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Blanqui - Critique sociale, I/Economistes/Garnier

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Félix Alcan (1p. 239-251).
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II. Garnier

II

GARNIER


« L’homme économe, qui se borne au nécessaire, rend des services à la société par la formation d’un capital, d’un instrument de travail, de progrès et d’émancipation physique et intellectuelle. » (Garnier, p. 441.)

Un instrument de rapine , de torture, de spoliation !

Même page : « Deux théories en présence, à propos du luxe, l’une réduisant les dépenses au strict nécessaire, l’autre exaltant les dépenses privées et publiques. L’une conduit au tonneau de Diogène, au cilice, au brouet noir, l’autre à la ruine par l’ostentation, les besoins factices qui entraînent l’immoralité, la poursuite des gains anormaux, des emplois publics. »

Des gains anormaux ! Comment peut-on les faire, si ce n’est par le prêt à intérêt sous une quelconque de ses formes, par la spéculation, l’agiotage qui relèvent du mème principe et n’en sont que l’application raffinée !

Fausses également ces deux théories, parce qu’elles reposent sur une illégitimité, l’intérêt du capital.

L’une consiste à épargner pour accaparer et faire l’usure, l’autre à jeter par la fenêtre les produits accumulés de cette usure. Ce sont les deux faces opposées du système capitaliste, la recette et la dépense, les deux termes correspondants, les deux éléments du système.

Législatrice du mal, l’économie politique devait donner la préférence au plus méchant des deux fléaux, à l’accaparement par l’épargne. Elle n’y a pas manqué.

L’économie politique n’adresse qu’un reproche à l’avarice, c’est de ne pas faire valoir ses épargnes. Elle ne lui reproche pas l’accumulation, qui est une vertu suivant elle, mais le tort de ne pas exploiter autrui au moyen de cette accumulation. À quoi servent les écus, sinon à rançonner le prochain pour lui en extraire d’autres ? À quoi peuvent servir les écus entassés, sinon à faire venir au tas les écus du voisin ?

« Parmi les moyens de production, naturels et appropriés, il en est un très puissant, le travail dont Adam Smith a si bien démontré l’importance fondamentale en économie politique, » (Garnier, page 37.)

C’est fort heureux.

« Quant au capital », ajoute Garnier, « la langue usuelle, entre autres sens, lui en assigne un, trop exclusivement monétaire. »

Très joli ! L’économie politique appelle l’argent capital, et trouve ensuite mauvais que le public se serve de ce mot. Cela revient à dire qu’elle trouve mauvais que le public donne à l’argent l’importance qu’il a. Mais le public sait ce qu’il dit et ne se laisse pas mystifier.

Garnier, page 277. — Équivalence, base de l’échange.

Vente : Produit égale monnaie ;

Achat : Monnaie égale produit ;

Donc produit égale produit,

Vérité incontestable, celle-là.

« Chaque produit trouve d’autant plus d’acheteurs que tous les autres produits se multiplient davantage. » (Garnier, page 279.)

Axiome faux. Il existe des conditions essentielles pour que cet axiome devienne vrai, et. posé ainsi dogmatiquement, il est faux.

La condition essentielle, c’est qu’il y ait des consommateurs.

Or, il peut se présenter deux circonstances, l’une fort rare, sinon inconnue, mais possible, l’autre permanente.

1er Cas. — Il pourrait exister plus de produits que d’individus capables de les consommer, même en consommant à discrétion. C’est ce qu’on n’a jamais vu et ce qui n’est pas impossible cependant. Une civilisation extrême peut déterminer ce phénomène , quant aux produits industriels , et même agricoles. Dans les pays fertiles, sans routes, la production des denrées alimentaires dépasse souvent les besoins de la population. Mais alors les produits industriels sont rares, ce qui met l’axiome ci-dessus hors de cause.

2e Cas. — Celui-là est en permanence ; il constitue, depuis des siècles, l’état ordinaire des sociétés. Tous les produits abondent et ils ne trouvent pas d’acheteurs en nombre suffisant pour les consommer, parce que la majorité est composée de pauvres qui fabriquent les produits et se les voient enlever par les riches.

C’est là l’œuvre du capital et de ses prélèvements. Il spolie le travailleur et le met hors d’état de consommer.

Voilà pourquoi J.-B. Say dit que l’excès de population peut être une cause de cherté de produits, rendant la consommation impossible.

Pourquoi un excès de population ne détermine-t-il pas un excès de demandes, par conséquent une abondance de produits ? Garnier répond (page 289) : « Parce que la demande, pour être valable, doit venir d’une population en état d’acheter ce qui lui est nécessaire. Alors cette population n’est pas en excès, »

Très bien. Mais pourquoi se trouve-t-il une population qui produit, qu’on ne trouve pas en excès quand elle produit, et qui est de trop pour consommer ?

Voilà ce que les économistes n’expliquent pas où expliquent par des raisons ridicules.

Ainsi pour les crises qui se présentent tous les cinq ou six ans, non point pour cause de guerre, de troubles ou de disette, mais en temps de prospérité, crises périodiques et régulières, on allègue des folies, des fièvres industrielles, des extravagances de spéculation, etc.

Tout cela n’est déjà pas une explication satisfesante. On a produit, on devrait consommer. Si on à produit beaucoup, que l’on consomme beaucoup.

Mais il y a pis. Le phénomène est périodique, et il se manifeste toujours de la même manière : engorgement du stock, les magasins pleins de marchandises, et une population misérable qui pâlit à la porte de ces magasins. On ne sait que faire des produits. Cette abondance se change en fléau, et le peuple ne peut pas consommer. Trouvez donc la clé de cette énigme.


Certes, il n’existe pas de produit mieux employé, plus utile que celui qui sert à nourrir l’homme, sa famille, les objets de son affection. En définitive, c’est là que vient aboutir le résultat de tous nos travaux, et ils n’ont réellement pas d’autre but.

Eh ! bien, l’économie politique appelle une valeur perdue, une consommation improductive, celle qui nourrit la famille. Perdue, parce qu’elle ne sert pas à l’usure, à la rapine, parce qu’elle n’est pas placée !

La seule valeur productive et bien employée à ses yeux, C’est celle qui constitue une avance qui rentrera grossie dans la cassette. Celle qui rançonne, produit ; celle qui nourrit» détruit.

« Une avance est une valeur employée de telle sorte qu’elle se trouvera rétablie plus tard. Ce n’est pas une valeur perdue, comme si elle servait à satisfaire nos besoins, ceux de notre famille, ou ceux des personnes auxquelles nous les donnons. » Garnier, page 92).

Voilà la science officielle !

Et en effet, l’épargne n’a pas d’autre but. Prendre, non pas seulement sur son superflu, sur ses plaisirs, ses distractions, mais sur son nécessaire, voilà la grande vertu !

« Point de société sans production, — de production sans capital, — de capital sans épargne, — d’épargne sans abstinence, c’est-à-dire sans privations, sans sacrifices qui ne peuvent se produire sans la libre disposition des valeurs épargnées et la jouissance des revenus quelles peuvent procurer. » (Garnier, page 43.)

Se serrer le ventre, jeûner, pour avoir le bon- heur de rançonner le voisin.

Les araignées dans un bocal.


« Il y a capital, quelle que soit la chose dans laquelle réside la valeur épargnée, et si un intérêt, un appointement, un salaire, une économie, sont conservés quelque temps sous forme de monnaie, c’est pour attendre, sous cette forme plus commode, que la somme, grossie par plusieurs accumulations successives, soit assez forte pour être placée, » (Garnier, page 90.)

Je crois bien. On ne peut épargner et mettre de côté que sous cette forme, la monnaie.

« Toute économie est difficile. L’épargne est, par conséquent, une vertu. » (Page 91.)

Jolie vertu !

« Quand l’homme ne consomme pas de suite ce qu’il a produit, s’il épargne, s’il économise, s’il s’impose la privation et l’abstinence, le résultat de cet autre effort, de cette souffrance, de cette non-satisfaction de ses passions ou de ses besoins ne peut lui être contesté. De là une troisième propriété, la propriété du capital. » (Garnier, page 335. Sur la propriété.)

D’après Garnier, les deux autres propriétés sont celles de la terre appropriée et du travail. « En tout, trois propriétés, » continue l’auteur, page 336, « la propriété : 1o de la personne, 2o des fruits du travail, et 3o des résultats de l’épargne ou capital : lesquelles se résument en deux : la propriété personnelle et la propriété mobilière, qui n’est pour l’homme libre qu’une manière de jouir de la propriété personnelle, ou plutôt, c’est la propriété personnelle elle-même, considérée dans les rapports qu’elle a nécessairement avec les choses propres à nos jouissances. »

Voilà une série de transformations à la manière algébrique qui ne laisse pas d’être pittoresque et surtout légitime. On arrive ainsi, par éliminations successives, à cette équation finale : la propriété personnelle, c’est la propriété d’autrui.

« La propriété du travail et du capital est donc légitime », continue l’auteur, « et, au point de vue de la justice, elle doit être garantie. »

« La propriété du travail et du capital ! » Étrange accouplement ! La propriété du travail est la négation de la propriété du capital, et la propriété du capital est la négation de la propriété du travail.

Ces deux prétendues légitimités sont exacte- ment la négation l’une de l’autre, Il faut choisir entre les deux.

« Cette double propriété », poursuit l’auteur, doit être garantie par une autre raison fondamentale, tirée de l’utilité sociale. En effet, supposez que vous ne respectez pas la propriété des facultés, la propriété personnelle, il n’y a plus d’homme, il n’y a plus de société, »

« Il n’y à plus de société » ! Ainsi toutes les sociétés de l’antiquité, fondées sur l’esclavage, sont des mythes, des contes bleus. Les colonies européennes sont une fable aussi. Le Brésil et les Antilles n’existent pas. Il n’y à là ni homme, ni société.

L’auteur, il est vrai, se ravise dans cette note : « Dans les sociétés à esclaves, la loi garantit la propriété personnelle aux maîtres d’esclaves. »

Voilà qui arrange tout. La propriété personnelle est transférée de l’esclave, propriétaire naturel, à son maître, propriétaire par représentation. L’esclave jouit de sa propriété dans la personne du maître devenu son alter ego, son sosie. Et la société dès lors marche comme sur des roulettes.

Depuis que le monde est monde, la force seule gouverne, grâce à l’ignorance ; la lutte entre le droit opprimé et la violence n’a jamais cessé. L’oppression, victorieuse et maîtresse, se manifeste à travers les âges par la loi, expression de la volonté du plus fort. Ces lois ont constitué toutes les sociétés sur le principe de la propriété, autrement dit sur la servitude du travail. La majorité travaille et doit travailler pour la minorité, Telle est, en résumé, la formule de tous les organismes sociaux, depuis l’origine de l’humanité. On s’appuie de cette possession séculaire pour déclarer la légitimité de l’oppression. L’argument ne vaut pas. Il y a une condition pour qu’il soit légitime, l’ignorance, sa seule base. À mesure que la lumière se fait, l’argument faiblit, et, quand elle sera faite, il aura disparu.

L’oppression à triomphé, sans doute, partout et toujours, jusque aujourd’hui, mais non point sans combat. L’histoire n’est qu’un long récit de cette bataille acharnée. Elle a enregistré les sanglantes victoires de la propriété, ses lois atroces, son gouvernement impitoyable. La propriété ne s’est protégée que par les supplices contre les revendications instinctives et inconscientes du travail. Ce que l’on commence à discerner clairement dans les annales de tous les peuples, c’est la férocité des moyens mis en œuvre pour maintenir l’asservissement du travailleur, la domination du propriétaire. Le travailleur a été longtemps, il est encore, en bien des lieux, une propriété lui-même. Quand le progrès des lumières et de la morale commande enfin quelque part la suppression de ce crime, loin de le flétrir, on le justifie encore par une indemnité qui en consacre une fois de plus la légitimité. Ce crime a été une propriété. [l suffit, chapeau bas ! un dernier hommage à l’oppression qu’on abandonne seulement par contrainte et qu’il faut sacrifier aux exigences de la révolte,

Continuons.

« Supposez », dit l’auteur, « que vous ne garantissez pas le privilège du producteur sur ce qu’il a obtenu par son industrie, il n’a plus de stimulant pour travailler, faire des efforts, prendre de la peine. »

Le procédé des économistes est fort commode, et encore plus simple. Il consiste à appeler producteur, non pas celui qui produit, mais celui qui force les autres à produire pour son compte. Du reste, quand l’économie politique déclare le privilège du producteur sur son produit l’unique stimulant possible du travail, des efforts, de la peine, elle se donne un démenti dans sa phrase même. Car le producteur, c’est l’ouvrier et il n’a point de privilège sur le fruit de son travail, il n’en retient que la part qu’on veut bien lui laisser, tout juste ce qu’il faut pour ne point mourir, dit elle-même l’économie politique. Quel est donc le stimulant qui le pousse à travailler ? Parbleu, un stimulant irrésistible, l’éperon par excellence, la faim.

« Supposez que vous ne garantissez pas la propriété des fruits du travail, l’accumulation de ces produits par l’épargne, le capital enfin, — et la source de cet élément indispensable, de ce levier de la civilisation, sera tarie. »

Toujours les mêmes mensonges : « La propriété des fruits du travail, l’accumulation de ces produits par l’épargne, le capital, enfin ! »

Il faut dire : la propriété des fruits du travail d’autrui. Quant à l’accumulation des produits par l’épargne, c’est une absurdité. On n’accumule par l’épargne que l’argent obtenu grâce à la vente de son produit et on n’agit ainsi, la plupart du temps, que dans un but coupable, le rançonnement d’autrui. Encore, cette épargne, faite avec l’argent de son produit, est-elle assez rare. Ce qu’on épargne, ce sont les écus acquis par la vente des produits d’un autre, et on les épargne pour continuer de plus belle le métier d’exploitation qui a soutiré ces écus.

Du reste, le résultat de ces manœuvres est bien le capital. Ici, nous sommes d’accord. « Le capital ! » s’écrie étourdiment l’économiste, sans s’apercevoir qu’il vient de renverser d’un mot l’échafaudage de ses définitions scientifiques et plus que suspectes du capital. Oui, le capital, c’est-à-dire le numéraire accumulé par l’épargne, le numéraire obtenu par la vente et non par l’accumulation des produits.

Je la leur permets, aux capitalistes, l’accumulation des produits, non pas même de leur travail personnel, ce serait par trop peu, mais du travail des autres ; je permets de tout mon cœur aux usiniers des métaux, des filatures, des tissus, d’accumuler les produits de leurs usines, d’empiler les étoffes de laine ou de coton, les écheveaux de coton, de laine ou de fil, d’amonceler le fer, la fonte, le cuivre, sous toutes leurs formes industrielles, d’épargner soigneusement et de conserver dans leurs magasins ces magnifiques produits. Ça leur va-t-il ? — Non, fichtre ! vous vous moquez de nous ! Je connais d’avance leur réponse : « Non ! nous n’accumulerons pas nos marchandises au magasin. Puissions-nous ne pas même les y faire entrer ! Puissions-nous les conduire de l’atelier même à l’acheteur ! C’est notre droit de les échanger. » — Sans doute et contre quoi ? — Contre de l’argent, parbleu, pour avoir ensuite d’autres matières, pour…… — Pour tout ce que vous voudrez. Ça ne me regarde pas et ce n’est plus la question. Il suffit de ceci : votre capital ne consiste pas dans l’accumulation de vos produits, ni dans vos produits accumulés, mais dans Îles écus qui proviennent de leur vente, c’est-à-dire dans tout le contraire de la prétendue accumulation. L’argent, voilà le capital. Il s’agit maintenant de savoir l’usage qu’on en fait. Ici, nous rentrons dans l’analyse de l’échange.

Juillet 1870.