Aller au contenu

Annibal/Acte II

La bibliothèque libre.
Annibal
Œuvres complètes, Texte établi par Pierre DuviquetHaut Cœur et Gayet jeune1 (p. 85-100).
◄  Acte I
Acte III  ►



ACTE II


Scène première

FLAVIUS, FLAMINIUS


FLAVIUS

Le roi ne paraît point, et j’ai peine à comprendre,
Seigneur, comment ce prince ose se faire attendre.
Et depuis quand les rois font-ils si peu d’état
Des ministres chargés des ordres du Sénat ?
Malgré la dignité dont Rome vous honore,
Prusias à vos yeux ne s’offre point encore ?

FLAMINIUS

N’accuse point le roi de ce superbe accueil ;
Un roi n’en peut avoir imaginé l’orgueil.
J’y reconnais l’audace et les conseils d’un homme
Ennemi déclaré des respects dus à Rome.
Le roi de son devoir ne serait point sorti ;
C’est du seul Annibal que ce trait est parti.
Prusias, sur la foi des leçons qu’on lui donne,
Ne croit plus le respect d’usage sur le trône.

Annibal, de son rang exagérant l’honneur,
Sème avec la fierté la révolte en son cœur.
Quel que soit le succès qu’Annibal en attende,
Les rois résistent peu quand le Sénat commande.
Déjà ce fugitif a dû s’apercevoir.
Combien ses volontés ont sur eux de pouvoir.

FLAVIUS

Seigneur, à ce discours souffrez que je comprenne.
Que vous ne venez pas pour le seul Artamène,
Et que la guerre enfin que lui fait Prusias
Est le moindre intérêt qui guide ici vos pas.
En vous suivant, j’en ai soupçonné le mystère ;
Mais, Seigneur, jusqu’ici j’ai cru devoir me taire.

FLAMINIUS

Déjà mon amitié te l’eût développé,
Sans les soins inquiets dont je suis occupé.
Je t’apprends donc qu’à Rome Annibal doit me suivre,
Et qu’en mes mains il faut que Prusias le livre.
Voilà quel est ici mon véritable emploi,
Sans d’autres intérêts qui ne touchent que moi.

FLAVIUS

Quoi ! vous ?

FLAMINIUS

Nous sommes seuls, nous pouvons ne rien feindre.
Annibal n’a que trop montré qu’il est à craindre.
Il fuit, il est vaincu, mais vaincu par des coups
Que nous devons encor plus au hasard qu’à nous.
Et s’il n’eût, autrefois, ralenti son courage,
Rome était en danger d’obéir à Carthage.
Quoique vaincu, les rois dont il cherche l’appui

Pourraient bien essayer de se servir de lui ;
Et sur ce qu’il a fait fondant leur espérance
Avec moins de frayeur tenter l’indépendance :
Et Rome à les punir aurait un embarras
Qu’il serait imprudent de ne s’épargner pas.
Nos aigles, en un mot, trop fréquemment défaites
Par ce même ennemi qui trouve des retraites,
Qui n’a jamais craint Rome, et qui même la voit
Seulement ce qu’elle est et non ce qu’on la croit ;
Son audace, son nom et sa haine implacable,
Tout, jusqu’à sa défaite, est en lui formidable,
Et depuis quelque temps un bruit court parmi nous
Qu’il va de Laodice être bientôt l’époux.
Ce coup est important : Rome en est alarmée.
Pour le rompre elle a fait avancer son armée ;
Elle exige Annibal, et malgré le mépris
Que pour les rois tu sais que le Sénat a pris,
Son orgueil inquiet en fait un sacrifice,
Et livre à mon espoir la main de Laodice.
Le roi, flatté par là, peut en oublier mieux
La valeur d’un dépôt trop suspect en ces lieux.
Pour effacer l’affront d’un pareil hyménée,
Si contraire à la loi que Rome s’est donnée,
Et je te l’avouerai, d’un hymen dont mon cœur
N’aurait peut-être pu sentir le déshonneur,
Cette Rome facile accorde à la princesse
Le titre qui pouvait excuser ma tendresse,
La fait romaine enfin. Cependant ne crois pas
Qu’en faveur de mes feux j’épargne Prusias.
Rome emprunte ma voix, et m’ordonne elle-même

D’user ici pour lui d’une rigueur extrême.
Il le faut en effet.

FLAVIUS

Mais depuis quand, Seigneur,
Brûlez-vous en secret d’une si tendre ardeur ?
L’aimable Laodice a-t-elle fait connaître
Qu’elle-même à son tour…

FLAMINIUS

Prusias va paraître ;
Cessons ; mais souviens-toi que l’on doit ignorer
Ce que ma confiance ose te déclarer.



Scène II

PRUSIAS, ANNIBAL, FLAMINIUS, FLAVIUS, suite du roi.


FLAMINIUS

Rome, qui vous observe, et de qui la clémence
Vous a fait jusqu’ici grâce de sa vengeance,
A commandé, Seigneur, que je vinsse vers vous
Vous dire le danger où vous met son courroux.

Vos armes chaque jour, et sur mer et sur terre,
Entre Artamène et vous renouvellent la guerre.
Rome la désapprouve, et déjà le Sénat
Vous en avait, Seigneur, averti sans éclat.
Un Romain, de sa part, a dû vous faire entendre
Quel parti là-dessus vous feriez bien de prendre ;
Qu’il souhaitait enfin qu’on eût, en pareil cas,
Recours à sa justice, et non à des combats.
Cet auguste Sénat, qui peut parler en maître,
Mais qui donne à regret des preuves qu’il peut l’être,
Crut que, vous épargnant des ordres rigoureux,
Vous n’attendriez pas qu’il vous dît : je le veux.
Il le dit aujourd’hui ; c’est moi qui vous l’annonce.
Vous allez vous juger en me faisant réponse.
Ainsi, quand le pardon vous est encore offert,
N’oubliez pas qu’un mot vous absout ou vous perd.
Pour écarter de vous tout dessein téméraire,
Empruntez le secours d’un effroi salutaire :
Voyez en quel état Rome a mis tous ces rois
Qui d’un coupable orgueil ont écouté la voix.
Présentez à vos yeux cette foule de princes,
Dont les uns vagabonds, chassés de leurs provinces,
Les autres gémissants ; abandonnés aux fers,
De son devoir, Seigneur, instruisent l’univers.
Voilà, pour imposer silence à votre audace,
Le spectacle qu’il faut que votre esprit se fasse.
Vous vaincrez Artamène, et vos heureux destins
Vont mettre, je le veux, son sceptre dans vos mains.
Mais quand vous le tiendrez, ce sceptre qui vous tente,
Qu’en ferez-vous, Seigneur, si Rome est mécontente ?

Que ferez-vous du vôtre, et qui vous sauvera
Des traits vengeurs dont Rome alors vous poursuivra ?
Restez en paix, régnez, gardez votre couronne :
Le Sénat vous la laisse, ou plutôt vous la donne.
Obtenez sa faveur, faites ce qu’il lui plaît ;
Je ne vous connais point de plus grand intérêt.
Consultez nos amis : ce qu’ils ont de puissance
N’est que le prix heureux de leur obéissance.
Quoi qu’il en soit, enfin, que votre ambition
Respecte un roi qui vit sous sa protection.

PRUSIAS

Seigneur, quand le Sénat s’abstiendrait d’un langage
Qui fait à tous les rois un si sensible outrage ;
Que, sans me conseiller le secours de l’effroi,
Il dirait simplement ce qu’il attend de moi ;
Quand le Sénat, enfin, honorerait lui-même
Ce front, qu’avec éclat distingue un diadème,
Croyez-moi, le Sénat et son ambassadeur
N’en parleraient tous deux qu’avec plus de grandeur.
Vous ne m’étonnez point, Seigneur, et la menace
Fait rarement trembler ceux qui sont à ma place.
Un roi, sans s’alarmer d’un procédé si haut,
Refuse s’il le peut, accorde s’il le faut.
C’est de ses actions la raison qui décide,
Et l’outrage jamais ne le rend plus timide.
Artamène avec moi, Seigneur, fit un traité
Qui de sa part encore n’est pas exécuté :
Et quand je l’en pressais, j’appris que son armée
Pour venir me surprendre était déjà formée.
Son perfide dessein alors m’étant connu,

J’ai rassemblé la mienne, et je l’ai prévenu.
Le Sénat pourrait-il approuver l’injustice,
Et d’une lâcheté veut-il être complice ?
Son pouvoir n’est-il pas guidé par la raison ?
Vos alliés ont-ils le droit de trahison ?
Et lorsque je suis prêt d’en être la victime,
M’en défendre, Seigneur, est-ce commettre un crime ?

FLAMINIUS

Pourquoi nous déguiser ce que vous avez fait ?
À ce traité vous-même avez-vous satisfait ?
Et pourquoi d’Artamène accuser la conduite,
Seigneur, si de la vôtre elle n’est que la suite ?
Vous aviez fait la paix : pourquoi dans vos États
Avez-vous conservé, même accru vos soldats ?
Prétendiez-vous, malgré cette paix solennelle,
Lui laisser soupçonner qu’elle était infidèle,
Et l’engager à prendre une précaution
Qui servît de prétexte à votre ambition ?
Mais le Sénat a vu votre coupable ruse,
Et ne recevra point une frivole excuse.
Quels que soient vos motifs, je ne viens en ces lieux
Que pour vous avertir qu’ils lui sont odieux.
Songez-y ; mais surtout tâchez de vous défendre
Du poison des conseils dont on veut vous surprendre.

ANNIBAL

S’il écoute les miens, ou s’il prend les meilleurs,
Rome ira proposer son esclavage ailleurs.
Prusias indigné poursuivra la conquête
Qu’à lui livrer bientôt la victoire s’apprête.
Ces conseils ne sont pas plus dangereux pour lui

Que pour ce fier Sénat qui l’insulte aujourd’hui.
Si le roi contre lui veut en faire l’épreuve,
Moi, qui vous parle, moi, je m’engage à la preuve.

FLAMINIUS

Le projet est hardi. Cependant votre état
Promet déjà beaucoup en faveur du Sénat ;
Et votre orgueil, réduit à chercher un asile,
Fournit à Prusias un espoir bien fragile.

ANNIBAL

Non, non, Flaminius, vous vous entendez mal
À vanter le Sénat aux dépens d’Annibal.
Cet état où je suis rappelle une matière
Dont votre Rome aurait à rougir la première.
Ne vous souvient-il plus du temps où dans mes mains
La victoire avait mis le destin des Romains ?
Retracez-vous ce temps où par moi l’Italie
D’épouvante, d’horreur et de sang fut remplie.
Laissons de vains discours, dont le faste menteur
De ma chute aux Romains semble donner l’honneur.
Dites, Flaminius, quelle fut leur ressource ?
Parlez, quelqu’un de vous arrêta-t-il ma course ?
Sans l’imprudent repos que mon bras s’est permis,
Romains, vous n’auriez plus d’amis ni d’ennemis.
De ce peuple insolent, qui veut qu’on obéisse,
Le fer et l’esclavage allaient faire justice ;
Et les rois, que soumet sa superbe amitié,
En verraient à présent le reste avec pitié.
Ô Rome ! tes destins ont pris une autre face.
Ma lenteur, ou plutôt mon mépris te fit grâce
Négligeant des progrès qui me semblaient trop sûrs,

Je laissai respirer ton peuple dans tes murs.
Il échappa depuis, et ma seule imprudence
Des Romains abattus releva l’espérance.
Mais ces fiers citoyens, que je n’accablai pas,
Ne sont point assez vains pour mépriser mon bras ;
Et si Flaminius voulait parler sans feindre,
Il dirait qu’on m’honore encor jusqu’à me craindre.
En effet, si le roi profite du séjour
Que les dieux ont permis que je fisse en sa cour,
S’il ose pour lui-même employer mon courage,
Je n’en demande pas à ces dieux davantage.
Le Sénat, qui d’un autre est aujourd’hui l’appui,
Pourra voir arriver le danger jusqu’à lui.
Je sais me corriger ; il sera difficile
De me réduire alors à chercher un asile.

FLAMINIUS

Ce qu’Annibal appelle imprudence et lenteur,
S’appellerait effroi, s’il nous ouvrait son cœur.
Du moins, cette lenteur et cette négligence
Eurent avec l’effroi beaucoup de ressemblance ;
Et l’aspect de nos murs si remplis de héros
Put bien vous conseiller le parti du repos.

Vous vous corrigerez ? Et pourquoi dans l’Afrique
N’avez-vous donc pas mis tout votre art en pratique ?
Serait-ce qu’il manquait à votre instruction
La honte d’être encor vaincu par Scipion ?
Rome, il est vrai, vous vit gagner quelque victoire,
Et vous avez raison quand vous en faites gloire.
Mais ce sont vos exploits qui doivent effrayer
Tous les rois dont l’audace osera s’y fier.
Rome, vous le savez, en cent lieux de la terre
Avait à soutenir le fardeau de la guerre.
L’univers attentif crut la voir en danger,
Douta que ses efforts pussent l’en dégager.
L’univers se trompait. Le ciel, pour le convaincre
Qu’on ne devait jamais espérer de la vaincre,
Voulut jusqu’à ses murs vous ouvrir un chemin,
Pour qu’on la crût encor plus proche de sa fin,
Et que la terre après, détrompée et surprise,
Apprît à l’avenir à nous être soumise.

ANNIBAL

À tant de vains discours, je vois votre embarras ;
Et si vous m’en croyez, vous ne poursuivrez pas.
Rome allait succomber : son vainqueur la néglige ;
Elle en a profité ; voilà tout le prodige.
Tout le reste est chimère ou pure vanité,
Qui déshonore Rome et toute sa fierté.

FLAMINIUS

Rome de vos mépris aurait tort de se plaindre :
Tout est indifférent de qui n’est plus à craindre.

ANNIBAL

Arrêtez, et cessez d’insulter au malheur

D’un homme qu’autrefois Rome a vu son vainqueur ;
Et quoique sa fortune ait surmonté la mienne,
Les grands coups qu’Annibal a portés à la sienne
Doivent du moins apprendre aux Romains généreux
Qu’il a bien mérité d’être respecté d’eux.
Je sors ; je ne pourrais m’empêcher de répondre
À des discours qu’il est trop aisé de confondre.



Scène III

PRUSIAS, FLAMINIUS, HIÉRON


FLAMINIUS

Seigneur, il me paraît qu’il n’était pas besoin
Que de notre entretien Annibal fût témoin,
Et vous pouviez, sans lui, faire votre réponse
Aux ordres que par moi le Sénat vous annonce.
J’en ai qui de si près touchent cet ennemi,
Que je n’ai pu, Seigneur, m’expliquer qu’à demi.

PRUSIAS

Lui ! vous me surprenez, Seigneur : de quelle crainte
Rome, qui vous envoie, est-elle donc atteinte ?

FLAMINIUS

Rome ne le craint point, Seigneur ; mais sa pitié
Travaille à vous sauver de son inimitié.
Rome ne le craint point, vous dis-je ; mais l’audace
Ne lui plaît point dans ceux qui tiennent votre place.
Elle veut que les rois soient soumis au devoir
Que leur a dès longtemps imposé son pouvoir.
Ce devoir est, Seigneur, de n’oser entreprendre
Ce qu’ils n’ignorent pas qu’elle pourrait défendre ;

De n’oublier jamais que ses intentions
Doivent à la rigueur régler leurs actions ;
Et de se regarder comme dépositaires
D’un pouvoir qu’ils n’ont plus dès qu’ils sont téméraires.
Voilà votre devoir, et vous l’observez mal,
Quand vous osez chez vous recevoir Annibal.
Rome, qui tient ici ce sévère langage,
N’a point dessein, Seigneur, de vous faire un outrage ;
Et si les fiers avis offensent votre cœur,
Vous pouvez lui répondre avec plus de hauteur.
Cette Rome s’explique en maîtresse du monde.
Si sur un titre égal votre audace se fonde,
Si vous êtes enfin à l’abri de ses coups,
Vous pouvez lui parler comme elle parle à vous.
Mais s’il est vrai, Seigneur, que vous dépendiez d’elle,
Si, lorsqu’elle voudra, votre trône chancelle,
Et pour dire encor plus, si ce que Rome veut,
Cette Rome absolue en même temps le peut,
Que son droit soit injuste ou qu’il soit équitable,
Qu’importe ? c’est aux dieux que Rome en est comptable.
Le faible, s’il était le juge du plus fort,
Aurait toujours raison, et l’autre toujours tort.
Annibal est chez vous, Rome en est courroucée :
Pouvez-vous là-dessus ignorer sa pensée ?
Est-ce donc imprudence, ou n’avez-vous point su
Ce qu’elle envoya dire aux rois qui l’ont reçu ?

PRUSIAS

Seigneur, de vos discours l’excessive licence
Semble vouloir ici tenter ma patience.
Je sens des mouvements qui vous sont des conseils

De ne jamais chez eux mépriser mes pareils.
Les rois, dans le haut rang où le ciel les fait naître,
Ont souvent des vainqueurs et n’ont jamais de maître ;
Et sans en appeler à l’équité des dieux,
Leur courroux peut juger de vos droits odieux.
J’honore le Sénat ; mais, malgré sa menace,
Je me dispenserai d’excuser mon audace.
Je crois pouvoir enfin recevoir qui me plaît,
Et pouvoir ignorer quel est votre intérêt.
J’avouerai cependant, puisque Rome est puissante,
Qu’il est avantageux de la rendre contente.
Expliquez-vous, Seigneur, et voyons si je puis
Faire ce qu’elle exige, étant ce que je suis.
Mais retranchez ces mots d’ordre, de dépendance,
Qui ne m’invitent pas à plus d’obéissance.

FLAMINIUS

Eh bien ! daignez souffrir un avis important :
Je demande Annibal, et le Sénat l’attend.

PRUSIAS

Annibal ?

FLAMINIUS

Oui, ma charge est de vous en instruire ;
Mais, Seigneur, écoutez ce qui me reste à dire.
Rome pour Laodice a fait choix d’un époux,
Et c’est un choix, Seigneur, avantageux pour vous.

PRUSIAS

Lui nommer un époux ! Je puis l’avoir promise.

FLAMINIUS

En ce cas, du Sénat avouez l’entremise.
Après un tel aveu, je pense qu’aucun roi

Ne vous reprochera d’avoir manqué de foi.
Mais agréez, Seigneur, que l’aimable princesse
Sache par moi que Rome à son sort s’intéresse,
Que sur ce même choix interrogeant son cœur,
Moi-même…

PRUSIAS

Vous pouvez l’en avertir, Seigneur,
J’admire ici les soins que Rome prend pour elle,
Et de son amitié l’entreprise est nouvelle ;
Ma fille en peut résoudre, et je vais consulter
Ce que pour Annibal je dois exécuter.



Scène IV

PRUSIAS, HIÉRON


HIÉRON

Rome de vos desseins est sans doute informée ?

PRUSIAS

Et tu peux ajouter qu’elle en est alarmée.

HIÉRON

Observez donc aussi, Seigneur, que son courroux
En est en même temps plus terrible pour vous.

PRUSIAS

Mais as-tu bien conçu quelle est la perfidie
Dont cette Rome veut que je souille ma vie ?
Ce guerrier, qu’il faudrait lui livrer en ce jour,
Ne souhaitait de moi qu’un asile en ma cour.
Ces serments que j’ai faits de lui donner ma fille,
De rendre sa valeur l’appui de ma famille,
De confondre à jamais son sort avec le mien,

Je suis l’auteur de tout, il ne demandait rien.
Ce héros, qui se fie à ces marques d’estime,
S’attend-il que mon cœur achève par un crime ?
Le Sénat qui travaille à séduire ce cœur,
En profitant du coup, il en aurait horreur.

HIÉRON

Non : de trop de vertu votre esprit le soupçonne,
Et ce n’est pas ainsi que ce Sénat raisonne.
Ne vous y trompez pas : sa superbe fierté
Vous presse d’un devoir, non d’une lâcheté.
Vous vous croiriez perfide ; il vous croirait fidèle,
Puisque lui résister c’est se montrer rebelle.
D’ailleurs, cette action dont vous avez horreur,
Le péril du refus en ôte la noirceur.
Pensez-vous, en effet, que vous devez en croire
Les dangereux conseils d’une fatale gloire ?
Et ces princes, Seigneur, sont-ils donc généreux,
Qui le sont en risquant tout un peuple avec eux ?
Qui, sacrifiant tout à l’affreuse faiblesse
D’accomplir sans égard une injuste promesse,
Égorgent par scrupule un monde de sujets,
Et ne gardent leur foi qu’à force de forfaits ?

PRUSIAS

Ah ! lorsqu’à ce héros j’ai promis Laodice,
J’ai cru qu’à mes sujets c’était rendre un service.
Tu sais que souvent Rome a contraint nos États
De servir ses desseins, de fournir des soldats :
J’ai donc cru qu’en donnant retraite à ce grand homme,
Sa valeur gênerait l’insolence de Rome ;
Que ce guerrier chez moi pourrait l’épouvanter,

Que ce qu’elle en connaît m’en ferait respecter ;
Je me trompais ; et c’est son épouvante même
Qui me plonge aujourd’hui dans un péril extrême.
Mais n’importe, Hiéron : Rome a beau menacer,
À rompre mes serments rien ne doit me forcer ;
Et du moins essayons ce qu’en cette occurrence
Peut produire pour moi la ferme résistance.
La menace n’est rien, ce n’est pas ce qui nuit ;
Mais pour prendre un parti, voyons ce qui la suit.