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Anthologie des poètes français du XIXème siècle/Eugène Vermersch

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Anthologie des poètes français du XIXème siècleAlphonse Lemerre, éditeur*** 1842 à 1851 (p. 63-72).




EUGÈNE VERMERSCH


1843-1876




Eugène Vermersch, né à Lille en 1847, fit de bonnes études dans sa ville natale, puis vint à Paris pour y prendre ses inscriptions d’étudiant en médecine. Il avait alors dix-huit ans. Déjà journaliste par sa collaboration à l’Écho du Nord, Journal de Lille, il se jeta tête baissée dans la mêlée parisienne. On a de lui, dès cette époque, des ouvrages nombreux et très divers, dont le plus remarquable, pour lequel il emprunta la forme créée au XVe siècle par François Villon, est intitulé : Le Testament du sieur Vermersch. Le talent du versificateur se montrait à un degré rare chez ce jeune homme, doué d’une vive intelligence et d’une étonnante facilité. Malheureusement pour lui, le milieu dans lequel il se trouva plongé dès son arrivée à Paris l’entraîna vers les tristes voies de la politique, qui fit de lui le rédacteur en chef et l’inspirateur du Père Duchêne pendant les journées sanglantes de la Commune.

Au dénoûment de cette sinistre aventure, Eugène Vermersch parvint à s’échapper. Successivement expulsé de Belgique et de Hollande, il partagea son exil entre la Suisse et l’Angleterre. La surexcitation cérébrale née d’un excès de travail engendra chez lui des préoccupations singulières où sombra sa raison. C’est dans le lunatic asylum de Colney Hatch, à six milles et demi de Londres, qu’Eugène Vermersch mourut fou le mercredi 9 octobre 1876, à l’âge de trente-trois ans.

Il laisse un certain nombre d’ouvrages inédits parmi lesquels un volume de vers intitulé : Galerie de Tableaux, auquel appartiennent les trois premiers morceaux qu’on va lire.

Auguste Vitu.


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JAPON




Japon, clair paradis des nuances joyeuses,
Émeraudes, rubis, saphir et diamant !
Pays de l’art subtil! pays cher à l’amant
Des femmes au teint pâle et des fleurs lumineuses !

Salut, fils du Soleil ! Aux heures pluvieuses
J’évoque tes splendeurs en un rêve charmant.
Là, dans un pavillon où, paresseusement,
Ondulent des rideaux d’étoffes précieuses,

Sur des coussins brodés d’oiseaux et de dragons,
Je me vois étendu, délicatement ivre,
Et fumant à longs traits une pipe de cuivre,

Tandis que dans la rue une dame aux yeux longs,
Oui m’aima récemment, de sa main languissante
Retrousse en souriant sa jupe éblouissante.


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LA HÊTRAIE




C’était une hêtraie, élevée et profonde,
Oasis de fraîcheur et de sérénité,
Au sommet d’un coteau plantée avec fierté,
Calme, à s’y croire encore aux premiers jours du monde.


Aucun sentier frayé n’y conduisait d’en bas :
Il fallait y grimper dans de hautes fougères,
Des massifs de sapins et des champs de bruyères
Qui dans l’herbe agitaient leurs grands bouquets lilas.

Des lapins gris rayaient des zigzags de leurs courses
Le gazon court jonché par ics pommes de pin,
Et, de quelque côté que l’on prît son chemin,
On faisait fuir des vols d’oiseaux buvant aux sources.

Des quartiers de rochers vieux comme l’univers
Se levaient pêle-mêle et vous barraient la route ;
Une eau d’argent filtrait à leurs pieds goutte à goutte,
Et des tulipes d’or tremblaient à leurs fronts verts.

La montée était dure ; aussi, rêveur sauvage,
J’étais à peu près sûr d’être seul tout ce jour
Sous les hêtres sacrés où, frémissant d’amour,
Un rossignol pleurait son éternel veuvage.

Il tombait de la voûte un demi-jour douteux,
Pareil à la clarté des vieilles basiliques ;
Et, comme des piliers, les arbres symboliques
Dressaient tout droit au ciel leurs fûts religieux.

Le vent dans le lointain, secouant des mélèzes,
M’apportait les soupirs d’un orgue qui s’endort,
Et dans cet air tiédi je crois sentir encor
L’encens des résédas et le parfum des fraises.

Des faisans empourprés passaient discrètement,
Mettant sur le sol nu leurs sveltes ombres bleues,
Et leur col zébré d’or, l’arc de leurs grandes queues
Dans les herbes jetaient des feux de diamant.


Moi, dans mes sens troublés par les odeurs des sèves,
Dans ma moelle où brûlait encor son souvenir,
Brisé par le passé, tremblant pour l’avenir,
Je sentais la poussée ardente de mes rêves.


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LES ROSES-THÉ




Le rosier couvrait tout le mur.
Comme dans un pays des fées,
Ses parfums en chaudes bouffées
Troublaient perversement l’air pur.

Sur le velours des feuilles vertes
Où les papillons se cherchaient,
Des milliers de roses tranchaient,
Eclatantes, grandes ouvertes.

C’étaient d’énormes roses-thé
Avec des arômes de fraise,
Blondes comme une miss anglaise,
Que baisait un ciel enchanté.

Leur pâleur tendre et délicate,
Leur cœur charmant couleur de chair,
Leur corsage de velours clair,
Plus que la pourpre et l’écarlate

Des roses vives du jardin,
Savaient me plonger dans l’extase
Quand, à l’heure où le ramier jase
Parmi les perles du matin,


La Chère, aux longues mains rosées,
Frissonnante dans son peignoir,
Sur mon front en laissait pleuvoir
Deux que sa bouche avait baisées.

Avec moi je les emportais,
Et, tout le jour, brûlé de fièvre,
Je cherchais l’endroit où sa lèvre
S’était posée, et je guettais,

Comme une volupté lointaine
Qu’on voudrait retenir encor,
Dans les rieurs de lumière et d’or
Un souvenir de son haleine.

Mais notre roman est fini.
Les roses-thé me font sourire.
Parfois, pourtant, je les respire :
Alors mon front se rembrunit !

Ce ne sont plus les mêmes choses
Que me disent les mêmes fleurs :
Notre amour n’est plus dans nos cœurs ;
Son baiser n’est plus dans les roses.


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LE CRÂNE




Je me promenais, seul, dans un grand cimetière,
Et le ciel gris laissait tomber avec le soir
Un deuil qui s’épandait sur la nature entière.


Morne et courbé, j’allais sous le feuillage noir
Des cyprès, des sapins et des hauts sycomores,
Perdu dans ma douleur et dans mon désespoir.

De sinistres hiboux, de leurs ailes sonores,
Fuyaient, fouettant mon front pâle, aveuglant mes yeux,
Où s’éteignait l’ardeur des anciennes aurores.

Un silence profond, sombre et mystérieux
Enveloppait l’horreur des funèbres allées,
Tandis que le soleil s’éteignait dans les cieux.

Je marchais parmi les ombres échevelées
Des saules. Et voici que j’avais dépassé
Les grands tombeaux et les célèbres mausolées.

Et puis, je traversai le terrain, effacé
Sous les croix de bois noir, de la fosse commune,
Où le doux univers souffrant s’est déversé.

Et j’atteignis un champ où, dans la terre brune,
Un fossoyeur avec acharnement bêchait,
Sous la mélancolie immense de la lune.

Colossal, sur sa bêche énorme il se penchait.
Par moments, il riait; mais, dans son œil atone,
Une larme, récente encore, se séchait.

Sur sa lèvre fanée, un refrain monotone
Vaguement se traînait en un rythme indolent,
Et, triste, se mêlait aux souffles de l’automne.

Un jour crépusculaire, incertain, effrayant,
Éclairait faiblement les épaules hideuses,
Le cou cyclopéen et le dos du géant.


Je m’approchai de lui. Les pins et les yeuses
S’étirèrent dans un lointain gémissement ;
Et sur le ciel passaient des ombres monstrueuses.

Mais l’homme travaillait, sans lever seulement
Son formidable front sur le rôdeur profane,
Et d’un plus fier effort bêchait profondément.

Déjà la lune était mystique et diaphane,
Et dans le cuivre d’un ciel blême se mourait,
Quand la bêche donna tout à coup sur un crâne :

Le crâne d’un jeune homme où vivait le regret
De la saison exquise, à peine entr’aperçue,
Et morte sans avoir révélé son secret.

On lisait sur son front l’espérance déçue.
Après l’avoir jeté près d’un tas d’ossements,
L’homme le ramassa sur la terre moussue,

Et, dans sa large main l’ayant gardé longtemps,
Il le considéra de sa prunelle humide,
Et puis il dit, avec de longs tressaillements :

« Pauvre Yorick ! C’était un fou charmant, timide
Comme une jeune fille et doux comme un enfant,
Qui fut brisé par un aveuglement stupide! »

De larges pleurs mouillaient la face du géant ;
Et moi, je me sentis remué jusqu’à l’âme,
Malgré moi, devant cette épave du néant.

« Pourquoi donc, dis-je à l’homme, es-tu comme une femme,
Devant ce masque affreux et pourri, dont la mort
A fait depuis longtemps disparaître la flamme ?


« Après de si longs mois tu le pleures encore,
Qui donc était-ce ?… » Et lui, d’une voix effrayante
Comme un sinistre orchestre où la trompe, et le cor,

Et les tambours voilés joueraient la marche lente
Du funèbre convoi d’un héros, s’écria :
« Tu n’es qu’un étranger dans la cité dolente !…

« Lorsque ce fou mourut, ton astre se voila.
C’est lui qui but le vin de ta première ivresse,
Et, vois ! tu ne sais plus que ce squelette-là,

« C’est l’homme que tu fus au temps de ta jeunesse ! »


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RONDE NOCTURNE




Au cœur d’une forêt profonde,
Sur un petit lac ignoré,
La nuit, j’ai souvent admiré
La chère et fantastique ronde
De femmes qui, jusqu’au matin,
Tournent, mais sans se faire entendre,
Avec des robes de satin
Blanc, rose, lilas et bleu tendre.

Sur un petit lac ignoré,
Les feuilles larges et polies
Des nénuphars aux fleurs pâlies
S’étendent en tapis moiré ;

Jamais le vent n’a ridé l’onde,
Les arbres viennent s’y doubler ;
Mais nul ne les a vus trembler,
Au cœur de la forêt profonde.

Et de ce lac, jusqu’au matin,
Au travers des feuillages sombres,
La lune, qui bleuit les ombres,
Glace d’un baiser argentin
Les nappes d’eau qui vont s’étendre
Entre les nénuphars géants
Où les fantômes enivrants
Tournent, mais sans se faire entendre.

La nuit, j’ai souvent admiré
La musique qui, par les branches,
Pour ce doux bal de formes blanches,
Flotte sur ce lac ignoré ;
Tombe-t-elle d’un autre monde,
D’un clément paradis lointain,
Pour animer jusqu’au matin
La chère et fantastique ronde ?

Toutes ces robes de satin,
Au cœur de la forêt profonde,
Reflètent leurs éclairs dans l’onde
Que glace un baiser argentin ;
Et les nappes qui vont s’étendre
Parmi les nénuphars géants
Semblent d’étranges diamants
Blancs, roses, lilas et bleu tendre.



LE ROSSIGNOL




Dans une vaste allée, aux lisières du parc,
Où, parmi des massifs d’aubépine naissante,
Dans cette nuit d’été, la lune languissante
Baise le torse nu d’Amour bandant son arc,

Une dame aux grands yeux de velours se promène ;
Des bouquets de rieurs pourpre et de feuillages verts
Flambent sur le fond blanc de ses vêtements clairs,
Dont rampe sur le sol moussu la longue traîne.

Un gilet de satin qui descend assez bas
Dessine les trésors somptueux de son buste ;
Ses doigts, péniblement, lèvent sa jupe, juste
Assez pour découvrir les coins d’or de ses bas.

Une mouche aux aguets sur ses lèvres exquises
Fait plus blanches encor ses dents de fin émail,
Et sa main droite agite un immense éventail,
Où des papillons blancs becquètent des cerises.

Le silence s’étend, mystérieux et lourd ;
Et, tandis que le vent froisse l’avoine folle,
La dame, que ravit la lune bleue et molle,
Écoute un rossignol qui se pâma d’amour.


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