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Éloge de M. Turgot

La bibliothèque libre.
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 3p. 453-462).

ÉLOGE DE TURGOT.

Étienne-François Turgot, associé libre de l’Académie des sciences, naquit à Paris, le 16 juin 1721.

Il annonça dès sa jeunesse cette ardeur de s’instruire, ce goût d’une bienfaisance éclairée, ce zèle pour le bonheur public, qualités dont la vie et la réputation de son père lui offraient le modèle, et lui montraient la récompense. Il cultiva presque toutes les sciences, mais en les rapportant toujours à un but d’utilité prochaine ; il étudia la botanique, l’histoire naturelle, la chimie, parce qu’il s’intéressait vivement au progrès de l’agriculture et des arts ; il acquit des connaissances étendues dans l’anatomie, la chirurgie, la médecine, parce qu’il voulait pouvoir porter au pauvre, dans sa chaumière, le secours de ses lumières comme celui de ses bienfaits, et se mettre en état de surveiller dans les camps la négligence des gens de l’art, de suppléer à leur absence, et de soulager les maux du soldat, après lui avoir donné l’exemple de braver les dangers.

Très-jeune encore lorsqu’il alla faire ses caravanes à Malte, il s’y montra comme un philosophe oc-oc- oc-cupé de répandre les lumières, comme un politique instruit des véritables intérêts des nations. Il voyait avec peine qu’un ordre dont l’héroïsme, dans trois sièges célèbres, en égalant les prodiges de l’histoire ancienne, les avait rendus vraisemblables, restât condamné à une oisive inutilité, et se bornât à exercer de vaines représailles, qui ne servent qu’à augmenter le nombre des malheureux, et à punir le brigandage sans le prévenir ni le réprimer. Il proposa des moyens de rendre à l’ordre de Malte son ancien lustre, en lui donnant une utilité réelle, sans laquelle, dans un siècle éclairé, il ne peut plus exister de véritable gloire. Il voulait que les diverses puissances de l’Europe confiassent à cet ordre les sommes qu’elles emploient à racheter des captifs, et la valeur des tributs honteux que, sous le nom de présents, elles payent aux brigands d’Afrique, persuadé, avec raison, qu’il vaut mieux ne pas souffrir qu’il y ait des captifs, que de payer leur liberté, et qu’on n’achète point la paix de son ennemi, en augmentant ses moyens de faire la guerre. Mais ce projet ne devait pas réussir dans un temps où le machiavélisme mercantile était, pour les politiques de l’Europe, une science presque nouvelle dans laquelle ils se faisaient honneur de s’instruire et de faire des découvertes. Aujourd’hui même, combien peu d’hommes savent encore que chaque nation doit chercher à surpasser et non à détruire l’industrie de ses voisins, que les progrès de leur commerce sont pour elle une source de jouissances, et non une cause d’appauvrissement réel ; qu’ainsi, les corsaires de Barbarie sont les ennemis de la France, même quand, respectant ses vaisseaux, ils attaquent ceux des autres puissances ; qu’en un mot il ne peut exister, surtout pour un grand empire, d’intérêt vraiment national, qui ne se confonde pas avec l’intérêt général de l’humanité.

A ce projet, Turgot en joignit d’autres pour perfectionner l’éducation, établir une bibliothèque, former un jardin de plantes, entretenir des apothicaires éclairés, des chirurgiens habiles ; et pour encourager l’agriculture, faire fleurir le commerce dans l’île de Malte ; et du moins, une partie de ces vues pour répandre dans cette île plus d’instruction, pour y appeler plus de moyens de bonheur, a été réalisée longtemps après qu’il l’eut quittée.

L’impossibilité actuelle du bien ne doit jamais empêcher de le présenter avec confiance : ; il est bon d’accoutumer lentement les esprits à la vérité, et de les traiter comme des yeux qu’il faut amener par degrés à supporter la lumière. Les opinions se forment dans la jeunesse ; les vérités les plus utiles ne sont pas ces vérités communes déjà préparées par l’opinion, et que le vulgaire adopte à l’instant même où elles lui sont présentées, mais ces vérités, méconnues par lui, qui doivent éclairer et conduire les générations suivantes.

Après la paix de 1763, le gouvernement saisit avec ardeur le projet d’établir une colonie nouvelle dans la Guyane française, et Turgot en fut nommé gouverneur général.

Nous ne dissimulerons point ici qu’avant d’avoir été à Cayenne, il fut la dupe du plan que les ministres avaient adopté, et des administrateurs qu’ils avaient choisis pour l’exécuter. Resté en France pour conduire la seconde division des colons qu’on destinait à être transférés, il apprit bientôt les désastres de ceux qui l’avaient précédé, les manœuvres auxquelles ces désastres étaient attribués : et il partit pour Cayenne, non plus pour fonder une colonie nouvelle, mais pour sauver d’une destruction totale ce qui en restait encore, et arracher du moins à la mort une partie de ces infortunés, qui avaient été chercher, sous un autre ciel, la fortune ou l’oubli de ce qu’ils avaient souffert en Europe ; enfin, pour rapporter sur l’état de la colonie, sur les moyens de la faire prospérer, des lumières qui pussent servir de base à un plan mieux combiné. À son arrivée, il fut obligé de faire arrêter l’intendant, et après quatre mois de séjour et trois de maladie, après avoir rétabli l’ordre et assuré aux colons, qui avaient échappé à la famine et à l’épidémie, des vivres et des secours, il revint en France rendre compte des malheurs dont il avait été le témoin, et de l’impossibilité de suivre des projets trop légèrement adoptés.

L’intendant, accusé à la fois et de malversation et de négligence coupable, fut jugé et puni : la faveur des bureaux ne put le sauver ; mais ils essayèrent de se venger sur Turgot. Tout homme juste, qui exerce le pouvoir, ne peut manquer d’ennemis ; on ramassa contre lui toutes les inculpations inventées par la haine, accréditées par la malice ou par la légèreté, et on en forma un mémoire de questions, sur les-les les-quelles le ministre exigea que Turgot se justifiât.

Non-seulement il réfuta toutes ces inculpations avec évidence, avec cette fermeté calme et imposante qui convient à l’innocence accusée, mais il osa remonter jusqu’à la source des maux qui avaient affligé la colonie ; et s’il ne s’abaissa point jusqu’à récriminer contre ses persécuteurs, il en dit assez pour détromper un ministre vigilant, et lui faire connaître à quels hommes sa confiance le livrait. Il fut puni, par une lettre de cachet, d’avoir exposé le ministre à des doutes sur l’intelligence ou la probité de ses subalternes. Si l’accusation eût été publique, la justification de Turgot eût entraîné tous les esprits ; mais une accusation secrète, repoussée en secret, et suivie d’une punition arbitraire, laisse subsister toutes les préventions ; un nuage qu’il est difficile de dissiper entièrement couvre toutes ces discussions obscures, et enveloppe presque également l’innocence ou le crime.

Dans toutes les administrations où les accusations et les réponses, les motifs des disgrâces comme ceux des récompenses, restent sous un voile mystérieux, où la publicité donnée à ses plaintes ou à ses réclamations serait regardée, sinon comme un délit, du moins comme un de ces torts qu’on ne pardonne jamais, l’homme de bien est dégoûté par la crainte de l’opinion qu’il ne peut éclairer, le méchant est encouragé par l’espérance de la séduire en sa faveur, et la calomnie, même en ne réussissant pas, est toujours sûre de nuire. Tout l’avantage est pour l’homme adroit et corrompu, qui sait enchaîner la voix du méchant par des complaisances ménagées, écarter l’homme intègre par des insinuations perfides, profiter du silence même de son mépris, obtenir enfin les récompenses, et souvent la réputation de talent ou d’honnêteté, par une conduite qui, livrée au grand jour, n’eût excité que l’indignation.

La crainte de voir Turgot retourner à Cayenne, ou influer sur le sort de ce pays, fut autant que la vengeance le motif secret de la persécution excitée contre lui ; on craignait un homme éclairé, capable de voir les abus, et incapable de les ménager. D’ailleurs, ses principes étaient connus : le seul avantage qu’on pût obtenir de cette colonie était, suivant son opinion, de multiplier les denrées réservées aux régions voisines de l’équateur et de diminuer pour l’Europe le prix de ces denrées, et le seul moyen d’obtenir cet avantage était la liberté de la culture et du commerce. Il fallait donc répandre sur toute l’étendue du territoire, et non concentrer dans quelques jardins privilégiés les plantes précieuses enlevées à l’Asie. Il n’existait qu’un seul moyen de peupler la Guyane, c’était de se rapprocher des naturels du pays, que l’orgueil et l’avarice ont éloignés ; de perfectionner, par des moyens doux, leur civilisation naissante ; de faire éclore, chez ce peuple industrieux et bon, quelque germe de l’activité européenne ; d’y établir des noirs, non pour les immoler lâchement à la barbarie de leurs maîtres, mais pour les conduire doucement à l’amour du travail, à la liberté ; d’appeler sur nos terres, par cette conduite, ces nègres hollandais qui, bravant la tyrannie, forment dans ce pays d’esclavage une peuplade pauvre, mais indépendante et libre ; de chercher à réunir ces noirs marrons aux Indiens pour n’en former qu’un seul peuple ; en un mot, de faire aimer aux habitants de l’Afrique et de l’Amérique ce nom européen, trop longtemps l’objet de leur haine, de leur terreur et de leur mépris. Mais combien de préjugés enracinés dans les têtes étroites des subalternes, combien de petits intérêts il faudrait combattre pour suivre un tel projet, dont l’exécution exige des hommes accoutumés à n’obéir qu’à la raison, à ne connaître de politique que la justice, à ne voir que des frères dans tous les individus de l’espèce humaine ; des hommes qui n’aient besoin que du témoignage de leur conscience et du suffrage d’un petit nombre de gens éclairés ; des hommes enfin qui aillent chercher au delà des mers, non la fortune, non l’espoir d’obtenir à leur retour un emploi mieux payé, mais la douceur d’avoir essuyé les larmes de quelques malheureux, multiplié les présents de la nature, et rétabli des peuples opprimés dans la dignité de l’espèce humaine !

Voilà le plan que Turgot avait tracé, que sa probité, ses lumières, son courage, et l’autorité qui lui avait été conférée, le rendaient capable de suivre ; et l’on ne doit point s’étonner qu’il n’ait plus été question de le renvoyer à Cayenne. Rendu à la liberté, Turgot résolut de se soustraire le reste de sa vie à la légèreté et à la corruption des hommes, et il se livra sans partage aux paisibles occupations qu’il avait toujours chéries. Il avait été nommé, en 1762, associé libre de cette Académie, et, à l’époque de l’institution de la Société d’agriculture, en 1760, il en fut un des premiers membres, comme il s’en montra un des plus zélés, lorsque, après quelques années de langueur, elle reprit une existence nouvelle. Il a donné à chacune des deux compagnies plusieurs observations intéressantes, et a contribué a nous faire mieux connaître l’origine de la gomme élastique, substance singulière que la nature a prodiguée aux forêts de la Guyane, qui est déjà employée dans plusieurs arts, et qui deviendra bien plus utile quand des mains industrieuses sauront, dans le pays même, la préparer pour nos besoins. Mais Turgot était devenu grand propriétaire, et l’agriculture ou les parties de la botanique qui s’y appliquent, obtinrent une préférence presque exclusive.

Le voyage de Cayenne lui avait affaibli la vue ; bientôt, menacé de la perdre totalement, il se soumit avec succès à l’opération de la cataracte ; mais il ne put recouvrer qu’une vue faible, et se trouva privé des ressources que son activité et son goût pour l’étude lui préparaient. Alors, il opposa sans effort, aux maux de la nature, le même courage qu’il avait opposé aux injustices des hommes. Ce courage formait, en quelque sorte, le fond de son caractère, et uni à une probité sévère, à un patriotisme éclairé et ferme, il lui faisait pardonner le manque de cette douceur qui n’est pas une vertu, mais qui rend la vertu aimable, contribue au bonheur des autres plus que des services réels, et dont on ne peut réparer le défaut que par ces grandes qualités qui commandent l’estime.

Dans une vie qui n’avait été troublée que par un seul orage, où il avait connu les plaisirs de l’amitié et de la nature comme ceux de l’étude, il plaça toujours au premier rang des biens que le sort lui avait donnés, le bonheur d’être lié, par l’amitié comme par le sang, à un de ces hommes supérieurs que le sort accorde si rarement à la terre, et dont leurs contemporains sentent encore plus rarement tout le prix. Il respectait, il aimait dans son frère la vertu la plus courageuse, unie à la plus douce sensibilité ; un caractère indulgent dans l’amitié, inflexible dans les intérêts publics, et cette passion de la justice et du bonheur des hommes, qui élève l’âme au-dessus de l’opinion et dissipe les préjugés, parce qu’elle apprend à les envisager sans intérêt et sans crainte. Plus âgé de quelques années que son frère, Turgot avait vu se développer en lui cette intelligence vaste et profonde à laquelle rien n’échappait, et qui pénétrait toujours au delà de ce que les autres avaient saisi. Il avait vu cette âme sensible et pure s’élever aux grandes vertus par la force de sa raison et de sa conscience, comme par l’habitude de l’amitié et la pratique des devoirs de la vie privée. Il lavait suivi dans ses travaux politiques, lorsqu’il formait dans le silence ce système qui fondait sur quelques vérités simples, sur quelques principes dictés par la raison et par la justice, l’édifice entier des sciences politiques. Il le vit ensuite, dans un court ministère, tourmenté par la maladie, persécuté par l’envie et par la cupidité, fidèle à la confiance du prince sans trahir les droits des citoyens, servir la nation sans songer à capter ses suffrages ; briser d’une main ferme, au milieu des orages, les chaînes qui accablaient les propriétés et les hommes, ne regretter, en perdant sa place, que la destruction du bien qu’il avait osé faire, et se consoler avec l’idée que ce bien renaîtrait un jour par la force invincible de la vérité.

Mais il était condamné au malheur de perdre ce frère qui avait été, dans les circonstances difficiles de la vie, son guide, son consolateur et son appui ; malheur partagé par la nation, qui l’avait connu trop tard, et qui depuis, dans ses maux comme dans ses espérances, n’a cessé d’appeler, par de vains regrets, ce génie restaurateur, dont les lumières sûres ne laissaient à craindre aucune erreur, en qui la vertu ne permettait de soupçonner aucun retour de lui-même, dont le caractère éloignait toute idée de faiblesse, en un mot qui semblait formé par la nature pour ces moments heureux, mais difficiles, d’une création nouvelle, où la vérité et la vertu peuvent exercer tout leur empire, mais où les passions, l’ignorance et les fausses lumières, ne peuvent céder qu’à l’ascendant d’une raison simple et profonde, d’une âme élevée au-dessus de toutes les craintes, et inaccessible à tous les prestiges de la gloire.

Il mourut le 21 octobre 1789.

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