Études sur l’Inde ancienne et moderne/07

La bibliothèque libre.


VII.
ÇAKYA-MOUNI
la société hindoue pendant la période bouddhique et l’invasion musulmane.




I.

S’élever au-dessus de la terre et parvenir à un monde meilleur, tel est le problème que tous les systèmes philosophiques et religieux de l’Inde ont cherché à résoudre. Parmi les chefs des écoles anciennes, il y en eut qui prétendirent que l’homme pouvait, par la seule énergie de ses facultés morales, dompter les puissances de la nature et commander aux élémens. Il s’agissait pour eux d’arriver à bien connaître les principes de toute chose. La science était le dernier mot de cette doctrine hardie. D’autres, moins éloignés de la tradition primitive, admettaient avec des dieux secondaires une divinité supérieure, symbole de ces mêmes puissances naturelles, souvent violentes dans leurs effets, — Çiva, appelé aussi Mahâdéva, — magnus deus. En pratiquant de rudes austérités, en se livrant à une méditation intense, l’adorateur de Çiva, pensaient-ils, devient assez fort pour soutirer l’éclat terrible qui réside dans le dieu objet de son culte, pour le désarmer en quelque sorte et arracher la foudre aux mains de ce Jupiter redoutable. Enfin d’autres penseurs, plus confians dans la bonté de Dieu, dont ils discernaient mieux les attributs, substituèrent à la science l’amour et la foi : ils se prirent à aimer avec tendresse et à invoquer avec espérance les incarnations de la Divinité, qui se manifestait visiblement aux enfans de la terre. À Civa qui détruit, ils opposèrent Vichnou qui conserve.

Cette dernière croyance se montra dans l’Inde après les deux autres. Appartient-elle en propre à la race aryenne ? est-elle venue d’ailleurs ? L’histoire ne nous apprend rien sur cette grave question. Toujours est-il qu’on la voit se produire longtemps après le naturalisme allégorique sorti de la doctrine des Védas, et entraîner les peuples de l’Inde hors des voies que leur traçait la tradition antique. De l’amour de Dieu à l’amour de l’humanité, il n’y a qu’un pas : ce pas fut franchi lorsqu’un fils de roi, Çâkyà-Mouni, quittant le palais de ses pères, parcourut l’Inde en proclamant une doctrine nouvelle ; mais, pour que ce réformateur trouvât à qui parler, il fallait qu’un élément étranger se fût mêlé à la race aryenne. Or cet élément, c’étaient les indigènes, longtemps qualifiés de barbares, qui avaient fini par entrer dans la société indienne, par la pénétrer avec leurs instincts plus naïfs et leurs aspirations vers le merveilleux. Était-il étonnant que l’esprit populaire réagît contre les dogmes imposés jadis par la conquête, quitte, à y revenir plus tard, tant il se rencontre d’incertitude et de mobilité dans les masses ?

Il y a donc lieu de signaler ce mélange des indigènes à peau noire avec les Aryens au teint blanc comme un fait important, et dont on doit tenir compte quand on parle de la société indienne. Il explique bien des contradictions apparentes, bien des modifications dans les idées religieuses. Aujourd’hui il n’y a plus dans l’Inde de purs Aryens que les brahmanes, et encore beaucoup d’entre eux, qui passent pour de faux brahmanes tardivement affiliés à la caste suprême, n’ont-ils aucun droit à revendiquer un titre de noblesse qu’ils s’arrogent sans preuves. La masse des populations indiennes se compose presque tout entière des descendans des peuples autochthones. À mesure que la race conquérante s’avançait vers le sud et vers l’ouest, des villages composés d’artisans et de laboureurs demandaient à entrer dans le système politique et religieux qui la régissait et constituait sa force. Le brahmanisme adoptait comme enfans de la famille aryenne ces utiles et pacifiques travailleurs ; il leur donnait rang parmi les gens de la troisième caste, les vaïcyas, en leur conférant le cordon d’investiture comme récompense de leur conversion. Porter en sautoir le cordon fait de trois brins de laine[1], fut-on chaudronnier ou tisserand, c’est dire à la face de tous : « J’appartiens par naissance ou par adoption à la race des Aryens, à une caste classée ; j’ai reçu le sacrement d’initiation, et j’ai le droit de me faire lire les saintes écritures… » Les vaïcyas de nos jours ne sont pas moins fiers que ceux d’autrefois de montrer le cordon sacré, dont ils ont soin de faire flotter l’extrémité sur la hanche droite.

Vouée aux travaux de l’agriculture, aux arts manuels et au commerce, cette caste, inférieure dans l’ordre de la hiérarchie brahmanique, mais importante par le nombre devait occuper dans l’état une place considérable. En elle résidait l’esprit pratique de la nation hindoue. Par l’industrie, elle acquérait de grandes richesses ; par les voyages de terre et de mer, elle se mettait en communication avec les pays étrangers, et elle élargissait le cercle de ses connaissances. Il arriva une époque où presque tous les trônes de l’Inde, morcelée en petites provinces, lurent occupés par des vaïcyas ; mais cette époque se fit longtemps attendre. Dans les poèmes épiques, consacrés à chanter les hauts faits de la caste guerrière, et qui montrent les héros sous des traits divins, la caste des marchands et des agriculteurs n’a point de rôle encore. Quand les grands seigneurs se font la guerre, les petites gens sont mis en oubli. D’ailleurs le vaïcya, tout occupé de ses travaux journaliers, pouvait bien amasser des trésors, fonder des temples, doter des communautés de brahmanes : ses droits s’étendaient jusque-là ; mais il lui était défendu de discuter sur les choses de la religion, comme aussi de se mêler de l’interprétation des lois. Cette liberté d’examen, refusée également à la caste guerrière, le vaïcya ne songeait point à la réclamer ; Il se contentait de faire parade de sa fortune, d’honorer les dieux dans la personne des prêtres, et d’inscrire sur les murs des pagodes son nom plébéien. L’homme enrichi, dont l’orgueil trouve pleinement à se satisfaire, reconnaît volontiers que tout va bien dans ce monde ; il n’est point tourmenté du désir de détruire ou d’innover.

Cependant, comme l’ambition est plus difficile à satisfaire que la vanité, il arriva que les guerriers, poussés par la rage de s’agrandir toujours, en vinrent à s’attaquer les uns les autres ! L’amoindrissement de la caste royale eut pour effet de rendre plus puissante celle des brahmanes et d’élever d’un degré celle des vaïcyas. La nation indienne perdit, il est vrai, de sa grandeur, lorsque les vieilles familles royales, de plus en plus affaiblies, disparurent de là scène du monde. La haute poésie s’éteignit avec elles ; après les guerres terribles racontées par le Mahâbhârata, il règne dans l’Inde un morne silence : les poètes n’ont plus rien à chanter. C’est au milieu de luttes acharnées produites par des haines de famille que les Pândavas ont succombé[2]. De part et d’autre, les chefs engagés dans cette guerre impie obéissaient à des instincts pervers, l’ambition, l’envie, la cupidité. Toutefois, sur ce fond obscurci par les passions humaines, des sentimens héroïques avaient brillé avec un éclat incomparable. Si la cause était mauvaise, les guerriers avaient su se montrer les dignes fils et les émules des dieux sur le champ de bataille comme dans l’exil, dans les épreuves de leur longue carrière comme au moment de leur mort. Quand ils ont quitté ce monde, on sent qu’une grande et forte génération a disparu pour toujours. Que voit-on surgir en effet dans le domaine de la poésie et de la tradition ? Un petit prince, Krichna, que la légende évoque du fond de sa province reculée. Qu’entend-on retentir sur le sol de l’Inde, que troublaient naguère les conques sonores et les tambours bruyans ? La flûte du berger de Vrindavan, qui charme les oreilles et fascine les cœurs des gardeuses de vaches !

C’est qu’avec les générations nouvelles a commencé une ère nouvelle aussi. Rendues aux travaux des campagnes, au commerce, à l’industrie, les classes inférieures acquièrent une importance qui leur avait manqué tant que duraient les grandes guerres. Il se forma donc dans l’Inde, sous l’empire de la paix, quelque chose comme une bourgeoisie considérable par ses richesses, médiocrement éprise du passé, très occupée du présent et regardant l’avenir avec espérance. À l’avènement de cette classe intermédiaire correspond la réforme bouddhique, la réforme de Çâkya-Mouni, qui dut à cette bourgeoisie de l’Inde, il y a tout lieu de le croire, ses succès rapides et ses prodigieux développemens.

Les enseignemens de Çâkya-Mouni portaient atteinte aux privilèges des brahmanes et abaissaient l’orgueil tyrannique des rois ; mais ils ne choquaient en rien les instincts des classes intermédiaires et inférieures qui composaient la masse de la nation hindoue. Basée sur le principe de l’union de l’âme individuelle avec l’âme universelle, sur le djoguisme, la doctrine du réformateur tendait ouvertement à modérer les désirs du cœur et à tempérer la fougue des passions. Poussé à ses extrêmes limites, ce système suspend la vie de l’âme, de l’esprit et du cœur, pour conduire l’homme à s’anéantir dans le grand tout. Dès lors plus de privilèges de castes, plus d’enivrement du pouvoir absolu, plus d’orgueil de race : l’homme vaut par lui-même, selon qu’il a plus ou moins de vertus. La distinction des castes une fois mise à néant, les classes méprisées relèvent la tête ; elles ont leur place dans la société renouvelée. Ce qui distingue en effet Çâkya-Mouni de tous les autres chefs de secte qui ont paru dans l’Inde, c’est précisément une tendre et généreuse affection pour toutes les créatures. Sa doctrine semble avoir été d’abord toute pratique, à la différence de celles qu’avaient préconisées les brahmanes avant lui. Laissant de côté la création, ne s’occupant ni de la théogonie établie, ni de la rivalité des sectes, il s’inquiète de l’homme qui souffre sur cette terre et aspire sans cesse à un monde meilleur. Vaincre la douleur et dompter la mort, tels sont les deux grands problèmes dont la solution le préoccupe. La douleur, dira-t-il, est produite par les mauvais penchans, par les passions, par les vices qui troublent nos cœurs ; à force de veiller sur ses sens, on en détruira la cause. La mort est de sa nature un mal inévitable ; mais si vous l’appelez un mal, c’est que vous avez pris la vie au sérieux. Or, la vie et tout ce qui la compose n’étant qu’illusion et mirage, pourquoi s’y attacher ? Ne vaut-il pas mieux s’efforcer d’atteindre, dès ce monde, ce qui échappe au temps, s’associer, s’unir par une méditation intense à ce qui ne finira jamais ?

Ainsi simplifiée, cette philosophie ascétique en vaut bien une autre, d’autant plus qu’elle recommande la vertu comme une condition essentielle du bonheur et de l’absence de toute souffrance. Le stoïcisme niait que la douleur fût un mal : Çâkya-Mouni admet le contraire ; mais il espère éteindre la douleur par la vertu comme on éteindrait sous les flots d’une eau pure un feu dévorant. Au lieu de déifier le vice ou de l’excuser par l’exemple des dieux, il se tient en défiance contre la surprise des sens. Il glorifie la continence, la chasteté, les hautes vertus que le brahmanisme avait prônées, lui aussi, mais sans s’apercevoir qu’il les attaquait dans des légendes grossières, et surtout sans se mettre en peine de les pratiquer. Çâkya-Mouni pratique tout le premier la vie de perfection dont il formulera les préceptes. Il peut dire : « Imitez-moi, et vous serez délivré des naissances à venir ! »

Éviter les naissances à venir, tel est le dernier mot de la doctrine du réformateur. Enfermé dans le cercle des naissances multiples que le panthéisme indien traçait autour de lui, Çâkya-Mouni est allé se heurter contre ces dogmes désolans. À la différence des brahmanes, il a énoncé une morale simple, précise, obligatoire pour tous ; mais à force de faire taire son cœur et de comprimer son âme, à force de condamner son esprit à la recherche de l’absolu, il n’a plus ressenti en lui-même, ni reconnu hors de lui, dans les œuvres de la création, le souffle et l’action puissante d’un Dieu éternel. Par sa doctrine épurée, Çâkya voulait faire des hommes autant de saints ; seulement il oubliait que la sainteté a droit à des récompenses plus nobles que l’anéantissement final, moins négatives que l’extinction de toute douleur dans un sommeil léthargique. Aussi les brahmanes crièrent-ils à l’athéisme, non pas qu’ils eussent eux-mêmes la notion bien nette d’un dieu éternel, dégagé de la matière, mais parce qu’ils admettaient, officiellement du moins, les divinités immortelles et un paradis. Drs partisans plus ou moins avoués de la doctrine panthéistique de Çâkya-Mouni ont dit aussi : La vertu pour la vertu, n’est-ce pas un dogme sublime et l’idéal du désintéressement ? Le malheur de cette doctrine, c’est de faire de chaque homme un être isolé qui se retire dans la méditation comme dans une carapace, s’engourdit comme la marmotte sous la froide enveloppe de son égoïsme, et se fige comme la goutte de cire autour d’un flambeau éteint. Il faut que la vie soit un combat et non pas un sommeil ; il faut que le cœur de l’homme batte pour quelque chose, et qu’il s’échauffe aux rayons de l’amour divin.

En quoi consiste donc la généreuse affection de Çâkya-Mouni pour les créatures ? Elle consiste dans un sentiment profond de pitié et de sympathie pour tout ce qui souffre. On reconnaît que le réformateur est vivement affecté des maux qui accablent l’humanité. Voilà, pourquoi il exhorte les hommes à s’abstenir de tout ce qui peut troubler l’harmonie et la paix au dedans et au dehors. Il ne s’apercevait pas qu’en obéissant aux préceptes de cette charité négative, le cœur humain perd chaque jour de sa sensibilité et finit par s’émousser complètement. Son désir le plus ardent était sans nul doute d’arracher les esprits aux erreurs d’un polythéisme extravagant. Il semble avoir songé surtout à ces masses du peuple, à ces foules ignorantes obéissant aux préceptes brahmaniques par routine, sans réflexion, sans nul souci de la morale, passant de la folie des sens à la crainte puérile des idoles, flottant au hasard des impressions du moment. Habitué à sonder son propre cœur, il s’émeut de pitié pour les populations aveuglées qu’un rayon de vérité pourrait éclairer, et qu’une bonne parole amènerait peut-être à réfléchir et à raisonner. Rappelant sur la terre les imaginations fascinées par le merveilleux, il voulut les gouverner par les lois d’une affectueuse harmonie dans laquelle il faisait rentrer toutes les créatures, tout ce qui pense, tout ce qui vit, et même tout ce qui végète ! À force d’étendre ses sympathies sur les êtres de la création, il abaissa l’homme au niveau de la bête privée de raison, et en vint à ne plus voir dans ses semblables qu’une manifestation, de la vie plus parfaite, plus accomplie, dont il apercevait déjà le germe dans le plus chétif animalcule.

Sous les dehors d’une modération débonnaire, Çâkya-Mouni cachait, il faut le reconnaître, un système très hardi et même très dangereux. Il ne s’attaque point aux dieux, mais il n’admet pas les sacrifices du culte traditionnel ; il ne prie plus, il médite. La division des castes est respectée en principe, mais quelle signification a-t-elle désormais ? À quoi sert le prêtre quand il n’a plus d’autel, et le docteur de la loi quand les saintes écritures sont rejetées ? C’est donc politiquement que Çâkya-Mouni reconnaît la caste des brahmanes et celle dès rois : il y voit un fait historique, et rien de plus. À qui fait-il donc appel ? qui prétend-il attirer à sa doctrine ? On le comprend sans peine ; ceux qui ne sont ni prêtres ni guerriers, la nation en masse, les vaïcyas, qui, sans avoir l’influence des hautes classes, ont au moins la puissance du nombre. Il est de fait que le réformateur eut pour ennemis constans, les brahmanes, qui s’alarmaient à la fois pour eux-mêmes, pour leurs privilèges, pour les traditions aryennes, qu’ils avaient eu tant de peine à maintenir à travers une longue série de siècles. Bien des rois aussi se montrèrent d’abord hostiles à la réforme de Çâkya-Mouni, qui blâmait leurs plus chères imperfections. Plus tard ils l’adoptèrent avec un certain empressement, s’étant aperçus que l’autorité religieuse enlevée aux brahmanes devenait dans leurs propres mains comme un second sceptre respecté des nations. Lorsque la royauté se fit bouddhiste, la physionomie de l’Inde fut profondément altérée. Littérature ancienne, culte traditionnel tout fut mis en oubli, tout resta suspendu : on eût dit un monde nouveau ; il n’y eut de persistant que l’intraitable orgueil des brahmanes refoulés dans l’ombre, méconnus, persécutés même, et qui pourtant ne désespérèrent jamais de faire rentrer la race des Aryens dans la voie des traditions anciennes.


II.

La primitive doctrine reconnaissait que l’âme humaine peut s’absorber en Brahma par la méditation. Quoique assez mal défini et à peine revêtu des caractères qui constituent la personnalité, Brahma est dieu, et on lui rend un culte réglé par le rituel. Çâkya-Mouni voulait que l’âme s’absorbât dans l’âme universelle, ou plutôt dans une sorte de néant qui ne réclame aucune adoration de la part des hommes. Toutefois, comme il laissait régner dans l’olympe indien les divinités aryennes depuis longtemps vénérées, comme il prêchait la vertu, son système, qui aboutissait à l’athéisme, n’avait rien de l’impiété agressive ou de l’irréligion effrontée qui épouvante les âmes honnêtes. Les populations hindoues s’y trompèrent facilement ; le bouddhisme développa en elles les instincts d’une dévotion minutieuse et puérile. Elles ne vénéraient point dans Çâkya le raisonneur ennemi de la Divinité ; la preuve, c’est qu’il devint dieu lui-même après sa mort ; c’est que de sa doctrine même sortit une religion complète qui a son rituel aussi, ses cérémonies multipliées, ses temples, tout excepté le sacrifice proprement dit, et encore serait-il permis d’appeler de ce nom les offrandes que l’on déposait devant ses statues. Cette religion, destinée à être professée par cent millions d’Asiatiques, avait encore cela de particulier, qu’elle était essentiellement expansive et avide de prosélytisme. Le bouddhisme semblait offrir à l’adoration des fidèles un dieu nouveau, libre de tout engagement vis-à-vis des deux-fois-nés, et qui contractait avec l’humanité le pacte d’une nouvelle alliance. Il effaçait les différences de races et de nations : à ses yeux, tous les peuples sont enfans de la même famille et formés du même limon. Il n’y avait là au fond qu’une application plus large de la pensée de Çâkya-Mouni, qui supprimait la distinction des castes au point de vue philosophique. D’ailleurs toute prédication implique une certaine ardeur de prosélytisme, et Çâkya, le premier en Orient et dans les temps anciens, prêcha publiquement sa doctrine.

Fils de roi, élevé dans un palais, au sein des grandeurs, le jeune Çâkya semble avoir contracté de bonne heure le dégoût des choses de ce monde. On se le figure volontiers sous les traits d’un jeune homme mélancolique, porté à la rêverie et à la tristesse, médiocrement tourmenté par les passions, habitué à se rendre compte de ses sensations et de ses idées, très impressionnable par tempérament, et partant très prompt à tomber dans l’abattement, à ressentir de ces peines indéfinissables qui troublent le cœur et inquiètent l’esprit. Il ne pouvait avoir le culte des héros, auxquels il ressemblait si peu. Rien en lui ne rappelait le guerrier aryen, le chevalier errant, le dompteur de monstres, le kchattrya célébré par les poètes de l’Inde. Ses historiens prétendent qu’il refusa de se marier. Préférant les rigueurs d’une vie d’anachorète aux mollesses d’une existence princière, il se retira dans la campagne pour méditer. Après de longues années passées, à la manière des anciens sages, sous un arbre, dans l’attitude d’une méditation recueillie, Çâkya, mûr pour la prédication, commença de faire entendre sa parole aux foules qui l’écoutaient. Non-seulement il avait renoncé au trône, mais il avait embrassé la vie pauvre d’un ermite. En quittant le palais de ses pères, il a coupé ses cheveux, emblèmes d’une jeunesse épanouie, il a distribué ses richesses à ses serviteurs, il s’est dépouillé de tout ce qui pouvait lui donner sur le peuple une autre autorité que celle de ses vertus, un autre prestige que celui de la vérité, qu’il croit avoir trouvée.

S’il y avait eu dans l’Inde des artistes capables de retracer par la couleur ou par le ciseau les prédications de Çâkya, quels curieux ouvrages ils auraient produits, et comme la postérité prendrait plaisir à les étudier ! On y aurait vu le réformateur assis, les jambes croisées, sous son arbre favori ; les gens de la classe moyenne, appuyés sur leurs instrumens de travail, l’écoutent avec une surprise mêlée de joie, tandis que d’un côté les brahmanes, s’arrêtant au seuil de la pagode antique, lui montrent le poing avec colère, et que de l’autre passent, fièrement revêtus d’armures splendides, et portés sur leurs éléphans de parade, les guerriers hautains, regardant avec un sourire de pitié le fils de roi qui s’est fait humble pour parler aux petits. À défaut de ces compositions allégoriques, — et trop souvent déclamatoires, — nous avons les bas-reliefs et les pierres sculptées qui représentent les quatre phases de la vie du pieux réformateur : la naissance, la méditation, la prédication, et le sommeil éternel. Il va sans dire que la légende a brodé ses capricieuses arabesques autour de ces quatre sujets, si simples en eux-mêmes. Ce qu’on y remarque cependant, c’est que l’art a fini par rentrer dans les données de l’humanité et de l’honnêteté. Plus de figures monstrueuses, plus d’obscénités surtout : les formes sont devenues plus naturelles, les attitudes plus gracieuses. L’expression de la piété et de l’adoration y est rendue avec simplicité. Le Bouddha a vraiment la physionomie d’un saint personnage, et l’on conçoit très bien que l’assistance lève vers lui des bras supplians. La vue de ces bas-reliefs bouddhiques éveille des idées bien autrement douces et recueillies que les terribles et fantasques sculptures des grottes d’Éléphanta, où toutes les têtes sont sévères jusqu’à la dureté, souvent même grimaçantes jusqu’à l’ignoble[3].

L’art peut être considéré comme le reflet et l’expression de l’époque au milieu de laquelle il se développe. Ce qui reste de l’art bouddhique semble indiquer une société moins éprise du fantastique et du monstrueux que par le passé, moins dominée aussi par les terreurs d’une superstition grossière. Çâkya-Mouni a pris les traits d’un dieu, ceux du Bouddha par excellence ; mais ce dieu n’a plus que deux bras, ces deux bras sont désarmés, et les mains se joignent sur la poitrine avec un geste de tendresse persuasive. Sous l’influence du culte de cette divinité débonnaire, les mœurs de l’Inde durent s’adoucir et aussi s’épurer. La quiétude de l’âme, si fortement recommandée par la doctrine nouvelle, tendait à effacer les haines de famille entre les princes, elle devait aussi amoindrir singulièrement l’amour de la gloire. Le peuple se détournait du souvenir des héros et de leurs sanglans exploits ; il laissait les brahmanes laver, frotter, parfumer en silence les idoles délaissées, frapper aux fêtes solennelles les gros tambours et les cymbales retentissantes ; il les laissait souffler dans les longues trompettes recourbées qui pouvaient l’effrayer encore, mais qui ne lui commandaient plus le respect. Entraînées par un irrésistible désir d’adorer une divinité et de lui adresser des prières, les populations hindoues avaient bien pu mettre la sainte auréole autour du front de Çâkya, qui ne l’ambitionna jamais ; ce qui vaut mieux, c’est qu’elles avaient aussi pris au sérieux ses enseignemens de morale, au moins dans une certaine mesure. On voyait d’innombrables monastères couvrir le sol de l’Inde quelques siècles après la mort du réformateur. Dans les temps de la première ferveur, on y vécut régulièrement. Toute l’activité de l’esprit se tournait vers la contemplation ; l’étude et la compilation des textes sacrés absorbaient complètement les pieux fidèles qui avaient déclaré à leurs sens une guerre opiniâtre. Depuis le pays de Bamyan jusque sur les deux rives de la presqu’île et jusqu’à Ceylan, des milliers de saints personnages, nommés arhat, étudiaient, avec ardeur et enseignaient avec zèle les traités relatifs aux dogmes, à la discipline et aux divers systèmes sortis de la doctrine bouddhique. De toutes les contrées de l’Inde il s’élevait comme un murmure confus de voix priant, récitant les formules consacrées, répétant sans relâche avec ferveur et espérance le nom de Bouddha. Les Hindous de toutes les classes, moins les brahmanes[4], semblaient ne former qu’un peuple de religieux discutant sur les mérites de Çâkya, sur les actes de sa vie, sur ses prodiges, sur sa mort triomphante, et aussi de casuistes occupés à approfondir les puérilités les plus niaises.

Dans l’intimité des familles et dans la vie domestique, on adorait aussi Bouddha, et on lui présentait des offrandes. On racontait les histoires merveilleuses et édifiantes de marchands navigateurs sauvés du naufrage pour avoir invoqué son nom, de bonzes voyageurs qui avaient converti des brigands prêts à les égorger ; on parlait encore de brahmanes forcés de se rendre à l’évidence de la doctrine bouddhique et d’en proclamer la vérité. Dans les contrées où les représentans de l’ancienne loi résistaient avec obstination aux entraînemens de la foule, on en venait à se battre à coups de discours. Il y avait des colloques entre les brahmanes les plus savans et les bonzes les plus instruits. Dans ces réunions solennelles ; on discutait vivement et longuement ; souvent on se séparait sans s’être entendu, et plus ennemis qu’auparavant, mais avec les apparences de la cordialité. Quelquefois un brahmane, fier de sa science, proposait un défi à ses antagonistes avec cette clause que la langue du vaincu serait clouée sur un poteau. Venaient ensuite les persécutions des adhérons du brahmanisme contre les sectateurs des dogmes nouveaux, et de ceux-ci contre leurs adversaires. Le vieux levain de la haine et de la colère, qui fermentait au cœur des brahmanes, reparaissait soudainement, et alors malheur aux bouddhistes s’ils avaient le dessous ! Ils étaient traités en rebelles ; puis, quand venait l’heure de la revanche, ceux-ci se ruaient avec rage contre la caste implacable qui toujours relevait la tête. Ainsi s’aigrissaient les esprits ; ainsi des luttes violentes, en arrachant les bouddhistes à la quiétude de leurs méditations, leur apprenaient à eux-mêmes qu’ils n’étaient décidément victorieux ni de leurs propres passions, ni de leurs éternels ennemis.

Au milieu de ces conflits religieux, auxquels la politique ne pouvait demeurer étrangère, il restait un rôle à prendre pour la royauté. Tandis que quelques princes demeuraient les fidèles allies du brahmanisme, d’autres se déclaraient pour la doctrine de Çâkya-Mouni. Parmi ces derniers, le plus célèbre fut Açoka, qui régnait à Patalipoutra[5]. Les bouddhistes disent, en parlant de lui, qu’il fit prospérer leur religion dans l’Inde entière ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il marque la période la plus brillante du bouddhisme, et son nom, oublié désormais dans sa patrie, vit encore dans la mémoire des bonzes chinois. Il apparaît dans l’histoire comme une espèce de piétiste fort occupé de moraliser ses peuples. Les inscriptions tracées par ses ordres sur des piliers, afin que chacun pût les lire et qu’elles fussent comme un monument éternel de son zèle, ressemblent à des sermons. Il ne s’agit pas de transmettre à la postérité la date ou les circonstances d’une victoire, mais bien de réveiller dans l’âme des gens de toutes les classes l’amour de la vertu. « Qu’importent la gloire et la renommée ? dit-il quelque part. Il n’y a d’utile et de bon que l’observance des devoirs et la pratique des vertus morales ! » Tout roi qu’il est, son langage a l’humilité qui convient à un bonze ; il proclame les misères du cœur humain et la difficulté qu’il y a pour les grands d’atteindre à la perfection. Dans ces pieux discours, écrits sur la pierre, Açoka s’adresse indistinctement à tous ses sujets, et aux femmes comme aux hommes. Il parle avec l’autorité d’un roi qui n’a pas de supérieur dans l’ordre de la hiérarchie spirituelle, et aussi comme un chef de famille, comme un père qui veillé sur l’éducation morale de ses enfans[6]. Il avait donc réuni entre ses mains la double autorité politique et religieuse que les souverains exercent dans certaines contrées de l’Europe séparées de la cour de Rome. Ce seul fait révèle tout un ordre social nouveau pour l’Inde, et dont le témoignage irrécusable a été transmis à la postérité par ces mêmes inscriptions que la sagacité des philologues modernes devait déchiffrer malgré la forme étrange à une écriture vieille de vingt siècles. L’autorité des brahmanes est éclipsée, puisque l’enseignement ne leur appartient plus. Il n’y a plus de castes, puisque la même morale est prêchée à toute la population, puisque la parole royale convie tous les habitans du pays à la pratique des mêmes austérités et des mêmes devoirs. Le prince dévot qui a écrit ses mandemens sur le granit croyait à la pérennité de sa foi ; il la voyait s’étendre autour de lui et sous sa protection jusqu’aux confins de son royaume. En une occasion solennelle, il donna à manger à soixante mille religieux, s’il faut en croire les textes bouddhiques. Que l’on réduise de moitié ce chiffre prodigieux, il n’en demeure pas moins évident que, trois siècles après la mort de Çâkya[7], des milliers d’Hindous de toutes les classes se vouaient, à l’exemple du maître, au silence et à la retraite. Les trésors des rois, jadis consacrés à fonder des temples brahmaniques, s’épuisaient à construire des monastères grands comme des villes, et à couler en or et en argent de colossales statues de Bouddha. Il faut convenir que les princes devaient bien quelque reconnaissance à la doctrine nouvelle qui les débarrassait de la tutelle des brahmanes, et les plaçait véritablement à la tête de la société. Cependant l’aristocratie guerrière s’abaissait du même coup. Les descendans des grandes familles aryennes reniaient le passé glorieux de leur race. Noblesse conquérante et peuples conquis s’absorbaient dans une même pensée, méditer, discuter, invoquer Bouddha. On eût dit qu’il n’y avait plus dans l’Inde que des disciples de Çâkya-Mouni, des religieux, des demi-religieux, des prédicans et des auditeurs attentifs. Il semblait que la nation entière n’avait qu’une seule passion : vivre de la vie contemplative.


III.

Tout insolite qu’il fût, cet état de choses dura plusieurs siècles. Pour s’expliquer comment il finit, il importe d’examiner comment il avait commencé. Dans la doctrine prêchée par Çâkya se révélait un attrait de nouveauté et d’indépendance qui charmait les populations ; il y avait aussi dans la personne et dans la parole du réformateur qui parlait aux foules un prestige particulier. Çâkya parcourait les provinces de l’Inde en y exposant ses dogmes, tantôt mal accueilli par les rois, tantôt appelé par eux et reçu avec de grands honneurs. On vit même des princes régnans se convertir avec tout leur peuple, tant l’exemple qui vient d’en haut a d’efficacité sur les masses ! Ses disciples, dont le nombre grossissait chaque jour, l’accompagnaient en formant autour de lui un cortège qui donnait à ses pérégrinations un air de marche triomphale. D’ailleurs, ne l’oublions pas, il était de race royale, et jamais on n’avait vu un kchattrya s’arroger hardiment le droit d’enseigner. Quand il mourut, sa doctrine, adoptée déjà dans l’Inde centrale et prêchée dans les provinces du nord et de l’est, avait pris la consistance d’un système philosophique, et même d’une théorie religieuse. Aussitôt trois de ses principaux disciples se chargèrent de la rédaction des livres qui devaient servir de base à la croyance nouvelle. Kàcyapa, brahmane de caste, désigné pour succéder au maître en qualité de pontife[8], compila les ouvrages canoniques, ceux qui touchent au dogme et à la métaphysique. Ananda, guerrier de naissance et cousin de Çâkya, rédigea les traités de morale, et rassembla les légendes relatives à la vie du réformateur. Enfin un coûdra, du nom d’Oupâli, réunit en un code complet tout ce qui se rattache à la discipline. Ces trois recueils, appelés les Trois Corbeilles, représentaient comme une arche sainte renfermant toute la doctrine au triple point de vue de la philosophie, de la morale et de la pratique. À plusieurs reprises, on les examina dans des conciles qui s’attachaient à en fixer la rédaction d’une manière plus précise, à mesure que l’esprit mobile et inquiet des sectaires y introduisait quelque dangereuse nouveauté. De ces Trois Corbeilles en effet s’échappaient, comme autant de germes emportés par le vent, des systèmes d’une subtilité singulière qui se propageaient avec rapidité, et menaçaient d’étouffer la pensée primitive du réformateur. Quatre siècles après la mort de celui-ci, on ne comptait pas moins de dix-huit sectes bien distinctes. Déjà se trahissait dans la croyance nouvelle le manque d’unité qui devait la détruire un jour.

Les conciles avaient bien de la peine à mettre d’accord les chefs des écoles dissidentes, qui tendaient les unes au déisme, les autres à un nihilisme absolu. Celles-ci, plus philosophiques, semblaient aboutir au néant par une suite de raisonnemens logiquement déduits de la parole même du maître ; elles s’appuyaient aussi sur d’anciens systèmes brahmaniques, — les sankhya par exemple, — auxquels le réformateur avait fait plus d’un emprunt. Celles-là ramenaient le dogme nouveau vers la notion d’un dieu suprême ; elles refaisaient peu à peu un olympe peuplé d’une innombrable quantité de divinités classées par ordre de hiérarchie, et au milieu desquelles rayonnait la physionomie placide du grand Bouddha. Ainsi le nouveau culte se scindait de plus en plus en deux partis : il y avait d’un côté le matérialisme, de l’autre une ; superstition déréglée. Entre ces deux extrêmes cherchait à se maintenir le panthéisme, que rien ne peut fixer, qui remonte pour retomber encore, comme le rocher de Sisyphe. De ces dissidences, naissaient d’interminables controverses, vives et passionnées, qui occupaient les esprits en les surexcitant toujours. La confusion régnait partout, dans les intelligences troublées, dans la société, qui ne pouvait faire autre chose que languir, envahie comme elle l’était par la stérile passion d’argumenter, et dans le gouvernement des états, là où les rois, emportés par la même, folie, n’avaient plus d’autre soin, plus d’autre ambition que de s’asseoir sur les bancs de l’école.

Il n’est pas de pays qui puisse résister à un pareil régime. L’Inde était d’autant plus menacée de se perdre dans ces rêveries philosophiques, dans ces abîmes sans fond de la pensée, qu’elle les prenait plus au sérieux, le droit de discuter sur les choses de la religion n’appartenant plus exclusivement à une caste, chacun en usait. Tandis que les savans péroraient et écrivaient de volumineux traités de métaphysique, les instincts populaires se révélaient dans un retour graduel au culte superstitieux des idoles. À côté des temples élevés à Bouddha s’abritaient de petites pagodes dédiées aux divinités terribles[9]. Le peuple continuait à y pratiquer les mystères du vieux paganisme, sous la direction de brahmanes devenus pauvres et, pour ainsi dire, réduits à mendier à la porte des palais où leurs ancêtres avaient connu des jours glorieux. Ce fut durant cette époque d’épreuves et d’humiliation que le brahmanisme commença l’apprentissage de la dissimulation et de la résignation feinte, double hypocrisie qui le caractérise encore aujourd’hui Il végétait alors, comprimé, légalement reconnu comme aristocratie, frappé de stérilité comme caste religieuse ; mais il montrait, en se soutenant toujours, ce qu’il y a de vivace dans les traditions de ; certaines familles qui ont foi dans leur haute origine et qui sentent couler dans leurs veines le sang d’une race conquérante. La société indienne avait échappé à la direction des brahmanes ; rois, bourgeois et peuple semblaient s’entendre pour secouer leur joug. La doctrine nouvelle, passée à l’état de religion, avait franchi l’Himalaya, et, sous la forme de bonzes mendians, elle se faisait ouvrir les palais des empereurs de la Chine. Elle traversait les fleuves, les déserts brûlans et les déserts glacés, unissant par les liens d’un même dogme des peuples étrangers les uns aux autres, antipathiques d’instinct et de races ; mais cette expansion faisait sa faiblesse : pareil à un lac qui, débordant sur des plaines immenses, perd de sa profondeur et finit par n’être plus qu’un marais, le bouddhisme, en sortant de l’Inde, ne tarda pas à s’épuiser. Cette, croyance, athée à son sommet et qui plongeait de plus en plus dans la superstition, ne différait plus essentiellement des doctrines qui avaient régné lorsque l’Inde était partagée entre des systèmes philosophiques, atomistes, matérialistes, et un culte grossièrement païen. Le panthéisme de Çâkya-Mouni ne pouvait être invoqué non plus comme une nouveauté, puisqu’il était le centre auquel venaient aboutir soit à leur insu, soit avec préméditation, les écoles considérées jadis comme orthodoxes.

Les populations hindoues ne s’apercevaient pas sans doute du retour des esprits à l’ancienne religion brahmanique : elles n’avaient pas conscience de cette évolution qui les ramenait à leur point de départ. Inhabiles à discerner la solidité ou la faiblesse d’un raisonnement, elles avaient obéi à l’impulsion donnée. Pendant des siècles, elles avaient donc erré au gré des systèmes nouveaux qui morcelaient la doctrine bouddhique comme on dissèque un cadavre. Le bouddhisme allait s’éteignant, et les brahmanes mettaient à profit l’expérience qu’ils venaient d’acquérir. La croyance rivale n’était plus qu’un édifice miné qui se soutenait à peine ; la vie se retirait d’elle, et les deux-fois-nés achevaient de l’étouffer. Ce fut alors qu’ils recueillirent avec un soin particulier toutes les légendes historiques, cosmiques, religieuses, dont ils gardaient les copies, tracées sur des feuilles de palmier. Çâkya avait vécu parmi les hommes, il y avait prêché sa loi, et cette personnalité du réformateur, incontestée, bien établie par une tradition récente, avait fait en grande partie le succès de ses enseignemens, même après sa mort. Les brahmanes, qui plaidaient pour leurs divinités, groupèrent autour de chacune d’elles les légendes qui s’y rattachaient, afin de leur donner aussi cette existence réelle qui frappe l’imagination des peuples[10]. Ils affectèrent de considérer le bouddhisme, qui les avait vaincus durant plus de dix siècles, comme une aberration passagère, comme une maladie de l’esprit hindou. Dans les livres écrits depuis l’époque de la renaissance brahmanique, ils ont pris le parti de ne jamais mentionner le nom de Çâkya ; c’est à peine s’ils disent un mot de sa doctrine. Ils ont rigoureusement banni de leurs bibliothèques et complètement détruit[11] tous les ouvrages que renfermaient jadis les Trois Corbeilles et ceux qui furent composés plus tard par les sectaires. À force de n’en plus parler, ils ont fait oublier jusqu’au nom du bouddhisme parmi les enfans de ceux qui le firent triompher jadis, et aujourd’hui même, si quelque Européen trop curieux interroge sur Çâkya et sa doctrine un savant pandite, celui-ci secouera la tête en répétant pour toute réponse : Nastika, nastika ! (athée, athée !)

La doctrine de Çâkya avait eu le sort de ces arbres plantés dans un terrain léger, qui poussent rapidement, étendent au loin leurs rameaux, et s’arrêtent tout à coup, parce que leur sève s’est épuisée. Pour expliquer jusqu’à un certain point le retour des Hindous au brahmanisme, on pourrait dire que le fond des populations n’acceptait le bouddhisme que comme un accessoire du culte établi, sans en bien comprendre toute la portée. Obéissant aux rois qui parlaient quelquefois en leur nom sans les consulter, les peuples n’hésitèrent point à vénérer jusqu’à l’adoration le réformateur dont ils faisaient un dieu de plus, sans refuser leur respect aux divinités anciennes. Entre les deux religions, il pouvait donc s’établir une certaine harmonie : les deux cultes n’étaient point si opposés qu’ils ne pussent vivre côte à côte sur le même sol ; mais tout le terrain que perdait le bouddhisme par l’attiédissement des fidèles, par l’affaiblissement de la doctrine subdivisée en tant de sectes, le brahmanisme s’étudiait à le regagner pied à pied. Il lutta longtemps ; enfin des événemens politiques firent pencher la balance de son côté. Les rois les plus puissans se trouvèrent appartenir, soit de longue date et par conviction, soit par l’intérêt du moment, à la croyance brahmanique. Dès lors les représentans du vieux culte, qui avaient dû se borner à combattre leurs adversaires par des paroles et des raisonnemens, les persécutèrent ouvertement. On vit les bouddhistes émigrer, se retirer du centre de l’Inde vers les provinces lointaines, où aucun danger ne les menaçait encore. Le brahmanisme triomphait de plus en plus. C’était comme une marée montante qui allait engloutir les sectateurs de Çâkya, comme un déluge dans lequel ils allaient périr submergés. Leur disparition fut bientôt complète. Ils donnèrent encore signe de vie dans quelques localités de la presqu’île indienne, demandant grâce auprès des râdjas pour leurs temples et leurs chapelles ; puis on n’entendit plus le bruit de leurs prières, murmurées le soir sous les grands arbres, et qui édifiaient jadis les pèlerins chinois. Les statues de Bouddha ne se montrèrent plus dans l’Inde, excepté dans l’île de Ceylan, dernier refuge de la religion proscrite.

Le bouddhisme était-il détruit dans les esprits ? Non, il y vivait sous une autre forme et sous un autre nom. Dans toutes les provinces de l’Inde on vit paraître un nombre considérable de sectaires qui prétendirent arriver à la perfection sans reconnaître l’autorité des brahmanes et l’utilité de leurs sacrifices. Ces hérétiques se nommèrent djinas, les vainqueurs, parce qu’ils se glorifiaient d’avoir triomphé de leurs passions. Sans rejeter complètement les dieux de la mythologie indienne, ils placent au-dessus des habitans des célestes demeures un pontife suprême, incarnation de la Divinité, décoré des titres pompeux de grand saint, grand mendiant, grand monarque. Fils de roi comme Çâkya, le grand saint se retira aussi dans la forêt pour y pratiquer de rudes austérités. Autour de lui se réunirent quelques, disciples, puis des religieux des deux sexes par milliers, et sa doctrine se répandit bientôt à travers l’Inde. Le vingt-quatrième et dernier pontife dans l’ordre des temps a été Mahâvîra (magnus vir), qui naquit, selon toute probabilité, dans la province du Béhar, et sur le compte duquel les sectaires racontent une foule d’histoires merveilleuses. Du reste, la doctrine des djinas n’est autre chose qu’un composé assez confus des idées indiennes proclamées avant eux. Ils croient que la nature existe par elle-même, et qu’un même esprit anime toute la création. Les actes religieux détruisent les souillures de l’homme, la vertu le purifie jusqu’à le rendre immortel ; l’irréligion et le vice détruisent l’humanité, et le pécheur renaît dans une condition inférieure. La nécessité d’une religion et la morale sont donc les bases du système des djinas ; quoi qu’en disent les brahmanes, ils ne sont ni plus ni moins athées que la plupart des autres sectaires de l’Inde. Déistes, en principe, puisqu’ils admettent les incarnations et douze sphères célestes, ils ont été conduits par le panthéisme à trop exalter la matière et à la confondre avec l’esprit divin. Les djinas sont, comme tous les Hindous, superstitieux, très enclins à croire aux puissances surnaturelles, scrupuleux dans les petites choses et spiritualistes d’instinct ; de plus, ils ont emprunté aux bouddhistes, dont ils sont les héritiers directs, un grand respect pour les idées de vertu.

Les religieux djinas se rencontrent de nos jours encore dans toutes les provinces de l’Inde, quoiqu’en assez petit nombre. Leurs livres, rédigés d’abord en sanskrit, puis traduits et commentés dans les dialectes modernes, n’offrent pas une exposition bien claire de la doctrine qu’ils professent ; c’est donc plutôt par les actes de leur vie journalière que l’on peut arriver à la connaître. Choisissons pour type de la secte un djogui de la presqu’île, retiré dans la forêt, près d’un étang ou d’un cours d’eau. Dès que les premières lueurs du soleil rougissent l’horizon, l’ascète se lève ; il secoue son vêtement et la natte sur laquelle il a dormi pour en faire sortir la poussière, puis va se plonger dans l’eau pour se laver. C’est là une purification des choses matérielles et du corps, à laquelle il ajoute la purification de l’esprit en invoquant les saints de la secte qui représentent la sagesse, la lumière de la foi religieuse, la conduite irréprochable et la dévotion. Les péchés de la nuit sont donc effacés ; le djina, libre de toute affection terrestre, se dirige vers le temple le plus voisin. Trois fois il en fait le tour, marchant à pas comptés, méditant sur les perfections du grand saint dont il va visiter le sanctuaire. Enfin il entre ; devant l’idole, assise comme celle de Bouddha, les jambes croisées, il se prosterne pour prier. Une fois que cet acte pieux est accompli, le djina choisit un vœu, et s’avançant avec respect vers son précepteur spirituel : « Père, lui dit-il, je fais le vœu de ne pas manger, — ou de ne pas parler, — jusqu’à telle heure ! » Le précepteur spirituel lit alors quelques passages des saintes écritures que le religieux écoute avec recueillement, et le soleil, tombant d’aplomb sur la tête de ce dernier, lui annonce qu’il est midi. Le moment est venu d’aller mendier le repas qu’il ne prendra point avant l’heure fixée par le vœu du jour. Quêter quelques provisions de riz à la porte des maisons du village, c’est faire preuve à une grande humilité ; mais il faut bien peu de chose pour troubler les sens de l’homme, et il se peut aussi que le mendiant ait écrasé des insectes sous ses pieds ! Il y a donc nécessité pour le djina de répéter quelques formules sacrées qui effaceront les fautes commises durant la quête, après quoi il mange son riz et invoque une fois de plus les saints dont il cherche à s’attirer les mérites le reste du jour, il se tient silencieusement à l’écart, comme il convient à un solitaire qui n’a nul souci des choses de ce monde. Méditer sur les devoirs de sa profession, rappeler à son esprit les belles actions et les austères pénitences des maîtres de la doctrine qui ont édifié les sectaires, s’absorber en un mot dans ce monde des djinas au-delà duquel il ne porte jamais sa pensée, telle sera son occupation de la soirée. Peu à peu la fraîcheur se répand dans la forêt, la brise de la nuit souffle doucement à travers le feuillage, et les oiseaux cessent leur gazouillement. Debout près de la natte, le religieux continue de se livrer à sa pieuse rêverie ; puis, de cette rêverie il passe sans effort au sommeil en répétant encore quelques incantations qui achèvent de mettre en repos sa conscience timorée. Enfin il s’allonge sur sa couche d’anachorète, parfaitement tranquille, édifié de sa propre sainteté, croyant fermement qu’il suffit de s’imposer chaque jour un vœu et de ne faire de mal à aucune créature pour arriver à la perfection !


IV.

La secte des djinas, comme celle des bouddhistes, s’est montrée beaucoup plus sévère à l’égard du sensualisme que ne l’était l’ancienne religion brahmanique. L’une et l’autre contiennent des commandemens de morale explicites, qui se gravent sans peine dans la mémoire, et que rendent plus saisissans de petites histoires propres à faire impression sur les esprits. Il serait important de connaître si ces deux systèmes religieux ont eu une action efficace sur ka moralité des populations. Pour ce qui regarde le djinisme, l’enquête ne serait pas impossible, puisqu’il existe encore, mais il compte ses sectateurs en grande partie parmi les vaïcyas, artisans et marchands dont la vie s’écoule dans l’ombre, et sous la pression d’un travail salutaire. Quant au bouddhisme, bien qu’il ait péri dans l’Inde, on peut admettre qu’au temps de sa splendeur, il dirigea les esprits dans une voie morale, par cela seul qu’il offrait toujours aux imaginations des sujets chastes et sérieux. Tant que régna cette réforme, rien de sensuelle se fit jour dans la littérature et dans les arts. Il y eut donc au moins une retenue extérieure et des habitudes de décence apparente, imposées par la rigueur des croyances officielles. Il est toutefois permis de croire que la vertu, n’avait pas jeté des racines bien profondes, dans les cœurs. Peut-être aussi le piétisme ennuyait-il à la longue ces mêmes vaïcyas, enfans des campagnes, ouvriers des villes et marchands, toujours tentés par les manifestations plus brillantes de la religion ancienne. On en trouverait une preuve dans l’empressement que témoignèrent les populations redevenues libres de leurs actions à se précipiter vers les temples brahmaniques, où les objets mêmes du culte alignent aux dernières limites du cynisme. Dès que le brahmanisme reparut, triomphant, les peuples, comme des enfans qui échappent à une discipline trop sévère, se rejetèrent avec ardeur du côté des superstitions monstrueuses. Alors furent restaurés avec un nouveau luxe de folles cérémonies, — ou même inventés, — le culte efféminé de Krichna et celui plus honteux de l’emblème civaïte. Les Hindous, soumis depuis des siècles à une loi morale mal appuyée sur un panthéisme à demi athée, subirent plus que jamais le joug du sensualisme basé sur un polythéisme désordonné.

En même, temps aussi, la vieille langue sanskrite, que les philosophies nouvelles torturaient pour la contraindre à exprimer leurs inexplicables systèmes, recouvra toute sa sève. Les monumens de la religion et de la littérature, rituel, hymnes des temps primitifs, codes de lois, poèmes épiques, récits légendaires, tout ce qui avait été relégué dans l’ombre fut remis en honneur. On se reporta avec amour et respect vers les vrais représentans du génie aryen, brahmanes ou guerriers. La renaissance était complète ; la race antique des conquérans avait retrouvé sa voie. Comme les dialectes provinciaux étaient formés, l’idiome sacré se fût altéré, de plus en plus, si les brahmanes n’y eussent mis bon ordre en s’appliquant de toutes leurs forces à en ranimer l’étude. On cite des rois, amis des belles-lettres et surtout de l’ancienne littérature, qui tinrent à leur cour des espèces d’académies composées de poètes aimables, de pédans et de beaux esprits. S’il faut en croire la tradition, on y improvisait des vers, on y récitait des madrigaux, on y aiguisait des épigrammes ; un bon quatrain se payait des sommes fabuleuses. Il va sans dire que les poètes ne manquaient pas : on les voyait accourir par bataillons auprès des rois, qui les comblaient de richesses. On en compte jusqu’à neuf qui méritèrent d’être surnommés les neuf joyaux. Au-dessus d’eux tous cependant s’élevait, comme le palmier parmi les arbres de la forêt, Kâlidâsa, civaïte pour la forme, épicurien aux mœurs faciles, poète accompli, à l’esprit fin et délié, le plus habile et le plus ingénieux de tous les écrivains qui ont manié la langue sanskrite. On ne peut omettre de le citer quand on parle de la renaissance des lettres et du brahmanisme. Son talent est de ceux qui appartiennent à tous les temps et à tous les pays. Pour s’en convaincre, il suffit de lire la traduction de son drame charmant de Çakomtalâ, ou tout simplement les vers immortels que cet ouvrage a inspirés à l’auteur de Faust.

La renaissance à laquelle nous faisons allusion ne s’opéra pas tout d’un coup ; elle fut l’œuvre de plusieurs siècles. Commencée à la cour de Vîkramâditya, qui régnait à Ouddjein un peu avant l’ère chrétienne, elle se continua sous les rois de sa race et s’étendit aux provinces voisines. Au VIIe siècle, le bouddhisme se montrait encore florissant dans une grande partie de l’Inde, surtout au nord et à l’est, comme le prouvent les récits des pèlerins chinois[12]. Trois cents ans plus tard, la cour de Pé-king faisait encore partir pour les pays occidentaux une caravane de trois cents religieux chargés de recueillir les livres relatifs à la doctrine de Çâkya ; mais alors cette religion était mourante aux lieux mêmes où elle avait pris naissance. Aidée du secours de la poésie, la réaction brahmanique allait croissant. L’esprit hindou, après s’être énervé dans les controverses religieuses, se ranimait au souffle d’une littérature qui se retrempait elle-même aux sources de la tradition. Le paganisme enivrait les populations que les rêveries de la métaphysique avaient engourdies. Enfin le brahmanisme avait reconquis son rang à la tête de la société, et les rois, qu’il ménageait habilement, s’abandonnaient sans contrôle à la vie sensuelle et capricieuse des despotes asiatiques. Tout allait donc au mieux dans le monde de l’Inde lorsque l’invasion musulmane vint fondre sur lui comme un fléau inattendu. L’an 1011, le sultan Mahmoud le Gaznévide s’emparait de la ville de Dehli et la mettait au pillage.

Déjà, il est vrai, l’Inde avait entendu parler de l’islamisme. Elle avait vu les Arabes aborder aux deux rives de la presqu’île avec leurs grosses barques, et le bruit des conquêtes accomplies dans la Perse par les califes avait dû retentir jusqu’à Indraprastha, la moderne Delhi. Au VIIIe siècle, des fugitifs chassés des montagnes du Kohistan par la persécution étaient venus chercher un asile dans le Gouzerate. Après avoir erré durant près de cent années dans les régions inhospitalières du Khorassan, ils s’étaient fixés à Ormuz, puis ils avaient pris la mer pour aller plus loin vers le sud fonder une colonie. Ces étrangers, c’étaient les Guèbres ou Parsis[13]. Des environs de Diù, où ils avaient séjourné quelque temps, ils vinrent aborder à Sandjân et entrèrent en pourparlers avec le radja de la contrée, Yadé-Rânâ, qui leur accorda la permission d’établir sur ses terres le feu sacré, objet de leur culte. Ils se nommaient eux-mêmes « les Parsis, beaux, sans peur, vaillans et athlétiques, adorateurs du soleil, des élémens, et d’Hormazd, chef des demi-dieux. » L’Inde, qui leur donnait asile, se croyait encore et pour longtemps à l’abri des mêmes périls. L’invasion musulmane de 1011 n’avait pas détruit la dynastie hindoue ; Mahmoud avait laissé sur le trône le roi d’Indraprastha, et les successeurs de celui-ci l’occupèrent encore pendant cent quatre-vingt-deux ans à titre de tributaires. Le premier prince musulman qui régna à Dehli fut un esclave turc. Fils d’une race barbare, il écrasa et anéantit les vieilles familles royales de l’Hindoustan, déjà humiliées par la défaite. Le brahmanisme se vit contraint de courber le front sous la loi du sabre ; il eut la douleur de voir un Tartare se rire des idoles, établir un culte étranger sur les ruines du culte traditionnel de la nation aryenne, et fouler avec mépris les lieux consacrés par le souvenir des grandes guerres que le Mahâbhârata avait chantées.

Il y a donc près de sept siècles que la nationalité hindoue, frappée au cœur, a commencé à s’éteindre. De même que les aryens, — et après eux d’autres peuples de la Scythie et de la Médie, dont on entrevoit la mention dans les livres anciens, — avaient débordé sur l’Inde à des époques reculées et étendu au loin les rameaux de leurs tribus, — de même aussi, après des siècles d’une tranquillité moins troublée, les populations mises en mouvement par l’islamisme se ruèrent suivies riches contrées où régnait le paganisme brahmanique. Afghans et Mogols saccagèrent à l’envi les plus riantes et les plus célèbres provinces de l’Inde. Mahmoud et Aurang-Zeb ne ressentaient pas la moindre admiration pour la vie ascétique des brahmanes voués au culte des idoles ; ils n’éprouvaient point, comme Alexandre, la curiosité de s’entretenir avec les sages presque nus qui rappelaient à l’élève d’Aristote le cynique Diogène et le faisaient réfléchir sur la vanité des choses humaines. L’islamisme répandait à travers l’Inde une race d’hommes supérieurs en force physique aux indigènes, ardens dans leur foi, et qui se croyaient appelés à dominer partout. Sous le poids de cette conquête oppressive, le peuple vaincu se réfugia dans la méfiance et la dissimulation. Les dynasties musulmanes qui se succédaient à Delhi développaient autour d’elles et dans les vice-royautés dépendantes de leur empire l’éclat d’une civilisation qui valait bien celle de l’Inde ancienne, mais qui ne lui était pas assez : supérieure pour qu’on pût l’appeler un bienfait. Il y eut toujours, une partie de la nation qui opprima l’autre et qui la méprisa ; les opprimés à leur tour nourrissaient des sentimens de haine contre les vainqueurs. Si les musulmans ne voyaient dans les Hindous que des païens grossiers, les païens ne voyaient dans les sectateurs du Coran rien de plus que des étrangers sans histoire, sans passé, avides de pillage et de domination.

Cet esprit d’antagonisme s’est perpétué sans interruption depuis l’époque où Dehli tomba pour la première fois, au pouvoir des Musulmans. D’abord ce furent les vaillantes tribus du Radjastan qui luttèrent avec un véritable héroïsme contre les Patans. Ralliés autour de leurs chefs de clans, ces fils de rois, — Radja Pouttras, comme ils se nomment, — tous nobles comme les hidalgos de la Vieille-Castille, défendaient pied à pied les passages de leurs montagnes. Il se livra dans ces contrées des combats pareils à ceux du Cid, et dont les bardes du pays ont consacré le souvenir. Au XVIIIe siècle, ce furent les Mahrattes, peuple de montagnards eux aussi, belliqueux et infatigables, qui, poussés à bout par les violences d’Aurang-Zeb, se raidirent par la résistance et devinrent bientôt agresseurs. Trente ans après la mort du puissant empereur mogol, ils s’avancèrent jusqu’en vue de Dehli, dont ils incendièrent les faubourgs. En 1761, ils reparaissaient à une petite distance de cette même capitale avec une armée considérable : elle consistait en cinquante-cinq mille chevaux et quinze mille fantassins de troupes régulières, deux cents canons d’assez gros calibre et un grand nombre de pierriers portés sur des chameaux. Vingt mille irréguliers, — nommés pindaries, pillards, — grossissaient le chiffre des combattans, auxquels il faut ajouter près de deux cent mille hommes chargés du soin des bagages et du service personnel des chefs de tous rangs. Devant les Mahrattes, campés dans la plaine de Panniput, se déployèrent bientôt les musulmans, commandés par Ahmed-Chah-Abdalli de Caboul. Les Mogols et les Afghans réunis comptaient près de quarante mille fantassins, un nombre plus considérable encore de cavaliers, puis des chameaux portant des bouches à feu, et environ quatre-vingts canons de campagne. On remarquait parmi ces troupes, aux costumes brillans, flanquées d’une foule de cent mille serviteurs, les Durranies du Caboul, aux membres robustes, à l’aspect martial, montés sur leurs vigoureux petits chevaux de race turque.

Pendant six semaines, les deux armées restèrent à s’observer ; c’était à qui ne risquerait pas un combat dont l’issue devait être l’anéantissement de l’une des deux puissances. Cependant des escarmouches sanglantes avaient lieu chaque jour. Dans le camp des Mahrattes, on ne savait plus où trouver des vivres pour nourrir tant d’hommes, de chevaux et de chameaux ; il fut résolu que l’on sortirait des retranchemens, et que l’on courrait les chances d’un choc général. Les chefs principaux, inquiets du sort qui attendait leurs femmes, laissèrent auprès d’elles des serviteurs chargés de les égorger, si l’ennemi remportait la victoire. Au premier mouvement de retraite qui trahit la mauvaise position des Mahrattes, les Afghans mirent pied à terre pour assaillir le camp, et aussitôt commença une horrible boucherie. Le canon tonnait des deux côtés, les balles sifflaient, et les coutelas des Afghans faisaient des trouées profondes dans les rangs trop pressés des Mahrattes, qui se foulaient les uns les autres. L’aile gauche des Mahrattes commença à plier ; l’aile droite, ébranlée comme une barrière près de se rompre, fut entraînée à son tour, et l’étendard sacré de Sivadji, le fondateur de l’unité mahratte, disparut dans la déroute. C’en était fait de l’armée hindoue ; les musulmans triomphaient sur toute la ligne. Le radja des Mahrattes restait debout ; sur son éléphant, comme la dernière tour d’une forteresse écroulée, frappé de stupeur et semblant ne rien comprendre à ce qui se passait autour de lui. La panique était si grande que le roi demeurait seul. « Des cent mille hommes qui se pressaient naguère à ses côtés, dit un témoin oculaire de cette désastreuse journée[14], et parmi lesquels tant d’officiers de distinction, aucun ne resta auprès de sa hautesse ! Et pourtant, que de fois, aux jours, de la paix, je les avais entendus jurer qu’ils voudraient sacrifier mille fois leur vie, si cela se pouvait, plutôt que de laisser toucher un cheveu de la tête de sa hautesse ! Il se trouva qu’après avoir été tout simplement ses compagnons dans la prospérité, ils l’abandonnaient lâchement dans l’adversité. »

On évalue à près de cinq cent mille le nombre, des personnes, hommes, femmes et enfans, qui périrent ce jour-là du côté des Mahrattes. Ceux qu’épargna le carnage ne purent longtemps échapper aux coups des habitans de la campagne, qui les traquaient, comme des bêtes fauves. Les prisonniers subirent le même sort. Les malheureux qui tombèrent entre les mains des féroces Durranies furent massacrés pour la plupart. Ces Afghans impitoyables répandaient le sang des captifs autant pour assouvir leur haine que pour plaire au prophète, qu’ils croyaient honorer par ces sacrifices humains. Sa hautesse Sedaciva Rhow disparut dans la défaite, comme le roi Sébastien à la bataille d’Alcazar, sans que son corps eût été retrouvé. À peine quelques centaines de combattans et une petite troupe de brahmanes purent-ils regagner leurs montagnes isolément à travers mille périls. C’en était fait de la puissance des Mahrattes ; le brahmanisme était vaincu, anéanti, et l’islamisme trônait de nouveau à Delhi, pour tomber à son tour devant l’occupation anglaise. Des princes de la confédération mahratte, Sindia et Holcar, secondés par des officiers français[15], reparurent un instant sur la scène, et avec éclat ; mais cette fois l’islamisme n’était plus aux prises avec le brahmanisme : c’étaient la France et l’Angleterre qui se disputaient l’empire des Indes.

Les Hindous prétendent que l’âge de fer a commencé pour eux, et depuis bien des siècles. Ils ont raison. L’âge d’or des Aryens fut celui où, partis des régions voisines de la Mer-Caspienne, ils arrivèrent dans le nord de l’Inde. Unis entre eux comme une même famille, ils marchaient avec un confiant enthousiasme à la conquête de l’un des plus beaux pays du monde. L’âge d’argent commença avec l’établissement des premières villes, lorsque les législateurs durent élever la voix et promulguer, au milieu d’une société déjà mêlée à l’élément indigène, des lois sévères. Les guerres de famille et les rivalités de dynastie occupèrent l’âge d’airain ; ce fut le temps des vertus héroïques et des passions dangereuses pour le repos des peuples et pour la stabilité des états. Le dernier âge devait verser sur les populations indiennes une foule de calamités : le mélange des castes, la prédication d’une doctrine hétérodoxe, l’affaiblissement du brahmanisme et du sentiment national. Tous ces maux que déplorent les brahmanes ne nous semblent pas également graves ; mais, en y regardant de près, on ne peut s’empêcher de reconnaître qu’ils altéraient le génie du peuple aryen. Ce peuple, appelé à de hautes destinées, fut le plus élevé par le sentiment poétique, par l’instinct philosophique et religieux, entre tous ceux qui ont débordé sur l’Inde à des époques lointaines : la preuve, c’est que plus on remonte dans l’antiquité, et plus on rencontre de dignité et de grandeur dans ses monumens littéraires ; mais la race indigène, admise au sein de la race choisie, fit perdre peu à peu à celle-ci sa supériorité.

Ce fut pour la captiver et pour s’imposer à elle comme une lignée de demi-dieux que les poètes aryens revêtirent de formes légendaires et enveloppèrent de voiles mystérieux ce qu’ils savaient des temps antérieurs et de leur propre histoire. Il y a eu, — il y a encore, — des brahmanes qui ne croient pas à leurs dieux, mais ils ont volontairement poussé les populations à des superstitions révoltantes, tant ils avaient à cœur de les dominer. Tout le prestige de leur autorité réside dans les pratiques du culte qu’ils représentent, dans la croyance à la divinité dont ils se prétendent les fils aînés. Peu soucieux de la vérité en elle-même, on les a vus toujours jaloux des doctrines nouvelles qui compromettent leur pouvoir. À force d’adresse et de talent, ils se sont maintenus au premier rang des sociétés indiennes, les ramenant à leur joug quand elles l’avaient secoué, veillant sans relâche au maintien de ces privilèges exorbitans dont l’exercice est devenu pour eux une seconde nature. Ils ont fini par croire à ces droits consacrés par trente siècles ; mais ils n’ont pas compris que ces droits leur imposaient des devoirs. Les peuples qu’ils courbaient sous leurs pieds et les rois qu’ils prétendaient conduire ont marché, la tête baissée, dans l’ornière d’une routine séculaire, sans rien connaître de ce qui se passait ailleurs, sans se moraliser, sans faire un pas dans la grande voie de la civilisation. Pasteurs intelligens des tribus aryennes au début de leurs pérégrinations, ils les ont guidées dans leur marche triomphante ; puis, une fois la conquête accomplie, ils se sont contentés de parquer les peuples de l’Inde comme des troupeaux, en les classant par castes, et ils les ont endormis au récit de leurs légendes merveilleuses. Au point de vue de l’imagination et de la poésie, on peut admirer ces représentons d’une race antique éprise des belles pensées et du beau langage, sœur de la race hellénique et alliée à toutes celles qui brillent en Europe ; mais, tout en respectant ce qu’il y a de glorieux dans leur passé, on doit reprocher hautement aux brahmanes leur orgueilleuse ignorance, leur égoïsme excessif et leur funeste habileté : à ourdir des intrigues. Chacun peut voir aujourd’hui ce qu’ils ont fait de la société indienne : un peuple fanatisé, docile à ses enseignemens les plus dangereux, dompté la veille, en pleine révolte le lendemain, passant de la timidité servile à l’exaltation de la férocité, et incapable de se conduire dans la paix comme dans la guerre. Ce qui les condamne enfin, c’est d’avoir repoussé avec obstination les lumières du christianisme, qui, en les éclairant eux-mêmes et en les arrachant aux pratiques d’un paganisme honteux, eût élevé les fils des Aryens et les populations indiennes au rang des nations intelligentes et civilisées. Il faut convenir aussi que l’Angleterre a fait bien peu d’efforts pour propager dans ses immenses possessions de l’Inde les enseignemens de la religion chrétienne.

Th. Pavie.
  1. Le cordon d’investure est de coton et en trois fils pour un brahmane, de trois fils de chanvre pour un kchattrya, et de trois brins de laine filée pour un vaïcya.
  2. Voyez sur les Pandâvas les livraisons du 15 avril et du 1er juin 1857 ; voyez aussi les autres parties de cette série dans la Revue du 1er mai, du 1er juillet 1856, du 1er janvier 1857, et du 1er janvier 1858.
  3. Sur l’une de ces pierres sculptées, l’artiste a représenté la scène du départ pour la forêt. Le jeune Çâkya a les cheveux coupés ; à ses côtés, on voit le cheval sur lequel il va partir. Ses serviteurs l’entourent en le regardant avec admiration et surprise ; à ses pieds s’agenouille une femme qui tend son vêtement vers Çâkya, et celui-ci y verse à pleines mains des monnaies d’or. On dirait une légende du moyen âge, une scène de la vie des saints reproduite d’après un vitrail. Ce qui est dit ici des sculptures de la grotte d’Éléphanta peut s’appliquer à toutes les sculptures brahmaniques, remarquables assurément par la grandeur de leur caractère, mais terribles à faire peur. J’en excepterai cependant les gigantesques compositions taillées dans les rochers de Mahamalipouram, non loin de Madras, et qui sont des bergeries colossales. Il est vrai qu’elles représentent les scènes de la jeunesse de Krichna. Dans le nord de l’Inde, on trouve aussi des monumens d’une délicatesse incontestable dans lesquels se révèlent un certain respect des formes, et un sentiment plus net de la correction des lignes ; mais ils sont postérieurs à l’époque des dynasties grecques de la Bactriane.
  4. Encore y en eut-il quelques-uns qui adoptèrent et professèrent publiquement la doctrine nouvelle.
  5. On fixe la date de sa mort à l’an 226 avant Jésus-Christ.
  6. Voyez l’Introduction à l’Histoire du Bouddhisme indien de M. E. Burnouf, ouvrage d’une science profonde, où se révèle aussi le talent d’un écrivain de premier ordre.
  7. On s’accorde généralement à croire qu’il vécut au Vie siècle avant notre ère.
  8. Le pontife était le maître de la loi. Il ne faut pas le confondre avec le grand lama, qui est le premier des bouddhas vivans, celui en qui revit l’âme du bouddha suprême. Le lamaïsme est sur ce point et sur beaucoup d’autres une déviation du bouddhisme indien.
  9. Voir sur le bouddhisme actuel de Ceylan la livraison du 1er janvier 1854.
  10. Les Pourânas, poèmes sacrés, au nombre de dix-huit, qui traitent de la création, des dieux, de leur filiation, des héros et de leur généalogie, ont été rédigés sous leur forme actuelle du Xe au XIIe siècle de notre ère. On peut reporter aussi à cette date, comparativement récente, la rédaction définitive des grandes épopées.
  11. On n’a de livres bouddhiques rédigés en langue sanskrite que ceux écrits ou conservés dans le Népal, où le bouddhisme règne encore aujourd’hui.
  12. Voyez la vie et les voyages de Hiouen-Thsang, traduits du chinois par M. Stanislas Julien, et le Fo-koue-ky, traduit par Abel Rémusat, dont la Revue a rendu compte dans sa livraison du 15 novembre 1832.
  13. Une partie de ces mêmes Guèbres avaient émigré vers les bords de la Mer-Caspienne.
  14. Voyez la vie de Nana-Farnewis, ministre et ami particulier de Madhou-Rao, dit le grand radja de Satara. Cet écrit intéressant fait le sujet d’un mémoire publié par le lieut.-col. J. Briggs, M. R. A. S., qui fut résident à cette même cour de Satara.
  15. De Boigne, Perron et Drugeon.