1859-1909 - Les Préliminaires de la paix (11 juillet 1859) - Journal de ma mission à Vérone auprès de l’empereur d’Autriche

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1859-1909 - Les Préliminaires de la paix (11 juillet 1859) - Journal de ma mission à Vérone auprès de l’empereur d’Autriche
Revue des Deux Mondes5e période, tome 52 (p. 481-503).
1859-1909

LES
PRÉLIMINAIRES DE LA PAIX
11 juillet 1859

JOURNAL DE MA MISSION A VÉRONE AUPRÈS DE L’EMPEREUR D’AUTRICHE[1]


Lundi 11 juillet 1859.

Chaleur continue.

À onze heures un quart, départ de Salionzo pour le grand quartier général de l’Empereur à Valeggio. À 11 heures trois quarts, je rencontre un escadron des Guides rentrant. Arrivé à 11 heures trois quarts chez l’Empereur qui est à déjeuner, je ne demande pas à entrer et j’attends dans la chambre du général Fleury. À midi et demie, l’Empereur entre dans son cabinet avec le Roi. Je monte dans le salon de service au premier et j’attends. On me parle (général Montebello, MM. Conneau, Cipriani) de l’entrevue qui a eu lieu le matin à 9 heures entre les deux empereurs à Villafranca. On dit qu’elle a été cordiale, l’empereur Napoléon arrivé le premier a été à la rencontre de l’empereur François-Joseph. A quelques centaines de pas, les deux souverains se sont rencontrés ; ils se sont avancés au galop l’un vers l’autre, laissant leurs suites en arrière, se sont donné la main, et marchant devant se sont acheminés au pas vers une maison préparée dans la grande rue du village. Ils sont descendus de cheval et sont restés une heure et demie ensemble. Après quoi, ils se sont réciproquement présenté leurs suites. Remontant à cheval, ils ont passé en revue, l’empereur Napoléon un escadron de gendarmes et un de hulans autrichiens, l’empereur François-Joseph un demi-escadron de Cent-gardes et un escadron de Guides français. Ils se sont donné la main en se quittant.

L’impression est que l’entrevue a été cordiale et sans rien de décisif.

Vers une heure, l’Empereur sort de son cabinet, et m’apercevant, me fait entrer en me disant qu’il m’attend depuis quelque temps, et pourquoi je n’étais pas venu plus tôt.

Il me fait part, devant le Roi, de ce qui s’est passé avec l’empereur d’Autriche. L’empereur François-Joseph a abordé très franchement les différens points qui devaient servir de base à la paix, en disant à l’empereur Napoléon qu’il désirait la paix qu’il cédait au sort des armes qui lui avait été contraire et qu’il voulait lui donner une grande preuve de confiance en lui indiquant de suite la limite de ses concessions. Il cède la Lombardie à l’empereur des Français, sauf les forteresses de Mantoue et de Peschiera. Il garde la Vénétie sous la couronne d’Autriche. Pour Peschiera, il se montre moins arrêté, et l’empereur Napoléon croit pouvoir obtenir une concession pour cette forteresse. Il insiste fortement sur le maintien dans leurs Etats des ducs de Toscane et de Modène ; il abandonne le duché de Parme. Que l’empereur des Français et le roi de Piémont en fassent ce qu’ils veulent. Il va au-devant du désir que l’Empereur peut avoir d’une amnistie générale à l’occasion des derniers événemens.

L’empereur Napoléon met en avant l’idée d’une confédération des divers États italiens, sous la présidence honoraire du Pape, L’empereur d’Autriche accepte cette idée, et dit textuellement que, pour la Vénétie, l’empire d’Autriche se trouvera vis-à-vis de l’Italie dans une position analogue à celle du roi de Hollande, membre de la Confédération germanique, pour le Luxembourg.

L’empereur Napoléon réserve son adhésion à ces bases en disant qu’il faut qu’il y réfléchisse, et qu’il fera connaître incessamment sa décision à l’empereur François-Joseph. Celui-ci presse beaucoup l’empereur des Français de se décider, en lui disant ! Dites oui, et tout est terminé, finissons-en tout de suite. Au moment de se quitter encore, l’empereur Napoléon maintenant son désir de réfléchir avant une décision, l’empereur d’Autriche ajouta : Eh bien ! Sire, je vous prie de réfléchir dans mon sens, n’est-ce pas ?

L’empereur Napoléon semble demander conseil au roi de Sardaigne et à moi, mais je crois voir que son parti est pris en faveur de la paix. Le roi de Sardaigne ne fait aucun effort pour l’en dissuader ; il a même plutôt l’air satisfait. Je me permets de faire observer qu’au point où en sont les affaires, il faut, quel que soit le parti auquel s’arrête l’Empereur, une solution prompte et radicale ou la reprise de la guerre le 16 août, avec un renfort de troupes considérable de la part de la France et de l’Italie, avec un élan sérieux de la part de la révolution en Hongrie, avec des mesures pour mettre la France à l’abri d’une agression prussienne, ou l’acceptation des bases ci-dessus indiquées.

Le roi de Sardaigne dit à l’Empereur que, quelle que soit sa décision, il ne veut pas l’influencer, comprenant que l’intérêt de l’empire français doit le dominer avant tout, que dans tous les cas, il lui sera profondément reconnaissant de ce qu’il a fait pour la cause italienne, et qu’il peut compter sur sa fidélité dans toutes les circonstances.

Au bout d’une demi-heure de conversation assez vague, l’Empereur, se mettant à la table, dit : « Il faut cependant se décider. Je vais formuler par écrit le résumé de ce que l’empereur d’Autriche m’a proposé à Villafranca, ainsi que je l’ai compris.


« Entre Sa Majesté l’empereur d’Autriche et Sa Majesté l’empereur des Français il a été convenu ce qui suit :

« Les deux souverains favoriseront la création d’une confédération italienne.

« Cette confédération sera sous la présidence honoraire du Saint-Père.

« L’empereur d’Autriche cède ses droits sur la Lombardie à l’empereur des Français qui, selon le vœu des populations, les remet au roi de Sardaigne.

« La Vénétie fera partie de la Confédération italienne, tout en restant sous la couronne de l’empereur d’Autriche.

« Les deux souverains feront tous leurs efforts, excepté le recours aux armes, pour que les ducs de Toscane et de Modène rentrent dans leurs Etats, en donnant une amnistie générale et une constitution.

« Les deux souverains demanderont au Saint-Père d’introduire dans ses Etats des réformes nécessaires, et de séparer administrativement les Légations du reste des Etats de l’Eglise.

« Amnistie pleine et entière est accordée de part et d’autre aux personnes compromises à l’occasion des derniers événemens dans les territoires des parties belligérantes.

« Fait à Villafranca, le 11 juillet 1859. »


L’Empereur, ayant terminé, dit au roi de Sardaigne : « Voilà ce que je suis décidé à accepter, sauf des modifications de détails que la discussion pourra amener. Je vais envoyer auprès de l’empereur d’Autriche à Vérone. »

Le Roi prit alors congé de l’Empereur et partit. Je m’apprêtais à sortir avec lui et à rentrer à mon quartier général quand l’Empereur me retint, disant qu’il avait à causer avec moi.

Restés seuls, il me dit : « Ce n’est pas tout, il faut savoir si l’empereur d’Autriche a conservé de notre entrevue la même impression que moi et s’il est disposé à accepter les préliminaires ainsi que je les ai formulés. Il faut que je lui envoie quelqu’un qui puisse discuter avec lui, en donnant les développemens nécessaires aux différens points, ce que je ne puis faire dans une note aussi brève, et qui soit autorisé à me rapporter une rédaction définitive. Je ne puis y envoyer un simple officier d’ordonnance. »

Accoudés ensemble sur la fenêtre, où nous fumions, je proposai le maréchal Vaillant. L’Empereur répondit : « Non, il n’a pas assez de décision et n’en finira pas. » Nous pensâmes au général Martimprey. L’Empereur dit ; « Je ne le connais pas assez. Il ne connaît pas bien mes intentions sur la question italienne. Il serait trop long ou trop difficile de le mettre au courant de tout. »

Nous parlâmes encore du général Fleury et du colonel Reille. L’Empereur dit : « Non, ils sont trop petits. — Mais, dis-je, sire, vous n’avez personne d’autre. » Alors se relevant, il me dit : « Et si je t’y envoyais ? » Je me récriai sur cette proposition, disant que j’étais peu apte à faire la paix, moi qui étais grand partisan de la guerre, tout en reconnaissant que les lenteurs déplorables mises dans nos préparatifs militaires et maritimes, que l’absence d’un parc de siège considérable, que le peu de ressources militaires trouvées dans la population italienne, que la mauvaise organisation du gouvernement intérieur de la France, que les nouveaux sacrifices en hommes et en argent qu’il fallait demander au pays, que la nécessité de s’appuyer franchement sur l’élément révolutionnaire partout, que l’absence prolongée de l’Empereur à l’armée, que tout cela était des considérations d’une extrême gravité, et qu’en un mot, la mauvaise situation militaire me faisait comprendre les avantages de la paix, mais que j’étais véritablement peu propre à cette mission ; que d’un autre côté, malgré les propositions de l’empereur d’Autriche, je prévoyais certaines difficultés de sa part quand il faudrait signer définitivement ; que ma position de gendre du roi de Sardaigne serait peut-être une humiliation de plus pour l’empereur d’Autriche ; que, n’ayant pas assisté à l’entrevue des deux souverains, je ne pourrais répondre aux objections que l’empereur d’Autriche pourrait élever sur le texte rédigé par l’empereur Napoléon.

Appuyant longuement sur ces divers raisonnemens, je suppliai l’Empereur de me dispenser de cette mission. « Il ne s’agit pas de cela, me dit-il, il s’agit de me rendre un service. Veux-tu le faire, oui ou non ? Je ne puis pas rester dans la position où je suis, il faut que j’en sorte, et je vais écrire à l’empereur d’Autriche. »

Devant un ordre aussi formel et un désir si vivement exprimé, je crus devoir céder. L’Empereur se mit à sa table et écrivit la lettre suivante, dont je n’ai pas le texte, mais dont je me rappelle parfaitement le sens :


« Monsieur mon frère,

« J’ai bien réfléchi aux propositions que Votre Majesté m’a faites dans l’entrevue de ce matin, et je me suis décidé à les accepter. J’en envoie la rédaction à Votre Majesté ainsi qu’elle est restée dans mes souvenirs. Je charge mon cousin, le prince Napoléon, de vous apporter cette lettre et ce projet de préliminaires. Il est autorisé à en discuter les termes avec Votre Majesté el à y apporter les modifications de détail qui pourraient résulter de cette discussion, ainsi qu’à donner à Votre Majesté tous les développemens et éclaircissemens nécessaires aux différens points stipulés. »


Je commandai au général Fleury une voiture à quatre chevaux de poste avec un courrier de la Maison de l’Empereur, et, à deux heures et demie, je me mis en route, avec mon aide de camp, le commandant Ragon.

En partant de Valeggio, voici ma position :

1° A la suite d’une entrevue entre les deux souverains, à laquelle je n’avais pas assisté, où des propositions verbales avaient été discutées, j’étais chargé d’une lettre pour l’empereur d’Autriche, dont la première phrase était une acceptation par l’empereur des Français des propositions autrichiennes.

2° J’étais accrédité pour débattre et accepter des modifications secondaires.

3° J’avais pour instruction formelle, si je ne pouvais pas terminer directement, de rapporter des propositions définitives signées par l’empereur d’Autriche.

C’était une démarche décisive qui devait amener un résultat dans un sens guerrier ou pacifique.

Après avoir passé à Villafranca à trois heures et demie, je fus arrêté vers quatre heures par les avant-postes autrichiens ; c’était une compagnie d’un régiment hongrois. Je m’annonçai comme parlementaire, et le capitaine proposa de faire monter un officier dans ma voiture pour m’accompagner à Vérone. Ayant appris je ne sais comment qui j’étais, il m’adressa la parole en allemand fort poliment, en me disant qu’il ne croyait pas nécessaire de remplir vis-à-vis de moi cette formalité, et que j’étais libre de continuer ma route seul.

A quelques centaines de pas plus loin, je trouvai un bataillon hongrois campé dans un village ; l’aspect des troupes était misérable : fatiguées, en mauvais état, répandant une odeur épouvantable. A peu de distance de là, j’aperçus Vérone avec sa ceinture de forts détachés. Très grande chaleur, beaucoup de poussière, route large et fort belle. Pas beaucoup de chariots ni de mouvemens de troupes.

Arrivé à la porte de Vérone à quatre heures et quart, on me laissa passer d’abord sans difficulté, mais, à quelques dizaines de pas, l’officier de garde courut après ma voiture et me demanda qui j’étais et où j’allais. Je lui répondis que j’étais général français envoyé en parlementaire auprès de l’empereur d’Autriche. L’officier répondit qu’il avait pour consigne de faire accompagner les parlementaires, et il donna l’ordre à quatre soldats bohèmes d’accompagner et de diriger ma voiture jusqu’au palais de l’Empereur.

A quatre heures et demie, j’arrivais dans la cour du grand quartier général autrichien. C’est une maison assez simple, à peu de distance à gauche des anciennes Arènes, ancienne habitation du maréchal Radetzki.

Je descendis sous le vestibule, tout le monde était à dîner. Un aide de camp de service, que j’ai su plus tard être le prince de Hohenlohe, vint me recevoir. Je lui dis que je désirais voir l’empereur d’Autriche, ayant une mission auprès de lui de la part de l’empereur des Français.

Au bout de quelques minutes, pendant lesquelles j’observai une certaine émotion et de l’étonnement au quartier général, on me fit monter au premier étage dans un petit salon dans lequel vint me recevoir un général, que j’ai su depuis être le comte de Grühne. Il me dit qu’il allait prévenir l’Empereur qui me recevrait immédiatement.

Au bout de quelques instans en effet, arriva un jeune homme, grand, mince, très blond, avec de petites moustaches, vêtu d’une petite tunique bleu-gris à deux rangées de boutons, pantalon en toile grise ; c’était l’empereur François-Joseph. Il me prit la main avec assez d’affabilité et d’aisance, disant qu’il était enchanté de me voir et me conduisit dans son cabinet qui forme le coin, après avoir traversé un second salon.

Là, il s’assit à son bureau et je m’assis du petit côté de la même table à droite. Je lui remis la lettre de l’Empereur. En la lisant attentivement, je crus deviner, sur la figure de l’empereur d’Autriche, un sentiment de satisfaction, mais, en même temps d’assez grand embarras. « Je suis enchanté, me dit-il, que l’empereur Napoléon accepte ma proposition de paix, mais j’ai des observations assez graves à faire sur la rédaction que vous m’apportez. »

Je proposai à l’Empereur de me permettre de lui lire l’ensemble des propositions, et de les discuter ensuite une à une, ajoutant que j’étais fort peu diplomate ; que je ne pourrais que lui apporter une très grande franchise dans l’expression des sentimens de l’Empereur mon cousin ; qu’avant tout, j’avais pour ordre de terminer d’une façon ou d’une autre ; que le désir de l’empereur des Français était évidemment de faire une paix acceptable pour les parties belligérantes ; que son désir était sincère de mettre fin à l’effusion du sang et aux sacrifices nécessaires à la guerre, mais que le sort des armes nous ayant été favorable, il devait profiter de sa position ; que le moment était unique pour faire la paix, l’honneur de l’armée autrichienne étant intact, quoiqu’elle eût été malheureuse ; que l’armistice conclu jusqu’au 16 août donnerait à la guerre une plus grande énergie, mais que, dans tous les cas, nous étions décidés à la mener avec plus de vigueur encore que dans le passé, en nous servant de tous les moyens que nous pourrions avoir à notre disposition.

Voyant que ces dernières phrases produisaient un effet pénible sur mon interlocuteur, j’ajoutai que je lui demandais d’avance pardon de ce qu’il pouvait y avoir de rude el de peu diplomatique dans mon langage, mais que ma position, le peu qu’il pouvait connaître de mon caractère, les circonstances graves où nous nous trouvions, et jusqu’à mon costume négligé et poudreux, me faisaient espérer que mon entière franchise ne le blesserait pas.

« Oui, dit-il, j’aime autant cela. J’en ai du reste donné l’exemple à l’empereur Napoléon ce matin, en lui disant nettement ce que je pouvais faire et les limites de mes concessions. Mais croyez, ajouta-t-il, que si vous avez une opinion publique et des antécédens à ménager, j’en ai autant de mon côté, et qu’ils sont d’autant plus exigeans que c’est moi qui fais tous les sacrifices. »

Sur le premier paragraphe : « les deux souverains favoriseront la création d’une confédération italienne, » l’Empereur dit qu’il ne tenait pas beaucoup à une confédération italienne, que cependant il l’acceptait.

Je répliquai que, du moment où il acceptait de favoriser le principe de la Confédération, seul point indiqué dans ces préliminaires, je croyais inutile d’approfondir beaucoup ce point ; que l’empereur Napoléon semblait tenir beaucoup à la Confédération italienne, mais qu’il n’avait pas eu le temps de développer ses idées et de me donner ses instructions de détail à ce sujet, dont l’application rentrait évidemment dans ce qu’auraient à faire les plénipotentiaires et était en dehors de ma mission ; que personnellement, vu mon manque d’instructions sur ce point, je prévoyais en effet de graves difficultés dans son application, mais que je pensais que nous pourrions rédiger les préliminaires de façon que la Confédération ne fût pas un obstacle insurmontable pour la paix, si plus tard son organisation était reconnue impossible.

Sur le second paragraphe : « cette confédération sera sous la présidence honoraire du Saint-Père, » l’empereur d’Autriche insista beaucoup pour faire enlever le mot honoraire, à la présidence du Pape, disant qu’il ne comprenait pas bien la différence que je faisais entre une présidence honoraire et une présidence réelle, que ce serait une source de difficultés, qu’il tenait à les épargner autant que possible aux plénipotentiaires, « parce que, ajouta-t-il en riant, vous savez que les diplomates ne sont pas toujours faits pour arranger les affaires. »

Je répondis que c’était pour être tout à fait franc que le mot « présidence honoraire » avait été mis, parce qu’il n’entrait pas dans l’idée de l’empereur Napoléon de faire du Pape le président réel, qu’il voulait seulement donner au Saint-Père une preuve de déférence pour sa haute position, mais qu’il me semblait que la première place appartenait toujours, dans une confédération, au plus puissant, que l’exemple de la Confédération allemande le prouvait suffisamment.

J’insistai donc pour laisser la rédaction telle qu’elle était, prévoyant que nous ne pourrions pas céder sur la suppression du mot honoraire.

Sur le troisième paragraphe : « l’empereur d’Autriche cède ses droits sur la Lombardie à l’Empereur des Français, qui, selon le vœu des populations, les remet au roi de Sardaigne, » l’empereur d’Autriche nie demande ce que signifient les mots selon le vœu des populations ?

Je lui réponds que le principe de notre droit public en France, et j’ose dire du droit moderne, est que les peuples acceptent leurs gouvernemens et que le principe de la souveraineté réside dans l’universalité des citoyens ; que c’est la base de la dynastie napoléonienne ; que c’est le principe même sur lequel s’est appuyé l’Empereur pour la guerre actuelle, que nous ne pouvons admettre que les peuples se cèdent comme des propriétés particulières sans leur consentement ; que le roi de Piémont n’entend pas avoir fait la conquête de la Lombardie, mais l’avoir émancipée seulement et rendue à elle-même, libre de disposer de son sort.

Malgré tous les ménagemens que j’apportais dans mes paroles, il ne m’était pas difficile de m’apercevoir que le terrain était brûlant et que je risquais, pour une question de principe théorique, sans application ici, de faire tout échouer. Je trouvais que j’avais déjà été assez loin en soutenant devant l’empereur d’Autriche le principe du droit révolutionnaire. L’empereur d’Autriche, comprenant notre embarras réciproque, y mit un terme avec assez de finesse en disant : « Mon cher prince, nous ne sommes pas ici pour nous faire un cours de droit des gens. Il est inutile de discuter ces questions qui sont étrangères à la conclusion de la paix. Nous ne pourrions nous entendre. Ce que vous appelez le vœu des populations, le suffrage universel, etc., moi je l’appelle le droit révolutionnaire, que je ne puis reconnaître. Je ne connais que le droit écrit par les traités. D’après eux, je possède la Lombardie. Je veux bien, à la suite du sort des armes, céder mes droits à l’empereur Napoléon, mais je ne puis reconnaître le vœu des populations, ni rien de semblable. Je ne pourrais donc pas accepter ces mots. Vous-même ne devez pas y tenir, puisqu’ils ne sont pas nécessaires aux préliminaires de paix qui ne doivent constater que des faits et non des théories. Cette convention n’étant pas faite pour être publiée, vous n’avez aucun motif pour tenir à ces mots. L’empereur Napoléon mettra dans le traité qu’il fera avec le roi de Sardaigne, dans les proclamations qu’il adressera aux Lombards ou à la France, tout ce qu’il voudra, cela ne me regarde pas et je n’ai pas à m’en mêler. Il motivera sa conduite sur les principes de droit qui lui conviendront, mais il ne peut vouloir, dans une convention que je signe, m’imposer la reconnaissance de ce principe. »

Jusqu’à un certain point, ces observations pour supprimer ces mots dans le traité avec l’Autriche me paraissant justes, je n’insistai pas autrement. Je représentai seulement qu’il était indispensable de mettre une phrase qui fît reconnaître par l’empereur d’Autriche la remise pure et simple de la Lombardie au roi de Sardaigne, que c’était nécessaire pour l’empereur des Français vis-à-vis de l’Europe et vis-à-vis de l’Italie, afin qu’on ne crût pas qu’il voulait s’arroger un droit quelconque sur cette partie de l’Italie conquise sur l’Autriche. L’empereur d’Autriche, après une assez longue discussion, reconnut cette nécessité, et se résuma ainsi : « La France a conquis la Lombardie qui m’appartient. Je reconnais cette conquête et la cession que l’Empereur en fait à son alliée, c’est tout ce que je puis faire ; mais je ne veux à aucun prix céder quoi que ce soit directement à la Sardaigne. Plutôt que d’accepter cette concession, qui touche pour moi à une question d’honneur, je m’exposerais à toutes les conséquences de la continuation de la guerre. »

« Nous arrivons, ajouta-t-il, à la plus grosse des difficultés, celle des forteresses. Il n’en est pas question dans les préliminaires que nous discutons, et cependant ce point a.été concédé entre l’Empereur et moi ce matin, et l’empereur Napoléon me dit dans votre lettre qu’il accepte mes propositions. » Je répondis que je considérais la question des forteresses de Peschiera et de Mantoue comme une question de détail restant à discuter, que le principe était que, la Lombardie étant abandonnée par l’Autriche, tout ce qui appartenait à ce territoire devait être évacué par elle, comme elle devait garder tout ce qui ferait partie de la Vénétie.

« Ce point est pour moi capital, répliqua l’Empereur, en prenant une carte qu’il déploya devant moi. Je ne l’ai pas dissimulé à l’Empereur. Je ne puis, vis-à-vis de mon armée, lui faire évacuer des places fortes qu’elle occupe. Si vous aviez pris Peschiera, je ne ferais pas de difficulté pour vous le laisser. »

Je fis valoir que les alliés étaient bien prêts à évacuer Modène et la Toscane qu’ils occupaient. Je ne poussai cependant pas à fond cet argument de compensation, prévoyant de grandes objections lorsque nous arriverions à la restauration des ducs de Toscane et de Modène. Je voulus réserver toute la force de mon raisonnement pour ne pas reconnaître à l’Autriche le droit de restaurer ces princes. Ma position pour les forteresses était assez délicate, puisque l’empereur Napoléon les avait en effet abandonnées et qu’en réalité mes efforts tendaient à revenir sur ce qu’il avait promis et que mes instructions portaient de ne pas rompre là-dessus.

L’Empereur, en suivant les limites de la Vénétie sur la carte, fit observer que, du côté de Borghetto, le territoire de cette province faisait un crochet sur la rive droite du Mincio, qu’il était prêt à abandonner. Reconnaissant, sur mon observation, que territorialement cette concession n’avait aucune valeur, il fit observer qu’elle en avait une grande militairement, en lui ménageant une tête de pont sur la rive droite du Mincio et la facilité, au point de vue militaire, de passer cette rivière quand il le voudrait.

Je fis de longs efforts sur ce point. Je mis en avant l’idée de raser Pesehiera, de faire de Mantoue une forteresse fédérale italienne, comme l’étaient, pour la Confédération germanique, Mayence, Ulm, Rastadt, Landau et Luxembourg.

« Mais, répondit l’Empereur, c’est un nouveau traité que vous voulez, et non le développement de celui que j’ai proposé ce matin à l’Empereur. Vous vous montrez plus exigeant que lui. Je ne puis admettre, après ce qu’il m’écrit, que vos instructions soient de revenir sur ce qui a été convenu. »

Je lui fis observer que moi seul connaissais les instructions que mon cousin m’avait données, qu’il avait un allié auquel il devait songer d’autant plus que, n’étant pas partie discutante dans les présens préliminaires, mon cousin seul traitait pour lui et mon beau-père ; que je le priais de bien remarquer que, sur ce point, je ne pouvais prendre aucun engagement et que tout ce que je pouvais faire était de soumettre les observations de sa contre-rédaction à mon souverain, en réservant sa complète liberté.

« Eh bien, dit-il, soit ! L’empereur Napoléon décidera, mais vous lui direz qu’il me serait impossible de céder sur ces forteresses, quand bien même je le voudrais personnellement. »

Sur mon observation que la frontière de la Haute-Italie serait tout à fait ouverte : « Rien n’empêche le roi de Sardaigne de défendre la ligne du Mincio, que je propose comme notre frontière, par des travaux militaires, soit à Brescia, Volta, Goïto ou Crémone. Qu’il fasse ce qu’il veut à cet égard, je ne le trouverai pas mauvais. »

J’ai réclamé sur la partie de territoire autrichien étant sur la rive droite du Pô, entre Guastalla et la frontière papale, exprimant le désir qu’elle n’appartînt plus à la couronne d’Autriche. L’Empereur répliqua que cette portion de territoire ne pouvait, à cause de sa situation, être cédée à la Lombardie, que ce ne pourrait être dans tous les cas qu’un sujet de discussion entre le duc de Modène et l’Autriche. Sur ce point aussi je fis les réserves les plus formelles.

Sur le quatrième paragraphe : « La Vénétie fera partie de la Confédération italienne, tout en restant sous la couronne de l’empereur d’Autriche, » l’empereur d’Autriche ne souleva pas d’objection. Je rappelai comme commentaire la comparaison que l’empereur d’Autriche avait faite lui-même à Villafranca, entre la position de membre de la Confédération italienne pour la Vénétie et celle du Luxembourg vis-à-vis de l’Allemagne. « Oui, dit-il, quelque chose de semblable. »

J’indiquai légèrement combien il serait dans l’avantage même de l’Autriche de donner des institutions plus libérales à la Vénétie, mais je n’insistai pas sur ce point, parce qu’il ne pouvait être traité dans les préliminaires, parce que je sentais ne pouvoir obtenir que des promesses sans valeur pratique et que j’aimais mieux ne pas aborder un point sur lequel j’aurais évidemment eu le dessous, et en réserver la discussion aux plénipotentiaires. Cependant, j’en fis l’observation et les plénipotentiaires pourront la soulever de nouveau dans les négociations avec la plus entière bonne foi.

L’Empereur répondit qu’il ne pouvait pas se lier les mains pour son gouvernement intérieur, ni abdiquer une part de sa souveraineté. « Mon intérêt, ajouta-t-il, est que les Vénitiens soient satisfaits, et ils le seront. »

Cinquième paragraphe : « Les deux souverains feront tous leurs efforts, excepté le recours aux armes, pour que les ducs de Toscane et de Modène rentrent dans leurs États, en donnant une amnistie générale et une Constitution. » C’est sur ce point que la discussion fut la plus vive, mais en même temps la plus nette.

L’Empereur ne voulut pas admettre les mots « sauf le recours aux armes, » disant que ce serait un appel indirect à l’insurrection des duchés de Toscane et de Modène et à la résistance des populations ; que ces restaurations étaient pour lui, non seulement une question de droit public, mais une question de conscience. « Je puis faire des sacrifices personnels et céder mes droits, mais je ne puis abandonner des parens el des alliés qui me sont restés fidèles. » Je lui demandai la permission d’examiner séparément les questions des trois duchés.

Quant à Parme, j’exposai que les populations s’étaient montrées tout à fait hostiles à la duchesse et favorables au Piémont ; que la duchesse n’était point une princesse autrichienne ; que, même d’après les traités, le roi de Sardaigne avait un droit de réversibilité sur une partie de ces États ; que la prise de possession était un fait accompli ; que la duchesse de Parme s’était mal conduite pour tout le monde, aussi bien vis-à-vis de la France et du Piémont que de l’Autriche ; qu’avant la guerre elle n’avait jamais protesté contre les travaux faits sur son territoire à Plaisance, qu’elle n’avait pas protesté contre la violation de sa neutralité par les troupes autrichiennes au commencement de la campagne et qu’après la retraite des Autrichiens et la bataille de Magenta, elle avait, reniant l’Autriche, fait des démarches à Turin ; que ces démarches étant restées sans réponse, elle avait alors voulu protester, au nom de la neutralité, contre l’entrée de nos troupes ; qu’ainsi sa conduite avait été déloyale vis-à-vis de tout le monde et qu’enfin, devant la réprobation unanime de son peuple, elle avait été obligée de partir ; que nous avions donc à nous plaindre plus d’elle encore que des ducs de Modène et de Toscane qui avaient été franchement nos ennemis ; qu’elle n’était en possession de ses Etats nullement par droit héréditaire, mais uniquement par un de ces arrangemens fâcheux du Congrès de Vienne qui avait stipulé que cette branche de la maison de Bourbon d’Espagne passerait de Lucques à Parme après la souveraineté viagère de l’impératrice Marie-Louise ; que cette princesse, spéculant sur sa position de femme et de Bourbon, voulait agir sur les sentimens de générosité de l’empereur Napoléon, mais que mon cousin ne pouvait faire céder les intérêts de la France et de l’Italie devant de semblables considérations. J’ajoutai que Plaisance était un point trop important pour que le roi de Sardaigne ne l’eût pas ; enfin, je fis valoir que les sacrifices que l’empereur Napoléon faisait à la paix étaient déjà assez grands pour qu’il fût tout à fait impossible de céder sur ce point ; que, d’après ce qui avait été indiqué à Villafranca, le roi de Sardaigne avait la promesse formelle que le duché de Parme serait réuni à ses Etats ; que si l’empereur d’Autriche avait invoqué contre moi, dans l’affaire des forteresses, les engagemens verbaux pris à Villafranca, je me servais du même argument vis-à-vis de lui.

« Eh bien ! soit, dit-il après un peu d’hésitation ; je ne vois pas la nécessité de soutenir la duchesse de Parme. Arrangez-vous comme vous voudrez à son égard. N’en parlons plus dans nos préliminaires, et je ne ferai pas d’objection à reconnaître ce territoire au roi de Sardaigne. »

Pour le duché de Modène, je lui fis valoir la grande concession que nous faisions en reconnaissant les droits du duc, qui pouvait être considéré comme l’adversaire de la France dont il n’avait pas reconnu les gouvernemens successifs depuis 1830, acte d’hostilité que je ne voulais relever que pour en constater le ridicule.

« Oui, dit l’Empereur, c’est une faute qu’il va réparer. — Nous y tenons fort peu, » ai-je ajouté.

Pour la Toscane, l’Empereur dit que probablement le grand-duc abdiquerait en faveur de son fils, qui serait disposé à faire des concessions à ses peuples.

Je fis observer que je n’étais pas appelé à discuter les conditions des Restaurations, mais que je devais m’en tenir à ce que les deux Empereurs avaient arrêté à cet égard le matin.

Je me résumai en disant : « Permettez-moi, sire, d’être très explicite, parce que ceci est un des points les plus délicats, et de résumer ainsi la situation : Les troupes alliées ont conquis Parme, Modène et la Toscane. Pour Parme, vous reconnaissez leur conquête ; pour Modène et la Toscane, l’empereur Napoléon et le roi de Sardaigne ne mettront aucun obstacle matériel à la rentrée de ces souverains ; mais il est bien entendu que vous ne pourrez supposer que nos troupes se prêtent à une Restauration, et, dans aucun cas, nous ne pourrons admettre l’intervention des troupes de Votre Majesté. La France a toujours protesté contre ces interventions avant la guerre, a fortiori aujourd’hui. »

Connaissant les dispositions des populations, je ne lui dissimulai pas que nous établissions un droit qui serait démenti par le fait, puisque je ne prévoyais pas les moyens que ces souverains auraient de rentrer dans leurs Etats. Je vis évidemment que l’Empereur, désireux d’en finir, ne voulait pas approfondir cette question, puisqu’il me dit : « Le duc de Modène a quelques bataillons de troupes italiennes qui lui sont restés fidèles, avec lesquels il espère rentrer dans ses Etats. Quant au duc de Toscane, je ne crois pas qu’il soit si loin de s’entendre avec son peuple. Du reste, si la Confédération italienne s’établit, elle traitera cette question, et ses troupes pourront intervenir. Bornons-nous pour le moment à admettre que vous ne vous opposez pas à la rentrée des deux ducs. »

« L’empereur Napoléon l’ayant admis, je n’ai pas, répondis-je, à revenir sur sa promesse, avec les restrictions que je viens de faire connaître à Votre Majesté et qui sont formelles. »

Sur les derniers mots du même paragraphe portant : « et une Constitution, » l’Empereur me dit franchement : « Je ne peux pas admettre ce mot-là, et je ne comprends pas que l’empereur Napoléon y tienne. Car, au fond, je ne crois pas qu’il y ait plus de Constitution en France qu’en Autriche. »

Je lui fis observer qu’il était dans une profonde erreur ; que les institutions de la France, dans leur application pratique, pouvaient ne pas être très libérales ; que cela s’expliquait, et par les nombreux bouleversemens qui avaient eu lieu chez nous, et par les partis et les prétendans qui nous menaçaient, mais que nos institutions étaient fort larges ; que nous avions le suffrage universel partout ; que la Chambre des députés avait un contrôle très sérieux ; que toutes nos lois et nos institutions portaient le cachet le plus libéral d’égalité des cultes, d’égalité des partages, d’absence de toute espèce de privilèges, qu’en un mot tous les pays de l’Europe, et l’Italie en particulier, avaient encore fort à faire avant d’être à notre niveau ; que nous n’étions pas un gouvernement parlementaire à l’anglaise, mais que nous avions une démocratie représentative qui, avec le temps et le calme, se développerait beaucoup, je l’espérais.

J’ajoutai que l’Empereur ne tenait peut-être pas absolument à ce que des Constitutions fussent stipulées dans cet article ; que c’était plutôt pour bien indiquer que l’établissement de Constitutions nous semblait indispensable pour l’organisation d’une Confédération italienne qui, sans cela, me paraissait impossible.

« Non, dit l’Empereur, je ne m’oppose pas d’une façon absolue à ce que des Constitutions soient données en Italie, mais une semblable stipulation dans les préliminaires serait une anomalie de ma part. »

Sixième paragraphe : « Les deux souverains demanderont au Saint-Père d’introduire dans ses États des réformes nécessaires et de séparer les Légations du reste des États de l’Église. » « Je désire, dit l’Empereur, autant que vous, que le Saint-Père fasse les réformes nécessaires, c’est beaucoup ; je ne crois pas cependant qu’il y ait autant à faire dans les États Romains qu’on veut bien le dire. Bornons-nous donc à stipuler que nous conseillerons les réformes indispensables. »

Je n’insistai pas autrement sur ce paragraphe ; le mot indispensables me paraissant peut-être plus avantageux que le mot nécessaires, que portait la rédaction.

Quant à la séparation administrative des Légations, je crois qu’elle remplirait mal le but d’émanciper et d’améliorer le sort des peuples de ces provinces, et que ces concessions seraient tout aussi difficiles à obtenir du Saint-Père qu’un abandon complet de sa souveraineté sur cette partie de son territoire. La question de la souveraineté temporelle du Pape ne pouvant pas se traiter avec l’Autriche dans la situation où nous étions, la demi-mesure proposée avait peut-être l’inconvénient de mécontenter peuples et souverain. Je ne crus donc pas devoir m’opposer formellement à la modification que l’empereur d’Autriche voulait apporter.

Septième paragraphe : Amnistie pleine et entière est accordée de part et d’autre aux personnes compromises à l’occasion des derniers événemens dans les territoires des nations belligérantes. » Il n’y eut aucune objection sur ce point ; l’Empereur dit qu’il était tout à fait d’accord pour donner une amnistie pleine et entière. J’ajoutai seulement quelques observations au sujet des Hongrois qui, de l’armée autrichienne, étaient passés au service du Piémont.

« Oui, cela s’arrangera facilement, » répliqua l’Empereur.

Nous causâmes des moyens pratiques pour la réunion des plénipotentiaires ; on convint naturellement d’une ville neutre. J’écartai péremptoirement toute ville allemande et proposai une ville belge ou suisse.

« Un endroit où il n’y a pas de diplomates, dit l’Empereur, vaudra mieux. »

Nous parlâmes de Spa ou Genève. Enfin l’Empereur désigna Zurich, que j’acceptai sans observation.

J’abordai le nom que prendrait le nouvel État italien et sous lequel, bien entendu, l’empereur d’Autriche devait le reconnaître, disant : « Votre Majesté n’aura sans doute aucune objection à reconnaître mon beau-père comme roi de la Haute-Italie

— Vous en parlez bien à votre aise, et j’en aimerais autant un autre.

— Eh bien ! pourquoi pas du Royaume Cisalpin ?

— Je ne sais, répliqua-t-il, nous verrons ; ce qu’il y aurait de plus simple serait peut-être : roi de Piémont et de Lombardie. »

Enfin nous tombâmes d’accord que c’était une question secondaire à réserver.

Il était six heures et quart ; après cette longue discussion qui était plutôt un plaidoyer sans conclusion, je vis renaître toutes les hésitations dans l’esprit de l’Empereur qui se leva et me dit : « Nous sommes loin de nous entendre. Vous ne m’avez pas convaincu et, de votre côté, vous n’avez rien cédé ; il faut que je réfléchisse et que je prenne des conseils. »

D’après l’ensemble de mes observations, j’étais convaincu que, plus nous attendrions, et moins nous nous entendrions, que les conseils que l’Empereur pouvait demander aux archiducs ses parens, aux ministres et aux généraux qu’il avait auprès de lui, le rendraient moins conciliant. Il était évident pour moi que le matin, à Villafranca, en face de l’Empereur, il aurait cédé davantage que vis-à-vis de moi qui étais dans une position bien plus défavorable, et que le temps en un mot était contre la conclusion de la paix. Je crus devoir brusquer la solution et dire à l’Empereur :

« J’ai l’ordre de rentrer ce soir au quartier général ; pour y être à dix heures, il faut que je parte à huit heures et quart ; je ne puis donc attendre la réponse de Votre Majesté que pendant deux heures. Si elle est négative ou évasive, je puis vous donner ma parole d’honneur que, le 16 août, à midi, la guerre recommencera bien plus terrible qu’elle n’a été jusqu’à ce jour, que la France fera tous les efforts qu’elle est loin d’avoir encore employés et que nous nous servirons de tous les alliés que nous pourrons trouver, sans nous occuper d’où ils nous viennent.

— C’est bien, j’aviserai, et vous aurez ma réponse. »

Là dessus l’Empereur m’accompagna jusqu’à une chambre qu’il m’avait fait préparer, où je restai seul.

On me servit à dîner avec mon aide de camp.

Deux officiers, MM. de Wimpffen et le prince de Hohenlohe, restèrent avec nous.

Je remarquai par la fenêtre un certain mouvement de généraux et d’archiducs qui venaient et allaient.

Vers sept heures, je remontai dans ma chambre où le général de Grühne vint me faire visite. Nous n’échangeâmes pas un mot de politique. J’envoyai devant lui le commandant Ragon visiter les malades que nous avions aux hôpitaux, et je commandai tout haut, avec une certaine affectation, ma voiture pour huit heures et quart précis, terme du délai que j’avais indiqué à l’empereur d’Autriche.

A sept heures et demie, l’Empereur entra dans ma chambre, et nous restâmes seuls.

« Eh bien ! dit-il, je vous apporte ma réponse. Je ne puis pas modifier grand’chose à mes premières propositions. Vous n’appréciez pas assez le sacrifice énorme que je fais en cédant la Lombardie. »

Il me remit la rédaction suivante :


« Entre Sa Majesté l’empereur d’Autriche et Sa Majesté l’empereur des Français, il a été convenu ce qui suit :

« Les deux souverains favoriseront la création d’une Confédération italienne.

« Cette confédération sera sous la présidence du Saint-Père.

« L’empereur d’Autriche cède à l’empereur des Français ses droits sur la Lombardie, à l’exception des forteresses de Mantoue et de Peschiera, de manière que la frontière des possessions autrichiennes partirait du rayon extrême de la forteresse de Peschiera et s’étendrait en ligne droite jusqu’à La Grazie, de là à Szarzarola et Luzana au Pô, d’où les frontières actuelles continueront à former les limites de l’Autriche. L’Empereur remettra les territoires cédés au roi de Sardaigne.

« La Vénétie fera partie de la Confédération italienne tout en restant sous la couronne de l’empereur d’Autriche.

« Le grand-duc de Toscane et le duc de Modène rentrent dans leurs Etats, en donnant une amnistie générale.

« Les deux empereurs demanderont au Saint-Père d’introduire dans ses Etats des réformes indispensables.

« Amnistie pleine et entière est accordée de part et d’autre aux personnes compromises à l’occasion des derniers événemens dans les territoires des parties belligérantes.

« Fait à Villafranca le 11 juillet 1859. »

À la lecture je ne pus dissimuler l’impression pénible qu’elle me produisit. Je la rendis à l’Empereur en lui disant : « Je vois, sire, que je suis un mauvais diplomate et que mes efforts n’ont pas eu grand succès. » Je fis valoir les différences notables qu’il y avait entre les deux rédactions, et je déclarai formellement qu’il m’était impossible de faire pressentir même la décision de l’Empereur, mon souverain.

Il est un point sauf la modification duquel je déclarai ne pouvoir me charger de porter même cette réponse ; c’était le mot honoraire qui avait élu supprimé à la présidence que le Saint-Père aurait de la Confédération italienne. Je le rétablis en marge, l’Empereur l’approuva.

J’ajoutai que, personnellement, je ne saurais conseiller l’acceptation ; que mon rôle à partir de ce moment changeait ; que, chargé de faire des commentaires à la rédaction envoyée par l’empereur Napoléon, je devais me borner à présent à rapporter la contre-rédaction de l’empereur d’Autriche ; je lui demandai cependant si je pouvais compter, pour tout ce qui était passé sous silence dans la rédaction qui m’était remise, notamment en ce qui concernait l’intervention on Toscane et à Modène, que mes commentaires étaient acceptés par lui.

« Oui, dit-il, je ferai, si vous voulez, la paix de bonne foi. »

Voyant les retraites successives que faisait l’Empereur, de Villafranca à notre première entrevue et enfin à notre seconde : « Est-ce définitif, demandai-je ? S’il en est ainsi, je prierai Votre Majesté de signer ce papier.

— Oui, mais vous le signerez avec moi, au nom de l’empereur Napoléon.

— Non, je ne suis pas autorisé à le faire : ce serait l’acceptation de la rédaction de Votre Majesté, et je dois réserver la liberté de mon cousin.

— Mais alors, je ne signerai pas non plus, parce que je serais engagé, tandis que l’empereur Napoléon ne le serait pas ; et je ne puis faire ces propositions qu’autant que je serai certain qu’elles soient admises.

— C’est vrai ; mais je ne l’ai pas caché à Votre Majesté, à laquelle je donne ma parole d’honnête homme, que demain elle recevra ce même papier, avec ou sans la signature de l’Empereur ; de façon que, si les préliminaires de paix ne sont pas signés, il ne restera pas de trace matérielle de vos concessions. »

Là-dessus, visiblement ému, l’empereur François-Joseph signa sur le bureau qui était dans ma chambre, et, me remettant le papier, il me dit : « Tenez, c’est un grand sacrifice que je fais de céder ma plus belle province. »

Il était huit heures moins quelques minutes ; pendant le quart d’heure qui me restait, nous causâmes assez librement. Il me demanda des nouvelles de l’Impératrice et de ma femme, me parla de la précision de nos armes et de notre nouvelle artillerie, de l’amertume qu’il ressentait contre les confédérés et ceux qui auraient dû l’appuyer, de la satisfaction qu’il aurait de voir la paix conclue sans congrès.

« Ils seront bien étonnés à Berlin, dit-il en souriant. Je n’en suis pas fâché. J’aime mieux céder à l’empereur Napoléon qu’à un congrès. Si nous pouvons nous entendre sur les affaires d’Italie, il n’y aura plus de raison de discorde entre nous. En Orient, nous pourrons être d’accord.

— C’est vrai, dis-je, mais, pour cela, sire, il faudrait peut-être régler la question italienne autrement que ne veut le faire Votre Majesté.

— Croyez que j’ai fait tout ce que je pouvais. »

Je remarquai la différence d’attitude entre nous deux ; en arrivant, pendant notre première conférence, c’est moi qui étais pressant et tâchais de le convaincre avec tous les ménagemens de forme ; actuellement, c’était lui qui avait pris mon rôle et moi qui étais devenu très froid et très réservé.

J’évitai avec soin dans ma conversation tout ce qui pouvait avoir trait à des arrangemens financiers à prendre entre l’Autriche et la Lombardie. Plusieurs fois, l’Empereur y fit des allusions, très indirectes, il est vrai, que je me gardai bien de relever.



Ces questions sont compliquées. Je ne crus pas que c’était le moment de les traiter. Il n’en était pas parlé dans les préliminaires et l’empereur Napoléon ne m’en avait pas dit un mot. Je pensai qu’il fallait, à cet égard, laisser pleine liberté aux plénipotentiaires qui auront à traiter la question de partage de la dette publique, — la revendication de tous les fonds des institutions indépendantes que l’Autriche s’est illégalement appropriés. Ils pourront faire valoir que la part beaucoup trop grande que la Lombardie a supportée dans les impôts généraux, les impôts forcés et les réquisitions de toute nature fournies par cette province font une large compensation à la part de dette publique qui pourrait lui revenir et dont elle ne saurait, du reste, être responsable, puisque c’est en grande partie pour l’opprimer que ces dépenses ont été faites et qu’elle n’a participé à leur vote en aucune façon.

Comme questions secondaires, il y aura à traiter :

l’amnistie accordée aux soldats hongrois qui avaient pris du service chez les alliés, en les exonérant de tout service militaire, sans quoi, les traitemens qu’ils auraient à subir dans l’armée autrichienne rendraient cette mesure de clémence illusoire ;

la restitution de la couronne de Fer emportée par les Autrichiens ;

le renvoi dans leurs foyers de tous les soldats lombards servant dans l’armée autrichienne.



Voyant avancer ma voiture dans la cour, nous sortîmes et il m’accompagna jusqu’au haut de l’escalier, avec des paroles polies pour moi personnellement.

« Allons ! dit-il, au revoir ; j’espère que ce ne sera pas en ennemis et que l’empereur Napoléon m’enverra une réponse favorable. »

Une foule d’officiers encombraient la cour ; entre autres, on me fit remarquer les généraux Schlick et Hess. Mon aide de camp était resté avec ces officiers ; leur aspect était fort triste ; il y en avait qui connaissaient évidemment ce qui s’était passé ; ils avaient l’air profondément humilié et mécontent.

Un officier et trois gendarmes d’élite m’accompagnèrent jusqu’à Villafranca. Une grande foule encombrait les rues de Vérone et plusieurs habitans s’approchèrent de moi en criant : « Vive la France ! »

Quelques minutes après dix heures j’arrivais au quartier général de Valeggio.

Je rendis compte à l’Empereur de ma mission ; je lui fis observer combien elle avait été difficile et pénible, surtout à cause des engagemens personnels de l’empereur Napoléon auxquels l’empereur François-Joseph se référait sans cesse.

Le roi (de Sardaigne) est assez satisfait ; l’Empereur m’embrasse et est très content.

« Il est curieux, dis-je, que ce soit moi, que cela regarde le moins, qui suis le moins satisfait des trois. »

L’Empereur se décide à accepter, comme je n’en avais jamais douté.

Il écrit une lettre à l’empereur d’Autriche qu’il lui envoie avec les préliminaires signés par lui, sur une copie faite par M. Robert, son secrétaire.

A onze heures et demie, je quitte l’Empereur ; je rencontre M. Nigra et nous causons dans le jardin, avec le Roi et lui, jusqu’à minuit et demi.

Je rentre à Salionze à une heure et quart, très fatigué. (12 juillet 1859.)


LE PRINCE NAPOLEON.

  1. Au mois d’avril 1859, le prince Napoléon fut mis par l’Empereur à la tête du cinquième corps de l’armée d’Italie. Sa connaissance du pays, la situation que lui donnaient son caractère et ses alliances, l’avaient désigné pour ce commandement. Le 5e corps, débarqué à Gênes, occupa le grand-duché de Toscane, et les duchés de Parme et de Modène où le Prince, d’accord avec les patriotes italiens, organisa des gouvernemens provisoires. Le 3 juillet, le Prince rejoignit l’Empereur au quartier général de Valeggio. Au lendemain de la mission qu’il avait remplie le 11 à Vérone auprès de l’empereur d’Autriche, le prince Napoléon mit sur le papier ces notes que la Revue des Deux Mondes est heureuse d’être la première à publier.