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Adriani/5

La bibliothèque libre.
Adriani (1854)
Michel Lévy frères (p. 77-95).



V



Lettre de d’Argères à Descombes.


Non, je ne t’oublie pas. Je t’ai écrit des volumes ces jours derniers. Je les ai mis de côté pour t’en montrer l’épaisseur, comme pièces justificatives de cette assertion. Mais je ne te les ferai pas lire. Au commencement d’un amour qu’on ignore en soi-même, on est très-bavard. Quand on se sent pris véritablement, on devient muet. Chez moi, ce n’est pas consternation, c’est plutôt recueillement. Te voilà au fait. Je suis sous l’empire d’une passion. Si elle était partagée, je ne te dirais même pas ce qui me concerne. Elle ne l’est pas : donc, j’avoue que je ne suis pas un amant heureux, mais que je suis cependant heureux de sentir que j’aime.

Je m’arrête sur ces deux mots, car je vois à ta lettre. cher ami, que tes esprits ont pris réellement un vol qui n’est pas le mien. Je dois te sembler ridicule. Cela m’est égal ; mais je ne voudrais pas te sembler importun par mon indifférence à tes occupations. Tu te plains de n’être plus artiste. Je n’en crois rien. Peut-on avoir goûté les suprêmes jouissances de la vie et les dédaigner pour des jouissances vulgaires ? Non. La fièvre de spéculations qui te possède en ce moment n’est autre chose elle-même qu’une fougue d’artiste. J’ai été surpris le jour où, accrochant ta palette aux pauvres murailles de ton atelier, tu m’as dit :

— L’art, c’est la soif de tout. Il faut la richesse pour assouvir les besoins que l’imagination nous crée !

Je t’ai répondu, il m’en souvient :

— Prends garde ! la soif assouvie, il n’y a peut-être plus d’artiste.

— Eh bien, disais-tu, meure l’artiste et avec lui la souffrance !

Je t’ai combattu ; mais j’ai apprécié ensuite ta situation et tes facultés. Fils d’un riche et habile spéculateur, il y avait en toi des tendances innées, une capacité non développée, mais certaine, pour la spéculation. L’art t’avait séduit, il t’appelait de son côté. Tu avais pris, dès l’enfance, dans la riche galerie de ton père, la compréhension et l’enthousiasme de la peinture. Peut-être aussi mon exemple t’avait-il influencé. Blâmé, repoussé de ta famille, réduit à souffrir des privations que tu n’avais pas connues, tu as eu plus de talent que de bonheur et tu t’es découragé, peut-être au moment de vaincre !

Réconcilié avec ton père à la condition que tu abandonnerais cette carrière improductive pour le suivre dans la sienne, tu t’es jeté, d’abord avec dégoût, et puis bientôt avec ardeur, dans les jeux de la fortune. Tu as connu là de nouvelles émotions, plus vives, plus absorbantes que les autres. Et maintenant, tu avoues que les jouissances que la fortune achète ne sont rien et s’épuisent en un instant. Tu dis que la jouissance est précisément dans le travail, l’agitation, les transports qu’exigent et procurent les chances de gain et de perte. Je te comprends, joueur que tu es ! Impressionnable et avide d’excitations, artiste en un mot, tu fais, de la spéculation, une espèce de passion que tu pourrais appeler l’art pour l’art.

Te dirai-je que je souffre de te voir lancé dans cette arène brûlante ? J’aurais mauvaise grâce, quand c’est par toi que moi-même… Mais ce n’est pas de moi qu’il s’agit. Je ne songe qu’au péril de ta situation. Je ne m’occupe pas des chances de désastre : tu les supporterais vaillamment dès que les catastrophes seraient un fait accompli, puisque jamais ton honneur ne sera mis en jeu. Mais je songe, cher ami, à la rapidité de ces existences fébriles, à l’énorme dépense de forces qu’elles absorbent, à l’étiolement prématuré des facultés qui nous ont été données pour un bonheur plus calme et des émotions mieux ménagées. Je songe à ceux que nous avons vus briller et disparaître, blasés, malades ou tristes, lassés ou éteints, au milieu de leur poursuite, et jusqu’après avoir atteint leur but apparent, la richesse ! Je reviens à mon triste dire : la soif assouvie, l’artiste, l’homme, peut-être, sont anéantis !

Je ne t’accorde pas encore que ce soit un mal consommé. Je suis loin de le penser, et, puisque tu jettes ce cri d’effroi : « Je ne me sens déjà plus artiste ! » c’est que tu sens qu’il est encore temps de l’arrêter. Permets-moi de croire que je t’y déciderai, et que j’aurai, à mon retour à Paris, quelque influence sur toi : non pour te ramener, au grand désespoir des tiens, dans le grenier où nous avons peut-être trop souffert, mais pour te rendre au repos, aux plaisirs intellectuels, à la vérité, à l’amour, que tu commences à nier ! L’amour ! arrête-toi devant ce blasphème ! Tu parles à un amoureux qui poursuit son idéal dans les yeux d’une femme, comme tu poursuis le tien sur la roue de la fortune. Cette déesse-là est aveugle comme Cupidon, et, en somme, nous marchons tous deux dans les ténèbres ; mais je crois mon but plus réel que le tien, et les sentiers qui m’y conduisent sont bordés des fleurs de la poésie.

Ne ris pas, mon cher Adolphe : j’ai presque envie de pleurer quand je te vois railler nos rêves du passé et nos misères pleines d’espérance et de courage.

Quant au principal objet de ta lettre, je te dis non ; et mille fois merci, mon ami. Je n’y tiens pas ; je trouve que c’est assez. Pour rien au monde je ne voudrais m’embarquer sur ces mers inconnues. Je dois, je veux, avec toi, prêcher d’exemple.



Journal de Comtois.


Monsieur est, je le crains, un triste sire. Je ne sais pas encore ce qu’il est, mais il s’en cache si bien, que ce doit être très-fâcheux. Sitôt que je le saurai, je le quitterai. Le tout, c’est qu’il me ramène à Paris ; autrement, le voyage serait à ma charge.

J’ai fait la connaissance d’une voisine qui me désennuie un peu. C’est la femme de charge d’une dame folle qui demeure tout près d’ici. Elle s’appelle Antoinette Muiron, et a beaucoup de conversation et d’esprit. Cette dame folle est riche et de grande maison, ce qui est cause que monsieur voudrait profiter de ce qu’elle n’a pas sa tête pour l’épouser. Mademoiselle Muiron ne dit pas la chose comme elle est, mais elle s’inquiète beaucoup de savoir qui est monsieur, et je vois à son tourment que les choses vont vite. Après tout, je ne peux rien lui apprendre de monsieur, puisque je ne le connais ni d’Ève ni d’Adam ; mais le mal qu’il se donne pour épouser une folle prouve assez qu’il n’a ni sou ni maille, et qu’il ne se respecte pas infiniment.

Mademoiselle Muiron est très-aimable, mais bien défiante, et, quand je lui dis que sa maîtresse est aliénée, elle fait celle qui se moque de moi ; mais on ne m’attrape pas comme on veut, et je sais bien que cette dame ne sort jamais, qu’elle ne reçoit personne, excepté mon maître, qu’elle chante la nuit, et qu’elle est toujours habillée de blanc. Monsieur flatte sa manie, qui est la musique, et, de chansons en chansons, il la mettra dans le cas d’être forcée de l’épouser. Voilà son plan, qui est bien visible, malgré qu’il s’en cache, même avec moi.



Narration.


Le lendemain de la journée que d’Argères avait racontée à son ami, récit qui resta dans ses papiers, Laure de Monteluz, un instant secouée par les larmes qu’avaient provoquées des chants véritablement admirables, retomba dans son inertie, et d’Argères la trouva rentrée dans son marbre comme une Galathée déjà lasse de vivre. Disons quelques mots de ce jeune homme que Comtois et Toinette trouvaient si cruellement mystérieux.

Il avait eu ce qu’on appelle une jeunesse orageuse. Beau, intelligent, richement doué, confiant, prodigue, impressionnable, il avait mangé son patrimoine. Forcé de travailler pour vivre, il n’en avait pas été plus malheureux. Malgré quelques douleurs et quelques traverses passagères, tout lui avait souri dans la vie : l’art, le succès, le gain, les femmes surtout. En cela son existence ressemblait à celle de tous les artistes d’élite, de tous les hommes favorisés par la nature, accueillis et adoptés par le monde.

Ce qui le rendait remarquable dans le temps où nous vivons, c’est qu’après avoir usé et abusé d’une vie de triomphes et de plaisirs, il était encore, à trente ans, aussi jeune de corps et d’esprit, aussi impressionnable, aussi naïf de cœur, aussi droit de jugement que le premier jour. C’était une si belle organisation, que nul excès n’avait pu la flétrir au physique, nulle déception la déflorer au moral. Les funestes enivrements qui dévorent tant d’existences vulgaires, et même beaucoup d’existences choisies, n’avaient rien épuisé, rien terni dans la sienne. Ceci est un phénomène que l’affectation du scepticisme rend très-difficile à constater de nos jours, mais dont l’existence n’est pas une pure fiction de roman. Il est encore de ces natures privilégiées dont la virginité morale est inviolable et qui ne le savent pas elles-mêmes.

D’Argères avait aimé souvent, et beaucoup aimé ; mais, faute de rencontrer sa pareille, il n’avait jamais été lié par l’amour. Il avait souffert, il avait fait souffrir. Né pour être fidèle, il avait été volage. Sincère, il avait trompé en se trompant lui-même sur la durée et la portée de ses affections. Les amours faciles ne l’avaient pas empêché d’être l’éternel amant du difficile. L’idéal remplissait son âme sans l’attrister. Le positif avait accès dans sa vie sans la dévorer. Tout entier à ce qui le passionnait, il regardait peu derrière lui, devant lui encore moins. Pour le passé, il avait la générosité ; pour l’avenir, le courage des forts.

Cet homme, oublieux sans ingratitude, entreprenant sans outrecuidance, ne se connaissait pas d’ennemis, parce qu’il n’enviait et ne haïssait personne. Il aimait l’art avec son imagination et avec ses entrailles. Il ne savait donc ce que c’est que la jalousie et les mille odieuses petitesses qui désolent la profession de l’artiste.

Il aimait le monde et la solitude, l’inaction complète et le travail dévorant, le bruit et le silence, la jouissance et le rêve. La succession rapide de ses goûts et de ses changements d’habitudes pouvait paraître du caprice et de l’inconséquence : c’était, au contraire, l’effet d’une logique naturelle qui le poussait à se compléter par des jouissances diverses.

Il aimait aussi les voyages. Il avait parcouru l’Europe, et, tout en courant vite, tout en vivant beaucoup pour son compte, son grand œil bleu, qui voyait bien, avait embrassé, dans une appréciation juste, les hommes et les choses. Cette expérience ne l’avait rendu ni amer ni pessimiste en aucune façon. Les belles âmes ont une bonté souveraine qui leur fait une loi facile de l’indulgence, une foi solide du progrès.

— Il faudrait être niais pour ne pas voir le mal, disait-il ; il faut être impitoyable pour le croire éternel.

D’Argères avait donc de grands instincts religieux. Il n’est guère de véritable artiste sans spiritualisme sincère et profond. La foi de l’artiste est même plus solide que celle du philosophe. Elle n’est pas discutable pour lui, elle est son instinct, son souffle, sa vie même.

D’Argères était à la fois un grand esprit et un bon enfant. Il était homme, et c’est avouer que l’insensibilité de cette belle Laure, qu’il admirait trop pour ne pas l’aimer déjà un peu, lui fit éprouver, dans les premiers moments, une certaine mortification intérieure ; mais son bon sens prit aisément le dessus et il se moqua de lui-même.

— Après tout, se dit-il, c’est moi qui ai voulu la voir, et, l’ayant vue, c’est moi qui ai voulu me produire devant elle. Ses larmes et sa confiance sont un payement fort honnête de mon petit mérite. Que me doit-elle de plus ?

Et puis, en la voyant si navrée et comme incurable, il se prenait d’une tendre compassion pour elle. Il se reprochait généreusement de s’amuser aux bagatelles de l’amour-propre, devant une souffrance si absolue et si peu importune. Peut-on s’irriter contre le silence des tombes ?

L’espèce de maladie ou plutôt de courbature morale qui pesait sur cette femme amena entre elle et d’Argères une manière d’être assez inusitée, et l’espèce d’abîme creusé entre eux par sa douleur fut précisément la cause d’une sorte d’intimité étrange et soudaine. Il est très-certain qu’à cette époque, sans avoir jamais eu aucun symptôme d’aliénation, la veuve d’Octave ne jouissait pourtant pas d’une lucidité complète. Pour avoir trop contenu les manifestations d’un désespoir violent, elle avait pris une habitude de stupeur dont il ne dépendait pas toujours d’elle de sortir. Plongée ou ravie dans des contemplations intérieures, tantôt pénibles, tantôt douces, elle était devenue si étrangère au monde extérieur, qu’elle n’avait pas toujours la notion du temps qui s’écoulait et des êtres qui l’entouraient. Elle passa quelques jours dans un redoublement de fatigue pendant lequel d’Argères resta des heures entières à l’observer et à la suivre, tantôt de près, tantôt à distance, sans qu’elle se rendît bien compte de sa présence. Elle le salua plusieurs fois, comme si, à chaque fois, il venait d’arriver, oubliant qu’elle l’avait déjà salué. Elle le quitta au milieu d’un échange de paroles courtoises et revint, après avoir rêvé seule au bout d’une allée, reprendre la conversation où elle l’avait laissée, sans s’apercevoir qu’elle l’eût interrompue.

Dans d’autres moments, elle vint finir près de lui une réflexion ou une rêverie qu’elle avait commencée en elle-même. Enfin, il y eut dans son cerveau des lacunes qui permirent à ce jeune homme, déjà épris, de la voir plus souvent et plus longtemps que les convenances ne semblaient le permettre, et qui l’eussent compromise dans un pays moins désert, dans une demeure moins isolée, et sous les yeux d’une personne moins dévouée que Toinette.

Tant que d’Argères crut à l’impossibilité de devenir amoureux d’un fantôme, il se laissa aller à l’espèce d’attrait curieux qu’il éprouvait à l’observer.

Le piano était aussi pour quelque chose dans l’instinct qui l’entraînait vers le Temple, et qui l’y retenait une partie de la journée. Il avait l’âme pleine de pensées musicales qui recommençaient à le tourmenter et dont il demandait à sa propre audition la sanction définitive. La désolée l’écoutait de loin, voulant lui laisser toute liberté et ne pas gêner les hésitations de sa fantaisie par une attente indiscrète. La délicate réserve qu’elle y apporta fît croire parfois à l’artiste que sa jouissance musicale était épuisée, et qu’elle devenait insensible à cette distraction comme à toutes les autres. Il demanda à Toinette s’il ne devenait pas plus ennuyeux qu’agréable. Celle-ci lui répondit qu’il ne devait rien craindre : ou madame de Monteluz l’écoutait avec plaisir, ou elle ne l’entendait pas du tout, car elle avait la faculté de s’abstraire complètement,

Laure avait pris l’habitude de passer presque toute la journée en plein air. La maison ne lui offrant aucune ressource de bien-être et l’attristant sensiblement, elle cherchait le soleil, la vue des arbres, et marchait lentement, mais sans relâche, sans jamais sortir de l’enclos qui, tant jardin que bosquet et prairie, présentait, au revers de la colline, un assez vaste parcours. Néanmoins, cette obstination ambulatoire, cette inaction absolue, avec une physionomie absorbée, étaient des symptômes effrayants que Toinette n’osait confier à personne, et qui, augmentant avec la santé apparente de sa maîtresse, lui faisaient perdre la tête aussi, et se jeter dans l’espoir d’une aventure de roman, comme on s’attache à une ancre de salut.

D’Argères observait aussi ces symptômes avec une terreur secrète. Sa répugnance pour les fous lui faisait croire que la belle Laure ne pourrait jamais être à ses yeux qu’un objet de pitié ; mais, par un phénomène bien connu des imaginations vives, cette pitié et cet effroi le fascinaient et s’emparaient de sa contemplation, de sa rêverie, de sa pensée continuelle.

Il croyait l’oublier en faisant de la musique. La maison étant déserte et l’hôtesse invisible, il s’installait devant le piano, où ses idées les plus riantes prenaient, malgré lui, une teinte de sombre tristesse. Il en était épouvanté, et voulait fuir la contagion qui semblait s’être attachée à cette morne demeure, et même à cet instrument qui lui semblait tout à coup humide de larmes ou brûlant de fièvre. Mais, tout à coup aussi, la désolée passait à portée de sa vue, et il subissait l’influence magnétique de sa marche lente et soutenue. Cette beauté, extasiée dans un rêve d’infini, s’emparait de lui comme pour l’emporter dans un monde inconnu, à travers des pensées sans issue et des énigmes sans mot. C’était un sphinx qui, sans le regarder, sans le voir, l’enlaçait irrésistiblement dans les spirales sans fin de sa promenade fantastique.

Oppressé d’une angoisse terrible, l’artiste s’élançait dehors et croisait les pas de la désolée comme pour rompre le charme. Elle se réveillait alors et venait à lui d’abord sans le reconnaître ; puis, son regard étonné s’adoucissait, un faible sourire errait sur ses traits ; elle lui disait quelques mots sans suite, et, après quelques tâtonnements de sa volonté pour rentrer dans le monde réel, elle lui parlait avec une douceur pénétrante. Peu à peu, elle reprenait les grâces de la femme, grâces d’autant plus persuasives qu’elles étaient involontaires. Tantôt elle s’excusait de son manque d’égards, traitant naïvement d’Argères comme un artiste religieusement ému traite un grand maître ; tantôt s’excusant de son indiscrétion et disant avec une simplicité d’enfant :

— Restez, je m’en vas ! Je n’écouterai plus, je me tiendrai bien loin !

Il semblait alors qu’elle eût oublié qu’elle était chez elle, et qu’elle s’imaginât que d’Argères était le maître de la maison et le propriétaire du piano.

Cet état de choses insolite et bizarre dura plusieurs jours, pendant lesquels d’Argères, attiré et retenu comme le fer par l’aimant, ne rentra à Mauzères que contraint et forcé par l’heure et le sentiment des convenances. Ce peu de jours, qui pouvait avoir dans l’esprit de la désolée la durée d’un instant comme celle d’un siècle, suffit pour créer à cette dernière une habitude, un besoin d’entendre d’Argères et de l’apercevoir à chaque instant, besoin dont elle ne pouvait se rendre compte, mais qu’elle éprouvait réellement, comme on va le voir.

Vers la fin de la semaine, comme M. Comtois écrivait sur son journal : « Dieu merci, on s’en va ! monsieur m’a dit de redemander ses cravates à la lingerie, » d’Argères, se sentant gagner par un trouble intérieur qu’il était encore temps de combattre par la fuite, résolut de ne plus retourner au Temple et d’aller rejoindre, à Vienne, le baron, dont l’absence menaçait de se prolonger.

En conséquence, il ordonna à l’heureux Comtois de faire sa malle pour le lendemain matin, et il s’enferma pour écrire des lettres et mettre en ordre ses papiers. Il crut devoir adresser à madame de Monteluz quelques mots d’excuse pour la prévenir que des affaires imprévues l’empêchaient d’aller prendre congé d’elle ; mais il ne put jamais trouver l’expression respectueuse sans froideur, et affectueuse sans passion. Il déchira trois fois sa lettre, et il s’impatientait contre le problème qui s’agitait en lui, lorsqu’on frappa à sa porte. Il cria : Entrez, et vit apparaître Antoinette Muiron.

— Que diable venez-vous faire ici ? lui dit-il avec l’espèce de dépit que l’on éprouve à la pensée d’être vaincu fatalement par un faible adversaire. Pourquoi quittez-vous votre maîtresse, qui est seule, ou pis que seule, avec votre maritorne de laitière ?

— Monsieur, répondit Toinette sans se troubler d’un accueil si maussade, je ne suis pas inquiète de madame dans un moment plus que dans l’autre. Elle n’est pas folle, comme il plaît à votre valet de chambre de le dire : elle n’a jamais eu l’idée du suicide…

— Et que m’importe ce que pense mon valet de chambre ? pourquoi connaissez-vous mon valet de chambre ? pourquoi venez-vous ici le questionner ?

— Je suis venue le questionner sur votre départ, parce que j’ai vu tantôt dans vos yeux que vous ne vouliez pas revenir.

— Eh bien, après ?

— Pourquoi partir demain, monsieur, puisque vous aviez encore une semaine à nous donner ?

— Et pourquoi rester, je vous le demande ? La tristesse de madame de Monteluz se communique à moi et me fait mal ; je ne vous l’ai pas caché ; je ne peux en aucune façon l’en distraire…

— Ah ! voilà où vous vous trompez, monsieur ! Votre musique lui faisait tant de bien !

— Ma musique, ma musique ! Qu’elle prenne un chanteur à ses gages !

— Allons, dit la Muiron avec un sourire de triomphe, c’est un dépit d’amoureux ; je le savais bien !

— Eh bien, ce serait une raison de plus pour me sauver ! Et vous qui me retenez d’une manière si ridicule, pour ne rien dire de plus, quand vous savez fort bien qu’il n’y a de danger que pour moi, je vous trouve obsédante, folle, presque odieuse ! N’avez-vous pas dit que ce serait tant pis pour moi ? Eh bien, allez au diable, et je dirai tant pis pour vous !

Malgré sa douceur habituelle, d’Argères était irrité. La Muiron le désarma en fondant en larmes.

— Oui, je suis folle, dit-elle, mais je ne suis pas odieuse ! J’aime ma maîtresse, et je la vois perdue si elle reste ainsi.

— Arrachez-la à cette solitude, dit d’Argères radouci ; reconduisez-la chez ses parents.

— Oui, monsieur, je le ferai ; mais ce sera pire. Elle n’aura pas plus de consolation, et on la tourmentera par-dessus le marché.

— Faites-la voyager !

— Oui, si elle y consentait ; mais comment gouverner une personne qui vous supplie de la laisser tranquille, comme un mourant supplierait le bourreau de ne pas le torturer ?

— Mais que puis-je à tout cela, moi ? Rien, vous le savez de reste !

— Qui sait, monsieur ? Vous l’avez fait pleurer ; c’était déjà un grand miracle. Depuis ce jour-là, elle est encore plus triste, c’est vrai ; mais elle est aussi moins abattue. Elle vous parle dix fois par jour, tandis qu’elle passait des quarante-huit heures sans dire un mot. Elle vous voit, elle vous entend.

— Pas toujours !

— Presque toujours ! tandis qu’elle ne m’entendait ni ne me voyait la moitié du temps. Enfin, elle est tourmentée aujourd’hui, ce soir surtout ; elle ne sait de quoi.

— Ce n’est pas de mon départ ? Elle ne s’en doute seulement pas.

— Elle n’a pas remarqué votre manière de lui dire adieu, et pourtant elle sent que vous la quittez. Quelque chose le lui dit. Elle croit que ça ne lui fait rien, et ça lui fait du mal.

D’Argères sentit que Toinette était dans le vrai. Il se défendit de plus en plus faiblement, et finit par prendre son chapeau pour la reconduire.

Dans le vestibule de Mauzères, ils virent Comtois en observation, qui dit tout bas à Toinette avec un sourire horriblement sardonique :

— Eh bien, monsieur va voir votre malade ?

— Oui, monsieur Comtois, répondit Toinette avec aplomb ; ne savez-vous pas que votre maître est médecin ?

Comtois, tout étourdi de cette nouvelle, retourna dans l’antichambre et écrivit sur son journal :

« Je m’en étais toujours douté, monsieur est un homme de peu : c’est un médecin. »