Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/La servante

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LES GRANDS MAÎTRES
DU XIXe SIÈCLE.

Tarass Chevtchenko :

La servante.

Prologue.

Un dimanche de grand matin
Les champs étaient couverts de brume ;
Dans la brouillard, sur une tombe
Était penchée comme un peuplier
Une jeune femme.
Elle pressait quelque chose sur son sein
Et conversait avec le brouillard :
« Ô brouillard, mon brouillard,
Tu vois mon destin maudit.
Pourquoi ne me caches-tu pas
Au milieu de la lande ?
Pourquoi ne m’étouffes-tu
Et ne m’enfonces-tu pas dans la terre ?
Du triste fardeau de ma vie
Pourquoi ne me délivres-tu pas ?
Non, ne m’étouffe pas, cher brouillard.
Seulement cache moi dans les champs
Que personne ne connaisse et ne voie
Mon malheur.
Je ne suis pas seule, j’ai encore
Un père et une mère…
J’ai encore — ô brouillard,
Brouillard, mon frère,
Mon enfant, mon jeune fils

Pas encore baptisé.
Ce n’est pas moi qui te baptiserai ;
Pour ton malheur,
Ce sont des étrangers qui le feront
Et moi, je ne saurai pas
Le nom qu’ils t’auront donné — mon enfant.
J’ai été riche…

Ne me maudis pas ! Je prierai pour toi,
Je supplierai le ciel,
Avec mes larmes, j’obtiendrai pour toi un heureux destin
Et je te l’enverrai. »

Elle allait par les champs en sanglotant,
Enveloppée de brume,
Et à travers ses larmes tout doucement
Elle chantait la chanson de la veuve,
De cette veuve qui dans le Danube
Enterra ses fils :
« Dans les champs il y a une tombe,
C’est là que la veuve allait,
Là elle allait et errait,
Cherchant une fleur vénéneuse.
Cette fleur vénéneuse, elle ne la trouva pas,
Elle donna le jour à deux enfants,
Les enveloppa d’un foulard de soie
Et les porta au Danube :
« Ô Danube, tranquille Danube,
Fais jouer mes enfants.
Et toi, sable jaune,
Nourris-les.
Baigne-les, emmaillote-les,
Fais-leur une couverture de tes ondes. »

I.

Il était une fois un vieux et une vieille,
Il y a bien longtemps de cela, dans une clairière près d’un étang,
Qui vivaient tous deux sur leur petite propriété,
Comme deux enfants,
Toujours à deux.
Dès leur enfance ils avaient mené ensemble paître les agneaux,

Puis s’étaient mariés.
Ils avaient vécu pour se voir riches,
Avaient acheté leur bien, bâti un moulin,
Planté un verger dans la clairière,
Y avaient établi des ruches d’abeilles,
En un mot possédaient tout ce qu’ils désiraient.
Mais Dieu ne leur avait point accordé d’enfants
Et ils sentaient déjà la faux de la mort sur leur tête.

Qui leur donnera de la joie dans leur vieillesse
Et leur tiendra lieu d’enfant ?
Qui les pleurera, les enterrera ?
Qui fera valoir honnêtement leur bien
Dans les bonnes années
Et se souviendra d’eux, en les bénissant,
Comme leur propre lignée ?

Il est dur d’élever des enfants
Dans une cabane qui n’a pas de toit,
Mais il est bien plus malheureux de vieillir
Dans des palais dorés,
De vieillir, de mourir
Et de laisser son bien
À des étrangers, à des enfants qui ne sont pas à vous,
Pour qu’ils s’amusent et le dissipent.

II.

Et le vieux et la vieille, un dimanche,
Étaient assis tous deux devant la porte
Gentiment, en chemises blanches.
Le soleil brillait dans le ciel.
Pas un nuage, tout était tranquille,
Il faisait bon comme en paradis,
La douleur se tenait cachée au fond du cœur,
Comme un animal des bois dans un fourré sombre.

Dans un tel paradis pourquoi faut-il
Que nos vieux soient tristes ?
Est-ce quelque chagrin lointain
Qui s’est glissé dans la maison ?
Est-ce une douleur d’hier, déjà étouffée,
Qui se ravive à nouveau ?

Ne serait-ce même qu’un germe de malheur
Qui aurait anéanti leur paradis ?

Je ne sais pourquoi et par suite de quoi
Nos vieux sont tristes. Il se peut que déjà
Ils s’apprêtent à passer à Dieu
Et que quelqu’un pour ce long voyage
Attèle déjà de bons chevaux ?
« Et qui nous enterrera, Nastia,
Quand nous mourrons ? »
Quand nous mourrons ? » « Je ne le sais pas, moi !
J’y ai bien réfléchi,
Et j’en suis toute attristée :
Nous avons vieilli tout seuls…
À qui laisserons-nous
Notre bien ? »
Notre bien ? » — « Tiens !
N’entends-tu pas ? On pleure
Devant la porte… comme un enfant !
Courons-y, vois-tu,
J’avais un pressentiment qu’il arriverait quelque chose. »

À la fois ils se précipitèrent
Vers la porte. Ils courent
Sans parler et s’arrêtent :
Là, devant le seuil
Un enfant emmailloté
Un peu lâchement et recouvert
D’un manteau neuf ;
Car la mère l’avait enveloppé
Et pendant l’été elle le couvrait
De son dernier manteau !

Ils s’étonnèrent, ils prièrent,
Nos vieux. Et gentiment,
Comme pour supplier,
L’enfant levait ses petits poings
Et vers eux tendait
Ses menottes… Il se tut.
Comme pour ne pas crier
Il geignait doucement.


« Eh ! Quoi, Nastia ?
Je l’avais bien dit ! Vois !
C’est la chance, le sort !
Nous ne sommes plus seuls !
Prends-le, emmaillote-le !
Quel bel enfant ! Dieu le garde !
Porte-le dans la maison et moi, à cheval,
Je vais lui chercher des parrains et des marraines
Au village. »

C’est bien étrange
Ce qui se passe au milieu de nous !
Les uns maudissent leur fils
Et le chassent de leur maison.
D’autres, les braves gens, mettent des cierges,
Achetés avec de l’argent gagné à la sueur de leur front
Et en sanglotant prient
Devant les icônes :
Ils n’ont pas d’enfants !
C’est bien étrange
Ce qui se passe au milieu de nous.

III.

Pour célébrer la fête, trois couples
De parrains et de marraines furent conviés,
Ce soir-là même on baptisa l’enfant
Et on l’appela Marc.

Marc grandit. Nos vieux
Ne savent plus où le mettre,
Où le poser, où le coucher,
Ce qu’ils pourraient bien faire pour lui.
Un an se passe. Marc grandit
Et une vache nourricière
Vit chez eux dans les délices.
Mais une jeune femme aux sourcils noirs,
Au visage pâle
Vint, la pauvrette,
À cette chaumière bienfaisante
Et pria qu’en la prît en service.


« Eh quoi ! dit le vieux, prenons-la, Nastia ! »
— « Prenons-la, Trophime,
Car nous sommes vieux, nous manquons de force
Et il y a l’enfant
Qui, quoiqu’il ait grandi,
A tout de même besoin
De quelqu’un qui s’occupe de lui. »
— « Oui, il en a besoin,
Car, moi, j’ai déjà derrière moi une bonne partie
De ma vie, Dieu en soit loué,
Et j’ai vieilli. Voyons !
Que demandes-tu, brave femme ?
T’engages-tu à l’année, ou comment ? »

T’engages-tu à l’année, ou comment ? » — « Et que donnez-vous ? »

— « Ma foi ! il faut savoir,
Il faut, ma fille, compter l’argent,
L’argent qu’on gagne.
On le dit : Celui qui ne compte pas — n’a pas.
C’est ce qui manque, brave femme :
Tu ne nous connais pas
Et nous ne te connaissons pas ; tu vivras
Chez nous, tu verras comment ça s’y passe,
Nous, nous verrons ce que tu sais faire
Et d’après cela nous fixerons tes gages.
N’est-ce pas, ma fille ? »
N’est-ce pas, ma fille ? » — « C’est bien, petit père ! »
— « Entrons dans la maison. »

Ils s’entendirent bien. La jeune femme
Était heureuse et gaie,
Comme si elle eût épousé un seigneur
Ou acheté des villages.
La voilà dans le ménage, à la basse-cour,
Auprès du troupeau
Tant le soir qu’à l’aube,
Et de l’enfant
Elle s’en occupe comme une mère :
Les jours de semaine comme le dimanche
Elle lui lave sa petite tête,
Elle lui met une chemisette blanche
Tous les jours que Dieu fait.

Elle joue avec lui, lui chante,
Lui fabrique des voiturettes et les jours de fête
Ne le quitte pas de la main.

Nos vieux s’en étonnent
Et remercient Dieu,
Et la servante infatigable
Tous les soirs, la pauvrette,
Maudit son sort,
Elle pleure beaucoup, amèrement,
Et personne ne l’entend,
Ne le sait, ni ne la voit,
Excepté le petit Marc.
Et lui ne sait pas
Pourquoi la servante
Le baigne de ses larmes,
Il ne sait pas Marc pourquoi
Elle l’embrasse tant,
Elle ne mange, ni ne boit
Tout en le faisant manger.

Marc ne sait pas que dans son berceau,
Parfois au milieu de la nuit,
Il s’éveille et bouge
Et qu’elle saute aussitôt,
Le recouvre, le signe
Et le berce doucement ;
Elle entend de la pièce à côté
La respiration de l’enfant.

Le matin, Marc vers la servante
Étend ses petits bras
Et à Anna infatigable
Il donne le beau nom de mère.
Marc ne sait rien, il pousse,
Il pousse et grandit.

IV.

Pas mal d’années s’écoulèrent,
Pas mal d’eau coula sous les ponts,
Et le malheur visita la ferme,
Y faisant couler pas mal de pleurs.

On enterra la vieille Nastia
Et c’est à grand’peine qu’on rappela à la vie
Le vieux Trophime. Il passa
Le mal maudit, puis s’endormit.
À la ferme le bonheur revint
De derrière le bois sombre
Pour se reposer chez le vieillard.

Déjà Marc va en tournée
Et à l’automne il ne passe la nuit
Ni sur le banc devant la porte, ni dans la chaumière[1].
Il faut faire en sorte de le marier.
« Mais avec qui ? » pense le vieux
Et il cherche conseil
Auprès de la servante. Celle-ci
Voudrait bien à la fille du tzar
Envoyer des marieurs : « Il faudra à Marc
Lui-même poser la question. »
— « Très bien, ma fille, nous lui demanderons
Et nous célébrerons les noces. »
Ils demandèrent, se concertèrent
Et Marc s’en fut chez des connaissances
Les prier de lui servir de marieurs.
Les gens retournèrent avec les essuie-mains
Et le pain béni échangé[2].
C’était une demoiselle de bonne maison,
Une fille si belle que même à un hetman
Elle n’aurait pas fait honte. N’était-ce pas
Une perle qu’ils avaient trouvée !

« Je vous remercie, dit le vieux,
Maintenant il faudrait savoir
Mener les choses à bonne fin,
Fixer le mariage religieux
Et les noces. Et encore quelque chose :
Qui chez nous servira de mère ?
Ma Nastia n’a pas vécu jusqu’ici… »
Et il se mit à verser des larmes.

Mais la servante sur le seuil
Se cramponna des mains
À l’embrasure et s’évanouit.
Le silence se fit dans la chaumière,
Seulement on entendit la servante chuchoter :
« Mère !… Mère !… Mère ! »

V.

Une semaine après, de jeunes femmes
Pétrissaient le gâteau des noces
À la ferme. Le vieux père
Fait tous ses efforts
Pour leur tenir pied :
Il balaie la cour,
Ceux qui passent à pied ou en voiture
Il les prie d’entrer,
Leur offre de la liqueur
Et les invite à la noce.
Le voilà qui court, quoiqu’il se tienne
À peine sur ses jambes ;
Partout du bruit et des rires,
Tant dans la maison que dans la cour,
Et les tonnelets de provisions sortent
En roulant de la dépense.

Partout des préparatifs : on cuit, on rôtit,
On balaie, on lave…
Et ce sont des étrangers qui le font. Où est donc la servante ?
À Kiev en pèlerinage
Anna est partie. Le vieux l’a suppliée,
Marc a même pleuré
Pour qu’elle lui serve de mère.
« Non, Marc, a-t-elle dit, aucunement
Il ne me convient de jouer ce rôle :
Vous êtes des gens riches,
Moi la servante ; les gens
Se moqueraient de toi.
Que Dieu vous aide !
Moi, je m’en vais prier
Tous les saints à Kiev,
Et en retournant je viendrai

Chez vous, si vous voulez me recevoir,
Tant que j’aurai des forces
Je travaillerai. »
Je travaillerai. » D’un cœur sincère
Elle avait béni
Son Marc, et en pleurant
Avait franchi le seuil.

Les noces se firent en grande pompe,
Les musiciens eurent beaucoup à faire
Et les semelles aussi. De la liqueur
Il y en eut comme s’il en pleuvait.
Pendant ce temps, d’un pas chancelant
La servante marchait vers Kiev.
Elle y arriva, mais pas pour se reposer :
Elle entra chez une bourgeoise
Et se loua pour porter l’eau,
Car son argent ne suffisait pas
Pour faire dire les litanies de Sainte Barbe[3].
Elle transporta et retransporta de l’eau,
Gagna quelques liards,
En acheta pour Marc
Un bonnet béni, dans les catacombes
De Saint Ivan,
Afin que la tête ne fasse pas mal
Au jeune homme ;
Elle se procura aussi une bague de Sainte Barbe
Pour la fiancée,
Et ayant salué les saints,
Elle revint à la maison.

Elle revint. Catherine
Et Marc allèrent à sa rencontre
Devant la porte, la firent entrer dans la maison,
Asseoir à table,
La firent manger, la firent boire,
Lui demandèrent comment c’était à Kiev
Et, dans la chambre, Catherine
Lui prépara son lit.


« Pourquoi m’aiment-ils ?
Pourquoi m’honorent-ils ?
Dieu de miséricorde,
Sauraient-ils ?
Auraient-ils deviné ?
Non, ils n’ont pas deviné,
Ce sont seulement de braves gens. »
Ce sont seulement de braves gens. » Et la servante
Se mit à pousser de lourds sanglots.

VI.

Trois fois les glaçons se formèrent.
Trois fois ils fondirent,
Trois fois la servante pélerina à Kiev,
Catherine l’accompagna
Comme si elle eût été sa mère. Et la quatrième fois
Elle accompagna la pauvre femme
À travers les champs, jusqu’à la tombe de la steppe
Où elle pria Dieu
Qu’elle retournât bientôt,
Car sans elle chez eux
Tout était triste, comme si la mère
Avait quitté la maison.

Le dimanche après la fête de la Vierge,
La première[4], Trophime,
Le bon vieux, était assis en chemise blanche
Et en chapeau de paille devant la porte.
Devant lui son petit-fils jouait avec un chien
Et sa petite-fille, affublée du manteau
De Catherine, faisait comme si
Elle était en visite chez son grand-père. Il riait
Le vieux, accueillant sa petite-fille
Comme si vraiment elle eût été une jeune femme.
« Et où as-tu mis la galette[5] ? »
Ou, simplement, n’as-tu pas oublié de la porter ?

Peut-être quelqu’un te l’a prise dans la forêt ?
Ne se pourrait-il pas que tu ne l’aies même pas fait cuire ?
C’est une honte, une honte ! En voilà une ménagère ! »

Tiens ! Voilà la servante qui entre
Dans la cour. Le vieux court à la rencontre
D’Anna avec ses petits enfants.
« Et Marc est-il en tournée ? »
Demanda Anna au grand-père.
— « Oui, encore en tournée jusqu’à cette heure. »
— « Et moi, j’ai pu à peine me traîner
Jusque chez vous.
Je ne voulais pas, chez des étrangers,
Mourir toute seule.
Que je puisse au moins attendre que Marc arrive !
J’ai une telle angoisse !… »
Et de sa poche elle tira
Les cadeaux pour les enfants :
De petites croix, des médailles,
Un collier fait d’un cordon
De corail et une petite icône
De métal rouge ;
Pour Karpo un rossignol
Et une paire de chevaux en terre cuite ;
Déjà pour la quatrième fois un anneau
De sainte Barbe
Pour Catherine ; pour le vieux,
De cire bénite trois petits cierges.
Pour Marc et pour elle-même elle n’avait rien apporté :
Elle n’avait rien acheté,
Car son argent n’avait pas suffi
Et elle n’avait pas eu la force d’en gagner d’autre.
« Tiens, il me reste encore
Un morceau de petit pain ! »
Un morceau de petit pain ! » Et, chacun son morceau,
Elle le distribue aux enfants.

VII.

Elle entra dans la maison. Catherine
Lui lava les pieds,

Lui porta à manger.
Elle ne mangea pas, ne but pas,
Notre Anna.
Notre Anna. « Catherine !
Quand est-ce que ce sera dimanche ? »
— « Après-demain. »
— « Après-demain. » — « Il faudrait bien
Faire dire les litanies
De saint Nicolas
Et donner quelque chose,
Car il semble que Marc soit en retard…
Peut-être en route
Est-il tombé malade, Dieu nous en garde ! »
Les larmes tombèrent
De ses yeux de vieille fatiguée,
À grand’peine elle put se lever de table.
« Catherine ! J’ai bien changé :
Je me traîne, je n’ai plus la force
De me tenir sur mes jambes.
Il est dur de mourir, Catherine,
Chez des étrangers, même dans une chambre bien chaude ! »

La pauvre femme s’affaiblissait,
Déjà elle avait communié
Et on lui avait administré l’extrême onction —
Ça ne la guérit pas.
Le vieux Trophime dans la cour
Marche comme un homme abattu ;
Catherine ne quitte pas la malade des yeux,
Elle est auprès d’elle jour et nuit.
Cependant chaque nuit les hiboux
Ne prophétisent rien de bon
Sur le toit de la dépense.
La malade tous les jours, toutes les heures,
Entendant à peine, demande :
« Catherine, ma fille,
Marc est-il revenu ?
Oh ! Je voudrais bien savoir
Si je peux l’attendre, si je le verrai,
Si je tiendrai jusque là ! »

VIII.

Marc retourne de ses affaires,
Il chante en marchant,
Il ne se presse pas de rentrer,
Fait reposer ses bœufs.
Il porte à Catherine
Du drap bien cher,
Au père une ceinture brodée
De soie noire,
À la servante du brocat pour un bonnet
Et un bon foulard rouge
Ourlé de blanc ;
Aux enfants des souliers,
Des figues et des raisins,
Et pour tous il a acheté
Du vin rouge de Constantinople
Dans un baril assez grand,
Et du caviar du Don —
Il amène tout cela, ne se doutant pas
De ce qui se passe à la maison.

Il marche sans se presser.
Il arrive. Dieu soit loué !
Il ouvre la porte et remercie Dieu.
« Ne vois-tu pas, Catherine ?
Cours à son devant !
Il est arrivé ! Cours vite,
Vite, fais-le entrer.
Je te remercie, Seigneur Dieu,
J’ai eu la force de l’attendre ! »
Et la servante bien doucement dit le « Notre père »
Comme si elle rêvait.

Le vieux dételle les bœufs,
Met à sa place le joug sculpté,
Et Catherine regarde son Marc.
« Et où est Anna, Catherine ?
Moi qui arrive sans m’inquiéter !
Elle n’est pas morte ? »
Elle n’est pas morte ? » « Non, elle n’est pas morte,
Mais elle n’ira pas loin.

Allons dans la petite chambre,
Pendant que le père
Dételle les bœufs ;
Marc, elle t’attend. »

Marc va vers la petite chambre
Et reste sur le seuil
Comme effrayé, Anna murmure :
« Merci, mon Dieu, merci !
Approche, n’aie pas peur.
Sors de la chambre, Catherine ;
J’ai quelque chose à lui demander,
À lui raconter. »

Catherine sortit
Et Marc se pencha
Vers la bouche de la servante.
« Marc, regarde,
Regarde-moi bien,
Vois comme je suis faible !
Je ne suis pas Anna, je ne suis pas la servante,
Je suis… »
Je suis… » Ici elle se tut.
Marc pleurait, étonné.
De nouveau les yeux d’Anna s’ouvrirent.
Elle regardait fixement, attentivement,
Les larmes lui coulaient.
« Pardonne-moi ! Je me suis tourmentée
Toute ma vie dans une maison étrangère…
Pardonne-moi, mon fils,
Je suis… Je suis ta mère ! »

Elle se tut…
Elle se tut… Marc s’évanouit,
Et la terre trembla sous lui.
Il revient à lui, il se penche vivement vers sa mère —
Et sa mère s’est endormie pour toujours.

Péréïaslav, 13 novembre 1845.

  1. En Ukraine les jeunes gens du village en automne et en hiver ont l’habitude de passer les nuits ensemble.
  2. Ce sont les deux preuves que leur proposition a été acceptée (voir page 82).
  3. L’église de Kiev où repose le corps de Sainte Barbe est un but de pèlerinages ; on y vend divers objets de piété.
  4. On nomme première fête de la Vierge l’Assomption.
  5. Il est d’usage pour les jeunes femmes quand elles vont en visite chez des gens plus âgés d’apporter un présent, habituellement une galette.