Bailly (Arago)/17

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 370-376).
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FUITE DU ROI. — ÉVÉNEMENTS DU CHAMP-DE-MARS.


Le mois d’avril 1791 vint apprendre à Bailly que son influence sur la population parisienne allait en déclinant. Le roi avait annoncé qu’il partirait le 18 et resterait quelques jours à Saint-Cloud. Des raisons de santé étaient la cause ostensible de ce départ. Des scrupules religieux étaient peut-être la cause réelle : la semaine sainte approchait, et le roi ne voulait point avoir de communications avec les ecclésiastiques assermentés de sa paroisse. Bailly ne s’inquiétait point de ce projet de voyage ; il le voyait même avec satisfaction. Les cours étrangères, disait notre confrère, regardent le roi comme prisonnier. La sanction qu’il donne aux décrets leur paraît arrachée par la violence : la présence de Louis XVI à Saint-Cloud fera évanouir tous ces bruits mensongers. Bailly se concerta donc avec La Fayette pour protéger le départ de la famille royale ; mais la population de Paris, moins confiante que son maire, voyait déjà le roi s’échappant de Saint-Cloud et se réfugiant au milieu des armées étrangères. Elle se porta aux Tuileries, et, malgré tous les efforts de Bailly et de son collègue, les voitures de la cour ne purent faire un seul pas. Le roi et la reine, après une heure et demie d’attente dans leur carrosse, remontèrent au château.

Rester au pouvoir après un pareil échec, c’était donner à son pays la plus admirable preuve de dévouement.

Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791, le roi quitta les Tuileries. Cette fuite, si fatale à la monarchie, détruisit sans retour l’ascendant que notre confrère exerçait sur la capitale. Le peuple, d’ordinaire, juge d’après l’événement. Le roi, disait-il, est sorti librement du château avec la reine et ses deux enfants. Le maire de Paris était leur complice, car il a les moyens de tout savoir ; autrement on pourrait l’accuser d’incurie, de la plus coupable négligence.

Ces attaques ne retentissaient pas seulement dans les boutiques, dans les rues, dans les carrefours ; des clubs fortement organisés s’en rendirent aussi les échos. Le maire répondit d’une manière péremptoire, mais sans détruire entièrement l’effet des premières impressions. Dans les journées qui suivirent la fuite du roi, Bailly et La Fayette coururent des dangers personnels. L’Assemblée nationale eut plusieurs fois à s’occuper de leur sûreté.

J’arrive maintenant à une partie douloureuse de ma tâche, à un événement affreux qui amena, plus tard, la mort cruelle de Bailly ; à une catastrophe sanglante dont le récit m’imposera, peut-être, le pénible devoir de laisser planer un peu de blâme sur quelques actes du vertueux citoyen que, jusqu’ici, il m’a été si doux de louer sans aucune restriction.

La fuite du roi exerça une immense influence sur la marche de notre première révolution. Elle jeta dans le parti républicain des personnages politiques considérables qui, jusque-là, avaient espéré réaliser l’alliance du gouvernement d’un seul et des idées démocratiques.

Mirabeau, peu de temps avant sa mort, ayant entendu parler de ce projet de fuite, disait à Cabanis : « J’ai défendu la monarchie jusqu’au bout ; je la défends encore quoique je la croie perdue… Mais, si le roi part, je monte à la tribune, je fais déclarer le trône vacant et proclamer la république. »

Après le retour de Varennes, le projet de substituer le gouvernement républicain au gouvernement monarchique fut très-sérieusement discuté chez les membres les plus modérés de l’Assemblée nationale, et l’on sait aujourd’hui que le duc de La Rochefoucauld et Dupont (de Nemours), par exemple, opinèrent décidément pour la république. Mais c’était surtout dans les clubs que l’idée de ce changement radical avait pris faveur. Lorsque la Commission de l’Assemblée nationale se fut prononcée, par l’organe de M. Muguet, dans sa séance du 13 juillet 1791, contre la déchéance de Louis XVI, il y eut dans Paris une grande fermentation. Des agents du club des Cordeliers firent signer les premiers, le 14 juillet, une pétition contre la décision proposée. L’Assemblée refusa de la lire et même de la recevoir. Sur la motion de Laclos, le club des Jacobins en rédigea une autre. Celle-ci, après avoir subi des modifications graves, devait être signée le 17, au Champ-de-Mars, sur l’autel de la patrie. Ces projets se discutaient en plein soleil. L’Assemblée nationale les jugea anarchiques. Le 16 juillet, elle appela à sa barre la municipalité de Paris, et lui enjoignit de recourir à la force, s’il le fallait, pour réprimer des mouvements coupables.

Le conseil de la commune fit afficher, dans la matinée du 17, la proclamation qu’elle avait rédigée, d’après les ordres de l’Assemblée nationale. Des officiers municipaux allaient, à son de trompe, la lire sur les places publiques. Autour de l’Hôtel de Ville, des dispositions militaires, commandées par La Fayette, faisaient prévoir quelque sanglant conflit. Tout à coup, à l’ouverture de la séance de l’Assemblée nationale, le bruit se répandit que deux bons citoyens ayant osé dire au peuple, assemblé autour de l’autel de la patrie, qu’il fallait obéir à la loi, avaient été mis à mort, et que leurs têtes, placées sur des piques, étaient promenées dans la ville. La nouvelle de cet attentat excita l’indignation de tous les députés, et, sous cette impression, Alexandre Lameth, alors président de l’Assemblée, transmit à Bailly, de son propre mouvement, de nouveaux ordres très-sévères, circonstance qui, pour le dire en passant, n’est connue que depuis peu d’années.

Le corps municipal, dès qu’il eut connaissance, vers onze heures du matin, des deux assassinats, députa trois de ses membres munis de pleins pouvoirs, pour rétablir l’ordre. De forts détachements accompagnaient les officiers municipaux. Vers deux heures, la nouvelle se répandit qu’on avait jeté des pierres à la garde nationale. Le conseil municipal fit à l’instant proclamer la loi martiale sur la place de Grève, et suspendre le drapeau rouge à la principale fenêtre de l’Hôtel de Ville. À cinq heures trente minutes, au moment où le corps municipal se mettait en route pour le Champ-de-Mars, les trois conseillers, envoyés le matin sur le lieu du désordre, rentrèrent accompagnés d’une députation de douze personnes, prises parmi les pétitionnaires. Les explications, échangées de part et d’autre, donnèrent lieu à une nouvelle délibération du conseil. La première décision fut maintenue, et à six heures la municipalité se mit en marche avec le drapeau rouge, trois pièces de canon, et de nombreux détachements de la garde nationale.

Bailly, chef de la municipalité, se trouva alors dans une de ces situations solennelles et périlleuses, où un homme devient responsable aux yeux de tout un pays, aux yeux de la postérité, des actes irréfléchis ou coupables de la multitude passionnée qui l’entoure, qu’il connaît à peine et sur laquelle il n’a presque point d’action.

La garde nationale, à ces premières époques de la révolution, était fort difficile à conduire et à gouverner. Dans ses rangs, l’insubordination paraissait la règle ; l’obéissance hiérarchique, la très-rare exception. Ma réflexion semblera peut-être sévère : eh ! Messieurs, parcourez les écrits du temps, la Correspondance de Grimm, par exemple, et vous verrez, à la date de novembre 1790, un capitaine démissionnaire répondant à sa compagnie désolée : «Consolez-vous, mes camarades, je ne vous quitte pas ; seulement, je serai désormais simple fusilier. Si vous me voyez résolu à ne plus rester votre chef, c’est que je suis bien aise de commander à mon tour. »

Il est permis, en outre, de supposer que la garde nationale de 1791 manquait, en présence des attroupements, de cette patience, de cette longanimité dont la troupe de ligne française a donné souvent de si parfaits modèles. Elle ne comprenait pas assez que, dans une grande ville, les rassemblements se composent, en majeure partie, de désœuvrés et de curieux.

Il était sept heures trente minutes quand le corps municipal arriva au champ de la fédération (Champ-de-Mars). Aussitôt, des individus placés sur les glacis crièrent : « A bas le drapeau rouge ! à bas les baïonnettes ! » et lancèrent des pierres. Il y eut même un coup de feu. On fit une décharge en l’air pour effrayer ; mais les cris reprirent bientôt ; des pierres furent lancées de nouveau ; alors seulement commença la fusillade meurtrière de la garde nationale.

Voilà, Messieurs, le déplorable événement du Champ-de-Mars, fidèlement analysé d’après la relation que Bailly en donna lui-même le 18 juillet à l’Assemblée constituante. Ce récit, dont personne assurément moins que moi n’attaquera la sincérité, offre des lacunes involontaires, mais très-graves. Je les signalerai lorsque la marche des événements nous conduira, à la suite de notre malheureux confrère, au tribunal révolutionnaire.