouvé que la concurrence intérieure ne suffit pas pour assurer à la communauté les bienfaits d’une consommation plus étendue, moins coûteuse, mieux proportionnée à ses besoins, l’intérêt public conseillerait d’appeler, en dépit des résistances, la concurrence étrangère à remplir un office qui ne peut plus rester vacant, et de rétablir entre ceux qui produisent et ceux qui consomment un équilibre qui serait détruit au préjudice de ces derniers.

Il me reste un point à débattre avec M. Michel Chevalier : c’est au sujet du volume intitulé la Monnaie. Ce volume est un véritable traité sur la matière, et nulle part les qualités de l’auteur ne se montrent sous un meilleur jour. Les renseignemens techniques et les considérations historiques éclairent le débat de manière à le rendre intelligible même à ceux qui y sont le plus étrangers. On y voit le rôle qu’a joué la monnaie depuis l’origine du monde, ce qu’elle était dans l’antiquité, ce qu’elle est dans les temps modernes, comment elle a été affectée par les découvertes du XVe et du XIXe siècle, et quelles ont été les conséquences de cette double révolution. On ne peut que souscrire à cette partie du travail de l’auteur, en louer l’ordonnance, en reconnaître l’intérêt ; mais, après avoir exposé les faits, M. Michel Chevalier en tire des conclusions au sujet desquelles il a rencontré plus d’un dissentiment. Dans son volume comme dans des études postérieures, il établit par des chiffres précis quel a été le mouvement de la production des métaux précieux, et montré combien elle s’est élevée dans la période récente par l’exploitation de gîtes nouveaux. Celle de l’or surtout a pris des proportions qui l’alarment, et il se demande quelle valeur réelle cet or pourra garder, si le flot qui nous arrive de la Californie et de l’Australie continue à monter avec la même rapidité. Passe encore si cet accroissement de production se balançait entre les deux métaux précieux, et si dans leur marche ascendante ils maintenaient leurs rapports : il n’y aurait dans ce cas à redouter qu’une dépréciation intrinsèque de toutes les valeurs monétaires, laquelle aboutirait à un enchérissement corrélatif dans les produits et les services dont elles sont la mesure et l’instrument d’échange. Le trouble ne serait pas considérable, et on pourrait l’affronter. Peu à peu l’équilibre se rétablirait de soi et par la force des choses, comme cela s’est fait dans la première période des découvertes, comme cela surtout a eu lieu depuis, par suite d’une abondance plus grande des métaux précieux. Mais le danger réel, imminent, c’est un défaut de balance dans la production de ces métaux. Tandis que celle de l’or dépasse toute croyance, celle de l’argent reste stationnaire, et le rapport qu’ont fixé entre eux la loi et les habitudes devient de plus en plus une fiction. D’un autre côté, si l’or afflue sur notre marché, l’argent chaque jour s’en éloigne, ce qui nous constitue doublement en perte, perte sur l’or qu’on nous apporte, perte sur l’argent qu’on nous enlève. Il pourrait même arriver que, dans cette rafle exécutée sur l’argent, on ne nous en laissât pas la quantité nécessaire pour servir de monnaie d’appoint, ce qui occasionnerait de graves embarras dans la circulation et les échanges. Voilà ce qu’il faut voir et prévenir. Par quels moyens ? M. Michel Chevalier va sur-le-champ au plus décisif. Au lieu de deux étalons monétaires, il voudrait n’en conserver qu’un seul : ce serait l’argent, moins déprécié et moins dépréciable. L’or, même monnayé, redeviendrait simplement une marchandise dont le prix serait débattu de gré à gré et soumis aux fluctuations de la rareté et de l’abondance, ou bien dont le cours public serait fixé et modifié de temps à autre, comme cela se pratique dans des pays voisins.

Il est impossible de nier ce qu’il y a de sérieux dans ces observations : c’est l’impression qu’en ont reçue ceux même qui les ont le plus vivement réfutées, et entre autres un homme de cœur et de bien dont la perte a causé un vide dans nos rangs, M. Léon Faucher, qui s’en est occupé dans la Revue même. Je ne recommencerai pas cette réfutation, et n’ajouterai que peu de mots sur le point capital. Oui, le danger existe, mais n’y en aurait-il pas un plus grand dans les moyens proposés ? Par de savantes recherches, M. Michel Chevalier établit péremptoirement que le rapport de la valeur entre les deux métaux précieux a souvent varié, que, suivant les lieux, les temps, les circonstances, il a oscillé entre 1 : 9 et 1 : 18, d’où il conclut qu’en présence d’un écart pareil, toute prétention d’astreindre l’or et l’argent à un rapport fixe est en désaccord avec les faits et devient inadmissible. Cela est juste pour la valeur réelle, effective ; mais à côté de la valeur réelle il en est une autre dont l’auteur ne tient pas assez compte : c’est la valeur légale, la valeur de convention si l’on veut, qui heureusement a été moins inconsistante. Le mérite de cette valeur légale est d’assurer le repos, que la valeur réelle ne donnerait pas ; sa vertu la plus évidente, c’est qu’elle n’est ni à discuter ni à débattre. Sans doute cette valeur légale doit rester voisine autant que possible de la valeur effective ; mais même quand elle s’en éloigne un peu, elle remplit sa fonction, si la confiance publique n’en est pas atteinte. Pour cela, il suffit qu’elle ne puisse être suspectée d’altération. Cette pièce d’or que je reçois vaut en réalité quelques centimes de moins que le prix que j’y ai mis ; qu’importe si je retrouve ce prix au moment où je la cède ? Dans cette habitude et ce consentement, il y a des garanties et une sécurité que n’offrirait pas le débat facultatif de la valeur. Qu’on se place en effet dans l’hypothèse d’un prix contesté et d’un cours variable. Cette même pièce d’or n’est plus qu’une marchandise ; elle vaut tant pour celui-ci, tant pour celui-là, moins le lendemain que la veille, plus dans des mains habiles que dans des mains inexpérimentées ; on peut la refuser ou l’admettre ; quand on la détient, on ne sait pas au juste ce qu’on a. Qui ne voit les inconvéniens de ce régime, les troubles qui en sortiraient, les défiances qui y sont en germe, les embarras qu’il apporterait dans les transactions ? L’effet le plus immédiat serait de faire disparaître l’or de la circulation monétaire, ou du moins de diminuer l’emploi de cette monnaie commode, portative, dont le goût s’est si vite répandu, pour nous ramener à ces disques d’argent si lourds à manier, et dont on ne s’encombrait qu’avec répugnance.

J’en ai fini des petites querelles que j’avais à vider ici avec M. Michel Chevalier : ses opinions sont de celles qu’on ne peut effleurer dans des éloges, ni écarter par des réticences ; les discuter, c’est témoigner le poids qu’elles ont. Leur titre incontestable est l’originalité. Sous l’économiste, on y voit l’ingénieur nourri de solides lectures qu’ont fortifiées ses observations personnelles, sachant beaucoup et jaloux de communiquer ce qu’il sait, mettant au service de ses doctrines une abondance inépuisable de renseignemens, aussi positif qu’un professeur doit l’être, et cependant faisant çà et là et à propos une part à l’imagination. Il ne faut pas lui demander d’aller bien avant dans le champ des idées abstraites : ce n’est pas son but, ni la tournure habituelle de son esprit. Il aime mieux prouver que disserter. Quant au style, la variété des tons y domine ; le ton s’élève ou descend suivant l’occasion : ce sont des contrastes nécessaires ; l’essentiel, et l’auteur excelle en cela, est d’y faire ligner une grande clarté. Faut-il ajouter que parfois l’expression va plus haut que le sujet, qu’elle devient trop brillante, trop colorée ? D’autres y applaudiraient, et si j’y résiste, c’est en me défiant de mon goût et sans vouloir donner à mon observation la forme d’un reproche.

IV.

Le Cours de M. Michel Chevalier s’arrête à la date de 1852 : on peut dire que les doctrines qui y sont développées constituent en quelque sorte l’unité de sa carrière. Dans quelques rangs qu’il se soit trouvé, les ennemis de l’économie politique ont toujours été les siens, et, qu’il défendit la brèche ou qu’il montât à l’assaut, personne n’a montré plus de fermeté que lui pour les combattre. En 1845, comme député de l’Aveyron, en 1846, comme membre de l’association pour la liberté des échanges, il ne ménagea ni sa plume ni ses démarches, et fut de ceux qui arrachèrent au ministère cette loi de mai 1847 qui introduisait quelques réformes timides dans le régime de nos douanes et ne devait pas aboutir. Alors comme aujourd’hui il existait dans le pays et dans les chambres un parti remuant qui n’appuyait pas le pouvoir sans conditions, et prenait la politique comme point d’appui pour la sauvegarde de ses intérêts. La loi, retenue dans les bureaux par des lenteurs calculées et modifiée ensuite par la commission au point de devenir dérisoire, ne parvint pas même aux honneurs de la discussion. Le rapport venait d’être déposé quand la révolution de 1848 éclata.

Cette révolution inattendue ébranla bien des caractères et amena de bien étranges conversions. On put voir alors ce qui distingue les hommes qui ont une doctrine de ceux qui n’en ont pas. Sous les apparences d’un développement sans limites, jamais la liberté n’avait été plus menacée ; on l’attaquait dans ses bases mêmes, la faculté de disposer de soi, et dans sa forme la plus tutélaire, la propriété. Il fallait du courage pour dénoncer ces violences et lutter contre ces égaremens, M. Michel Chevalier en fit preuve dès les premiers jours. Il se mit à l’œuvre, et dès le 15 mars il publiait dans la Revue un écrit qui rappelait aux ouvriers ces belles paroles de Franklin : « Si quelqu’un vous dit que vous pouvez vous enrichir autrement que par le travail et l’économie, ne l’écoutez pas ; c’est un empoisonneur ! » Ceux qui se souviennent de la stupeur qui régnait alors en face de cette multitude frémissante qui convoitait la société comme une proie peuvent juger du mérite qu’il y avait à tenir un pareil langage et à en assurer l’effet par la publicité. C’était moins à la foule abusée que s’adressait l’écrivain qu’aux hommes et aux idées dont elle s’inspirait, hommes redoutables alors et bien oubliés aujourd’hui, idées si enracinées qu’elles ont survécu à leur défaite. L’objet à poursuivre, et les meneurs ne s’en cachaient pas, était de ressusciter contre les fortunes le régime des suspects qu’on avait jadis appliqué aux personnes ; c’était de s’attaquer aux intérêts plus qu’aux opinions. Il n’y avait de variété que dans les combinaisons : au fond, le dessein était le même et aboutissait à une spoliation plus ou moins déguisée. Prenant la science pour auxiliaire, M. Michel Chevalier n’eut pas de peine à prouver que les premières et les plus flagrantes victimes de cette spoliation seraient ceux au nom desquels on l’entreprendrait, qu’au lieu d’éteindre la misère, elle ferait plus de misérables, et qu’en frappant la richesse ostensible, elle tarirait le travail, la seule richesse qui soit susceptible de se renouveler. Il ajoutait qu’à côté, de ces procédés aussi stériles qu’odieux il en était de plus efficaces, que d’un commun accord on pouvait étendre et perfectionner : l’association, la prévoyance, l’éducation spéciale, les facilités de crédit, les écoles gratuites, tout ce qu’amènent à leur suite des rapports empreints de bienveillance et le respect des droits mutuels. Dans cette seconde partie de son travail, M. Michel Chevalier se montrait, comme à l’ordinaire, ingénieux et abondant, si bien que ces études de circonstance ont pris les proportions d’un volume[1]. Sans affaiblir l’honneur qui lui en revient, on peut le faire remonter plus haut : dans sa défense de la société, c’était aussi l’économie politique qu’il défendait.

Les hommes auxquels il s’en prenait ne s’y trompèrent pas ; le 7 avril, sa chaire au Collège de France était supprimée : du même coup on atteignait l’enseignement et le professeur. Il semble même qu’il y eut dans cet acte de brutalité l’influence de mains qui se cachaient, et que des amis de l’ordre ne furent point étrangers à ce signe des désordres du temps. On le vit mieux quand il s’agit de la réparation. À sept mois de là, lorsque les événemens eurent fait justice des agitateurs les plus compromis et qu’il devint possible de rentrer dans une situation régulière, la commission du budget fut mise en demeure de revenir sur une injustice faite à un professeur frappé à son poste au moment où il y rendait des services éminens. Plusieurs membres demandèrent sa réintégration. Si elle eut lieu et si la chaire fut rétablie, ce ne fut pas sans des oppositions sourdes et actives, quoiqu’elles eussent l’air de rougir d’elles-mêmes. Il fallut que les amis de M. Michel Chevalier le défendissent non-seulement dans les bureaux, mais à la tribune. Tout effort personnel fut épargné à sa dignité ; il ne s’y serait pas prêté. Au moment où la question s’agitait, il était dans l’Hérault, chez son beau-père ; c’est là qu’il apprit en même temps l’initiative qu’on avait prise et le succès qu’elle avait eu. Rappelé dans sa chaire, il eut le bon goût d’en éloigner tout ce qui pouvait ressembler à un souvenir de ses griefs, et dans les cours qui suivirent il s’attacha à montrer les rapports qui existent entre l’économie politique et la morale chrétienne. Le sujet en lui-même renfermait une ironie et pouvait passer pour une leçon ; M. Michel Chevalier ne poussa pas sa revanche plus loin. Pour ce qui le touche, il s’est toujours montré plein de modération ; il n’a eu de l’ardeur que quand ses doctrines lui paraissaient engagées.

Cette circonstance se présenta lorsqu’en 1851 s’ouvrit devant l’assemblée législative une discussion assez importante sur la réforme du tarif des douanes. Les esprits étaient alors médiocrement disposés pour ce débat ; il y avait dans l’air de bien autres sujets de préoccupation. Ce fut un premier motif d’échec ; le second, plus grave encore, était le nom et l’ascendant du champion des tarifs, M. Thiers, qui apporta dans cette défense l’art accompli et la fécondité de ressources qui le distinguent. On peut dire qu’il poussa cette fois le talent jusqu’à l’abus, et que vis-à-vis de l’économie politique il manqua de mesure. Un esprit comme le sien aurait dû comprendre qu’une science dont nos maîtres en beaucoup de choses ont fait la règle de leur conduite ne méritait pas les dédains dont il la couvrit. Il n’avait pas même pour excuse l’incertitude du dénoûment ; dès le début, la bataille ressembla à une déroute. À tort ou à raison, le promoteur du débat (M. Sainte-Beuve) ne fut pas soutenu, et les coups portèrent à peu près dans le vide. Cependant au dehors de l’assemblée les économistes s’étaient émus, et M. Michel Chevalier se rendit l’organe de cette émotion. Au discours de M. Thiers il opposa une réfutation dont le caractère est un ménagement minutieux pour les industries qui prenaient le plus facilement l’alarme. L’auteur s’efforce de les éclairer, de dégager de leurs terreurs ce que ces terreurs ont d’imaginaire ; il voudrait les associer à un mouvement conduit avec prudence, et qui n’aurait rien d’offensif ; il leur démontre par d’irréfutables calculs qu’une réforme n’aurait pas tous les inconvéniens qu’elles en redoutent, et qu’il en sortirait des avantages supérieurs et assurément plus durables. Rien de plus sensé ni de plus conciliant. Malheureusement il y a pour les industries une considération qui domine tous les raisonnemens, c’est la puissance des habitudes. Nulle part la crainte et l’horreur de l’inconnu ne se manifestent avec plus d’énergie ; les industries prétendent vivre comme elles ont vécu, sans plus de trouble ni d’efforts ; elles résistent à tout changement d’état, et s’agitent quand on veut les convaincre. Aussi M. Michel Chevalier en a-t-il été pour ses avances ; les industries remuantes n’ont pas désarmé, on a pu le voir récemment. Les discuter, c’est se déclarer leur ennemi, et d’ailleurs à quoi bon discuter ? Comme une compagnie célèbre, n’ont-elles pas pour devise : « être ce qu’elles sont ou ne pas être ? »

À diverses reprises, M. Michel Chevalier put voir ce qu’il en coûte de résister à ce courant d’opinions. Rien de plus significatif que ce qui se passa au sujet de l’exposition de Londres en 1851. Jusque-là il avait, comme écrivain spécial et pour ainsi dire désigné, fait partie de tous les jurys ; on l’avait même compris dans la commission préparatoire. Pourtant son nom ne figura pas sur la liste définitive : il fut châtié par prétention. L’Institut se montra de meilleur goût. Les académies ont cet avantage, que les opinions les plus diverses s’y supportent et s’y éclairent avec une dignité et une convenance sans égales. M. Michel Chevalier était là près de ceux qu’il avait le plus vivement combattus, M. Thiers entre autres, et pourtant, quand il s’agit d’envoyer à Londres quelques membres pour y étudier les faits, M. Michel Chevalier se trouva sans aucune objection, le plus naturellement du monde, désigné avec M. Blanqui. À leur retour, les deux délégués présentèrent un rapport qui est aux archives de l’Institut, et où les considérations générales tiennent la place qui convient dans un document de cette nature. Il renferme de belles pages sur la liaison intime qui existe entre l’avancement de l’industrie et l’état des civilisations, sur l’influence qu’exercent dans l’économie du travail les mœurs, les doctrines admises, les qualités de race et surtout la religion dominante.

Nommé plus tard membre du conseil d’état, membre et président du conseil-général de l’Hérault, le consciencieux économiste a su garder toute son indépendance. Vers la fin de 1852, quand le président du sénat, parlant au nom de ce corps, exposa dans un document public les idées qui avaient inspiré la constitution du nouvel empire, M. Michel Chevalier regarda comme un devoir d’y relever quelques passages où l’économie politique était assez maltraitée. On la représentait comme « une théorie funeste, un piège adroit, imaginés en vue d’anéantir nos fabriques et de ruiner notre production nationale. » Ces mots étaient durs, et ils ne passèrent pas sans protestation ; une lettre insérée dans les Débats eut pour objet de les combattre. M. Michel Chevalier y usa d’adresse : il mit les deux empires en présence, l’ancien et le nouveau, et, cherchant des armes partout, il releva dans le Mémorial de Sainte-Hélène, où les contradictions ne manquent pas, ce passage assez singulier : « Nous devons nous rabattre désormais sur la libre navigation des mers et l’entière liberté d’un suffrage universel. » En même temps il empruntait à la comparaison des tarifs des preuves un peu plus convaincantes ; il rappelait que, sous le premier empire, les subsistances étaient exemptes de droits, les matières premières, la fonte en gueuse également, tandis qu’au taux du moment cette fonte payait 77 francs par tonne, et que les céréales relevaient de l’échelle mobile. Pour les fers, c’était 44 fr. par tonne contre 206 ; pour l’acier, 99 fr. contre 1,320 fr., et ainsi du reste. Somme toute, l’ancien empire s’était montré en matière de douanes plus libéral que le nouveau, et s’il avait à sa charge les violences du blocus continental, il fallait se souvenir que ce blocus était une machine de guerre, de l’aveu même du chef de l’ancien empire. Cette controverse, on le voit, avait, en partie du moins, le caractère d’un débat de famille, et peut-être les faits s’y adaptaient-ils trop aux besoins de la cause. Les économistes qui ont vécu de 1804 à 1814, notamment Jean-Baptiste Say, n’attribuent pas au régime qui était alors en vigueur un caractère si libéral, et quand on voudra en venir à une application sérieuse des principes économiques, c’est sur de meilleurs modèles qu’il conviendra de se régler.

L’intention et l’acte n’en sont pas moins louables. M. Michel Chevalier ne s’effaçait pas quand autour de lui on s’effaçait volontiers ; il défendait ses opinions par les argumens qui lui paraissaient le mieux appropriés, et il procédait à cette défense avec un certain éclat. Ce caractère se retrouve dans un vœu que, sous sa présidence, émet chaque année le conseil-général de l’Hérault, et qui, réduit à une forme de plus en plus substantielle, est devenu un véritable traité d’économie politique. Dans le conseil d’état, cette attitude ne s’est point démentie ; toutes les fois que la liberté y a été en jeu, dans la mesure où elle peut l’être, M. Michel Chevalier s’est rangé du côté de la liberté, se résignant, ce que peu d’hommes savent faire, au rôle de vaincu, et se privant de l’influence que lui eût value une conduite plus empreinte de calcul. Tout récemment, quand un débat a été engagé sur le régime des céréales, il s’est montré des plus ardens à demander que l’approvisionnement du pays fût mis à l’abri des dangers et des incertitudes de l’échelle mobile. Les lecteurs de ce recueil se souviennent de la solidité de sa démonstration, et surtout du courage avec lequel il dénonçait cette association pour la défense du travail national, à qui il a été donné, par une fortune singulière, de faire fléchir tous les gouvernemens. Au sujet de la levée des prohibitions, son langage n’a été ni moins fier, ni moins résolu. Il a prouvé sans réplique qu’aucune de nos industries n’a besoin de la prohibition pour vivre, que les plus caduques peuvent s’en passer, et que la France expédie au dehors, sur les marchés de libre concurrence, les articles même qui sont garantis chez elle par la prohibition, et dans quelles proportions, sur quelle échelle ? Pour une somme de 400 millions de francs ! Qu’opposer à ce chiffre, si ce n’est des manœuvres ? Et ces manœuvres, M. Michel Chevalier a eu le courage de les signaler ; il a dénoncé ce système de dénigrement dont on use vis-à-vis de ceux qui ne s’inclinent pas devant des préjugés habilement entretenus, et voient les choses autrement qu’on n’a intérêt à les montrer : il a même cité des cas où les hommes les plus honorables ont été mis au ban de l’industrie qu’ils exercent pour avoir résisté au mot d’ordre impérieux qui se transmettait de ville en ville, d’établissement en établissement, et puisé dans leur conscience seule leurs motifs de détermination.

Voilà des services que l’économie politique ne saurait oublier, et qui assignent à M. Michel Chevalier un rang très élevé parmi ses défenseurs. Il a été pour cette science un homme d’action comme Bastiat ; il a résolument payé de sa personne. Sa position dans la presse périodique lui donnait de grands avantages ; il pouvait parler au public, et à un public choisi, à l’heure et dans la forme qui lui convenaient ; il était armé pour la lutte. Aussi ne semble-t-il pas avoir éprouvé cette lassitude et ce découragement qui accompagnent les poursuites toujours déçues. Les événemens ont pu le trahir, il ne s’est jamais trahi lui-même. Sa conviction était, elle est encore que si l’évidence des faits a donné raison à quelques fabricans de Manchester contre des privilèges que défendait une tradition séculaire, le même triomphe est tôt ou tard assuré dans un pays comme le nôtre, sur lequel a passé le niveau des révolutions, et où le privilège a moins de racines. De là cette controverse toujours éveillée, toujours active ; de là aussi ces essais d’agitation imités de MM. Cobden et Bright, et auxquels M. Michel Chevalier a pris part sans pouvoir les faire aboutir. Pourquoi ce contraste, dira-t-on ? En Angleterre des succès prompts et décisifs, en France des échecs manifestes et persistans ! Cela tient à plusieurs causes, et à une entre autres : le génie des races, qui est lui-même le produit des institutions. Chez nous, on s’engoue des choses sans les juger ; chez nos voisins, on peut s’en engouer, mais on les juge. Ici l’enthousiasme marche avant la réflexion ; là-bas la réflexion passe avant l’enthousiasme. On a pu le voir à l’effet qu’ont produit dans l’un et dans l’autre pays ces sectes forcenées qui naguère prétendaient à l’empire. En Angleterre, on a haussé les épaules de pitié, et à peine ont-elles rencontré quelques dupes ; en France, elles ont si bien agité les esprits, troublé les consciences, brouillé les notions du vrai et du faux, qu’elles ont livré les destinées publiques à tous les égaremens de la peur. Est-ce à dire que dans les civilisations comme dans les familles il doive y avoir des aînés assujettis à des devoirs plus étroits, et pour qui ces liens supérieurs, hors desquels l’humanité s’abaisse, ne puissent devenir l’objet ni d’un abandon coupable ni d’un odieux marché ?


Louis Reybaud, de l’Institut.

  1. Lettres sur l’Organisation du Travail, 1 vol., chez Capelle.