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Aux amis de la liberté, sur les moyens d’en assurer la durée

La bibliothèque libre.
Nicolas de Condorcet (1743-1794)
Œuvres de Condorcet
Didot (Tome 10p. 175-187).

AUX AMIS


DE LA LIBERTÉ,


SUR


LES MOYENS D’EN ASSURER LA DURÉE.


7 AOÛT 1790[1].

AUX AMIS
DE LA LIBERTÉ,
SUR
LES MOYENS D’EN ASSURER LA DURÉE.

Une nation est libre quand elle n’obéit qu’à des lois conformes aux principes du droit naturel reconnus par elle, faites par ses représentants suivant une forme consacrée par une loi antécédente, et que de plus, la constitution lui assure un moyen de réformer, à des époques et à des conditions fixées pour chaque espèce de lois, celles qui paraissent à la pluralité des citoyens contraires à la justice, ou dangereuses pour la liberté.

Deux raisons principales obligent à ne pas laisser au pouvoir qui a fait les lois, le droit indéfini de les changer. La première, que le motif de se soumettre aux lois est la probabilité qu’elles seront conformes à la vérité. Or, si on peut arbitrairement changer les lois, il n’y a aucune raison de croire conforme à la vérité, celle qui a été faite aujourd’hui de préférence à celle qui a été faite hier. Une loi est une détermination générale, dont les preuves ne peuvent varier d’un jour à l’autre. Cette raison subsisterait encore pour une nation qui délibérerait elle-même sur ses lois, où il faudrait convenir que la minorité, en se soumettant au vœu de la pluralité, ne cède qu’à la force, et que la loi exprime une volonté et non un jugement.

La seconde raison est l’impossibilité de concilier la révocabilité perpétuelle des lois, avec la jouissance paisible des droits naturels, l’exercice libre et sûr des facultés de chaque individu, qui sont l’objet de toute constitution, et le premier motif de toute association politique.

On sait que cette révocabilité a détruit les républiques anciennes, quoique plusieurs d’entre elles aient cherché à y mettre des obstacles, dont le choix prouve combien peu les hommes étaient alors avancés dans la science des constitutions politiques[2]. Il est donc nécessaire que la totalité d’une nation, non-seulement obéisse à des lois dont beaucoup de citoyens désirent la révocation, mais qu’elle se soumette pour un temps à des lois que la pluralité désapprouve.

Cette contradiction passagère, entre la volonté du plus grand nombre et la loi, existe même dans les démocraties immédiates, parce que les citoyens peuvent changer d’avis ; elle semble devoir être plus commune dans les démocraties représentatives. Cependant il est aisé de l’éviter, surtout en faisant en sorte qu’entre la proposition d’une loi et son adoption il s’écoule un temps suffisant pour que l’opinion générale puisse se manifester et être reconnue ; alors cette contradiction n’y existera, comme dans les démocraties immédiates, que si l’opinion générale a changé. Mais comme il est de l’essence d’une constitution libre, que les citoyens aient le droit de se réunir, de discuter leurs intérêts, de présenter leur opinion et leur vœu à ceux qu’ils ont chargés de prononcer en leur nom, il est évident que, dans ces constitutions représentatives, la force ne pourrait maintenir des lois désapprouvées par le grand nombre, sans changer en une véritable guerre l’exercice de la puissance qui protège l’exécution des lois. La contradiction entre la loi et le vœu, non-seulement de la pluralité, mais d’un grand nombre de citoyens, qu’il est difficile de distinguer de celui de la pluralité dans une nation dispersée, y exciterait nécessairement des troubles pendant le temps où cette contradiction doit subsister, si l’exécution des lois n’était garantie par un autre principe, par le respect pour la loi comme loi, même quand on la désapprouve. Un peuple chez lequel ce respect n’est pas un sentiment profond, que tout homme soit obligé de professer, comme celui de l’honneur, un tel peuple ne peut espérer de conserver sa liberté ; il est condamné à la perdre, après avoir plus OU moins longtemps flotté dans l’anarchie.

Dans un gouvernement arbitraire, où les hommes sont isolés, où il ne peut s’établir de résistance entre la force de quelques citoyens dispersés, et celle dont le despote est armé, elle suffit pour maintenir les lois, bonnes ou mauvaises, émanées de cette autorité ; il importe peu à l’ordre public que le citoyen aime ou déteste les lois, les respecte ou les méprise au fond du cœur, pourvu que la crainte le contraigne à les exécuter. Tant que le despotisme ménage assez les citoyens pour ne pas élever une insurrection générale, et ses satellites, pour être sur de leur dévouement, l’État reste tranquille, et peut même paraître florissant. Mais dans un pays libre aucune force ne peut maintenir l’ordre, si la raison, si la conscience des citoyens ne lui prête son appui.

Ce respect pour les lois, ressort nécessaire dans une nation libre, n’est pas un enthousiasme stupide pour les lois établies, une superstition politique qui suspende les progrès de la raison ; ce n’est pas cette soumission servile que nos anciens tribunaux osaient exiger pour leur législation sanguinaire, lorsqu’ils poursuivaient comme des séditieux ceux qui avaient la témérité de discuter une opinion de Pussort, érigée en loi par Louis XIV, et de révoquer en doute la justice d’un arrêt ridicule ou barbare. Ce sentiment est la conviction intime qu’il importe au salut public que la loi, tant qu’elle subsiste, soit exécutée ; c’est celui qui animait Socrate, lorsque, victime d’un jugement inique, il refusait de s’y soustraire par la fuite.

Ce sentiment existe en Angleterre, malgré la corruption, et il y conserve la libellé. Un homme soupçonné d’avoir voulu élever une insurrection contre la loi y serait déshonoré. L’Anglais sait souffrir du défaut de ses lois, même dans une constitution où il sait qu’une active persévérance peut seule, au bout d’un long temps, amener la destruction des abus. En Amérique, le respect pour la loi est le premier mobile de la conduite publique et privée des citoyens.

On reproche aux Français de pas connaître encore ce sentiment. Mais peut-être aucun peuple n’y était-il moins préparé. Depuis le règne de Charles le Chauve, le mépris pour les lois, la prétention de s’y soustraire, était en France un signe de grandeur, et même une sorte d’honneur. D’abord les gouverneurs, en se rendant héréditaires, cessèrent d’obéir aux lois générales, et ils ne purent soutenir leur indépendance qu’en souffrant celle des plus puissants de leurs vassaux. À l’avènement de Hugues Capet, l’unité monarchique avait disparu, et, jusqu’au troisième ou quatrième degré de passerage, chacun prétendait au droit de n’avoir pour juge que son épée, et de faire la guerre au lieu de s’adresser à des juges. Ce droit de guerre ne disparut absolument que sous Louis XII ; mais le préjugé des nobles dura plus longtemps que leur pouvoir. Un jugement qui les condamnait à payer leurs dettes, ou à rendre un bien usurpé, ne s’exécutait qu’après quelques combats, et souvent après un long espace de temps. Il était du bon air de battre, et même de tuer les ministres subalternes de la justice.

Pour les grands, le crédit à la cour, l’autorité des premières charges suppléait à leur ancienne puissance, et tous les ordres de la noblesse se partageant entre ces grands, par une sorte de clientèle, s’arrogeaient la même impunité. Des guerres étrangères qui imposaient la nécessité de ménager des capitaines dont les soldats leur appartenaient plus qu’à la patrie, ne permirent pas aux premiers successeurs de Louis XII de donner de la force aux lois, dont cependant la cause se confondait alors avec celle de leur autorité.

Les guerres de religion augmentèrent le désordre. Au moment de la pacification, Henri IV fut obligé, indépendamment de amnistie générale, d’accorder quatre mille lettres de grâce, pour des meurtres et des brigandages qui ne se confondaient pas avec les crimes de la guerre ; il fallut pardonner pour ne pas montrer l’impuissance de punir les coupables, ou d’acquitter les innocents.

Sous les règnes suivants, l’autorité royale, toujours croissante, eut bientôt le pouvoir de maintenir l’ordre ; mais les grands, les magistrats supérieurs en imposèrent encore assez aux ministres, pour se croire, comme eux, au-dessus des lois. Une prison secrète punissait sur eux les mêmes délits que le peuple expiait par des supplices barbares. Encore fallait-il que l’éclat du crime ne permit pas de leur accorder une honteuse impunité.

Dans toutes leurs causes ils avaient des moyens d’éluder les jugements ou de s’y soustraire. Le droit de ne payer ses dettes que volontairement était devenu une sorte de privilège pour les présidents des parlements. Dans les impôts directs sur les terres, tout ce qui avait quelque puissance était ménagé. On a vu de nos jours le ministère forcé de changer un intendant, parce qu’il avait osé imposer le vingtième sur la terre d’un premier président. On n’avait pu parvenir à faire payer la capitation aux gens considérables, qu’en la fixant d’après leurs dignités ou leurs places. Tandis qu’une exécution rigoureuse faisait vendre à l’encan les meubles du pauvre qui n’avait pas payé, à peine une lettre polie osait-elle rappeler à un gentilhomme un peu illustré, un oubli de payement qu’on supposait involontaire. Les lois de police n’existaient point pour les gens considérables. Ce mépris des lois, regardé comme une prérogative de la grandeur, et d’une grandeur héréditaire, devait naturellement devenir la prétention de toute la noblesse, de toute la magistrature, et il était impossible de ne pas y céder souvent, et de ne pas la maintenir pour les grands ; en sorte que, de degré en degré, l’obéissance rigoureuse aux lois était devenue l’apanage de la dernière classe du peuple, et le premier devoir du citoyen, la preuve d’un État avili par le préjugé. Ces fers sont rompus ; mais il était difficile que ceux qui étaient dispensés des lois, et ceux qu’on forçait à s’y soumettre par mépris pour eux, trouvassent, au fond de leur cœur, ce respect que la raison ne doit qu’à des lois égales et protectrices.

La haine de l’oppression, retenue par la contrainte, a pu se montrer dès les premiers moments avec une énergie qui aurait dû ôter tout espoir aux oppresseurs. Le respect pour la loi est un sentiment plus réfléchi. Un philosophe n’a pas de peine à se dire : Puisque la loi doit être la même pour tous, pourquoi refuserais-je mon obéissance à celle qui est contraire à mon opinion, et cependant voudrais-je soumettre les autres à celle que j’approuve ? Mais le premier mouvement de l’homme peu éclairé est de se dire : Cette loi est mauvaise, je ne dois pas y obéir. C’est ainsi que, s’il est question de la liberté religieuse, le philosophe dira : Cet homme croit sa religion comme je crois la mienne. Nous devons donc être également libres de la pratiquer. Mais le superstitieux dira longtemps encore : Ma religion est la seule vraie ; on ne doit donc permettre de pratiquer qu’elle.

Ainsi, rien peut-être ne serait plus utile que de persuader aux citoyens qu’ils ne seront pas véritablement libres, si dans la société tous ne suivent les mêmes règles, et par conséquent si tous ne sont soumis à la loi légitime ; que s’y soustraire parce qu’on la désapprouve intérieurement, ce n’est pas jouir de la liberté, ni même de l’indépendance ; c’est exercer une sorte de tyrannie, c’est asservir les autres à ses intérêts, à ses passions, que trop souvent on confond avec sa raison. Il faut leur faire sentir que l’insurrection contre les lois n’est un exercice du droit de résister à l’oppression, que dans le cas où la constitution n’offre aucun moyen légal d’obtenir la révocation d’une loi injuste ; que chaque homme, maître de juger par lui-même de ce qui est ou n’est pas juste, ne peut donner sa raison pour règle à celle d’autrui ; que cette autorité n’appartient qu’à la raison commune, dont la loi a elle-même déterminé les interprètes : et que le droit de l’indépendance privée cesse quand l’exercice de ce droit a sur les autres une influence involontaire.

Lorsque les lois n’émanent pas d’un pouvoir légitime, c’est-à-dire, de la volonté des citoyens égaux entre eux, ou de leurs représentants ; lorsqu’elles forment un système oppresseur ; lorsqu’elles attaquent directement les droits naturels, la conscience de chaque citoyen peut être juge de l’obéissance qu’il doit à ces lois, parce qu’alors il n’est pas lié à une société qui n’a pas une existence légitime, qu’il l’est seulement à ses semblables par le seul droit de la nature, qui n’est pas arbitraire, mais qui ne peut avoir pour juge que la raison et la conscience de chaque individu.

Au contraire, quand les lois émanent d’un pouvoir légitime, quand elles ont pour objet le maintien des droits naturels, quand elles n’en violent évidemment aucun des principes, alors c’est un devoir d’obéir à ces lois, précisément parce qu’elles sont des lois. La conscience n’a plus le droit de juger l’obéissance qu’on doit à chacune ; mais elle ordonne impérieusement de leur obéir à toutes, d’en maintenir l’exécution, même lorsqu’on y trouve des dispositions injustes ; même lorsqu’on en prouve les vices ; même lorsqu’on en sollicite la révocation, d’après les moyens établis par une constitution légitime.

La nécessité d’inspirer à des citoyens libres le respect des lois, n’est pas uniquement fondée sur des considérations générales ; elle l’est sur d’autres principes qu’il peut être utile de développer.

Si on est obligé de soumettre un peuple libre au payement d’une taxe indirecte, il faut ou que le payement de cette taxe soit prescrit par le respect pour la loi comme un devoir d’honneur et de conscience, ou attenter à la liberté, aux droits des citoyens, par des visites, par des formalités oppressives, par des peines toujours odieuses, quand elles tombent sur des actions qui ne sont des crimes que par la volonté de la loi.

Il faut que celui qui se soustrait à ces impôts soit regardé, même par le citoyen pauvre, comme un ennemi de l’intérêt public, et non comme un défenseur de la liberté naturelle. Il est nécessaire, sans doute, que la législation de l’impôt soit douce et juste pour qu’elle puisse obtenir ce respect ; mais aussi ce respect est nécessaire pour que la législation de l’impôt puisse être douce et juste. Les lois de ce genre ne peuvent être bonnes, si les dispositions des citoyens ne viennent à leur secours. Elles sont au nombre de ces combinaisons politiques qui réussissent moins par le talent de ceux qui les font que par la volonté de ceux qui doivent s’y soumettre, et dans lesquelles on ne peut faire aux hommes que le bien qu’ils consentent à recevoir.

Ce sentiment de respect pour la loi a d’autres avantages ; il est du nombre très-petit de ceux dont l’hypocrisie même est utile. On ne peut en abuser ni pour séduire les hommes peu éclairés, ni pour égarer les enthousiastes. Rien n’est plus facile que d’affecler l’amour de la liberté, celui de IVgalilé, de cacher sous ce voile tous les projets de l’ambition ou de l’orgueil, ou de faire des hommes à qui ces dehors en imposent les aveugles instruments des desseins les plus coupables.

Mais lorsqu’il existe des moyens légaux d’obtenir la réforme des mauvaises lois, le respect pour la loi établie ne peut, même quand il serait porté jusqu’au scrupule, ni menacer la liberté, ni retarder les réformes nécessaires ; au contraire, en les rendant plus paisibles, il les rend plus certaines, il assure qu’elles seront mieux faites. Un peuple en qui ce sentiment domine oppose à l’ambition, à l’intrigue, une digue qu’elles ne peuvent rompre tant qu’il ne s’affaiblira pas. À chaque pas que voudront faire les ennemis de l’ordre et de la paix, ils se trouvent arrêtés, parce qu’attendre et procurer par les moyens légaux la révocation d’une loi injuste, est alors l’unique vœu des citoyens, en qui ils seront parvenus à exciter un mécontentement bien ou mal fondé. L’ambitieux qui oserait leur proposer d’autres mesures, flétri du nom d’ennemi de la paix et de la loi, ne pourrait plus se faire écouter.

Le peuple voit alors ses ennemis dans les ennemis de la loi, et n’est plus exposé à confondre ses véritables amis et ses ennemis déguisés ; il n’a pas besoin d’être éclairé pour éviter les pièges qu’ils lui tendent, et il a, pour juger du point où on veut le conduire, une règle à la portée de tous les esprits.

  1. No X, Journal de la Société de 1789.
  2. Pendant quelque temps le peuple d’Athènes s’était interdit de faire des lois nouvelles, à moins qu’elles ne fussent proposées par le sénat. Il s’aperçut que cette forme de constitution était nuisible à la liberté ; elle fut changée, et on imagina de rendre responsable d’une loi nouvelle le citoyen qui l’aurait présentée. Rien ne contribua plus que cette loi à la chute de la république.