Anthologie de la littérature ukrainienne jusqu’au milieu du XIXe siècle/Sur l’introduction du calendrier grégorien

La bibliothèque libre.

PREMIÈRE RENAISSANCE.

Hérazime Smotritsky :

Sur l’introduction du calendrier grégorien.

Ces pages sont tirées d’un traité « sur le nouveau calendrier romain », qui fait lui-même partie d’un livre intitulé : « La clef du royaume céleste » (1587). L’auteur, Hérazime Smotritsky, ancien juge de Kamenetz et recteur de l’académie d’Ostrog, comme l’appellent les écrivains postérieurs, fut un des chefs du cercle d’Ostrog et l’un des pionniers du nouveau mouvement littéraire de cette époque. Peu théoricien, il s’attache à des arguments de sens pratique, qui ne manquent pas d’un certain sel.

À propos du nouveau calendrier, le pape écrit que ce changement était nécessaire pour des raisons importantes. De ces importantes raisons, il n’en cite pas la moindre ; peut-être lui aurait-il été difficile d’en donner. Mais beaucoup de gens en donnent le motif certain. C’est que si le très saint Père, le plus haut représentant de Dieu sur terre et régent du monde, n’était pas si sagement et si fermement intervenu à temps, par suite de l’imprudence et de la bêtise des gens simples, la Noël risquait de tomber au printemps et Pâques en été. Mais, grâce à la prévoyance incessante et aux soins d’une personne si importante, qui porte les clefs du paradis, les choses ont été vivement arrêtées ; non seulement la Noël n’est pas arrivée au printemps, mais Pâques n’a pas osé bouger. Ceux qui se trouvaient alors à l’église insuffisamment vêtus pourraient en dire long là-dessus.

Cependant si l’on n’avait pas avancé de ces quatre semaines, on n’aurait pas tellement retardé. On ne sait si le cours des astres, dont il voulait corriger les lois, l’a trompé, ou si le créateur de ces astres s’est opposé à l’arbitraire de ce correcteur, pour qu’il ne se mêlât pas des choses qui ne lui étaient point confiées, toujours est-il que, comme on le voit, le coup n’a pas réussi. Il a pourtant essayé et fait de son mieux : régnant sur la terre, il aurait aussi voulu mettre de l’ordre dans les cieux.

Un médecin habile, quand il découvre un abcès malin, ou, comme on l’appelle, le feu infernal, ne craint pas de couper un membre sain afin que le reste du corps ne se gangrène pas. De même un architecte intelligent qui voit une maison commençant à brûler et où le feu de l’âtre a pris de grandes proportions, car il est dangereux quand il est déchaîné, cet architecte donc, ayant passé en courant devant les maisons voisines, s’arrête devant une autre et, fût-elle des mieux construites, ou appartînt-elle à un propriétaire puissant, il en arrache le toit, y met la pioche, la détruit et la renverse, sans demander conseil à personne, sans tenir compte de sa bonne construction, ni de son propriétaire. Et quand tout est passé et le feu éteint, personne ne lui en veut, mais comme auparavant chacun reconstruit suivant sa fantaisie ou ses moyens sur l’emplacement qui lui revient.

De la même façon, le très saint Père Grégoire treize, s’apercevant que le calendrier des ancêtres s’était égaré bien loin du bon chemin, que le soleil avait fait trop de jours, que la lune s’était embrouillée dans ses phases et que les étoiles avaient perdu leurs pistes, comme un habile médecin et un architecte intelligent, il a amputé les membres sains, qui servaient encore de quelque chose au corps de l’église.

En supprimant ces quatre semaines, il s’est mis à démolir cette maison si fortement construite et bien fondée sur ses sept piliers, les sept conciles œcuméniques, il en a arraché le toit, y a mis la pioche, l’a détruite et renversée, a fini par éteindre le feu du Saint Esprit et non seulement n’a laissé ni la Noël, ni Pâques entrer dans le printemps, mais c’est tout juste que ces fêtes ne se soient pas rencontrées. Il a rebaptisé les mois, fait reculer la Pâque juive et les Pâques chrétiennes, puis leur a fait changer de place. Comme on le voit, Sa Sainteté s’est bien acquittée de sa besogne, puis elle a disparu pour aller voir — qui sait, s’il n’a pas été chargé d’aller corriger quelque chose en enfer ? Car c’est une institution encore plus vieille que le calendrier.

Il aurait fallu construire sur l’ancien fondement. Là, où les poutres et les chambranles des portes et des fenêtres avaient cédé et avaient commencé à se pourrir, par suite de la négligence des gérants et de nous autres, locataires, il aurait fallu les refaire d’après les anciens fondements, sur lesquels on ne peut bâtir que ce qui y avait été bâti. Sur ce fondement, il serait facile de s’entendre (sur l’union des églises), ce qui sera impossible tant que l’on ira à l’aventure.

Parce que si les seigneurs de ce monde ne se fâchent pas de ces propos violents, je ne sais si le Seigneur céleste ne sera pas courroucé. Car trop souvent les avril et mai du nouveau calendrier au lieu de verdir se recouvrent entièrement de blanc. Ce que voyant et pesant, le cœur se serre et Dieu seul sait si de pires malheurs ne nous attendent pas encore.

Comme on le voit, peu de bien a résulté de ces corrections, mais un désordre étrange s’est emparé du monde chrétien, non seulement dans les affaires de l’église, mais aussi dans les faits et gestes du monde. Beaucoup de querelles et de haines ont commencé par là, traînant après elles des misères et des pertes inutiles pour des gens qui n’en peuvent mais. Le pauvre infortuné qui gagne son pain du travail de ses mains et à la sueur de son front, qui doit en vivre et est obligé de donner de ce travail et de cette sueur au seigneur foncier ce qui sera exigé de lui, était habitué comme ses pères à rendre au seigneur ce qui revenait au seigneur et à Dieu ce qui revenait à Dieu. Maintenant, il ne peut joindre les bouts d’aucune manière. Le seigneur lui ordonne de travailler les jours consacrés à Dieu et qui lui sont réservés d’après les anciennes coutumes de l’église. Il craint Dieu, mais aussi il craint son seigneur : il doit abandonner le plus grand pour servir le plus petit. Car il a entendu dire du premier qu’il est très patient et miséricordieux et il sait que le second est très peu patient et qu’il ne fait guère grâce. S’il ne le sent pas sur lui-même, sûrement son bœuf s’en ressentira, lorsque vient le jour férié reconnu par son seigneur, il voudrait bien travailler pour soulager sa propre indigence, mais il craint son maître et doit abandonner le travail. Dans ces conditions, il oublie souvent et le jour férié du maître et celui de Dieu, de sorte qu’il a souvent tort envers Dieu et envers le seigneur et toujours envers lui-même. Au dehors la vermine le ronge, au dedans sa conscience l’inquiète. Et ne pouvant rien changer à son malheur, il se console par des soupirs, des plaintes, des larmes et, peut-être, en maudissant son sort et le réformateur du calendrier. Il ne faut point se moquer de lui, parce qu’il n’est pas habillé de pourpre et qu’il n’est pas savant. Car le Seigneur qui voit la fierté des cœurs, balaie souvent la pourpre et la sagesse comme des ordures et ne tient compte que de la pureté des cœurs. Il prête l’oreille aux simples et précipite les puissants de leurs trônes, pour mettre à leur place ceux qui tout à l’heure remuaient le fumier de leur fourche.