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Au Canada et chez les Peaux-Rouges/Montréal

La bibliothèque libre.
Librairie Hachette et Cie (p. 51-72).


iv

montréal


Les derniers des Hurons. — Le chemin de fer du Lac Saint–Jean. — Chansons populaires canadiennes. — Le Saguenay. — La baie des Ha ! Ha ! — Les Trois–Rivières. — Ovations et réceptions. — Montréal et le Mont–Royal. — Lachine et le saut des rapides. — La presse française de Montréal. — La Minerve. — Un journal fondé en 24 heures. — Le parti des «castors».


À quelques kilomètres de Québec se trouve le village de la Jeune Lorette, habité par les derniers descendants des Hurons. Le nom de Lorette, donné à cette bourgade, s’associe, paraît-il, au souvenir de l’un des premiers missionnaires français, le P. Chaumonot, qui arriva au Canada en 1639 et évangélisa les Hurons jusqu’à sa mort, arrivée en 1693. Le P. Chaumonot avait quitté sa famille pour courir le monde, lorsque passant à Lorette, en Italie, il se sentit saisi par la vocation religieuse, se convertit et se prépara, peu après, aux missions chez les Sauvages. En rapprochant le souvenir de cet événement de l’apostolat du P. Chaumonot chez les Hurons, on expliquerait l’origine du nom donné au village en question.

Aux premiers temps de la colonisation française, d’implacables rivalités surgirent entre les nations des Algonquins et des Iroquois ou Toudamans. L’Angleterre se fit l’alliée de ces derniers, tandis que la France prenait parti pour les premiers, auxquels vinrent se joindre, dès l’origine de la lutte, les Houendats ou Hurons, tribu de la nation iroquoise, dont le caractère pacifique se rapprochait davantage de celui des Algonquins. Selon l’historien Ferland, les Houendats furent appelés Hurons parce qu’ils se rasaient les cheveux de manière à ne laisser sur le sommet de la tête qu’une espèce de crête assez semblable à la hure d’un sanglier. De leur côté les Toudamans avaient été surnommés Iroquois, parce qu’ils terminaient leurs harangues par le mot hiro : j’ai dit, et l’exclamation : koué !

Après une lutte acharnée, les Hurons furent presque exterminés par les Iroquois, qui, de leur côté, furent considérablement affaiblis. Les descendants des Hurons épargnés sont groupés aujourd’hui autour de la Jeune Lorette. Il y a deux siècles ils étaient environ 40,000, actuellement ils ne sont pas 400. Et quel changement prodigieux s’est opéré chez eux !

Le voyageur qui n’a jamais parcouru que des pays civilisés et qui se rend à Lorette pour voir des Sauvages couverts de peaux de bêtes et ornés de plumes, s’expose à ressentir de bien cruelles désillusions. En effet, rien n’est moins sauvage qu’un habitant de Lorette. Depuis leur grand désastre, les Hurons ont subi une métamorphose absolue au contact des colons et des missionnaires. Convertis au catholicisme, civilisés de la façon la plus complète, ils ont contracté avec les blancs des alliances répétées qui ont singulièrement altéré chez eux le type originel qu’aucun n’a pu conserver intact. Beaucoup ont les yeux bleus et de la barbe au menton, ce qui, chez les Sauvages, est le signe indéniable d’une mésalliance. Leur costume est, sauf les jours de fête, le costume des blancs ; leur langue n’est plus parlée, par quelques-uns d’entre eux, que comme une langue morte ; leurs noms, dans la vie réelle, sont ceux qui sont répandus partout : Vincent, Bastien, etc. ; et ce n’est que dans les rares fêtes indiennes encore existantes qu’ils arborent leur nom de guerre ainsi que leur coiffure à plumes.

L’un des chefs de la tribu cumulait naguère ses fonctions de grand sachem avec celles de notaire ! Le chef actuel fabrique des bibelots indiens pour les étrangers. Sa maison est meublée à l’européenne ; dans son salon se trouve un piano à l’usage de la fille de la maison, et sur ce piano, des sonates de Mozart et les partitions en vogue !

Vraiment, on a peine à se figurer un Huron dressant un acte de mariage ou recevant un testament, et une jeune Huronne s’asseyant à son piano pour chanter un air de la Dame blanche ou la légende de Madame Angot. Ce sont là les progrès de la civilisation.

Aux portes de Québec s’étend une région accidentée et boisée que traverse le chemin de fer, qui conduit au lac Saint-Jean. Ce chemin de fer est une véritable voie de pénétration qui a pour but d’amener directement à Québec tout le trafic des bois du bassin du lac Saint-Jean et du Saguenay, et d’ouvrir de nouveaux cantons à la colonisation. La Compagnie du chemin de fer a mis un train spécial à la disposition des délégués pour leur faire parcourir la section livrée à l’exploitation. La voie monte fréquemment, car il faut franchir la chaîne des Laurentides. Lorsqu’on a traversé la rivière Jacques-Cartier, au cours sinueux et aux bords pittoresques, on se trouve presque toujours au milieu de la forêt. Près de la station de Saint-Joseph se trouve le joli lac de ce nom, dans un cadre de verdure et de montagnes boisées qui rappelle les sites charmants de ces lacs d’Écosse que le pinceau de Gustave Doré reproduisait avec tant de charme.

À Saint-Raymond, le pavoisement de la gare, les vivats des habitants et une adresse de bienvenue du conseil municipal nous font sortir de la période de contemplation et nous rappellent que nous sommes revenus à la vie civilisée. Mais le ciel, jusqu’ici couvert, ouvre sans ménagement ses réservoirs. Les habitants sont désolés de ne pouvoir montrer leur installation et leurs bois ; mais, en revanche, ils nous font faire connaissance avec les chansons populaires du Canada, tantôt pleines de gaîté, d’originalité et d’entrain, tantôt graves, langoureuses ou monotones. C’est ainsi que défilent tour à tour la Huronne, au rythme sévère et magistral, la Canadienne, chanson nationale du pays, à la fois joyeuse et bizarre dans son style et d’une allure musicale alerte et entraînante. Le refrain donne une idée du tour d’esprit de la chanson :

Vive la Canadienne,
Vole, mon cœur, vole,
Vive la Canadienne
Et ses jolis yeux doux.
Et ses jolis yeux doux, doux, doux,
Et ses jolis yeux doux.

La séance se termine par l’audition de la Claire Fontaine, dont la mélodie a le défaut de manquer de variété, mais dont les paroles ont un véritable cachet d’originalité. « Depuis le petit enfant de sept ans jusqu’au vieillard aux cheveux blancs, dit M. Ernest Gagnon, dans son recueil de Chansons populaires, tout le monde, au Canada, sait et chante la Claire Fontaine. On n’est pas Canadien sans cela. »

Voici la Claire Fontaine, qui se chante encore en Normandie, mais avec quelques variantes et sur un air différent :


À la claire fontaine
M’en allant promener,

J’ai trouvé l’eau si belle
Que je m’y suis baigné.


Lui y a longtemps que je t’aime
Jamais je ne t’oublierai.[1]
Refrain

Sous les feuilles d’un chêne
Je me suis fait sécher ;

Sur la plus haute branche
Le rossignol chantait.

Chante, rossignol, chante,
Toi qui as le cœur gai ;

Tu as le cœur à rire
Moi je l’ai-t-à pleurer.

J’ai perdu ma maîtresse
Sans l’avoir mérité ;

Pour un bouquet de roses
Que je lui refusai.

Je voudrais que la rose
Fût encore au rosier,

Et que le rosier même
Fût encore à planter.


Quelques habitants ont les larmes aux yeux en faisant entendre ces vieux airs qui leur rappellent la mère patrie, et, lorsque s’ébranle le train qui ramène les délégués à Québec, ceux-ci entendent encore retentir à leurs oreilles le refrain de la Claire Fontaine que les Canadiens adressent à la France :

Lui y a longtemps que je t’aime,
Jamais je ne t’oublierai.

Une des plus curieuses excursions que l’on puisse faire en partant de Québec est celle du Bas Saint-Laurent et du Saguenay. Un service régulier de bateaux à vapeur relie la capitale du Bas Canada à Chicoutimi, terminus de la navigation sur la rivière Saguenay. Ces bateaux à vapeur, à deux étages, comme ceux de la Compagnie Richelieu faisant le service du Haut Saint-Laurent, sont appelés souvent des palais flottants à cause du confort et du luxe qu’on rencontre à bord.

Au sortir du port, on descend le Saint-Laurent en longeant l’île d’Orléans, lieu de plaisance très fréquenté dans la belle saison par les Québecquois et les Québecquoises. Puis le grand fleuve canadien s’élargit tout à coup. Bientôt apparaissent sur la rive gauche l’île aux Coudres et la baie de Saint-Paul, dont les rives escarpées, avec la chaîne des Laurentides à l’arrière-plan, rappellent quelque peu le lac des Quatre-Cantons, puis la station balnéaire de la Malbaie, le Trouville canadien. La rive, tantôt basse, tantôt escarpée, laisse voir de jolies villas émergeant au milieu de gros blocs de rochers qu’entourent de tous côtés des sapins au sombre feuillage. Sur le débarcadère et sur la plage on aperçoit un public élégant, en grande partie féminin, venu de divers points du Canada et même des États-Unis. Les Américains, en effet, fuyant les fortes chaleurs de leur pays, commencent à apprécier de plus en plus les plages canadiennes.

De l’autre côté du Saint-Laurent se trouvent Kamouraska, la Rivière du Loup, Cacouna, et autres stations très fréquentées par les baigneurs. La Rivière du Loup surtout, se pose en rivale, et en rivale heureuse de la Malbaie. Le site est agréable et, comme variante, on y rencontre des Sauvages grandement civilisés qui vendent, à grand renfort de piastres, des bibelots de leur fabrication.

À Tadoussac, où on se livre à l’élevage du saumon, se trouve l’embouchure du Saguenay. Le Saint-Laurent a, en cet endroit, une largeur considérable. De la Rivière du Loup qui se trouve presque en face de Tadoussac, il faut plus d’une heure et demie pour traverser le fleuve. La houle se fait parfois sentir et les cœurs faibles ne sont point à l’abri du mal de mer. Bien plus resserré que le Saint-Laurent, le Saguenay est constamment bordé d’une double ceinture de rochers tantôt escarpés et même à pic, tantôt en pente douce. L’entrée dans ce large couloir est saisissante et le coup d’œil change fréquemment grâce aux sinuosités que décrit la rivière. Mais bientôt la nuit tombe et chacun rentre dans sa cabine.

Au lever du soleil notre vapeur, l’Union, se trouve au mouillage de Saint-Alphonse, dans la baie des Ha ! Ha ! formée par une dépression du Saguenay. En remontant cette rivière, si on s’engage dans un large chenal, qui a toutes les apparences d’un grand cours d’eau, on se trouve presque subitement arrêté dans une impasse, au grand étonnement de ceux qui y entrent pour la première fois. De là vient, sans doute, le nom original des Ha ! Ha ! répondant à l’exclamation que poussèrent les premiers explorateurs qui pénétrèrent dans ces parages.

Peu après on arrive à Chicoutimi, où touristes et passagers mettent pied à terre. Parmi ces derniers se trouve le lieutenant-gouverneur de la province de Québec, M. Masson, qui se rend au lac Saint-Jean pour visiter les travaux de défrichement. De ce côté on rencontre encore des Montagnais qui ont pu conserver leur langue et leur costume. Combien d’années encore en sera-t-il ainsi ?

Bien que ville encore nouvelle, car la colonisation du Saguenay ne date que d’une vingtaine d’années, Chicoutimi est déjà doté d’un évêché et d’établissements importants. Il s’y fait surtout un grand commerce de bois. Tout près de la ville se trouve une grande scierie à vapeur appartenant à M. Price. Cet établissement, qui emploie 250 ouvriers, est en activité nuit et jour, mais pendant sept mois seulement, car dans la saison d’hiver le Saguenay et le Saint-Laurent sont pris par les glaces.

Pour se rendre à la scierie, je fais usage d’une planche. C’est une voiture à quatre roues, sans ressorts, qui descend au grand trot les pentes les plus rapides. On est secoué d’importance sur les coussins rien moins que moelleux que ce véhicule. C’est le seul en usage dans le pays et la simplicité n’en fait pas le charme.

Situé dans un des replis du Saguenay, Chicoutimi est fort pittoresquement placé. C’est de ce point que, revenant sur nos pas, nous commençons la descente du Saguenay, descente qui ne dure pas moins de six heures. Le paysage est toujours sévère et le vapeur défile constamment entre deux murailles de rochers, tantôt revêtues d’un maigre lichen, tantôt couvertes de jeunes sapins. On ne voit pas de vieux arbres, car tous les bois ont été détruits il y a quelques années par un incendie terrible qui n’a pas duré moins de huit jours. Le spectacle était grandiose et des légions de touristes accouraient pour le contempler.

Près de Chicoutimi et jusqu’à la hauteur de la baie des Ha ! Ha ! les rives sont peu élevées, mais à partir de ce dernier point, les collines se transforment en montagnes. Il faudrait un volume pour arriver à décrire toutes les curiosités de cette navigation si pittoresque. Sur la rive gauche, une brèche faite dans les rochers porte le nom de Descente des Femmes, et rappelle un des épisodes des guerres terribles que se faisaient autrefois Hurons et Iroquois. C’est le chemin que suivirent les femmes huronnes à la recherche de leurs guerriers massacrés par leurs impitoyables ennemis. Presque en face, sur l’autre rive, on rase à quelques mètres, le Tableau, grande paroi de rocher lisse sur laquelle un jour ou l’autre on gravera le souvenir de quelque fait mémorable. Plus loin se dresse le cap Éternité qui n’a pas moins de 1,800 pieds d’altitude. Sur un de ses côtés il est complètement à pic et rappelle le rocher de Gibraltar dans sa partie la plus escarpée. Le bateau ralentit sa marche, fait entendre son sifflet dont l’écho se répercute avec une remarquable sonorité, et longe cette énorme paroi, qui vue d’aussi près, n’en paraît que plus écrasante encore. Tout à côté s’élève le cap Trinité, de même aspect, et presque de même hauteur que son voisin, avec lequel il semble partager la garde du Saguenay. C’est le point le plus pittoresque du fleuve, et la vue de ces deux blocs à pic produit une impression difficilement oubliable.

On fait ensuite escale dans la jolie baie de Saint-Jean, où quelques bricks opèrent le chargement d’immenses piles de bois alignées sur le rivage et où l’Union embarque un stock de caisses de bleuets, nom que l’on donne aux myrtilles ; puis on s’arrête à Saint-Barthélemi, à l’embouchure de la rivière au Canard, dans un site sauvage, que la vue d’un grand nombre d’arbres brûlés contribue à rendre effroyablement triste. Le jour est déjà sur son déclin lorsqu’en quittant Tadoussac on rentre dans le Saint-Laurent, et le lendemain au lever de l’aurore, ou pour mieux dire d’un épais brouillard, hôte trop fidèle de ces parages, l’Union se trouve amarrée dans le port de Québec.

Toute la région que nous venons de visiter porte des noms français, et ses habitants sont de race française ; aussi est-on fort étonné, à bord des grands bateaux à vapeur, de n’entendre pour ainsi dire parler qu’anglais, de voir les principales inscriptions, les guides, les cartes, les menus, etc., en langue anglaise. Comme j’en manifestais quelque surprise : « C’est, me répondit-on, que la plupart des passagers sont Anglais et Américains et, de ce fait, fort peu au courant de la langue française. Et comme ce sont les meilleurs clients de la Compagnie, il est logique d’avoir à leur égard toutes sortes d’attentions. Les Canadiens-Français n’en souffrent point du reste, car presque tous parlent les deux langues. L’équipage est pourtant en grande partie français, et le nom du capitaine, M. Barras, indique suffisamment à quelle race il appartient. » Je n’en persistai pas moins à penser que dans une région toute française et dont les habitants se font gloire de leur origine, un peu plus de français à bord ne serait pas une mauvaise chose.

Cependant il faut quitter Québec. De tous côtés la délégation a reçu des invitations, mais à son grand regret elle ne pourra répondre à toutes les marques de sympathie dont on l’accable. C’est par un train spécial que nous partons de Québec, à destination de Montréal, en remontant la rive gauche du Saint-Laurent, à travers une magnifique plaine bien cultivée. Mais avant d’atteindre le but il faut faire halte aux Trois-Rivières. Là encore, une réception brillante nous a été ménagée.

Autorités, notabilités et habitants sont à la gare, et ne nous permettent point de passer outre avant d’avoir visité leur ville. Tous ceux qui ont voiture sont venus à la station, et réclament l’honneur d’avoir au moins un délégué pour lui montrer la ville et les environs. Et quel coup d’œil original que cet assemblage de voitures de toutes formes et de toutes grandeurs : on dirait un retour de courses. En ville, une foule énorme assiège les abords de la mairie ; dans la grande et belle salle de spectacle, plus de 4,000 personnes, parmi lesquelles un grand nombre de dames, acclament les délégués à leur entrée, et au moment de la présentation d’une adresse de bienvenue par M. Malhiot, maire de la localité.

La ville des Trois-Rivières tire son nom de sa position géographique. Située à l’embouchure de la rivière Saint-Maurice, qui se jette dans le Saint-Laurent par trois bouches principales, elle est la troisième ville du Canada, comme ancienneté, car sa fondation, par le sieur de la Violette, remonte à 1634. Sa population est d’une dizaine de mille âmes et, sur ce nombre, on ne compte guère que 700 habitants qui ne soient pas de race française. C’est une gentille petite ville, régulièrement bâtie, dont les habitants nous font si bien les honneurs que plusieurs de nos compagnons, séduits et charmés, oublient complètement le train qui les attend et manquent le départ.

Il commence à faire nuit lorsque les délégués arrivent à Montréal. Dès qu’ils sont descendus des « chars », sans même leur donner le temps de se retourner, le maire, M. Beaugrand, qui est venu les recevoir à la gare avec les échevins, les fait monter en voiture pour les emmener au carré (square) Viger. Le soir, la musique se fait entendre sur cette promenade, qui est le rendez-vous de tout Montréal. À l’arrivée des délégués, tous les assistants se lèvent et poussent trois hourrahs en l’honneur de la France, pendant que la musique, interrompant le concert, joue notre chant national, la Marseillaise, aux applaudissements répétés de la foule. Les hommes agitent leur chapeau, les femmes leur mouchoir, et c’est à grand’peine que les visiteurs peuvent se frayer un passage au milieu des 10 à 12,000 personnes qui les acclament. Le maire présente les délégués à la population et les hourrahs reprennent de plus belle. Tous les visages sont émus en présence d’une ovation aussi touchante et aussi spontanée, et c’est avec une bien douce satisfaction que nous constatons qu’il y a encore un pays où la France, malgré ses malheurs et son isolement, voit ses enfants accueillis avec une sympathie si pleine de cordialité.

Le lendemain de la réception populaire a lieu la réception offerte par la municipalité à l’hôtel de ville. Ce beau et grand bâtiment, qui a toutes les allures d’un palais, est éclairé à giorno. Les murs et les boiseries disparaissent sous les drapeaux et les enseignes de bienvenue. En haut des grands escaliers on lit : Qui vive ?… France !… — Tout homme a deux patries, la sienne et puis la France. Accueillis à leur entrée par la « bande » du 65e bataillon, les délégués sont introduits dans la salle des séances, remplie par une assistance d’élite, dans laquelle les Canadiennes en grande toilette se trouvent en nombre. Les échevins prennent place sur leur siège et le maire, M. Beaugrand, monte à son fauteuil, revêtu de ses insignes d’apparat. D’une figure ouverte, énergique, mais n’excluant pas la bonne humeur, M. Beaugrand rehausse encore, par sa grande taille, le prestige de son manteau écarlate. D’une voix forte et brève, il déclare la séance ouverte et donne lecture de l’adresse de bienvenue, pleine de démonstrations d’amitié pour la France. Des applaudissements répétés saluent cette adresse ainsi que la réponse fort goûtée de M. de Molinari et l’allocution très fine du curé Labelle. L’un des échevins propose alors de consigner sur le registre des procès-verbaux du conseil municipal l’adresse qui vient d’être lue. « Pas d’opposition ? — Adopté à l’unanimité. » Puis la séance est levée et l’assistance se répand dans les salles et les galeries de l’hôtel de ville.

Peu après cette cérémonie, arrive le général Middleton, escorté de son état-major, et le maire souhaite aussi la bienvenue, dans un des salons, au vainqueur de Riel, récemment arrivé du Nord-Ouest. Singulier contraste, pour ceux qui n’ont pas l’habitude de la coexistence d’une autre race, avec laquelle il faut vivre en bonne intelligence.

Fondé, le 17 mai 1642, par M. de Maisonneuve, sous le nom de Ville-Marie, Montréal est, après Port-Royal en Acadie, Québec et les Trois Rivières, la plus ancienne cité canadienne. Dans le Nord-Amérique, trois autres villes, Orange (Albany), New-York et Boston, ont seules la priorité sur Montréal. Cette dernière est aujourd’hui la plus importante cité du Canada.

Lors du recensement de 1881, elle possédait 140,747 habitants dont 78,684 Français et 57,933 Anglo-Saxons. On estime actuellement sa population à 180,000 âmes[2], résultant de l’accroissement normal et de l’annexion à la ville de quelques faubourgs. L’élément anglais, autrefois prépondérant dans les conseils de la cité, comme dans la population, décroît de jour en jour. Le maire est d’origine française, ainsi que la majorité du conseil de ville.

Mais, si la race anglaise est en minorité comme population, elle possède toujours l’influence que donnent la fortune et une situation acquise depuis un siècle. Les grandes maisons industrielles et commerciales, les principaux établissements de crédit, les compagnies de chemins de fer sont entre des mains anglaises. Et si la race française, c’est-à-dire la race vaincue et pauvre, a pu, au prix de mille efforts, se faire une place dans la société, dans le commerce et dans la finance, il s’en faut encore de beaucoup qu’elle soit arrivée à la part d’influence à laquelle son importance lui donne droit. Sans négliger la qualité, les Canadiens-Français recherchent surtout, et avec raison, la quantité ; le jour où ils pourront être le nombre, le reste leur viendra par surcroît, grâce aux qualités éminentes de leur race.

À l’inverse du vieux Québec entassé sur son rocher, Montréal n’a jamais eu la prétention d’être une ville forte ; aussi l’espace ne lui a pas fait défaut. De belles et larges rues assez bien entretenues, mais point pavées, traversent la ville en tous sens. La place Jacques-Cartier qui possède, on se demande pourquoi, une colonne surmontée de la statue de Nelson, est un des points les plus fréquentés. Là se trouve notre quartier général, l’hôtel Richelieu, maison vraiment française, où la table est servie par de jeunes Hébés, coquettement habillées de blanc et de noir. Les rues Notre-Dame et Saint-Jacques, qui ont quelque chose comme 2 et 3,000 numéros, possèdent des maisons à façades monumentales. On y voit les plus beaux magasins de la ville, ainsi qu’une quantité prodigieuse d’enseignes d’avocat. On dirait que toute la basoche du Canada, et Dieu sait si elle est nombreuse, a élu domicile en ces parages.

Dans le quartier neuf de la rue de Sherbrooke, se dressent d’élégantes villas qui transforment agréablement un faubourg naguère presque inhabité, et en font le Monceau et le Passy de Montréal. C’est de ce côté que se trouvent : le monumental hôtel Windsor, le plus grand et le plus beau de tout le Canada ; l’université Victoria, école française de médecine et de chirurgie ; le collège Mac Gill, université protestante anglaise, ainsi appelée du nom de son fondateur, qui a légué de quoi construire le bâtiment, de style bizarre, qui rappelle sa mémoire ; l’école normale Jacques Cartier, qui possède un escalier en fer d’une construction originale, et dont le directeur, l’abbé Verreau, est un bibliophile érudit.

Les églises sont nombreuses, car chaque culte veut avoir au moins un temple, et Montréal ne possède pas moins d’une vingtaine de sectes protestantes. La plupart des églises sont construites dans le style gothique, avec des flèches s’élevant gracieusement vers le ciel, mais elles ont plus de cachet à l’extérieur qu’à l’intérieur. La cathédrale catholique de Notre-Dame est un fort beau monument. Elle peut contenir 15,000 personnes, à l’aide de deux étages de larges tribunes occupant trois des côtés de l’édifice.

Pour avoir une idée d’ensemble de Montréal, il faut faire l’ascension du Mont-Royal, qui a donné son nom à la ville. Grâce au conseil municipal, qui a voté un crédit pour la réception des délégués, l’ascension se fait sans fatigue, car toute une file de voitures nous transporte à destination par un chemin pittoresque qui gravit en zigzags les flancs boisés de la montagne où l’on a dessiné un parc. De la terrasse du Mont-Royal se déroule un magnifique panorama. Au premier plan s’étend toute la ville de Montréal avec sa multitude de toits, les flèches de ses églises et les deux grandes tours de la cathédrale qui dominent toute la ville. Au delà, coule dans toute sa majesté le Saint-Laurent, aux larges bords, aux îles nombreuses, dont quelques-unes, comme l’île Sainte-Hélène, sont des lieux de pique-nique fort à la mode. L’île Sainte-Hélène n’a aucun rapport avec Napoléon Ier comme on serait tenté de le croire au premier abord ; elle tire son nom d’Hélène Boulé, femme de Champlain, de même que l’île Saint-Paul, sa voisine, est ainsi dénommée en l’honneur de M. P. de Maisonneuve. Le pont tubulaire qu’on aperçoit sur le fleuve est le pont Victoria, un des plus grands du monde, car sa longueur dépasse 2,000 mètres ; le chemin de fer, pour lequel il a été construit, met quatre minutes à le traverser. Cette œuvre a demandé quatre années de travail et a coûté 30 millions de francs. Si sa longueur fait son mérite, par contre son élégance et l’harmonie de ses lignes laissent fort à désirer.

Le Mont-Royal possède encore son caractère demi-sauvage, mais la ville, qui en a acquis la propriété à grands frais, y multiplie les voies d’accès et le transforme en un vaste parc qui sera une des plus pittoresques promenades de la vallée du Saint-Laurent.

Sur l’un des flancs de la montagne s’étend le cimetière protestant, qui occupe une superficie considérable, et se présente sous un aspect qui n’a rien d’attristant. On n’y rencontre point cette sombre végétation, cet aspect morne et sévère qui, d’ordinaire, vous impressionnent et vous invitent au silence et au recueillement. Non, c’est, un véritable jardin, traversé par de jolies allées, plantées d’arbres et bordées de côté et d’autre par des corbeilles de fleurs admirablement entretenues. De riches mausolées, un certain nombre de belles colonnes de granit, recouvrent des concessions. L’une des allées porte le nom de « Locuste ». Serait-elle réservée aux victimes du poison ? Une partie du cimetière n’est point encore aménagée et, par un singulier contraste, a conservé sa végétation primitive ; aussi n’est-on pas surpris de rencontrer des tombes en plein bois.

Non loin de là se trouve le cimetière catholique, très étendu lui aussi, mais moins riche en monuments. On sent tout de suite que ce n’est pas là que reposent les grands seigneurs et les princes de la finance. Un obélisque y a été élevé à la mémoire des victimes de l’insurrection de 1837.

À la sortie du cimetière, on lit ce singulier avis : « Les personnes revenant des funérailles et désirant passer par les avenues sont priées d’ôter leur crêpe. » Ceci rappelle une vieille coutume suivant laquelle la famille du défunt, à l’issue de la cérémonie funèbre, distribuait un voile de deuil à chacun des assistants. Cet usage, qui finissait par devenir fort dispendieux en certaines circonstances, est aujourd’hui tombé en désuétude.

Avant de rentrer en ville nous faisons halte devant un établissement qui, par ses proportions, sinon par sa forme, a tout l’air d’un petit Escurial ; c’est le couvent de Ville–Marie maison-mère des sœurs de Notre-Dame, congrégation fondée, dans les premiers temps de la colonisation, par la sœur Bourgeois, de Troyes. Ce gigantesque bâtiment est à la fois un noviciat et un pensionnat. Celui-ci renferme 250 à 300 jeunes filles et, chose digne de remarque, on compte dans ce nombre un quart de protestantes. Au point de vue des nationalités, plus de la moitié des jeunes filles provient des États-Unis ou de la province anglaise d’Ontario. Cette répartition des élèves dans un établissement foncièrement français, est le plus bel éloge que l’on puisse faire du système d’éducation qui y est suivi.

Situé dans une grande île formée par le Saint-Laurent et l’Outaouais, Montréal est la tête de ligne de la navigation maritime, comme du nouveau chemin de fer du Pacifique, qui réunit les deux océans par une ligne plus courte que celles des États-Unis. Assise, comme Anvers, sur les bords d’un fleuve magnifique, et bordée d’une longue file de quais accessibles aux navires du plus fort tonnage, cette ville se pose en rivale de New-York. Mais le blocus annuel du Saint-Laurent par les glaces doit lui enlever l’espoir de supplanter le premier port de commerce de l’Amérique.

Si la grande navigation s’arrête à Montréal, cela tient à ce qu’en amont de cette ville le Saint-Laurent est barré par des rapides. C’est le nom qu’on donne aux points où la présence de blocs de rochers au fond du lit du fleuve occasionne un remous et des tourbillons, qui entravent, et souvent empêchent complètement la navigation. S’il est relativement facile de descendre les rapides, il est presque impossible de les remonter, et, pour ne pas arrêter la navigation il a fallu créer des canaux latéraux au Saint-Laurent. Le premier canal que l’on rencontre est celui de Montréal à Lachine, petit village ainsi nommé parce que les premiers explorateurs qui s’arrêtèrent en cet endroit croyaient trouver par là la route de la Chine, de même que Christophe Colomb, abordant aux Antilles, croyait avoir découvert la route directe des Indes. En face de Lachine sur la rive droite du Saint-Laurent, se trouve le village indien de Caughnawaga, où se trouvent les derniers Iroquois, presque aussi civilisés que les Hurons, mais plus nombreux que ceux-ci, car ils sont encore 1,400.

Sauter les rapides est une chose fort simple telle que nous allons la faire, c’est-à-dire en bateau à vapeur. Cette expression sauter, fort exacte pour un canot que le remous des eaux agite en tous sens, perd presque entièrement sa valeur lorsqu’il s’agit d’un gros bateau. Le rapide, à peine signalé par la blancheur de ses eaux formant raie sur le fleuve, tout le monde se précipite sur le pont. On regarde avec curiosité, mais sans anxiété, car le passage n’a rien d’effrayant. La modification subie par le niveau du fleuve ne se traduit que par une légère oscillation du bateau. Par contre, les vagues déferlent contre l’avant et parfois même éclaboussent les passagers. Quatre hommes tiennent constamment la barre, et le vapeur, qui a arrêté sa machine, se laisse un moment entraîner par le courant, mais ce n’est que l’affaire, d’un instant. Le même effet se produit au Wildstrubel, sur le Danube, entre Linz et Vienne, dans un cadre plus sévère mais beaucoup moins étendu.

À Montréal, bien plus qu’à Québec, la presse, française est puissante et répandue, et les organes politiques qui s’y publient donnent généralement la note dans tout le Dominion. Leur format est plus considérable, leur tirage plus élevé, leurs nouvelles plus fraîches, ce qui leur permet de paraître deux et trois fois par jour.

La doyenne des gazettes est la Minerve. Fondée le 8 septembre 1826 par Ludger Duvernay, le grand patriote canadien-français qui créa la Société nationale de Saint-Jean-Baptiste, elle eut pour premier rédacteur Morin, qui devint par la suite, le chef du parti français au Parlement, et fut premier ministre. Morin eut pour principal collaborateur Léon Gosselin, qui lui succéda comme rédacteur en chef vers 1832. Les premières années de la Minerve furent consacrées à défendre la cause française et les droits populaires contre le parti anglais et bureaucrate. Cette lutte, qui durait au Parlement depuis un demi-siècle, aboutit à l’insurrection de 1837, qui fut noyée dans le sang. Le propriétaire de la Minerve, impliqué dans les troubles, fut alors exilé et son journal suspendu. La publication en fut reprise après l’acte d’union, en 1841.

Au moment de sa suppression, la Minerve avait parmi ses collaborateurs M. Aubin, qui depuis fonda le Castor à Québec, puis le Fantasque, qui eut son heure de succès. M. John Phelan, Irlandais dévoué à la cause française, faisait également partie de la rédaction à ce moment et revint au journal au moment de sa réapparition. De 1845 à 1847 la Minerve eut pour directeur Antoine Gérin-Lajoie, un des littérateurs les plus distingués et les plus populaires du Canada. Encore assis sur les bancs du collège il avait publié une tragédie, le Jeune Latour ; il est aussi l’auteur de Jean Rivard, roman en faveur de la colonisation, qui fut populaire. De 1847 à 1855, M. R. Bellemare, écrivain et bibliophile distingué, fut à son tour rédacteur en chef. Il resta directeur du journal jusqu’en 1870, mais en n’y apportant plus qu’une collaboration moins assidue.

Vinrent ensuite M. Joseph Royal, depuis ministre au Manitoba, député du comté de Provencher, à la Chambre des communes, et chef reconnu du parti français et catholique dans le Nord-Ouest ;[3] M. Provencher, depuis à la Presse ; M. Arthur Dansereau, polémiste vigoureux, enfin M. Joseph Tassé.

Parmi les rédacteurs qui ont apporté dans ces dernières années leur concours à la Minerve, il faut citer M. Trudel, depuis directeur de l’Étendard ; M. Evariste Gélinas, aujourd’hui décédé, dont le pseudonyme était Carl Tom ; M. Elzéar Gérin, rédacteur au Journal de Paris à la fin du règne de Napoléon iii, actuellement conseiller législatif ; M. Oscar Dunn, une plume correcte, qui mourut secrétaire de l’instruction publique à Québec ; M. de Gelles, aujourd’hui conservateur de la bibliothèque du Parlement, à Ottawa.

M. Joseph Tassé, le jeune directeur actuel, est un écrivain de mérite qui, sous ce titre : les Canadiens de l’Ouest, a écrit la biographie des Canadiens qui se sont distingués dans l’ouest américain. Élu à 29 ans député, en 1878, il a représenté Ottawa à la Chambre des communes. Autour de lui gravitent MM. Aimé Gélinas, Elie Tassé, Benjamin Sulte, etc. M. Sulte, aujourd’hui sous-député-ministre de la milice à Ottawa, n’aborde plus que les sujets littéraires et historiques. Il est l’auteur d’une foule de chroniques et de monographies, qu’il assaisonne toujours de sel gaulois, et qui ont pour but principal l’étude et la glorification de la race française en Amérique.

Après la mort de L. Duvernay, la propriété de la Minerve passa à ses fils qui la partagèrent ensuite avec M. Dansereau. Le journal appartient aujourd’hui à une Société par actions présidée par M. Tassé.

La Minerve est un journal du matin, du prix de 2 centins le numéro ou de 6 piastres par an, pour la ville et de 5 piastres seulement pour la campagne et les États-Unis. Le samedi de chaque semaine, le numéro étant double comme format, les questions littéraires, scientifiques et autres y trouvent une large place. Le tirage quotidien est de 6 à 7,000 exemplaires. Une autre édition hebdomadaire, s’adressant particulièrement aux cultivateurs, est tirée à un nombre à peu près égal. Comme opinion, la Minerve est l’organe attitré du parti conservateur et du parti canadien-français. Elle est regardée comme le journal officieux français du cabinet Macdonald. C’est elle qui pour ainsi dire, donne le mot d’ordre et de ralliement à tous les organes de son parti. La Minerve est une autorité pour le Canada et particulièrement pour le district de Montréal. C’est le seul journal français qui, au moment même de la mort de Riel, ait approuvé sans restriction l’exécution du chef métis.

Dans les mêmes eaux que la Minerve on rencontre le Monde. Il eut pour fondateur, le 15 août 1867, M. J. Royal, qui ne trouvait pas les intérêts catholiques suffisamment représentés et voulait leur donner un organe spécial. À cette époque il s’appelait le Nouveau Monde ; ce n’est que neuf ans plus tard, quand d’ultra-catholique il devint conservateur modéré, qu’il prit le nom qu’il porte actuellement. M. Siméon Lesage, aujourd’hui sous-ministre des travaux publics à Québec, succéda à M. Royal comme rédacteur en chef. Vinrent ensuite M. Cléophas Beausoleil, passé depuis dans le camp libéral ; M. Alphonse Desjardins, aujourd’hui président de la banque Jacques-Cartier et représentant d’Hochelaga aux Communes, où il jouit d’une grande influence parmi la députation française ; M. Frédéric Houde, ancien député de Maskinongé à Québec, mort en 1883 ; M. F. X. Demers ; MM. Provencher et Blumhart, que nous retrouverons à la Presse, et enfin M. Fabien Vanasse, député d’Yamaska aux Communes, entre les mains duquel se trouve la direction du Monde depuis 1884. Le journal appartient à la Compagnie d’imprimerie et de publication du Canada, refondue depuis 1884, et qui en a toujours eu la propriété.

Le Monde a trois éditions par jour : midi, 3 et 5 heures, au prix de 1 centin le numéro ou 3 piastres par an. Le samedi paraît un supplément littéraire. Le tirage moyen est de 14 000 exemplaires ; le samedi il atteint 18 000. En outre le Monde a une édition hebdomadaire de huit pages, résumant tous les faits de la semaine, dont le tirage arrive à 15,000 exemplaires, destinés, pour les deux tiers, aux Canadiens des États-Unis. Le Monde est un journal de nouvelles et une feuille populaire. Il peut revendiquer l’honneur d’avoir créé, dans la presse française, le journal à bon marché, rempli de renseignements et de nouvelles, politiques aussi bien que variées. Il est fait sur le modèle des grands journaux anglais. Pour un sou il donne quatre grandes pages d’impression, à huit colonnes chacune avec des caractères très fins ; aussi le lecteur ne peut-il se plaindre de ne pas en avoir pour son argent. Comme opinion politique le Monde soutient les intérêts conservateurs et reçoit les inspirations de sir Hector Langevin, ministre des travaux publics à Ottawa.

Tout autre est le journal la Patrie.

Le 23 février 1879, au lendemain de la disparition du National, organe libéral du district, mort d’anémie après avoir longtemps végété, un groupe de libéraux se trouvait réuni chez le sénateur Thibaudeau. Il s’agissait de trouver tout de suite un successeur au défunt. Pour cela il fallait une direction, un local et des fonds. La chose semblait impossible, car il était admis qu’un journal de langue française ne pouvait vivre sans les subventions de ses amis politiques et les annonces et encouragements provenant du gouvernement, ce qui souvent ne l’empêchait pas d’être réduit à la mendicité ainsi qu’il était advenu au National. La discussion s’échauffait et le bouillant sénateur s’impatientait. « Bref, dit-il, combien faudrait-il pour fonder une publication provisoire ? »

« 2 ou 3,000 piastres », répondit, un peu en l’air. M. Beaugrand. « Disons 2,500 », reprit M. Thibaudeau, « et je donne ma garantie personnelle que cette somme sera payée dans le délai d’un an, à celui qui fondera le journal. »

Après quelques minutes de réflexion, M. Beaugrand accepta la direction de la nouvelle feuille. Le jour même, il louait des bureaux rue Saint-Gabriel, dans une vieille maison, aujourd’hui démolie, qui avait vu naître et mourir le Moniteur canadien l’Union nationale. Le lendemain, 24 février, paraissait le premier numéro de la Patrie.

Les commencements furent difficiles. Le format était celui des petits journaux. Trois mois après il était agrandi et, le 1er janvier 1880, la Patrie adoptait le format des grandes feuilles tout en maintenant le prix du numéro à un sou. À l’anniversaire de sa fondation le journal tirait à 5,000 exemplaires. Ce chiffre est aujourd’hui de beaucoup dépassé, avec deux éditions par jour, à midi et à quatre heures. Le Peuple est l’édition hebdomadaire de la Patrie et son tirage est de 6 à 7,000 numéros.

La Patrie est l’organe attitré du parti libéral, le journal rouge comme l’appellent ses adversaires. Son directeur, M. Honorius Beaugrand-Champagne, a fait campagne au Mexique dans la fameuse contre-guérilla Dupin. Devenu journaliste (en 1869), il a fondé plusieurs feuilles aux États-Unis, à Fall-River (en français), à Saint-Louis (en anglais), puis à Boston (en français). Maire de Montréal en 1885, il a été fait chevalier de la Légion d’honneur la même année. À la même époque M. Marc Sauvalle a pris la rédaction en chef du journal. Sous-lieutenant de cuirassiers dans l’armée française jusqu’en 1880, M. Sauvalle fut ensuite rédacteur à l’Abeille, de la Nouvelle-Orléans, et rédacteur en chef du Trait d’Union, de Mexico, d’où il fut expulsé pour cause politique, sous la présidence du général Gonzalez.

Parmi les principaux collaborateurs de la Pairie se trouvent : M. H. Mercier, député de Saint-Hyacinthe et, depuis 1883, chef de l’opposition libérale à l’Assemblée législative de Québec[4] ; M. Alphonse Lusignan, littérateur distingué, auteur de Coups d’œil et coups de plume ; M. F.-G. Marchand, poète et dramaturge, député de Saint-Jean à l’Assemblée et ancien ministre à Québec ; M. Hector Berthelot, fondateur et rédacteur en chef du journal satirique le Canard, etc.

Il faut signaler aussi la collaboration de M. Charles Savary, l’ancien député de la Manche qui, après des mésaventures trop connues en France, trouva asile dans les bureaux de la Patrie et de la Presse. Enfin, l’organe des libéraux a eu pour rédacteur le poète national Louis Fréchette, qui, sous le « nom de plume » de Cyprien, fut l’auteur de chroniques à sensation. Né à Lévis, le 16 novembre 1839, d’une famille originaire de Saint-Martin, île de Ré, Louis Fréchette eut une existence assez agitée, comme cela arrive souvent en Amérique. Il fut tour à tour traducteur au Parlement, avocat, journaliste, fondateur du Journal de Lévis, en 1865, imprimeur, député aux Communes, en 1874, secrétaire, à Chicago, d’une grande société de colonisation. Tout cela ne l’empêcha pas de produire de nombreuses œuvres poétiques dont les principales sont : Mes Loisirs, la Voix d’un exilé, Pêle-Mêle, les Fleurs boréales, les Oiseaux de Neige. Ces deux derniers ouvrages furent couronnés par l’Académie française, en 1880, et le poète canadien fut, à cette époque, le lion du jour dans toute la France. Devenu rédacteur en chef de la Patrie, en 1884, il quitta ce poste de combat l’année suivante. « C’est, dit-il dans une de ses lettres, pour me retirer à Nicolet, une charmante campagne, où, Dieu aidant, je vais avoir assez de loisirs pour chanter les héroïques légendes de l’histoire française en Amérique ».[5]

Après le journal rouge celui des castors.

En 1882, le parti ultra-catholique, qui n’avait plus de journal depuis la transformation du Nouveau-Monde, réussit à grouper 300 de ses membres qui se formèrent en Société et fournirent les fonds nécessaires à la publication d’une nouvelle feuille. L’Étendard parut le 27 janvier 1882, et devint l’organe reconnu des castors, nom sous lequel on désigne les ultramontains.

La même année avait été publiée à Montréal, sous ce titre : Le pays, le parti, le grand homme une brochure qui dénonçait certains agissements du parti conservateur. Cette brochure, qui fit beaucoup de bruit, était signée : Castor. On donna ce nom à un groupe d’ultramontains que l’on supposait avoir écrit ou inspiré le pamphlet, et depuis le nom est resté au parti.

M. F.-X.-A. Trudel, avocat et conseil de la Reine, est, depuis sa fondation, directeur et rédacteur en chef de l’Étendard. Après avoir passé quelque temps à la Minerve en 1860, il collabora à plusieurs revues, et représenta le comté de Champlain à l’Assemblée de Québec, de 1871 à 1874. Créé sénateur, en 1873, a une époque où le double mandat existait encore, il n’a pas cessé, depuis ce moment, de faire partie de la haute Assemblée.[6]

L’Étendard a deux éditions par jour, une le matin et une le soir, au prix de 1 centin le numéro ou de 3 piastres par an pour la ville, et 5 piastres pour la campagne et les États-Unis. En outre, une édition hebdomadaire à 1 piastre par an est destinée aux cultivateurs. Le tirage de cette édition est, comme celui du numéro quotidien, de 6 à 7,000 exemplaires. L’influence de l’Étendard s’étend de préférence dans les campagnes. Le journal des castors peut être considéré comme le chef de file des petites feuilles d’une nuance analogue comme le Journal des Trois-Rivières, le Pionnier de Sherbrooke, etc.

La Société de l’Étendard que dirigent MM. Trudel et J.-A. Prendergast a, depuis 1883, la propriété de la Revue canadienne, publication littéraire et scientifique mensuelle, dirigée, par M. Lamothe. Cette revue, après avoir passé en bien des mains depuis 1863, est revenue dans le milieu où elle a vu le jour.

La Presse est le dernier venu des journaux français de Montréal.

Il a été fondé le 14 octobre 1884, lorsque MM. Blumhart et Provencher quittèrent le Monde a la suite des modifications survenues dans la propriété de ce journal. Son histoire est donc bien courte. Son directeur et propriétaire, M. Blumhart, fit ses débuts en 1874 au Canadien dont il acheta la propriété qu’il revendit ensuite à M. Tarte en 1876, après avoir fondé le Cultivateur, édition hebdomadaire du précédent. Quittant alors la presse, il fut attaché à l’exploitation des chemins de fer canadiens et devint secrétaire général de la ligne du Nord, fonctions qu’il remplit jusqu’en 1883. Au mois de janvier suivant, il prit la direction du Monde jusqu’au jour qui vit naître la Presse.

Parmi ses collaborateurs, il faut citer MM. Provencher et Achintre. Simple rédacteur, puis rédacteur en chef de la Minerve, M. Provencher fut ensuite agent du gouvernement canadien à Paris (1870-1871), puis commissaire des affaires indiennes du Manitoba et du Nord-Ouest à Winnipeg, de 1872 à 1880. À cette dernière date il rentra comme rédacteur à la Minerve, puis passa au Monde et à la Presse comme rédacteur en chef. Depuis près de trente ans dans le journalisme, M. Provencher, qui est un des écrivains les plus instruits du Dominion, a publié de nombreux articles dans des revues américaines et européennes. M. Achintre, originaire de Besançon, mais Canadien depuis vingt-cinq ans, a été directeur de l’Opinion publique et rédacteur à la Revue canadienne. Il est l’auteur d’une Galerie des portraits politiques canadiens et de nombreux récits de voyage.[7]

Comme le Monde, la Presse est un grand journal d’informations à 1 centin le numéro ou 3 piastres par an, ayant trois éditions quotidiennes et une édition hebdomadaire. Au début parut aussi un supplément littéraire, le samedi de chaque semaine.

La Presse tire de 13 à 14,000 exemplaires.[8] Comme ligne politique, le journal est conservateur indépendant sans affiliation à aucun parti.

Les journaux anglais, que je ne ferai que citer, sont au nombre de cinq. Ce sont : The Gazette, journal conservateur, organe de M. White, ministre de l’intérieur (l’ancienne Gazette de Montréal, créée en 1778); The Herald, gouvernemental, organe de la Compagnie du Pacifique canadien ; The Post, d’opinions variables, mais spécialement l’organe des Irlandais ; The Star, indépendant ; enfin The Witness, de nuance libérale, organe des Sociétés bibliques et célèbre dans tout le Canada par ses accès de francophobie aiguë analogues à ceux du Globe, de Toronto. C’est le seul journal qui ait salué d’un article malveillant l’arrivée de la délégation française.


  1. Chaque couple de vers se reprend successivement et forme un nouveau quatrain en y ajoutant le couple suivante (2e et 3e, 3e et 4e, etc.), avec accompagnement du refrain
  2. Plus de 200,000 aujourd’hui.
  3. Actuellement lieutenant-gouverneur du Nord-Ouest.
  4. Premier ministre, à Québec, depuis 1887.
  5. La Légende d’un peuple, publiée à Paris en 1888. Depuis 1889, M. Fréchette est greffier du Parlement de Québec.
  6. Décédé en janvier 1890 M. A. Trudel a été remplacé, dans la direction de l’Étendard, par M. Henri Trudel.
  7. M. Blumhart, ayant quitté le journalisme en 1887, la Presse est devenue la propriété d’une Société présidée par M. Würtele, et la direction du journal a été confiée à M. Nantel, député de Terrebonne à l’Assemblée de Québec. M. Nantel était alors directeur du Nord, de Saint Jérôme.
  8. Ces chiffres, comme ceux des autres journaux cités, sont aujourd’hui quelque peu modifiés. En ce qui concerne la Presse, notamment, le tirage quotidien est de 17 à 18,000 exemplaires.