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Études sur l’Inde ancienne et moderne/03

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ÉTUDES
SUR
L’INDE ANCIENNE ET MODERNE


III.
LES HÉROS PIEUX. — RÂMA.



I.

Après les rois maudits[1], qui avaient essayé de lutter contre le brahmanisme, apparaissent les héros pieux, célébrés par tous les poètes de l’Inde ancienne, et dont la mémoire vit encore dans le souvenir des peuples hindous. Cédant aux instincts de la vie sauvage, les rois maudits entraînaient la race aryenne hors des voies de la civilisation ; doit-on s’étonner que la tradition les ait flétris ? Les héros pieux au contraire, fidèles aux inspirations religieuses qu’ils recevaient des brahmanes, devenus les précepteurs spirituels de la nation hindoue, s’appliquèrent de toutes leurs forces au maintien de la justice et à la pratique des vertus. Ils se montrèrent les protecteurs du culte brahmanique, les défenseurs des faibles contre les forts, et contribuèrent à étendre au loin l’influence des idées indiennes : de là l’auréole de gloire qui rayonne autour de leur front, de là l’empressement des peuples à chanter leurs louanges et à se raconter d’âge en âge, dans des poèmes immenses, leurs exploits plus ou moins fabuleux. Que la légende ait transformé en actions surhumaines et merveilleuses les faits et gestes les plus ordinaires de ces héros, qu’elle leur rapporte sans discernement tout ce que l’esprit humain peut concevoir de plus héroïque et l’imagination de plus extravagant, qu’elle nous les montre en communication constante avec les dieux dont ils exécutent les volontés sur la terre, — il n’y a rien là qui doive surprendre. Les grands noms qui ont dominé les époques lointaines ne ressemblent-ils pas aux sommets des hautes montagnes, rendus inaccessibles à nos regards, tantôt par les brumes épaisses qui en voilent les contours, tantôt par l’éclat trop éblouissant du soleil qui les fait paraître comme enflammés ? Cependant la fable païenne n’a jamais inventé complètement les héros auxquels l’antiquité avait élevé des temples ou dressé des statues. Aux illustres personnages qu’ils ont considérés comme des incarnations de leurs dieux les poètes hindous n’ont fait que donner des proportions surhumaines. À la manière des grands artistes de toutes les époques, les écrivains de l’Inde ont idéalisé, agrandi leurs modèles ; ils se sont appliqués à ennoblir tous les traits de ceux qu’ils voulaient proposer en exemple aux générations futures. Les demi-dieux de l’Inde, Râma, les fils de Pândou et Krichna, ont donc réellement existé, quoique l’on ignore l’époque précise de leur apparition sur la terre, et c’est à ce titre de héros réels, exprimant à des degrés divers le type de la perfection selon l’idée indienne, qu’ils méritent de fixer notre attention.

Pour apprécier à leur juste valeur les exploits des demi-dieux hindous, il importe de connaître les ennemis qu’ils avaient à vaincre et quels services ils rendaient à l’humanité par leurs victoires. Les tribus aryennes, on le sait déjà, ne s’établirent pas sur le territoire de l’Inde sans avoir de grands combats à soutenir contre les peuplades barbares qui occupaient le pays. À mesure que ces barbares dépossédés et vaincus se retiraient devant le flot envahissant de la race conquérante, celle-ci bâtissait des villes et fondait des royaumes. Autour des cités naissantes, la culture s’étendait peu à peu, mais assez lentement d’abord, et par-delà les hameaux semés dans la plaine, par-delà les habitations temporaires des bergers, les brahmanes voués à la méditation s’enfonçaient à travers les forêts inconnues, attirés et comme éblouis par la majesté de ces solitudes toutes remplies d’ombre et de mystère. Dans les bois, devenus la retraite des sauvages ennemis de la race aryenne, l’imagination effrayée des Hindous plaçait un grand nombre d’êtres malfaisans, supérieurs à l’homme en force, en énergie morale et en perversité, connus sous le nom de rakchasas ou ogres, yakchas ou gnomes, piçatchas ou vampires, etc. Établis dans de frais ermitages au bord d’un lac ou auprès d’une source, les sages avaient beau élever leur esprit au-dessus des choses humaines par l’étude du Véda et la méditation des perfections de Brahme[2], ils ne parvenaient point à bannir de leur cœur cette crainte superstitieuse et involontaire qui trouble l’homme dans les ténèbres, et lui fait sentir si tristement sa faiblesse. Il arrivait souvent que quelque barbare de la forêt, attiré par la curiosité ou poussé par la faim, s’approchait furtivement du solitaire, épiait l’heure du sacrifice et dérobait l’offrande destinée aux dieux. Dans son effroi, le solitaire criait : « Au rakchasa ! » L’intervention du guerrier ou kchattrya devenait alors nécessaire. Lui seul pouvait défendre l’ermite désarmé contre les attaques de l’ogre. La tradition d’ailleurs s’accorde à représenter le rakchasa comme un géant à la face hideuse, changeant de forme à volonté, qui se faisait un jeu de troubler les sacrifices pour contrarier les dieux, enlevait volontiers les femmes des Aryens et dévorait les petits enfans. La peau blanche des Aryens paraissait avoir un attrait tout particulier pour le monstre cannibale.

Délivrer le pays de ces êtres redoutables, c’était d’abord protéger les brahmanes et leur culte, favoriser l’expansion de la loi védique, prendre en main la cause des dieux, dont les sacrifices étaient souvent interrompus : c’était accomplir le premier devoir du kchattrya. Aussi, quand les castes furent constituées dans l’Inde, dès qu’il y eut une classe d’hommes d’élite vouée à la profession des armes et tout à fait distincte de celle qui se consacrait à l’exercice du culte, vit-on commencer la lutte des guerriers contre la race des ogres et des démons. Tous les héros que la tradition considère comme des fils ou des incarnations de la Divinité ont débuté par des exploits de ce genre. Tout dieu qu’il est, Krichna enfant triomphera des démons qui, sous la forme d’un héron, d’une corneille, d’un taureau, d’une ogresse et même d’un tourbillon de vent, menacent son berceau, comme les serpens menaçaient celui d’Hercule. Les héros du Mahâbhârata, les cinq fils de Pândou, et le pieux Râma consacrent leur jeunesse et une partie de leur âge mûr à la destruction des géans et des titans. Ils sont des explorateurs aventureux et des princes triomphans de la famille des Jason, des Thésée et des Persée, des bienfaiteurs de l’humanité, comme le vainqueur du lion de Némée ; ils sont enfin des chevaliers errans à leur manière, ayant pour amis et pour ennemis des enchanteurs, et destinés à vaincre toujours, quoiqu’à travers mille périls et mille aventures.

Pour montrer sous ce triple point de vue les grands guerriers de l’Inde, il nous suffira de choisir quelques épisodes des épopées les plus célèbres, le Râmâyana et le Mahâbhârata, et de dessiner nettement, si cela est possible, la physionomie de ces personnages un peu étranges qui rappellent à la fois les héros qu’Homère a chantés et ceux qu’a raillés Michel Cervantes. Commençons par Râma, le plus divin, le plus accompli de tous.

II.

À l’aurore du second âge du monde naquit Râma. Son père, le prince Daçaratha, régnait à Ayodhya (Oude), ville célèbre dans le monde, dit le grand poète Yâlmiki, auteur du Râmâyana.

« Ville aux portes bien espacées, aux grandes voies bien étendues, embellie par une rue royale où la poussière est tempérée par l’eau qu’on y répand, garnie de marchands de toute sorte — ornée de grands édifices, difficile à prendre, décorée de parcs et de bosquets, défendue par un fossé difficile à franchir et profond, munie de toute sorte d’armes, avec des parapets au-dessus des portes, et garnie d’archers en tout temps. — Le roi Daçaratha gouvernait cette ville… aux grandes rues fermées par des portes solides, aux marchés spacieux, munie de machines de guerre et d’armes diverses — sur les portes de laquelle flottent des bannières déployées, remplie d’éléphans, de chevaux, de chars, troublée par le bruit de toute sorte de véhicules, etc.[3] »

Vâlmiki ne consacre pas moins de vingt distiques à la description de la cité royale, marchande et guerrière, où doit naître son héros. Il y a dans cette peinture un peu chargée, où les épithètes abondent, où les lignes se mêlent et se confondent, comme un reflet du désordre pittoresque qui surprend le voyageur à son entrée dans une ville asiatique. Toutefois une pareille capitale, si bien ornée et si bien défendue, donne l’idée d’une civilisation déjà fort avancée. Ayodhya fut, en effet, la première ville de l’Inde à une époque fort reculée. Au moment choisi par le poète, elle compte un grand nombre de pieux et savans brahmanes, de sages conseillers, de guerriers pareils aux dieux, et c’est au milieu de cette cour choisie que se montre le roi Daçaratha, prince puissant, victorieux de ses ennemis, habile à gouverner selon la justice et à réprimer ses sens. Partout, dans le royaume de ce grand monarque, régnait la paix et florissaient les vertus. Cependant Brahma, le dieu créateur, n’avait point accordé d’enfans à Daçaratha malgré sa piété, et ce fut pour obtenir une postérité que ce prince, conseillé par les sages brahmanes de sa cour, offrit le plus solennel des sacrifices, le sacrifice du cheval. L’offrande de Daçaratha a été agréable au dieu suprême, créateur des trois mondes ; ses vœux seront exaucés. Brahma décide que de ce roi voué à la pratique des vertus naîtront quatre fils ; mais l’un d’eux, Râma, appelé à de hautes destinées, viendra au monde dans des circonstances toutes particulières. Brahma a fait connaître son décret au ciel avant de l’annoncer à la terre, et tout aussitôt les dévas ou divinités secondaires, montant vers le dieu suprême, entourent son trône. Alors se passe au plus haut des cieux une scène grandiose que Vâlmiki décrit de la manière suivante :

« Portant les mains à leur front en signe de respect, les dévas dirent tous à Brahma, celui par excellence qui accorde les dons : Ô Brahma ! l’être qui a reçu de toi le plus de puissance est un rakchasa du nom de Râvana. — Dans son orgueil, il nous tourmente tous, ainsi que les grands solitaires appliqués à la pratique des austérités, car, ô bienheureux ! tu lui as accordé autrefois un don, étant satisfait de lui. — Les dévas, les démons, les yakchas ne pourront te tuer tant que tu le voudras, lui as-tu dit, et nous, par respect pour ta parole, nous supportons tout de lui ; — et il fait périr les trois mondes, ce destructeur, roi des rakchasas, ainsi que les dévas, les solitaires, les yakchas, les musiciens célestes et la race humaine. — Contre toute justice et fier du don suprême qu’il tient de toi, il tourmente la création ; là où il est, le soleil ne chauffe pas, le vent n’ose souffler. — Le feu n’a plus de flamme non plus là où se tient Râvana, et dès qu’il le voit, l’Océan lui-même, avec sa ceinture de grandes vagues, se prend à trembler… Donc protège-nous, ô bienheureux ! contre ce Râvana qui afflige les mondes. — Tu dois créer un moyen de le mettre à mort, ô toi qui accordes les dons[4] ! »

Dans les vers qui précèdent se résume l’idée du poème tout entier ; on y voit s’épanouir le sentiment religieux qui le domine d’un bout à l’autre. Le maître des dieux, les divinités secondaires, les êtres supérieurs à l’homme et malfaisans par nature, l’homme enfin, entrent en scène. Il s’agit de régler les destinées des trois mondes, le ciel, la terre et l’empire des démons, et cette grande œuvre amènera la réhabilitation de la race humaine, créée pour régner sur la terre qu’elle habite. Râvana, le roi des ogres, a pris les proportions d’un géant des saintes écritures, d’un titan de la fable. Il apparaît comme le dernier survivant d’une création antérieure qui doit périr, comme un être surhumain, doué d’une puissance exagérée, et dont le poids fatigue la terre, trop faible désormais pour le porter. Tant qu’il vivra, tant qu’il opprimera le monde, les autres enfans du Créateur, destinés à posséder le ciel et la terre, les dévas et les hommes, ne pourront accomplir les volontés divines, et la création demeurera pour Brahma lui-même une œuvre stérile. S’il ne fait disparaître le géant auquel il a jadis accordé sa protection, le dieu suprême restera en contradiction avec lui-même ; s’il le détruit, il aura violé sa promesse. Après avoir médité quelques instans, Brahma, perçant l’avenir de son regard divin, laisse tomber ces paroles prophétiques :

« Il est trouvé, celui qui le tuera, celui dont je me servirai pour la destruction de ce pervers ! Il m’avait dit, ce rakchasa : Que je ne puisse être tué ni par les dévas, ni par les grands solitaires, ni par les musiciens célestes, ni par les yakchas, ni par les rakchasas, ni par les serpens ! — Et je lui avais répondu : Qu’il en soit ainsi ! Or, dans son mépris pour les hommes, ce rakchasa ne les avait pas même mentionnés. — Ainsi donc, par la main d’un homme il peut périr, sans que la parole donnée par moi soit violée. »

C’est dans ces termes que Brahma annonce aux dévas la réhabilitation de la race humaine, qui va s’opérer au moyen de l’alliance du dieu créateur avec l’homme. Le rakchasa trop puissant qui abuse de sa force, et que le dieu se repent d’avoir doué de si magnifiques attributs, périra par la main d’un être faible, inférieur à lui, mais auquel la nature divine donnera la force qui lui manque. Voilà donc l’homme élevé tout à coup au-dessus des dévas, des grands solitaires, des titans, des démons, de tous les êtres, bons et mauvais, supérieurs aux lois de la nature, — ceux-ci rebelles à ces mêmes lois qu’ils refusent de subir, ceux-là prédestinés au bonheur éternel. L’orgueil a perdu la race des géans antérieure à la race humaine ; l’homme les détruira, mais il ne devra sa victoire sur de si puissans ennemis qu’à son obéissance aux volontés divines. Qu’il soit pieux, qu’il sache mériter le secours d’en haut qui lui est promis, et il pourra tout accomplir. L’harmonie, longtemps troublée, va se rétablir entre le ciel et la terre ; mais comment se réalisera cette promesse de Brahma ? Personne ne le sait encore, même dans le monde des dieux, où se développe cette scène solennelle, et voici comment l’explique le poète Vâlmiki :

« Ayant entendu cette parole favorable prononcée par Brahma, les dieux, Indra à leur tête, furent tous remplis de joie, et là, dans l’intervalle, Vichnou, qui est le bienheureux, arrive en personne. — Brahma n’avait fait que décréter en son esprit et par l’effet de la méditation la naissance d’un héros à l’éclat incommensurable qui devait détruire le rakchasa, et il dit alors à Vichnou, qui se trouvait avec tous les dieux secondaires : « Pour les mondes affligés, tu es celui qui détruit la douleur, ô Vichnou ! Dans notre affliction, nous t’implorons donc comme notre refuge, ô impérissable ! » Vichnou, on le sait, est la seconde personne de la triade indienne, le dieu qui s’incarne pour sauver le monde en péril. Égal en puissance à Brahma, dont il conserve et soutient la création, il arrive au moment où la pensée de celui-ci décrète la naissance d’un héros destiné à détruire le rakchasa ; il paraît sans que les dévas l’appellent et de son plein gré, comme s’il n’était que la pensée suprême et féconde prenant tout à coup une personnalité pour agir. À sa vue, les dévas sont remplis de joie, et lui, tournant vers eux son regard bienveillant, prononce ces simples paroles : « Que dois-je faire ? » Les dévas lui racontent comment Daçaratha, roi d’Ayodhya, après avoir pratiqué de grandes austérités, a offert le sacrifice du cheval à l’effet d’obtenir une postérité. « Ce roi, ajoutent-ils, connaît à fond la justice ; il est renommé pour ses vertus, véridique, attaché à ses devoirs. En t’associant à lui, ô Vichnou ! acquiers la qualité d’être l’un de ses fils. » Un peu surpris de leur demande, Vichnou interroge tour à tour les dévas ; il veut savoir quel être redoutable leur cause tant de frayeur, et les habitans du ciel, répétant avec plus de verve encore le récit des méfaits de Râvana, représentent le monstre ennemi de la création comme perpétuellement occupé à interrompre le sacrifice, à détruire les sages anachorètes, les hommes, les rois avec leurs chars, leurs éléphans, etc. Touché de ces plaintes un peu prolixes, le dieu compatissant répond : « Oui, je le ferai ! »

Dans cet exposé du poème de Vâlmiki, la grandeur de la pensée l’emporte encore sur la beauté du style et sur la richesse de l’expression. Je ne connais pas dans l’antiquité païenne une conception aussi haute que celle-ci, et si j’osais comparer le profane au sacré, la fable païenne aux données bibliques, je mettrais presque la scène de Vâlmiki dont je viens de donner une courte analyse en regard d’un passage de Milton si justement admiré. Qu’eût dit l’auteur du Paradis perdu, s’il lui eût été donné de lire ces premiers chapitres du Râmâyana où la croyance de tous les peuples à la régénération de l’homme par le secours et avec l’aide de Dieu se peint d’une manière si éclatante ? Mais restons dans l’Inde avec le poète Vâlmiki, et n’oublions pas que nous sommes, selon le calcul des Hindous, à l’aurore du second des quatre âges, celui de la préservation. C’est la septième fois, d’après les traditions rétrospectives des poèmes cosmiques et religieux, que Vichnou descend sur la terre. Il avait pris déjà la forme d’un poisson, celle d’une tortue, d’un sanglier, d’un lion à face humaine ; il avait emprunté deux fois le corps d’un brahmane[5]. Le tour des kchattryas ou guerriers est enfin venu. Le guerrier des temps héroïques, le héros demi-dieu va paraître au moment où la société indienne se développe avec le plus d’éclat, et avec lui naîtra la poésie épique.

III.

Le jeune prince en qui s’est incarné Vichnou, le pieux Râma, ne sera point un réformateur comme plus tard le divin Krichna et Çâkya-Mouni, le fondateur du bouddhisme. Il restera un guerrier, mais un guerrier vertueux, docile à l’enseignement des brahmanes, soumis aux volontés de son père, qui l’exile injustement et pour donner le trône à un autre de ses fils, un personnage purement humain, éprouvé par la douleur, et dont les dieux se servent pour purger la terre des titans qui l’oppriment. L’épopée qui a débuté d’une façon si élevée, en nous faisant assister aux conseils de la divinité suprême, ne se soutient pas longtemps dans les hautes régions. Une fois que Vichnou a consenti à s’incarner, nous retombons sur la terre, où doit se passer l’action. Râma, forcé de quitter la capitale de son père, s’éloigne tristement, escorté partons les habitans qui pleurent et se lamentent. Il ignore la terrible et glorieuse destinée qui l’attend, il s’avance vers le sud, allant ainsi à son insu au-devant du géant Râvana, roi de Ceylan[6], qui doit lui enlever son épouse chérie et qu’il mettra à mort pour venger celle-ci. Tout le poème de Vâlmiki roule sur les combats que Râma livre aux rakchasas, combats féeriques, mêlés d’enchantemens et de sortilèges, à travers lesquels retentit toujours le cri du cœur et l’accent de la fidélité conjugale. Il s’y mêle aussi des légendes cosmiques, des dialogues philosophiques et religieux entre Râma et les solitaires : c’est le propre de la poésie indienne de revenir sans cesse sur les grandes questions qui intéressent le plus vivement le passé et l’avenir de l’humanité.

Notre intention n’est pas d’analyser ici cette longue histoire, mais seulement de montrer le héros tel que l’entendent les poètes indiens, le chevalier sans peur et sans reproche, admiré des hommes et aimé des dieux. Nous détacherons donc de l’immense épopée un petit épisode tout à fait propre à éclairer la physionomie du guerrier des premiers âges, — celui qui montre Râma débutant dans la carrière des aventures.

À peine le jeune prince est-il en état de porter les armes, qu’il se met vaillamment au service des solitaires troublés dans leurs retraites par les ogres et les démons. Suivons-le sur les bords du Gange, dans l’ermitage de Viçvâmitra, ce vieux guerrier dont nous avons parlé déjà[7], qui, sur la fin de sa vie, obtint de passer de la caste des kchattryas dans celle des brahmanes. Viçvâmitra a pratiqué durant bien des années les plus rudes austérités, et, devenu ermite, il offre des sacrifices, comme les brahmanes parmi lesquels il a pris rang. Malheureusement les rakchasas le tourmentent, lui aussi, et il s’en va trouver le roi d’Ayodhya pour lui demander aide et protection : c’est Râma qu’il lui faut, il le réclame avec instance. Le jeune prince part sans plus attendre et va trouver, en compagnie de Lakchmana, son frère et son inséparable ami, le vieux kchattrya, qui s’est voué à la vie contemplative. Celui-ci accueille dans sa cabane les deux fils de l’oi absolument comme un ermite du moyen âge aurait reçu deux paladins allant en Terre-Sainte. Tout guerriers qu’ils sont, ils ne doivent point oublier que la prière est une arme aussi.

« Or, comme le jour allait paraître, Viçvâmitra, le grand solitaire, interpella Râma, qui dormait sur un amas de feuillage. — toi qui as pour mère Kaôçalyâ, lève-toi ; que le crépuscule du matin reçoive tes hommages, car le temps d’accomplir la cérémonie religieuse de la première heure du jour est arrivé, ô seigneur[8] ! »

Fatigués par une longue marche, les jeunes princes dorment encore, et déjà les étoiles pâUssent à l’horizon.

« Et ayant entendu la parole noble et franche du solitaire, les deux frères Râma et Lakchmana, les deux héros, après s’être baignés, firent la cérémonie de l’eau, et récitèrent à demi-voix la prière que l’on doit prononcer au matin. — Puis, les cérémonies du matin une fois accomplies, tous les deux ensemble, pour témoigner leur respect à Viçvâmitra, riche en mortifications, ils se tinrent là debout devant lui. — Ensuite tous les deux aussi ils allèrent voir la divine rivière au triple cours, la Gangâ… — Sur la rive du fleuve, ils aperçurent le gracieux et pur ermitage des solitaires aux œuvres pieuses qui pratiquent des austérités saintes et excellentes, — et alors, après avoir vu cet ermitage, les deux princes dont la curiosité s’était éveillée, Râma et Lakchmana, dirent au solitaire, etc. »

Quelle sereine matinée, commencée dès l’aurore par la prière, au milieu des paisibles solitudes où les sages appliquent leur pensée à la méditation ! Comme ils sont calmes et doux, ces héros antiques dont la renommée remplira le monde ! On les prendrait pour deux héros grecs égarés dans les forêts de la Germanie. Entrevus ainsi dans le crépuscule du matin, ils rappellent encore ces guerriers adolescens si finement peints sur les vases étrusques, qui marchent d’un pas grave en se donnant la main. Le silence règne sur les bords du grand fleuve, et pourtant c’est bien là le Gange qui entendra retentir les pas d’Alexandre, qui reflétera dans ses eaux sacrées les murailles de tant de villes célèbres, que troublera le cri des Mogols victorieux, et sur lequel les nations européennes feront un jour naviguer leurs vaisseaux mus par une puissance irrésistible et merveilleuse. Vâlmiki, le poète inspiré qui a dérobé les secrets de la naissance de Râma, n’avait rien entrevu de cette réalité lointaine. À l’époque où Râma parcourt les forêts qui bordent le Gange et ses affluens, à peine y voit-on rayonner les premières lueurs de la civilisation brahmanique. Elle s’y manifeste cependant sous la forme du solitaire brahmane et du kchattrya fils de roi, double symbole de la loi divine et de la justice humaine, refoulant devant eux la barbarie. On assiste aux premiers établissemens de ces brahmanes austères, vivant de fruits et de racines, cultivant la pensée et honorant les dieux de tout leur cœur. Autour d’eux règne la paix ; les bois d’alentour semblent participer à la quiétude de leur esprit. Quelle différence avec cette autre forêt sauvage, séjour des rakchasas, que le poète décrit un peu plus loin !

« Là, devant leurs pas, les deux héros, fils de Daçaratha, ayant aperçu une autre forêt terrible, demandèrent avec insistance au solitaire : — À qui cette forêt qui apparaît sombre comme la nuée menaçante, difficile à traverser, remplie de troupes d’oiseaux, où retentissent les cris d’une foule d’insectes ; — forêt troublée par le bruit de diverses bêtes fauves redoutables qui poussent des rugissemens, asile des lions, des tigres, des sangliers, des ours, des rhinocéros, des éléphans ? »

Cette forêt ténébreuse et remplie de bêtes fauves, située sur le bord opposé de la rivière qui coule auprès de l’habitation des solitaires, c’est la forêt enchantée que l’ermite a montrée du doigt aux hardis chevaliers, et il les y conduira lui-même dans une nacelle. Là habite un démon femelle, une yakchî[9] redoutable, dont le fils, maudit par un saint des anciens âges, est tombé à l’état de rakchasa. Ce démon femelle, qui met obstacle aux sacrifices et empêche les brahmanes de s’avancer vers le Gange, il faut que Râma la mette à mort. Le jeune prince s’avance, calme et résolu :

« Râma ajuste la corde de son arc et le dresse, puis il en fait vibrer la corde avec un bruit si perçant, que l’espace est rempli de cette vibration. — Par ce bruit furent épouvantées les bêtes fauves qui hantent cette forêt, et Tâdakâ (la yakchî), toute troublée, fut comme réveillée par le bruit de la corde de l’arc. — Elle hurle, dans la colère qui la transporte, la yakchî difforme au hideux visage ; entendant ce bruit, elle courut vite là d’où venait le bruit strident de Tare. — Voyant cet être au corps épouvantable, difforme, au visage hideux, aux proportions colossales, qui arrivait sur lui, Râma dit à son frère Lakchmana : — Vois, ô Lakchmana, la face difforme et effroyable de cette rakchasî en fureur, sa face gigantesque, capable d’inspirer une grande frayeur. — Vois-la, ô héros, frappée au cœur par ma flèche, mortellement atteinte, tomber sur le sol, toute baignée dans son sang. Cette rakchasî terrible, aux œuvres grandement perverses, consumée par le feu de ma flèche, va être purifiée de ses péchés ! — Comme il parlait ainsi, Tâdakâ, aveuglée par la colère, lève ses bras en rugissant et s’élance d’un bond avec rapidité ; — et comme elle se précipitait avec la rapidité de la foudre qui s’échappe des mains d’Indra, cette Tâdakâ difforme, avide de tuer, terrible à voir, — pareille à une grosse masse de nuages, les deux bras levés et tendus, il lui perça le sein avec une flèche armée d’un croissant. — Et celle-ci, mortellement percée de cette flèche pareille à la foudre, vomit des flots de sang, tomba sur la terre et expira. »

Tout aussitôt les habitans des sphères célestes se montrent dans l’espace et applaudissent au triomphe du jeune Râma : singulier triomphe cependant ! Il a percé de sa flèche une femme sauvage, maladroite comme le cyclope de la fable grecque, qui n’a d’autres armes que sa difformité, sa taille gigantesque et ses deux bras inertes qu’elle jette en avant ! Le véritable mérite du jeune prince en cette occurrence, ce qui constitue son héroïsme, c’est que, fort de sa foi et comptant sur le secours des dieux, il a affronté sans crainte le monstre redouté des solitaires. La forêt maudite est devenue, grâce à lui, habitable pour les pieux ermites, qui sont comme les pionniers de la civilisation brahmanique, les enfans perdus de la société aryenne. Aussi Viçvâmitra s’écrie avec joie :

« Je suis satisfait, ô Râma ! Bonheur à toi, à cause de l’œuvre que tu viens d’accomplir ; par affection, je vais te faire un présent, te donner toutes les armes sans exception, toutes celles que je connais, ô Râma, car tu es à mon sens digne de les recevoir ! Cette arme de Brahma, qui est la première (la science du Véda), arme suprême et divine, ô Râma ! je te la donne, — et aussi celle qui enlève la crainte du milieu des trois mondes ensemble, le châtiment, arme qui retient les créatures dans le devoir. — Je te donne, ô Râma, celle qui te rendra invincible, inattaquable au milieu de tes ennemis, l’arme de la loi, de la justice, aussi puissante que la mort et si précieuse ; je te la donne, ô Râma !… »

Ne dirait-on pas d’abord que Viçvâmitra, le vieux guerrier devenu ermite, va armer chevalier le jeune Râma sur le lieu même de son triomphe ? Mais il ne s’agit point ici de conquêtes purement humaines, ni de ces grands coups de lance qui ont élevé si haut la renommée des héros de l’Occident. La gloire des armes n’a jamais été pour les Hindous le dernier mot de l’ambition terrestre. En lui conférant les dons qu’il a énumérés avec une certaine emphase, Viçvâmitra consacre dans la personne de Râma les droits des guerriers à la puissance temporelle. Il revêt Râma des attributs de la royauté, telle que l’entendait le législateur Manou. L’arme de Brahma, c’est l’initiation aux textes sacrés, le droit de lire les saintes écritures et d’offrir des sacrifices avec le secours des prêtres officians ; il la lui accorde comme à un Aryen de pure race qui sait combattre et se dévouer pour les intérêts de sa nation. Il lui donne encore le châtiment, qui est le sceptre des rois, la justice, qui en règle l’usage, et enfin le droit de vie et de mort, qui en est l’application suprême.

IV.

Le solitaire qui a conféré à Râma les attributs de la royauté, le vieux Viçvâmitra, est un brahmane ; il a renoncé au métier des armes et remplit désormais les fonctions de prêtre sacrificateur. Dans la pensée du poète comme dans celle des législateurs, toute autorité, toute puissance procède donc du brahmane, qui la tient lui-même de Brahma; le guerrier reste toujours soumis, au moins moralement, à la suprématie de la caste sacerdotale, et comme associé à son œuvre civilisatrice. Aussi les héros de l’antiquité indienne, exempts d’orgueil et de jactance, ne célèbrent-ils jamais eux-mêmes leur gloire ni leurs exploits. C’est au brahmane qui leur a donné l’investiture, c’est au poète inspiré qui retrace leur histoire, de déclarer s’ils ont bien mérité de la postérité. Il y a d’ailleurs pour le guerrier plus d’un genre d’initiation, et l’habileté dans la pratique des armes ne suffit pas au plus brave d’entre les kchattryas pour atteindre la renommée : il lui faut encore le don de la science, tel qu’il fut accordé à Râma par ce même solitaire. Ce que le poète Vâlmiki appelle la science ressemble beaucoup à un talisman, comme on en peut juger par les lignes suivantes :

« Mon fils Râma (c’est Viçvâmitra qui parle), il faut que, selon la loi, tu touches l’eau avec la main, et je t’enseignerai le souverain bien. Que l’occasion soit donc mise à profit! — Reçois les deux sciences que voici, la forte et la très forte; il n’y aura pour toi ni fatigue ni vieillesse dans ton corps, ni altération non plus dans tes membres. — Ni pendant ton sommeil, ni dans un moment où ton esprit serait troublé, l’ennemi ne pourra l’opprimer, et un autre qui t’égale en force, ô Rània, n’existera pas! — Ni parmi les dévas, les hommes et les serpeus, ni dans les mondes ici-bas, ni parmi les hommes et les femmes, soit en félicité, soit en adresse, soit en sagesse, en connaissance des saintes écritures ou en héroïsme, — il n’y aura personne qui t’égale, ni non plus quand il s’agira de répondre. Après que tu auras obtenu cette double science, tu acquerras une gloire impérissable. — Quand tu posséderas les deux sciences qui sont les mères de la science divine et de la science profane, la faim et la soif ne te tourmenteront plus guère, ô Râma ! Victorieux à travers les défilés, les passages difficiles et les pays lointains, comme aussi à travers les forêts, tu atteindras, dans les trois mondes, au suprême héroïsme, ô Râma ! — car elles sont filles de Brahma, ces deux sciences ; elles soutiennent la vigueur durant toute la vie. Tu es digne, ô Râma, de les recevoir toutes les deux — Et alors Râma, ayant touché l’eau, les mains jointes sur le front, incliné et debout, reçut ces deux sciences de Viçvâmitra, riche en mortifications[10]. »

Dans ces vers, que le poète Vâlmiki semble avoir rendus obscurs à dessein, on entrevoit une cérémonie religieuse pendant laquelle le néophyte touche avec sa main une eau consacrée, tandis que le brahmane lui confère une sorte de sacrement. Achille, trempé dans les eaux du Styx, était resté vulnérable au talon : pour avoir seulement touché l’eau sainte, Râma, destiné à vaincre tous ses ennemis, sera à l’abri de leurs coups, et bravera les maléfices des esprits pervers. Il y a dans cette donnée un côté qui semble puéril : si Viçvâmitra remettait une fiole entre les mains de son jeune héros, on penserait involontairement au baume de Fier-à-Bras ; mais que l’on dégage la pensée morale et religieuse qui se cache sous le voile des mots, et l’on verra que l’une de ces deux sciences est appelée divine. Or cette science divine, qu’est-elle, sinon la connaissance des destinées humaines ? L’homme vient de Dieu et doit retourner à Dieu ; que lui importent les traverses et les périls, les coups et les blessures ? Le guerrier qui est initié à ces mystères dont la connaissance était le privilège du brahmane, le guerrier qui a la foi triomphera des ogres et des démons ; il sera au moins l’égal des dieux secondaires qui ne peuvent atteindre jusqu’à Brahma, et le poète a raison de dire qu’il n’aura guère à souffrir de la faim et de la soif. En un mot, Viçvâmitra a révélé à Râma cette grande vérité, que les brahmanes ne dévoilaient pas aux ignorans : — il y a en nous un principe immortel que la vieillesse n’atteint pas, que les maladies ne peuvent altérer, et qui ne meurt jamais. — La connaissance de cette vérité solennellement annoncée au guerrier qui l’avait seulement entrevue, ou qui n’y songeait guère, ne suffisait-elle pas pour l’élever tout à coup au-dessus des autres hommes, pour le grandir à ses propres yeux et lui faire voir comme à ses pieds toutes les choses de ce monde ?

N’oublions pas que cette scène mystérieuse et solennelle de l’initiation se passe dans l’ermitage de Viçvâmitra. C’est surtout dans le silence des forêts, en face de la nature, que l’idée brahmanique s’épanouit dans toute sa force. Aux kchattryas appartiennent les palais et les citadelles ; la ville proprement dite, avec ses rues encombrées d’éléphans, de chevaux et de chariots, où retentit le bruit de l’enclume, est le séjour des vaïcyas ou marchands ; la caste servile des çoûdras habite les champs et fait paître les troupeaux ; les sages, voués à la contemplation, se plaisent à vivre seuls avec eux-mêmes, entourés d’un petit nombre de disciples. Tout en méditant beaucoup, il est vrai, souvent même à force de penser, les pieux ermites tombaient dans une vague rêverie, et le philosophe se transformait alors en visionnaire. On peut donc admettre que si la sagesse indienne arrivait dans les villes du fond des bois, c’était du fond des bois aussi que sortaient les contes fabuleux et les merveilleuses histoires. La foule accueillait la fable au moins avec autant d’empressement que la vérité ; la poésie elle-même puisait à cette double source, et il en est résulté ce mélange de grandes pensées et de puériles inventions, de haute philosophie et de fantastiques histoires qui s’enchevêtrent dans les épopées indiennes. D’ailleurs les ermites pieux, ce sont encore les poètes qui nous l’apprennent, n’aimaient rien tant qu’à s’entretenir, le soir, après la chaleur d’un jour brûlant, de tout ce qui se disait et se racontait dans les ermitages voisins, bien loin à la ronde, et il s’établissait ainsi, en plein désert, dans les solitudes à peu près inhabitées, un courant de traditions et de légendes qui se répandait dans toutes les contrées de l’Inde. Un peuple voyageur et marchand eût fait de ces récits des contes comme les Mille-et-une Nuits. Dans une société guerrière et galante, ces traditions eussent pris la forme de chroniques rimées, de fabliaux ou de poèmes chevaleresques. Dans l’Inde, où la littérature restait exclusivement entre les mains de la caste sacerdotale, ennemie des lointains voyages, du bruit des armes et de la galanterie, l’imagination, si prompte à s’éveiller, ne l’emporta cependant jamais sur l’enseignement dogmatique et moral ; l’épopée garda son caractère religieux.

Suit-il de là que les grands poèmes indiens, et le Râmâyana en particulier, soient toujours amusans dans le sens que nous attachons à ce mot ? Non, certes ; mais du moins offrent-ils toujours de l’intérêt aux esprits sérieux et réfléchis. Ils nous apprennent, non l’histoire des faits, pour laquelle les sages de l’Inde ont professé trop d’indifférence, mais celle de l’esprit humain cherchant sa voie à travers le panthéisme. Si les poètes, quand il s’agit de décrire une chaîne de montagnes, un fleuve, une forêt, entassent comme au hasard une foule d’épithètes emphatiques trop souvent répétées, s’ils sortent à chaque instant du réel et du possible pour se jeter dans le fantastique et le merveilleux, au moins savent-ils marquer avec précision, en traits énergiques et saillans, tout ce qui peut rehausser la nature humaine, et rappeler à l’homme, à la femme même, le sentiment de ses devoirs. Les faiblesses du cœur et les égaremens de l’esprit ne sont jamais glorifiés dans leurs vers ; tout au contraire, c’est la vertu avec les sacrifices qu’elle impose, c’est l’abnégation et l’abandon de soi-même qu’ils célèbrent à chaque pas, au milieu des épisodes les plus dénués de vraisemblance. Ainsi la fidèle Sitâ, femme de Râma, qui a suivi le héros dans son exil, heureuse de partager ses périls et ses souffrances, obtiendra, elle aussi, un talisman merveilleux. Après une longue marche, elle arrive un soir, accompagnée de son époux, dans l’ermitage d’Atri. Cet Atri était un sage des premiers temps, un des aïeux de la race aryenne, qui a dû exister bien des siècles avant Râma ; n’importe, il faut que le héros rencontre ces patriarches toujours vivans dans le souvenir des Hindous, et qu’il leur adresse ses respectueux hommages. Sitâ, de son côté, va saluer la femme du solitaire, la vieille brahmanie Anasoûyâ (celle qui est sans envie) ; c’est Atri lui-même qui l’y invite. Elle est bien cassée, la vieille brahmanie ! Depuis dix mille ans, elle pratique dans la solitude de rudes austérités : ses cheveux sont blanchis par l’âge, elle peut à peine se soutenir ; mais dans ce corps brisé vit une âme illuminée, épurée par la méditation. Dès que Sitâ s’est nommée en la saluant, Anasoûyâ lui répond avec dignité :

« Abandonnant ta famille, ô Sitâ ! le repos et les honneurs, ô femme, par affection, voilà que tu suis Ràma dans la forêt ; ah ! que cela est bien ! — Que l’époux soit dans la paix ou dans les afflictions, qu’il soit criminel ou bien exempt de fautes, les femmes qui savent faimer ont en partage les mondes de la béatitude éternelle. — Qu’il ait une conduite mauvaise, qu’il vive dans les désordres ou même qu’il ne pratique en rien les devoirs de la justice, la divinité suprême, pour les femmes qui se respectent, c’est encore leur époux. Non, je ne vois pas de lien de parenté plus excellent pour une femme bien née ; l’époux, c’est la famille, le maître, l’unique soutien, le dieu, et même aussi le précepteur spirituel ! — Elles ne comprennent pas cela, par l’effet de leur conduite vicieuse, les femmes mauvaises qui, cédant aux caprices blâmables de leurs passions, agissent mal à l’égard de leur mari. — Elles trouvent la honte, ces pécheresses, et la chute hors de la voie du devoir, elles deviennent la proie du mal certainement, les femmes qui sont ainsi ; — mais celles qui sont comme toi, douées de qualités, c’est au ciel qu’elles habiteront, ô bienheureuse ! comme les saints[11] ! »

Voilà l’enseignement brahmanique nettement formulé en ce qui concerne les femmes ; l’obéissance passive et absolue de l’épouse envers son mari en est le dernier mot ; le précepte est répété partout et sur tous les tons[12]. Sitâ ne l’ignore pas non plus ; aussi répond-elle naïvement : « Il n’y a rien de merveilleux, ô femme respectable, dans ce que tu me dis ; je savais bien aussi que pour les femmes l’époux est la voie suprême ! » Et elle ajoute que les grandes qualités de son époux lui rendent plus facile qu’à aucune autre l’accomplissement de ces devoirs sacrés. Sous les paroles de Sitâ se cache sans nul doute un avertissement discret pour les maris ; le poète semble leur dire : Soyez sages, vertueux, pieux comme Râma, et vous serez plus assurés encore d’avoir des épouses fidèles comme Sitâ !

Nous sommes donc en pleine morale. On dirait que le poète a oublié la forêt dans laquelle son héros s’avance à la manière d’un caballero andante ; mais voici que le fantastique reparaît après le sérieux discours de la vieille brahmanie, et cette femme austère, qui parlait comme un précepteur spirituel, prend tout à coup les traits d’une bohémienne habile dans l’art de préparer les philtres. Au moment du départ, elle donne en présent à Sitâ un onguent, — je cherche vainement un mot plus poétique, — un onguent qui éternisera la beauté de la jeune femme, et la rendra chaque jour plus gracieuse et plus agréable à son époux. Sitâ accepte avec reconnaissance la précieuse recette ; Râma n’a-t-il pas reçu de son côté le don de l’éternelle jeunesse et de l’inaltérable énergie? Entre la vieille brahmanie et la belle Sitâ s’établit aussitôt une grande intimité. Elles causent beaucoup, restant femmes par ce côté, précisément au moment où le poète cherchait à les élever au-dessus de la nature humaine. Depuis longtemps, Sitâ ne trouvait à qui parler dans la solitude de& bois; aussi se dédommage-t-elle en racontant à Anasoûyâ sa naissance extraordinaire[13], les circonstances de son mariage et ses premiers pas sur le chemin de l’exil. Peu à peu on se sent descendre des hautes régions de la fiction dans un milieu plus réel, plus riant aussi, où se meuvent, à travers une douce obscurité, les solitaires pieux, surpris dans l’exercice de leurs pratiques habituelles. Sitâ a fini de raconter; la vieille brahmanie l’embrasse en lui jetant ses deux bras autour du cou :

« Tu me fais là, ô ma fille, un récit bien agréable, excellent ; j’ai plaisir à t’écouter raconter, un grand plaisir, ô loi qui parles avec douceur ! — Mais voilà que le soleil s’en va vers le couchant, et déjà commence la nuit, qui repose, avec son cortège de planètes et de constellations, et toute transparente — Des oiseaux dispersés pendant le jour, et qui s’assemblent aux lieux choisis pour prendre leur nourriture, on entend le bruit. — Les solitaires qui étaient partis vers l’étang pour y faire leurs ablutions, la cruche à la main, ont fini de se baigner, ils reviennent avec leurs vêtemens d’écorce tout baignés par l’eau. — Du milieu des feux où se consume l’offrande des solitaires selon le rite prescrit s’élève une fumée brune comme le cou de la tourterelle qui se montre à travers le ciel sans nuages. — Les arbres qui n’ont presque plus de couleur se confondent dans des masses obscures ; dans le pays environnant, gracieux et calme, ils forment des groupes pareils à des montagnes. — Les êtres qui marchent durant la nuit errent de toutes parts, et les gazelles, hôtes de cette forêt où les solitaires pratiquent leurs austérités, sont venues se coucher au milieu des autels[14]. — Elle s’étend et règne, ô Sitâ, la nuit qu’entoure un cercle de constellations et de planètes, et la lune revêtue de sa douce clarté paraît déjà haute à travers le ciel. — Je te le permets, va auprès de ton époux Râma, etc.[15] »

Avant de renvoyer Sitâ vers son époux, la vieille brahmanie l’invite à faire sa toilette ; malgré son grand âge, — et le poète indique finement ce détail sans y insister, — elle se plaît à voir une jeune belle femme revêtir tous ses ornemens. Râma retrouve son épouse plus gracieuse encore qu’avant sa courte absence : le charme de la recette merveilleuse opère déjà ; mais la beauté de Sitâ pâlit, à notre avis, devant la splendeur de la nuit qui commence. Sereine clarté au ciel, ombres profondes sur la terre, calme partout et silence à peine troublé par la marche des vieillards qui sortent tout trempés de l’eau pure des étangs et par le léger bruit des oiseaux qui se rapprochent des ermitages, tout cela compose un tableau plein de douceur et d’harmonie. Il y a dans ces vers un sentiment intime de la nature tropicale, et je ne sais quelle rêverie mélancolique dont les poètes de l’antiquité classique offrent peu d’exemples, Virgile excepté. Le poète de Mantoue, je me hâte de le reconnaître, a dans ses paysages plus de suavité, il parle au cœur. Vâlmiki vise plus haut ; il s’adresse directement à l’âme. Le premier a des accens que nos sociétés troublées comprennent à merveille, et comme il chante au lendemain des révolutions, il se plaît à peindre les troupeaux qui paissent, les bœufs qui labourent sur un sol ravagé, à peine çendu à l’agriculture. Le second, venu avant les révolutions, décrit une terre vierge qui n’a point souffert encore, et son regard, indifférent aux riches moissons et au bien-être matériel des populations auxquelles l’espace ne manque pas, cherche à travers les solitudes une seule chose : la pensée indienne, la sagesse de sa nation, qui brille au milieu des ténèbres comme un feu sacré.

V.

En insistant quelque peu sur un passage du Râmâyana, en apparence tout poétique, nous ne nous sommes point écarté du sujet qui nous occupe. Le poète Vâlmiki nous y ramène lui-même, en signalant dans ces forêts mystérieuses la marche des êtres malfaisans qui errent pendant la nuit. Ces mots, qui semblent jetés au hasard, rappellent au lecteur la marche aventureuse de Râma, et au héros lui-même la mission qu’il doit accomplir. Râma, on l’a vu déjà, a reçu d’abord les armes symboliques par lesquelles les législateurs caractérisent la puissance royale. Plus tard, le don de la double science lui a été accordé : il ne peut vieillir, ni être vaincu, ni ressentir les effets d’aucun maléfice. Au moment où il va quitter l’ermitage d’Atri pour pénétrer dans la forêt Dandakâ, — laquelle n’est autre que la presqu’île de l’Inde, alors inhabitée, — marchant ainsi vers Ceylan, où il rencontrera le géant Râvana, le vieux solitaire lui parle d’un autre sage des temps anciens, nommé Agastya. Celui-là non plus ne pouvait être d’aucune manière le contemporain de Râma ; mais les poètes hindous procèdent ainsi : au lieu de conduire leurs héros dans les champs élyséens ou de les y transporter en rêve, pour leur montrer les grands hommes de leur race, ils placent ces mêmes personnages sur leur route et les mettent en scène dans le récit.

Prenons donc Agastya tel qu’il est dans le Râmâyana, pieux anachorète, paisible habitant de la Forêt-Noire, et guéri des grands accès de colère auxquels il était jadis trop sujet, La légende en effet lui reproche d’avoir, dans une circonstance mémorable, avalé l’Océan tout d’un trait, et dans une autre, non moins célèbre, abaissé d’un mot les monts Vindhyas, qui séparent l’Hindoustan de la presqu’île indienne, châtiant ainsi la mer et les montagnes, qui avaient osé lui désobéir ! Guidé par les indications que lui a données Atri, le jeune héros, suivi de sa femme et de son frère, va chercher la demeure d’Agastya. Voyez-les passer tous les trois : Râma ouvre la marche, la belle Sitâ vient ensuite, et à l’arrière-garde paraît Lakchmana, qui porte l’arc et les flèches. Autour des trois voyageurs se déroule un immense paysage coupé de lacs et de rivières, et que de hautes montagnes encadrent à l’horizon. Sur les arbres et à travers les broussailles épaisses voltigent en gazouillant et rugissent dans l’omLre toutes sortes d’oiseaux et de gros quadrupèdes : on dirait un tableau de Breughel de Velours. Les gracieux volatiles et les bêtes féroces reviennent souvent dans les poèmes indiens, parce que les animaux qui errent librement dans les bois rappellent les époques primitives où l’homme n’avait pas encore pris possession de la terre. Placés dans ce milieu sauvage, Râma, Sitâ et Lakchmana, qui voyagent à pied et se suivent à la file, ressemblent un peu à trois Indiens de l’Amérique descendant des hautes vallées des Cordillères vers les rives de l’Orénoque ; mais le poète a su mettre l’auréole au front de ces faibles mortels. Râma a pour mission de porter jusqu’à Ceylan la civilisation brahmanique, dont il est le représentant le plus accompli. Dans la démarche silencieuse et presque furtive du héros, respecté par les lions et les tigres, salué par tous les saints anachorètes, qui s’avance vers la pointe extrême de la presqu’île, on reconnaît l’incarnation d’un dieu : patuit deus !

Un disciple d’Agastya a rencontré les trois voyageurs, qui l’ont chargé d’avertir leur maître. Au nom de Râma, le solitaire a tressailli ; il attendait, lui aussi, la venue du jeune prince, incarnation de Vichnou, qui devait assurer aux Aryens la possession paisible de toute la terre. Il lui remettra donc avec empressement les armes merveilleuses que les dieux lui ont confiées. Après avoir honoré de son mieux le héros prosterné devant ses pieds et qu’il appelle a la voie et le sauveur du monde, » il lui offre respectueusement des racines, des fleurs et de l’eau, puis il lui adresse ces paroles :

Cet arc excellent et divin, enrichi de diamans et d’or, cet arc de Vichnou, ô prince des hommes ! il a été fabriqué par Viçvakarman[16], — et ces flèches qui ne manquent pas le but, ces flèches brûlantes données jadis par Brahma, je les ai reçues du grand Indra, ainsi que ces deux carquois aux traits indestructibles, — tout remplis de flèches acérées pareilles à des serpens enflammés, et aussi ce grand glaive enfermé dans un grand fourreau et qui brille comme l’or. — Avec cet arc, ô Râma, ayant tué dans les combats les grands démons, Vichnou a conquis jadis la félicité radieuse des habitans du ciel. — Cet arc avec les deux carquois, ce glaive que je te présente, accepte-les pour la victoire…, — car jadis Indra m’a dit : Lorsque Râma viendra ici, donne-lui cet arc ; — et toi, qui es ce Râma, enfin te voilà venu à notre ermitage ; prends-le, cet arc divin, excellent et sans égal. — Avec cet arc, ô Râma ! tu dompteras le monde tout entier, ô héros victorieux[17] ! »

Après lui avoir remis ces armes surnaturelles, cet arc qui « doit assurer la paix des trois mondes, » le sage Agastya donna encore à Râma une tunique merveilleuse et une paire de pendans d’oreilles qu’il tenait d’Indra. Voilà donc Râma revêtu d’armes plus terribles, quoique moins riches et moins brillantes, que celles d’Achille. Incarnation vivante d’un dieu, il n’a ni bouclier, ni cuirasse, ni casque, mais il tient à la main l’arc à la longue portée avec des flèches enflammées pareilles aux rayons du soleil des tropiques, l’arc dont la corde, en vibrant, fait tressaillir la nature entière, comme la foudre qui éclate dans les airs. Toutes ses armes sont offensives, parce qu’il sera le héros divin destiné à purger la terre des monstres qui l’oppriment, et non le guerrier emporté par la colère qui se jette au milieu de la mêlée, bravant la mort et la portant lui-même dans les rangs ennemis. Il n’aura point affaire à des hommes, mais à des puissances ; ses alliés eux-mêmes seront des êtres pris en dehors de la race humaine[18].

L’ère des grands combats et des aventures commence pour Râma dès qu’il a pris congé d’Agastya. Il a reçu toutes les initiations, tous les dons qui le rendent invincible. Notre intention n’est point de le suivre dans ses entreprises, ni de raconter le dénoûment de ce long drame. Les personnages surnaturels avec lesquels Râma entre en relations avant et pendant la conquête de Ceylan appartiennent à la mythologie ; ce n’est pas la fable, mais la physionomie du héros que nous voulons étudier jusqu’au bout, son caractère à la fois humain et divin. Comme dieu, il lui sera donné de triompher de tous ses ennemis ; comme homme, il devra lutter et souffrir. Il lui a été prédit que, grâce au don de la science, la faim et la soif ne le tourmenteront plus, que la fatigue n’aura pas de prise sur son corps ; mais la douleur morale ne lui sera pas épargnée : il se verra séparé de son épouse chérie, de la fidèle Sitâ, qui a tout quitté pour le suivre dans l’exil. Enlevée par le géant Râvana, qui la transporte à Ceylan à travers les airs, Sitâ a trouvé le moyen de laisser tomber quelquesuns de ses ornemens, espérant ainsi apprendre à son époux la route qu’elle a suivie et le mettre sur sa trace. À ce moment, la nature s’émeut d’épouvante et de pitié ; un frémissement inaccoutumé parcourt la forêt, les bêtes fauves poussent des hurlemens plaintifs, le soleil se voile, et la mer qui baigne Ceylan de ses vagues écumantes se soulève indignée. Râma, ne retrouvant plus sa femme là où il l’avait laissée, la redemande à Lakchmana, son frère. Où est-elle ? en quel lieu est-elle allée ? a-t-elle été tuée ? a-t-elle été dévorée par quelque ennemi invisible ? Puis, voyant ses alliés qui pleurent sans répondre, il se met à se lamenter et s’écrie en se tordant les bras :

« Si tu te caches derrière un arbre pour te jouer de moi, ô Sitâ ! cesse ce jeu ; car ton absence me fait trop souffrir[19]. — Les jeunes faons apprivoisés avec lesquels jouait Sitâ, ne trouvant pas leur maîtresse aux longs yeux, se montrent ici, ô Lakchmana ! — Ces joyaux étincelans qui appartiennent à Sitâ, ces gouttes d’or tombées en désordre sur la terre avec la guirlande, — vois-les, ô mon frère ! qui jonchent le sol de toutes parts, mêlées à des gouttes de sang pareilles à de l’or fondu et qui me font peur ! — Oh ! oui, par des rakchasas changeant de forme à volonté, qui l’ont déchirée et mise en pièces, elle a été lacérée et dévorée, la pieuse Sitâ !… — Quand je serai mort du grand chagrin que me cause l’enlèvement de Sitâ, dans l’autre monde le grand roi mon père me dira : « Comment, après m’avoir promis de rester en exil dans la forêt, parais-tu ici, en ma présence, sans avoir accompli le temps convenu ? — Malheur à toi, qui agis selon ton caprice, homme méprisable qui fausses ta promesse et méconnais tes devoirs ! » Ainsi, sans aucun doute, me parlera mon père dans l’autre monde… — Par toute la forêt, j’ai fait des recherches, et dans les étangs, où abondent les lotus, et dans les montagnes aux reflets étincelans, remplies de cavernes et de torrens. — Et je ne vois point Sitâ, qui m’est plus chère que la vie, bien que je l’aie cherchée à travers les montagnes et dans la forêt, de toutes parts, de tous côtés… — Ô maître suprême des trois mondes, Indra, toi qui es un dieu, fais-moi connaître si c’est pour longtemps que mon épouse vertueuse m’a abandonné ? — Le temps où l’homme jeune, ayant obtenu une épouse, sent redoubler sa joie, ce temps était arrivé pour moi, et voici que celle épouse chérie m’abandonne !… — Pour moi, qui suis séparé de ma famille et qui ne vois plus la fille du roi, je le sens, les nuits seront longues, car je les passerai dans les veilles[20]. »

Aux prises avec l’adversité, le divin héros se lamente comme un simple mortel : ainsi, privé de sa chère Eurydice, Orphée la redemandait aux échos de la Thrace ; mais le poète grec avait perdu sa femme par la volonté des dieux, elle était pour toujours dans les enfers : il ne lui restait donc qu’à pleurer. Le guerrier indien sait que la sienne lui a été enlevée par un ennemi de la race humaine, par un géant qu’il peut combattre, et après un moment de faiblesse il retrouve, sous l’inspiration de la colère, toute son audace, toute sa fierté. Il s’indigne à la pensée que le rakchasa, étranger à tout sentiment de pitié, le méprise parce qu’il contient sa fureur. S’il a pénétré dans la forêt Dandakâ, c’était pour obéir à son père ; le devoir, la fidélité à sa parole, l’ont conduit à s’exiler ; il est donc en règle avec la justice, et le bon droit est de son côté. Sitâ lui a été enlevée, il faut qu’il la retrouve ou qu’il venge sa mort ; les mondes n’auront pas de repos que cet acte de réparation n’ait été accompli. Râma, qui semblait avoir perdu la tête, comprend tout à coup qu’il s’agit d’un combat tel qu’il n’y en a pas eu depuis celui que les titans soutinrent contre les dieux.

« Si elle est vivante, la vaidéhi[21], tant mieux pour les mondes, ô Lakchmana ! si elle a péri, tu verras périr toute la création ! — Parmi les immortels, je jetterai le trouble avec mes flèches aux pointes enflammées, et cela à cause de Sitâ, moi qui ne suis qu’un mortel ! — Et si les dieux ne me rendent pas la vertueuse Sitâ, tout à l’heure, ô Lakchmana, ils verront ce que je puis faire. »

Pour un héros pieux ce sont là des paroles un peu vives et qui ressemblent presque à des blasphèmes ; mais les dieux auxquels s’adressent ces menaces sont des dieux peccables, comme les dit minores de l’antiquité grecque et latine, des divinités secondaires soumises au créateur, comme l’homme lui-même, et souvent moins agréables à leur maître que le mortel vertueux. Il ne faut donc point voir dans les paroles qui expriment la colère de Râma ce sentiment d’impiété qui animait Ajax, fils d’Oïlée, après son naufrage : elles sont, comme l’éclair avant la tempête, le prélude des combats terribles qui vont épouvanter la terre et le ciel. L’enlèvement de Sitâ aura provoqué une guerre dont les générations futures garderont le souvenir, et qui retentira dans toute l’Inde, comme dans la Grèce celle de Troie. Seulement ici les Grecs sont représentés par Râma, par Lakchmana, son frère, et par les singes devenus ses auxiliaires ; les Troyens sont les géans, les esprits pervers qui reconnaissent Râvana pour leur chef. Au lieu d’un fait historique embelli par la poésie, on découvre dans le Râmâyana une allégorie qui exprime le triomphe de la race aryenne sur les barbares ennemis des dieux. Râma, qui a percé de ses longues flèches les géans établis dans l’île de Ceylan, ressemble, au moment de son triomphe, à Apollon vainqueur des cyclopes qui habitaient la Sicile. Le héros du Râmâyana ne disparaît point toutefois de la scène du monde dans un nuage de gloire. Après avoir reconquis son épouse Sitâ, il reprend avec elle la route de sa capitale, où ses sujets l’accueillent avec des cris de joie.

VI.

Le cadre de cette longue épopée renferme en réalité quelque chose comme une odyssée terminée par une iliade. Cependant le sujet du Râmâyana est peu compliqué. Il s’agit des pérégrinations d’un jeune prince, fils du roi d’Oude, exilé par son père, et contraint d’aller passer dans la forêt un certain nombre d’années. Un sauvage lui enlève sa femme, et il résulte de cette agression une guerre à outrance qui se termine par la mort du barbare et la destruction de sa tribu. De cette donnée fort simple, la tradition religieuse et poétique a fait une œuvre complexe. On peut voir dans Râma un mythe, la personnification de la race aryenne, ou simplement le nom collectif d’une dynastie qui sut, en restant fidèle aux traditions religieuses, se concilier l’affection et même le respect de la caste sacerdotale : ce sont là des questions que chacun peut traiter comme il lui plaît. Ce qu’il y a de certain, c’est que le Râmâyana marque une ère nouvelle dans la croyance et dans la littérature de l’Inde. La nouveauté, au point de vue de la doctrine religieuse, consiste dans l’importance qu’a prise Vichnou comme divinité protectrice des hommes et dans le rôle qui lui est attribué comme seconde personne de la triade ; au point de vue littéraire, elle se trahit dans le fait même d’une épopée immense dont un guerrier est le héros. L’autorité royale, contre quelle l’esprit brahmanique avait protesté dans des légendes sans nombre après lui avoir longtemps résisté, la puissance temporelle, personnifiée dans le souverain choisi parmi les guerriers, s’affermissait à mesure que la société aryenne prenait plus de développement. Chargé de gouverner les hommes, ou, comme le disent les législateurs hindous, de les maintenir dans le devoir par la crainte du châtiment, le roi devint la personnification du dieu qui conserve le monde et l’empêche de périr. Comment cette divinité protectrice se sépara du créateur, grand père des êtres, en qui elle semblait d’abord contenue, comment elle prit une forme particulière, les brahmanes n’en ont rien dit. Toujours est-il qu’on la voit s’incarner dans Râma, guerrier, fils de roi, à la demande des dieux inférieurs épouvantés de l’audace des géans et des démons, et du consentement de Brahma lui-même. Ce que Brahma accepte, les brahmanes l’accepteront aussi. Ils remettront donc aux mains du guerrier devenu roi la double science, les armes merveilleuses dont ils prétendaient avoir conservé le dépôt, et la puissance temporelle s’accroîtra d’autant. Ils auront livré de bonne grâce la part de pouvoir qui leur échappait ; dès-lors tout sujet de querelle entre les castes aura cessé, et la paix régnera dans le monde.

Jamais cependant on ne sent mieux le prix de la paix qu’après une longue guerre, une guerre intestine surtout. L’Inde, si l’on en croit les légendes, avait traversé une de ces crises terribles, dont on retrouve les traces dans l’histoire un peu confuse d’un Paraçoû-Râma (Râma à la hache), considéré, lui aussi, comme une incarnation de Vichnou. Voici en quelques mots cette histoire, qui se lie indirectement au sujet du Râmâyama. Jadis une querelle s’éleva entre le brahmane Djamadagni, père de Paraçoû-Râma, et un roi voisin, à propos de la vache d’abondance, — symbole de la terre, ou si l’on veut de la puissance temporelle, — dont les deux castes rivales se disputaient la possession. Djamadagni périt dans la lutte, et son fils pour le venger jura d’exterminer les guerriers. Il les battit dans vingt et une rencontres et les détruisit tous, à l’exception de la dynastie dite solaire, qui régnait à Oude, d’où sortit le Râma chanté par Vâlmiki. Son arme était cette hache terrible qui lui valut son nom ; il l’avait reçue de Civa, troisième personne de la triade, emblème de la destruction. Sur la fin de sa vie, ayant entendu dire que l’autre Râma, fils du roi d’Oude, avait brisé l’arc de Civa, il voulut l’attaquer aussi, mais il sentit bientôt que la force du jeune héros surpassait la sienne. Il se retira donc dans la forêt pour y terminer ses jours. De ces faits il résulte clairement que des brahmanes appartenant à la secte des adorateurs exclusifs de Civa se soulevèrent contre les rois sous la conduite de Paraçoû-Râma, et tentèrent de leur enlever l’autorité temporelle. Cette insurrection paraît s’être calmée lorsque la vieillesse diminua les forces de celui qui l’avait suscitée. Une réaction eut lieu en faveur des guerriers ; les brahmanes établis sur le territoire d’Oude, et qui, selon toute apparence, avaient adopté la croyance plus pacifique d’un dieu clément et compatissant représenté par Vichnou, s’abritèrent sous la protection des rois de ce pays pour faire prévaloir leur doctrine. Le fils du roi Daçaratha, le destructeur des barbares habitans de Ceylan, devint pour eux l’incarnation véritable de cette divinité tutélaire, activement occupée du salut des hommes. Pour bien comprendre le héros du Râmâyana et le sens véritable de cette épopée, il faut donc placer le Râma à la hache en regard du Râma vainqueur des géans[22]. Le second, venu bien peu de temps après le premier, marque déjà d’autres tendances ; l’esprit brahmanique s’est adouci. La fatalité ne pèse plus sur les destinées de l’humanité, on voit paraître enfin un homme né hors de la caste privilégiée, qui saura mériter par ses vertus et par ses efforts persévérans cet amour des dieux et cette puissance irrésistible que les anciens sages se croyaient seuls dignes d’obtenir.

Dans l’ordre des temps, Râma est le premier homme, le premier héros dont le souvenir se soit gravé dans l’esprit des peuples de l’Inde. Les Pourânas, poèmes cosmiques et religieux, sont lus par des savans qui les comprennent tant bien que mal ; des listes généalogiques entremêlées de légendes fabuleuses ne peuvent intéresser bien vivement les populations. Une épopée, au contraire, dans laquelle sont racontés les exploits merveilleux d’un héros divin par la naissance, mais humain par ses traverses et ses douleurs, une pareille épopée ne pouvait manquer de rendre populaire le nom et la personne de Râma. On ne saurait d’ailleurs refuser au pieux guerrier des qualités et des vertus propres à être offertes en exemple. Si Didon ne se fût rencontrée sur sa route, le pieux Énée se rapprocherait beaucoup de Râma par ses grands côtés. Seulement l’austère Vâlmiki, que la tradition représente faisant ses méditations sur un nid de grosses fourmis dont il ne sent pas même les piqûres, n’aurait point passé à son héros de ces gracieuses faiblesses si facilement excusées par l’antiquité classique.

En abordant l’épopée, la poésie indienne n’a rien perdu encore de son austérité. Elle enseigne toujours ; seulement elle joint l’exemple au précepte, qui se fait mieux écouter. Résignation à la volonté paternelle, même quand cette volonté est contraire à la justice, piété envers les dieux, fidélité conjugale, dévouement à la cause des opprimés, affabilité envers les vieillards, respect pour les sages vivant dans la pauvreté, telles sont les vertus que le Râmâyana proclame. En les faisant briller dans la personne d’un prince, Vâlmiki a créé le type le plus accompli du héros sans peur et sans reproche, et j’ajouterais du héros doué de raison, car toutes ses actions tendent au même but : l’extinction de la race ennemie de l’humanité. Mais quelle est la part qui revient à Vâlmiki dans la composition du Râmânaya ? Celle qui revient à Homère dans la composition de l’Iliade. Il a recueilli et coordonné les récits qui avaient cours de son temps et leur a donné l’unité, c’est-à-dire la vie et le mouvement. De plus, il a mis en lumière et en corps de doctrine la croyance en une divinité protectrice, en une providence active, toujours prête à intervenir dans les affaires humaines, et qui se nomme Vichnou, — croyance qui appartient au second âge de la race aryenne, et semble avoir pris naissance après l’époque des législateurs, lorsqu’il y avait déjà dans l’Inde des dynasties puissantes. Il a fait sortir des légendes où elle restait dans l’ombre cette physionomie vraiment admirable du héros pieux, du héros selon les dieux, qui devait être le modèle des rois et consacrer plus définitivement que par le passé la puissance et la grandeur de l’autorité royale, en la colorant d’un reflet divin. Dans son œuvre si longue et remplie de beautés de l’ordre le plus élevé, l’esprit indien se manifeste pleinement avec ses tendances mystiques, ses aspirations vers la Divinité, et son admiration pour les vertus qui font les grandes âmes. Père de la poésie épique, Vâlmiki passe parmi les Hindous pour un poète inspiré, ou, si l’on veut, pour une incarnation de la déesse de la parole. Contemporain de Râma, selon la tradition, il habitait une montagne du Bundelkand, au lieu même qui marqua la première étape du héros dans son exil. C’est là que la postérité aime à le représenter, assis au pied d’un arbre, vieilli par l’âge, amaigri par les jeûnes et couvert de fourmis. Cette fourmilière est devenue le trône du vieux poète, qui ne l’eût pas changé pour celui d’un roi. Quant au héros immortalisé par lui, il a eu de plus hautes destinées. Le fils de Daçaratha est resté dans la croyance des populations de l’Inde ce que Vâlmiki l’avait fait, un dieu, l’une des manifestations de Vichnou. Son nom était le cri de guerre des vaillantes tribus du Radjasthan durant les luttes héroïques qu’elles soutinrent contre les Mogols. De nos jouis encore, de pieux pèlerins suivent sa trace à travers la presqu’île jusqu’à la fameuse digue bâtie par les singes pour joindre Ceylan au continent, et les sectaires qui ont voué à Vichnou un culte particulier sont assurés d’aller droit au ciel, s’ils prononcent en mourant cette invocation sacrée : « Ram ! Ram ! »

Th. Pavie.
  1. Voyez sur les rois maudits la livraison du 1er juillet 1856 ; voyez aussi le premier article de cette série dans la livraison du 1er mai 1856.
  2. Il ne faut pas confondre Brahme avec Brahma. Le premier est le dieu impersonnel de qui émane toute création ; le second est la première des trois divinités qui composent la triade indienne, le créateur, le grand père des êtres. Brahme, qui est du genre neutre en sanskrit, peut être défini : la cause divine, l’essence du monde, le grand tout d’où sont sorties les créatures, et qui les absorbera de nouveau à la fin des temps.
  3. Chant de l’Adikanda, chap. v. Dans ce passage et dans ceux qui sont traduits plus bas, je suis l’excellent texte publié par M. G. Gorresio, de l’académie de Turin, sous les auspices du roi Charles-Albert.
  4. Même chant, chap. xiv.
  5. Il avait été d’abord le nain Vamana, qui enleva par surprise la possession des trois mondes au puissant roi Bali, puis Paraçoû-Râma, dont nous parlerons plus loin. Le héros du Râmâyana est désigné plus spécialement par le nom de Râma-Tchandra.
  6. Quelques savans ont vu dans le nom de Taprobane, donné par les anciens à l’île de Ceylan, une altération du mot hindoustani Tâpou-Râvana, île de Râvana.
  7. Voyez la Revue des Deux Mondes, livraison du 1er juillet 1856.
  8. Chant de l’Adikânda, chap. xxvi.
  9. Féminin de yakcha, gnôme, esprit qui hante les bois. Le yakcha est beaucoup moins puissant et surtout moins pervers que le rakchasa. Les bouddhistes en ont fait une espèce de lutin qui se cache dans les arbres pour narguer les voyageurs et se livre au clair de lune à des danses joyeuses.
  10. Chant de l’Adikânda, chap. xxv.
  11. Chant de l’Aranyakânda, ch. iie.
  12. Deux épisodes du Mahâbhârata souvent traduits, l’histoire de Nala et celle de Sâvitrî, ont développé de la façon la plus dramatique et la plus touchante cette théorie de la fidélité que la femme doit à son maître.
  13. Sitâ est considérée comme la fille de Djanaka, roi du Mithila, — aujourd’hui le Tirhut, — au nord-est du Bengale. Un jour que Djanaka traçait avec la charrue le lieu destiné au sacrifice, la jeune fille sortit de terre, tenant ses deux mains levées. Râma l’avait obtenue pour épouse en rompant un arc merveilleux qu’aucun prince n’avait pu tendre.
  14. C’est-à-dire dans les espaces creusés au-dessous du niveau du sol et destinés à recevoir l’offrande.
  15. Chant de l’Aranyakânda, chap. v.
  16. Le Vulcain de la mythologie indienne.
  17. Chant de l’Aranyakânda, chap. xviii.
  18. Le roi des vautours, qui semble avoir appartenu, comme Râvana, à une création antérieure, et les grands singes, conduits par Hanouman, leur chef.
  19. On retrouve la même pensée dans l’épisode de Nala ; mais c’est Damayanti qui adresse ces paroles à son époux, qui l’a lâchement abandonnée : « Tu es là, tu es là, ou te voit bien ; oh ! prince, je te vois ; caché là derrière des broussailles, pourquoi ne me réponds-tu pas ?… » Mahâbhârata, chant du Vanaparva, épisode de Nala, lecture 63e.
  20. Chant de l’Aranyakânda, chap. lxvii et lxviii.
  21. L’un des noms de Sitâ, littéralement l’étrangère.
  22. Il est difficile de s’expliquer comment ces deux personnages, si différens dans leurs actions, peuvent être des incarnations d’un même dieu. Paraçoû-Râma n’est au fond qu’un brahmane çivaïte, emporté, vindicatif et implacable comme le dieu qui lui a mis en main son arme vengeresse. Il descendait du terrible Bhrigou, sage des anciens âges dont nous avons déjà parlé. Voyez la livraison du 1er juillet 1856.