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Blanqui - Critique sociale, I/Quatrième partie

La bibliothèque libre.
Félix Alcan (1p. 113-172).

IV

LES APOLOGIES DE L’USURE


I


Le plus hardi entre les apologistes du capital, celui qui expose, avec le plus de franchise, et qui justifie avec le plus d’audace ses désolants exploits, Frédéric Bastiat, a écrit, en tête même de son apologie, les lignes suivantes, adressées directement aux ouvriers : « Vous devez vous dire : Voici deux hommes. L’un travaille soir et matin, d’un bout de l’année à l’autre, et, s’il a consommé tout ce qu’il a gagné, fût-ce par force majeure, il reste pauvre. Quand vient la Saint-Sylvestre, il ne se trouve pas plus avancé qu’au premier de l’an et sa seule perspective est de recommencer.

« L’autre ne fait rien de ses bras ni de son intelligence. Du moins, s’il s’en sert, c’est pour son plaisir. Il lui est loisible de n’en rien faire, car il a une rente. Il ne travaille pas, et cependant il vit bien, tout lui arrive en abondance, mets délicats, meubles somptueux. élégants équipages ; c’est-à-dire qu’il détruit chaque jour des choses que les travailleurs ont dû produire à la sueur de leur front. Car ces choses ne se sont pas faites d’elles-mêmes, et, quant à lui, il n’y a pas mis les mains.

« C’est nous, travailleurs, qui avons fait germer ce blé, verni ces meubles, tissé ces tapis. Ce sont nos femmes et nos filles qui ont filé ; découpé, cousu, brodé ces étoffes, Nous travaillons donc pour lui et pour nous : pour lui d’abord, et pour nous, s’il en reste.

« Mais voici quelque chose de plus fort. Si le premier de ces deux hommes, le travailleur, consomme dans l’année ce qu’on lui a laissé de profit dans l’année, il en est toujours au point de départ, et sa destinée le condamne à tourner sans cesse dans un cercle éternel et monotone de fatigues. Le travail n’est donc rémunéré qu’une fois. Mais si le second, le rentier, consomme dans l’année sa rente de l’année, il a, l’année d’après et les années suivantes, et pendant l’éternité entière, une rente toujours égale, intarissable, perpétuelle. Le capital est donc rémunéré non pas une fois ou deux fois, mais un nombre infini de fois ! En sorte qu’au bout de cent ans, la famille qui a placé vingt mille francs à 5 pour cent, aura touché cent mille francs, ce qui ne l’empêchera pas d’en toucher encore cent mille dans le siècle suivant. En d’autres termes, pour vingt mille francs qu représentent son travail, elle aura prélevé, en deux siècles, une valeur décuple sur le travail d’autrui.

« N’y a t-il pas, dans cet ordre social, un vice monstrueux à réformer ? Ce n’est pas tout encore. S’il plaît à cette famille de restreindre quelque peu ses jouissances, de ne dépenser, par exemple, que neuf cents francs au lieu de mille, — sans aucun travail, sans autre peine que celle de placer cent francs par an, — elle peut accroître son capital et sa rente dans une progression si rapide, qu’elle sera bientôt en mesure de consommer autant que cent familles d’ouvriers laborieux. Tout cela ne dénote-t-il pas que la société actuelle porte dans son sein un cancer hideux, qu’il faut extirper au prix de quelques souffrances passagères ? »

Nous avons pensé cela souvent, nous tous socialistes, mais personne ne l’a dit avec tant d’éloquence. Qui oserait bien répondre à cette page foudroyante ? Qui ? Bastiat lui-même, et voici en quels termes :

« 1o Il est conforme à la nature des choses et à la justice que le capital produise une rente ;

« 2o Il est conforme à la nature des choses et à la justice que la rente du capital soit perpétuelle ;

« 3o L’intérêt du capital, naturel, juste. légitime, est aussi utile à celui qui le paye qu’à celui qui le perçoit.

« Le problème à résoudre est celui-ci : Mondor prête aujourd’hui un instrument de travail qui sera anéanti dans quelques jours. Le capital n’en produira pas moins intérêt à Mondor ou à ses héritiers pendant l’éternité tout entière.

« Productivité du capital, perpétuité de la rente ! Ces questions sont difficiles, et le lecteur n’en a certainement pas la solution au bord des lèvres. Eh ! bien, ce que je redoute, moi, ce n’est pas d’être obscur, mais d’être trop clair. J’ai peur qu’on ne m’accuse d’enfoncer une porte ouverte.

« Alors, me dira-t-on, à quoi bon votre écrit ? Que sert d’expliquer ce que tout le monde sait ? — Distinguons, s’il vous plaît. Une fois l’explication donnée, plus elle est claire et simple, plus elle semble superflue. Chacun est porté à s’écrier : « Je n’avais pas besoin qu’on résolût pour moi le problème, » C’est l’œuf de Colomb. »

À ces tranchantes paroles, un frisson de terreur m’a fait tomber le livre des mains. Tant d’assurance dans une si cruelle affirmation ! Si cet homme disait vrai ! Si les sociétés humaines, comme tout le règne animal, étaient construites sur le plan de l’extermination mutuelle ! $i les hommes étaient condamnés, pour vivre, à s’entre-dévorer ! Et, pris d’angoisse. je n’osais relever le volume, de peur d’y rencontrer une conviction accablante.

On a beau se croire soi-même en possession d’une certitude, on ne se heurte pas impunément à de si hautaines déclarations. Faudrait-il donc opter, en ce monde, entre la misère et le vampirisme, ou se réfugier dans le suicide ? Est-ce là tout le choix que notre destinée nous laisse ?… Et le livre restait à terre.

Mais enfin, notre race est sociable et perfectible : c’est son double attribut. Cette idée m’a rendu courage. Si on doit vivre par l’assistance réciproque, ce n’est donc point par la guerre sans quartier. Il y aurait contradiction. Un peu rassuré, j’ai rouvert le volume, curieux de lire la fameuse démonstration, simple jeu d’enfant pour l’auteur, travail d’Hercule pour tout autre.

La réaction d’ailleurs était vite arrivée. L’épouvantail tournait au puff et ma consternation à la moquerie. L’œuf de Colomb sentait par trop les bords de la Garonne. Cette crainte de perdre, par excès de clarté, les bénéfices de sa gloire, est un truc de place publique. Qui veut trop prouver ne prouve rien. L’outrecuidance ne démontre que le charlatanisme.

Après un tableau si lamentable et si vrai des iniquités sociales, signifier d’un ton rogue que ces iniquités Sont la justice même, le droit de l’oisif et surtout la providence des travailleurs, c’est tomber dans la bouffonnerie.

Vous leur faites, seigneur,
En les croquant un grand honneur.

Goûtons un peu du miel si clair et si doux qui sucre cette pilule aux ouvriers, pour la faire avaler sans grimace. Bastiat leur continue son speech. Il avait pris pour exorde leur mauvaise humeur. Sa péroraison sera la potion calmante.

« J’en suis bien convaincu, il y a des moments où votre intelligence conçoit des doutes et votre conscience des scrupules sur la propagande qui se fait contre le capital et la rente. Vous devez vous dire quelquefois : Mais, proclamer que le capital ne doit pas produire d’intérêts, c’est proclamer que le prêt doit être gratuit, c’est-à-dire que celui qui a créé des instruments de travail, où des matériaux, ou des provisions de toute espèce, doit les céder sans compensation, Cela est-il juste ? Et puis, s’il en est ainsi, qui voudra prêter ces instruments, ces matériaux, ces provisions ? Qui voudra les mettre en réserve ? Qui voudra même les créer ? Chacun les consommera à mesure, et l’humanité ne fera jamais un pas en avant. Le capital ne se formera plus, puisqu’il n’y aura plus intérêt à le former. Il sera d’une rareté excessive. Singulier acheminement vers le prêt gratuit ! Singulier moyen d’améliorer le sort des emprunteurs que de les mettre dans l’impossibilité d’emprunter à aucun prix ! Que deviendra le travail lui-même ? Car il n’y aura plus d’avances dans la société, et l’on ne saurait citer un seul genre de travail, pas même la chasse, qui se puisse exécuter sans avances. Et nous-mêmes que deviendrons-nous ? Quoi ! Il ne nous sera plus permis d’emprunter pour travailler, dans l’âge de la force, et de prêter pour nous reposer, dans nos vieux jours ! La loi nous ravira la perspective d’amasser un peu de bien, puisqu’elle nous interdira d’en tirer aucun parti. Elle détruira en nous et le stimulant de l’épargne dans le présent, et l’espérance, du repos dans l’avenir. Nous aurons beau nous exténuer de fatigue, Il faut renoncer à transmettre à nos fils et à nos filles un petit pécule, puisque la science moderne le frappe de stérilité, puisque nous deviendrions des exploiteurs d’hommes, si nous le prêtions à intérêt. Ah ! ce monde, qu’on ouvre devant nous comme un idéal, est encore plus triste et plus aride que celui qu’on condamne, car, de celui-ci au moins, l’espérance n’est pas bannie ! »

L’espérance n’est pas bannie ! j’entends… l’ouvrier qui peut devenir patron, le tâcheron, le marchandage. Oh ! oui, compris ! trop compris !

Ce dernier mot vient de couper mon fou rire. J’en ai encore les yeux en larmes, mais je ne ris plus. Le tâcheron en perspective ! On sait de quoi il est la graine. C’est dommage ! Une si désopilante péroraison ! De quoi se faire du bon sang pour la huitaine ! Voyez-vous ce travailleur, les bras levés au ciel dans un sombre désespoir, parce qu’on ne peut plus prêter ni emprunter. « Que faire, ô juste ciel ! Que devenir sur cette terre, Si on n’emprunte plus quand on est jeune, Si on ne prête plus quand on est vieux ! »

Là, là… cher ami, la douleur vous égare. Dans les vieux jours, quand le patron vous met dehors, cassé et usé, on n’est guère en fonds pour prêter, et, dans l’âge de la force, on n’emprunte pas. On n’en a pas besoin.

« Si fait bien ! on emprunte pour travailler. »

Ah ! oui, pour faire travailler, pour s’établir. J’y suis. Mais, si tous les travailleurs s’établissent dans leur jeunesse, il ne restera plus d’ouvriers, il n’y aura plus que des patrons. Ou plutôt ouvriers et patrons auront également disparu, et on ne verra que des citoyens s’occupant, chacun à part pour son compte. Or, en général, un travailleur isolé peut vivre, mais n’amasse point. Le profit est prélevé sur les salaires. Plus de salariés, plus de bénéfices, plus d’épargne. Plus de pécule petit ou gros à transmettre aux fils et aux filles.

D’ailleurs l’industrie moderne est inconciliable avec ce morcellement absolu du travail. Régime du patronat, ou régime de l’association, il faut de grands ateliers où de nombreux détails concourent à un vaste ensemble. Cette multitude d’industriels, tous seuls, ni employés, ni maître, serait une chimère. Personne n’y songe.

La rhétorique de Bastiat ne s’adresse évidemment qu’aux marchandeurs. Ces sanglots, ces gémissements sur la suppression de l’emprunt et du prêt, sont d’un homme déçu dans ses visées d’exploitation. Travailleur, pour notre débitant de harangues, signifie aspirant capitaliste. Il affuble le capital d’une blouse et plaide sa cause avec des larmes de crocodile.

Rien d’étonnant. Le tâcheron est le Benjamin de l’économie politique. Dans la classe ouvrière elle ne distingue et n’estime que lui. Prédilection bien naturelle. C’est le futur patron qu’elle aime à travers l’ouvrier du moment. Elle couve avec tendresse l’œuf d’où sortira l’exploiteur.

Affaires de complices. Cette prétendue science a pris parti à outrance pour les déprédations du capital. Il lui faut des alliés, dans sa guerre aux travailleurs. Où en prendre de plus utiles qu’au milieu de leurs propres rangs ? Les marchandeurs se rencontrent là tout à propos pour fournir une réponse aux plaintes du prolétariat, une fin de non-recevoir contre ses revendications. On les cite en exemple. On dit : « Puisqu’une vie laborieuse et régulière conduit ceux-là de la pauvreté à l’aisance, souvent à la fortune, pourquoi pas les autres ? C’est donc leur faute. Qu’ils ne s’en prennent qu’à eux seuls, à leur paresse, à leur inconduite, et n’accusent point la société qui n’en peut mais. »

Ainsi posée, la question passe du terre-à-terre économique dans le domaine plus élevé de la physiologie et de la morale, À ce point de vue il ne convient pas de la traiter par incidence. Elle recevra plus loin son développement. Bornons-nous ici à relever la maladresse et l’imprudence des économistes. Le reproche de fainéantise et d’inconduite, tiré de l’exemple des parvenus, est leur gros argument contre la masse des ouvriers restés la proie de la misère. Ils ne paraissent pas sentir l’inconvenance et le danger, ni même entrevoir là portée de ces absurdes récriminations.

« Le bâton de maréchal dans la giberne de chaque conscrit » n’était qu’une arlequinade. La balançoire des salariés passés bourgeois est en même temps une ineptie, un outrage et une cruauté. Quel homme de sens à jamais pris texte de l’exception pour infirmer ou calomnier la règle ? Les parvenus au patronat ne forment que le très petit nombre. De cette minorité infime a-t-on le droit d’arguer contre l’immense multitude qui naît, languit et meurt dans la détresse ? A-t-on le droit de la proclamer un ramas d’ivrognes, de débauchés et de paresseux ?

Eh !bien, soit ! accordé ! Cette masse innombrable n’est victime que de ses propres vices et mérite son sort. Alors c’est bien pis et la responsabilité se dresse autrement menaçante contre la société entière. Tout à l’heure elle n’était accusée que de faire des malheureux par centaines de millions. La voici coupable de fabriquer des centaines de millions de chenapans. Et en joignant à ce chiffre, après examen du dossier, les riches, cent fois plus débauchés, plus ivrognes et plus fainéants que les pauvres, qui du moins le sont à leur frais, cette société sacro-sainte reste convaincue d’être une épouvantable officine de sacripants, Donc, sa religion, son gouvernement, ses institutions,… horreurs, monstruosités. Vite une adresse au déluge, pour qu’il balaye de la face de la terre ce crime à milliards de têtes.

Reprenons le discours de Bastiat qui a la prétention d’être une réponse péremptoire aux griefs des ouvriers, l’apothéose du capital et la preuve sans réplique de sa légitimité, de sa bienfesance universelle. Le peuple n’a plus qu’à se prosterner aux pieds de ce dieu sauveur.

On demeure ébahi, en comparant cette assurance superbe avec la profonde inanité des arguments. Pas l’ombre d’une preuve en faveur de la rente. Pas un mot qui réfute l’accusation d’iniquité, si vigoureusement formulée dans la première partie du discours. Rien que de burlesques doléances sur la méchante querelle faite à l’usure, comme si on insultait de gaieté de cœur une sainte dans sa châsse. L’opulence et l’oisiveté parasites de la misère et du travail ! Eh ! bien, après ? Ce scandale est le fruit naturel de l’opération la plus légitime, le prêt à intérêt. Le prêt à intérêt, voilà le salut de l’humanité !

Bastiat, dans son argumentation, part de ce principe que le prêteur de capitaux en a été d’abord le créateur. Où voit-il cela ? C’est le contraire qui est vrai. En général, celui qui prête ne crée rien… il faut excepter les hommes des professions dites libérales, écrivains, artistes, médecins , avocats, etc., tous ouvriers de la pensée. L’argent que ceux-là gagnent est un véritable salaire. S’ils le placent à intérêt, ils ont tort. Nous verrons que l’intérêt d’un capital quelconque est toujours illégitime. S’ils prêtent ensuite les sommes provenant de cette rente, leur tort est double. Car ils rentrent exactement dans la condition des prêteurs habituels qui tirent un revenu du labeur d’autrui.

C’est le cas ordinaire. Les 99 centièmes des rentes perçues sous quelque nom, sous quelque forme, à quelque titre que ce soit, sont la fortune de gens qui ne font jamais œuvre de leurs dix doigts, des gens de la catégorie dont Bastiat lui-même parle plus haut en ces termes : « Il ne fait rien de ses bras n1 de son intelligence. Du moins, s’il s’en sert, c’est pour son plaisir. Il lui est loisible de n’en rien faire, car il a une rente. »

Bastiat, il est vrai, a mis ces paroles amères dans la bouche d’un ouvrier. Mais il n’en conteste pas la vérité, Il l’admet pleinement, au contraire, ce qui ne l’empêche pas de trouver une pareille énormité, juste, naturelle et nécessaire. C’est à n’y pas croire. Quand le personnage qui ne fait rien, ni de son 1ntelligence, ni de ses bras, parce qu’il a une rente, place à intérêt, soit l’argent de sa rente, soit les instruments de travail, matériaux, ou provisions de toute espèce qu’il s’est procurés avec cet argent, peut-on dire qu’il a créé le capital ainsi prêté ?

Bastiat ne le dit pas en effet, mais il estime ce placement la chose la plus consciencieuse du monde. Pourquoi ? Parce qu’en remontant au déluge, pour trouver le premier exemple et l’origine du prêt à intérêt, il démontre que cet Adam des prêteurs a loué légitimement, avec prime, un capital en nature, fruit de son travail.

« Légitimement », non ! Il ne démontre pas cela du tout, comme on verra, mais enfin il croit le démontrer. Admettons un instant le fait. De ce placement et d’autres semblables, ainsi que des intérêts accumulés, Adam-prêteur à fini par s’arrondir un magot qui lui permet désormais de vivre, en se croisant les bras, de la rente qu’il en tire. Que ce capital consiste en numéraire, en outils ou en provisions, peu importe. La rente en est toujours licite et morale, et, si Adam le transmet à ses héritiers, ils en percevront l’intérêt, en tout honneur et toute justice, Jusqu’à la fin des siècles, in sæcula sæculorum, Amen.

Le capital aujourd’hui est si ingénieux et si varié dans le prélèvement de ses dîmes, si habile à pratiquer par mille canaux invisibles le drainage des espèces ; les écus lui arrivent de toutes parts à travers un tel enchevêtrement de rigoles, qu’il est impossible à l’œil le plus exercé de suivre les détours de ce labyrinthe. Retrouver, malgré tant d’inextricables entrecroisements, la source plus ou moins trouble de ses profits, serait un nouveau travail d’Hercule.

Pour sanctifier en bloc toutes ces trigauderies, l’économie politique a imaginé le truc d’Adam-prêteur. De même que le péché originel d’Adam-jocrisse a ricoché sur toute la race, le futé soutirage d’Adam-prêteur a fait loi pour sa postérité. Adam-préteur a fondé l’auguste dynastie de sa majesté l’Empereur-Écu, le plus grand monarque de l’univers. Le moindre coup d’œil de doute sur ses parchemins d’origine est un attentat.

Rentes, fermages, lover, escompte, bénéfices, dividendes, profits, agio, etc., toutes les formes, variantes et dénominations possibles de l’intérêt, sont justifiées. consacrées, glorifiées et enracinées à perpétuité par la sainte origine. Eh ! bien, nous allons tout à l’heure porter une main sacrilège sur ce berceau de malheur, et mettre à nu la bâtardise du poupon d’enfer qu’il a vomi sur le genre humain.

Terminons d’abord l’analyse de la harangue-Bastiat, résumé de son apologie du capital. De brèves réfutations suffiront pour en faire justice. Le lecteur peut établir lui-même un parallèle entre l’indigence de cette plaidoirie et l’irrésistible puissance de l’accusation qu’elle se flatte modestement de réduire en poussière, Il a sous les yeux la page de l’attaque et la page de la défense, toutes deux de la même main. Qu’il compare et qu’il juge, Nous analysons. L’auteur s’écrie :

« Proclamer que le capital ne doit pas produire d’intérêts, c’est proclamer que le prêt doit être gratuit… »

Ceci est vrai ; une vérité de M. de la Palisse.

« C’est dire que celui qui a créé des instruments de travail, ou des matériaux, où des provisions de toute espèce, doit les céder sans compensation, »

D’abord, nous avons prouvé que le créateur de toutes ces choses n’est jamais le préteur, mais l’ouvrier qui, hélas ! est bien obligé de les céder sans compensation équivalente. Et puis, qu’est-ce que céder sans compensation le fruit de Son travail ? Qui à jamais parlé de cela ? Personne ne doit céder et personne ne cède son produit sans compensation. Chacun le cède, au contraire, moyennant échange contre un autre produit, ou plutôt contre du numéraire qui procure un autre produit. Cela s’appelle vendre.

L’auteur trahit bientôt son artifice. « S’il en est ainsi, » dit-il, « qui voudra prêter ces instruments, ces matériaux, ces provisions ? »

Ah ! céder, c’est donc prêter ? Voilà du nouveau ! Céder et prêter, synonymes ! Qui s’en serait douté ? L’usure est tout entière dans cette facétie. Céder, pour le public, veut dire abandonner, et certes, moyennant compensation, rien de plus naturel et de plus juste. Pour l’usurier, céder signifie abandonner, moyennant compensation d’abord et restitution ensuite. Très commode, en vérité, ce système !

Confondre la vente et le prêt sous la même rubrique, et, de la légitimité de l’une, conclure à celle de l’autre, telle est en effet la prétention des économistes, Mais, ne leur en déplaise, la prétention est bouffonne. Vendre et prêter (à intérêts, s’entend) c’est le jour et la nuit, le bien et le mal. La vente est une transaction féconde ; le prêt, un fléau et une spoliation. La société repose sur une fonction double, l’échange. Qui vend et achète, accomplit cette fonction. Qui prête, l’anéantit. Donc, vos lamentations sur l’injustice faite au prêteur sont deux fois ridicules. D’abord il ne crée rien du tout. Ensuite, créât-il, cela ne lui confèrerait pas le droit d’usure. Qu’il vende, qu’il ne prête pas.

« Si le prêt est gratuit, qui voudra prêter instruments, provisions et matériaux ? »

Personne. Merci, mon Dieu ! Plus de prêteurs ! Quelle jubilation ! D’ailleurs, on ne prête rien de tout cela. C’est une moquerie. Harpagon seul offrait aux emprunteurs des crocodiles empaillés. Cette mode a passé. On ne prête aujourd’hui que de l’argent.

« Qui voudra les mettre en réserve ? »

Personne encore. Et, sous ce rapport, il n’y aura rien de changé. On ne met jamais en réserve des instruments, des matériaux, des provisions. Ce serait du bien perdu. On se hâte de les vendre, et les vautours mettent en réserve le numéraire, prix de cette vente. Le vautour par excellence même ne vend ni n’achète de marchandises quelconques. Il ne manipule que les métaux précieux. Vraiment, M. Bastiat fait aux prolétaires un discours par trop primitif.

« Qui voudra même les créer ? »

Ceci est autre chose, On en créera bien davantage, quand les thésauriseurs n’arrêteront plus la circulation des produits par la confiscation de l’instrument d’échange.

« Chacun les consommera à mesure…»

Le beau malheur ! Les instruments, les matériaux, les provisions doivent toujours être consommés à mesure, et, quand ils ne le sont point, c’est une calamité. Cette calamité, qui afflige trop souvent les peuples, est le crime : 1o des vautours qui dérobent les espèces à la circulation pour les prêter ensuite avec prime ; 2o des poltrons qui mettent leur argent en grève, parce qu’ils n’ont pas confiance ; 3o des castes riches qui, le lendemain d’une révolution, cachent leurs écus et suppriment leurs achats, même leurs commandites, par peur, par haine et par vengeance.

Ce qui se passe alors, à la désolation générale, c’est précisément ce qui parait si désirable à l’auteur, ce qu’il nous donne pour une condition absolue de prospérité : les divers produits ne sont point consommés à mesure. On ne les met pas en réserve… non, pardieu ! Ils s’y mettent eux-mêmes en réserve, sans le consentement des détenteurs qui s’arrachent les cheveux, de désespoir. Alors plus d’échange, arrêt de la circulation, chômage universel et consternation idem.

Les économistes peuvent-ils ignorer cela ? de n’en crois rien. Mais ils tiennent mordicus pour le capital rançonneur, et, dans l’intérêt de l’intérêt, ils débitent des choses de l’autre monde.

« ..... et l’humanité ne fera jamais un pas en avant… »

Quoi ! parce qu’on consommerait à mesure les instruments, les matériaux et les provisions de toute espèce, ce qui implique une activité incessante du travail ! Voilà qui est fort ! Tout au contraire, cette consommation rapide est le grand stimulant du progrès.

L’humanité a marché jusqu’ici à pas de tortue, par la faute des prêtres d’abord, ensuite de messire capital qui empêche les produits d’être consommés à mesure. Elle fera des pas de géant lorsque le clergé sera parti pour la lune et messire capital pour les étoiles. Car ce noble seigneur n’est que le moyen d’échange accaparé, et, par conséquent, la consommation, la production, le travail, bridés, ficelés, garrottés et réduits à faire une lieue par an.

« Le capital ne se formera plus, puisqu’il n’y aura plus intérêt à le former. »

Délicieux, le calembour ! On n’en a jamais pondu de si frais. Le nez de Bastiat a dû saigner trois heures, quand il s’y est administré lui-même un si rude coup de poing. Impossible de mieux dire que le capital est formé uniquement des intérêts accumulés par l’usure. Or, les intérêts sont toujours servis en espèces. Les redevances féodales ont passé de mode, et, s’il en surnage quelques bribes, ce sont pures gracieusetés du fermier à Madame, qui ne font pas rabattre un centime sur les écus sonnants du fermage.

Le capital n’est donc que de l’argent. L’économie politique soutient avec fureur le contraire. Pourquoi fait-elle des calembours tout exprès pour se donner un démenti ? Et ce n’est pas le dernier… (démenti, non pas calembour). Nous en trouverons notre route pavée. Dès qu’on en vient à l’analyse de la rente, la vérité se fait jour aussitôt. Elle éclate aussi à chaque instant, sous toutes les plumes, dans toutes les bouches, quand il s’agit des fonctions du capital.

Répétons-le, le capital n’est jamais que du numéraire accumulé. Les définitions, prétendues scientifiques, essayées par les économistes, dans le but de séparer ces deux idées, sont de pures calembredaines. Elles reposent constamment sur une équivoque. Le seul vrai capital, c’est l’argent accaparé pour être placé à intérêt, n’importe où et comment. Procurer un revenu pris sur le travail d’autrui, c’est le caractère propre et distinctif du capital. Point de capital sans dîme. Au fond les économistes l’entendent bien ainsi, malgré leurs ambiguïtés et leurs faux-fuyants.

« .... il sera d’un rareté excessive… »

Je le crois bien, il n’y en aura plus.

« Singulier acheminement vers le prêt gratuit ! singulier moyen d’améliorer le sort des emprunteurs que de les mettre dans l’impossibilité d’emprunter à aucun prix !»

Personne n’aura besoin d’emprunter. C’est l’accaparement du numéraire par les usuriers qui crée la détresse de l’emprunteur et le contraint à passer sous les fourches caudines du prêt. N’était l’accaparement, l’échange des produits se ferait au pair, sans intermittence, sans ces alternatives de vive et de morte saison, de chômages et de reprises, qui transportent dans l’atmosphère sociale les tempêtes périodiques de la nature. — Ces quelques mots ne sont qu’un aperçu du sujet qui sera traité plus loin dans toute son étendue.

« Que deviendra le travail lui-même ? car il n’y aura plus d’avances dans la société, et l’on ne saurait citer un seul genre de travail, pas même la chasse, qui se puisse exécuter sans avances. »

Le travail deviendra une occupation régulière et continue, délivrée de ces soubresauts, de ces fluctuations perpétuelles, de ces hauts et de ces bas qui en sont la plaie, le bouleversement. Les avances seront ce qu’elles doivent être, le produit du voisin obtenu par échange, sans dîme, et mis en œuvre pour la fabrication d’un produit nouveau. Elles ne seront plus le numéraire retiré de la circulation, mis en réserve et restitué seulement à prix onéreux, moyennant prime, au travail rançonné,

Arrêtons là notre critique. Nous avons montré déjà que les dernières lignes de la cauteleuse homélie s’adressaient au marchandage, pépinière du patronat. Le marchandage ne représente pas le travail. Passons.

Le socialisme n’a point à ménager l’économie politique qui lui fait une guerre déloyale. Ce n’est pas sa faute s’il à mis à pied cette reine de pacotille. Assise sur l’usure, elle n’avait oublié qu’une chose, démontrer la légitimité de son trône, et s’étonne fort en la voyant attaquée après cent ans de règne. Elle n’avait pas même songé à examiner ce fondement de sa puissance cet à vérifier s’il était de marbre ou de carton.

C’est ce qu’avoue naïvement Bastiat, quand il se précipite pour soutenir l’édifice qui s’effondre.

« Je n’ai pas le temps, » dit-il, « de recourir aux économistes. Ils ne se sont guère occupés de scruter l’intérêt jusque dans sa raison d’être. On ne peut les en blâmer. À l’époque où ils écrivaient, l’intérêt n’était pas mis en question. Il n’en est plus ainsi. »

Oh ! joli, bien joli ! Ces trois lignes sont l’arrêt sans appel de l’économie politique, prononcé de sa propre bouche et avec les considérants les plus burlesques.

Un siècle durant, démonter chaque jour pièce à pièce le mécanisme du corps social, en saisir sur le vif les détraquements meurtriers, mettre à nu et compter une par une les blessures saignantes dont ses désordres criblent l’humanité, distinguer pleinement en fonction le grand ressort auteur de tant de maux, et ne pas même s’enquérir si cette affreuse mécanique est susceptible de réparations, cela est fort !

Tous les économistes ont constaté les prélèvements insatiables du capital. Ils ont vu le travail exténué, affamé par cette gloutonnerie féroce. Leur est-il échappé un mot de blâme ?… blâme, c’est trop… de regret ?… trop encore… de pitié, de simple pitié ?… rien, pas même une observation. Rien ! rien ! Ça ne les regarde pas. Scribitur ad narrandum non ad probandum. Ces messieurs écrivent pour raconter, non pour démontrer.

L’économie politique n’a jamais été une science. C’est de l’anatomie froide et brutale, un inventaire d’amphithéâtre, une leçon sur le cadavre. Elle ouvre et fouille le corps social, en fait une minutieuse dissection, et dresse procès-verbal de l’autopsie. L’impression qu’elle ressent dans cette besogne est celle du naturaliste décrivant une mâchoire de tigre. Invectivez un peu les crocs de l’animal. Le bonhomme vous lancera un regard de travers où un sarcasme.

Même accueil chez l’économiste, pour l’utopie d’un ordre meilleur. Il s’occupe de ce qui est et se Soucie peu de ce qui devrait ou pourrait être. Pour lui, justice, iniquité, sont des mots vides de sens. Le fait est tout, le droit rien, L’organisation actuelle lui semble le suprême effort de la raison humaine. Il n’en conteste point les lugubres conséquences. Mais il ne voit là que l’effet de notre imperfection naturelle, et condamne sans sourciller le genre humain à l’immobilité perpétuelle dans l’antagonisme.

Cette conviction que le mal est inéluctable dispose médiocrement à la compatissance, et ne sollicite pas outre mesure la sécrétion des glandes lacrymales. À preuve Malthus. Ce brave homme avait les meilleures intentions du monde. Son livre a infiniment plus de mérite et d’originalité que les autres élucubrations économistes. Mais la doctrine de la fatalité des souffrances Sociales lui a dicté des pages peu attendries.

On connaît son fameux apologue des convives privilégiés, dernier mot et résumé parfait de la sensibilité économique : « Quand tous les sièges sont occupés et qu’un intrus survient, il n’y a pas de place pour lui au banquet de la vie, et la nature lui ordonne de partir. »

La nature, non ! très cher maître.

La nature, au contraire, lui ordonne de rester et de mettre quelque chose dans son estomac, fût-ce un quartier de derrière ou de devant des particuliers qui lui enjoignent si honnêtement de s’embarquer pour le grand voyage.

Pour peu qu’il ait des enfants qui pleurent la faim, il leur donnera de grand cœur le fils ou la fille grassouillette de Fun des banqueteurs si gaillardement attablés. Il sera sûrement pendu, ou roué, ou grillé vif, et puis un autre, une foule d’autres après lui. Ce que voyant, les obstinés, qui se refusent à parti avant l’heure, comprendront sans peine l’impossibilité de lutter seuls contre des convives si bien nourris. Ils se mettront alors plusieurs pour déranger le festin.

C’est ce qu’ont fait les Bagaudes, les paysans d’Allemagne, les Jacques, etc., et il s’en est suivi des désagréments pour les festineurs. Du moment que la controverse devenait une question de force, le nombre pouvait prendre la parole, et les Jacques possédaient le nombre. Mais l’instruction aussi est une force, et celle-là malheureusement leur manquait. Ils ont bien dû s’en apercevoir quand, bon gré, mal gré, on leur à fait faire le grand voyage.

Aujourd’hui les travailleurs ont le nombre aussi, et ils commencent à pas mal avoir la lumière. On s’en avise déjà suffisamment. Dès qu’ils la possèderont plus complète, l’affaire ne sera pas longue, et ces messieurs de la noce Malthus feront bien de se serrer un peu, et surtout de mettre des rallonges à la table.

J’ai eu, bien jeune, l’honneur de connaître le plus éminent des économistes français, Jean-Baptiste Say. Condisciple de l’un de ses fils. Alfred, que j’ai perdu de vue depuis longtemps, je l’accompagnais quelquefois chez son père, les jours de sortie, C’était un homme grand, sec, grisonnant, et déjà sur la pente occidentale de la vie, Le sachant une illustration de l’époque, j’écoute, attentif, ses moindres paroles. On se trouvait alors au plus fort des luttes politiques de la Restauration (1820-1821). La mort du duc de Berry avait allumé une guerre ardente. Dans l’opposition, la bourgeoisie seule en faisait tous les frais. Le peuple restait spectateur silencieux et indifférent.

Les bruits de la mêlée avaient retenti jusque sur les bancs du collège et y soulevaient de vives émotions. Mes oreilles, tendues de ce côté, recueillaient avidement toutes les rumeurs de la polémique.

Jean-Baptiste Say avait des idées très révolutionnaires pour le temps. Il détestait à la fois les Bourbons et Bonaparte, contradiction apparente qui me remplissait d’étonnement. Un dimanche, il nous raconta que, la nuit précédente, entendant tout à coup battre la générale dans une caserne voisine, le cœur lui avait bondi de joie et d’espérance. IF croyait à un soulèvement populaire. Singulière méprise chez une si forte tête ! Il s’agissait simplement du départ des troupes pour une garnison nouvelle.

Je doute, hélas ! qu’aujourd’hui, s’il vivait, la générale lui fit battre le cœur du même genre d’émotion. Nous subissons cependant la seconde de ses bêtes noires, la dynastie napoléonienne, et, pour un amant de la liberté, la situation est pire certainement qu’en 1820. Mais les temps sont bien changés, et les bourgeois ne ferraillent plus au service de la Révolution. Ils appelleraient maintenant contre elle Satan lui-même, si le pauvre diable était encore de ce monde.

Jean-Baptiste Say, lui, à pu mourir avec sa haine intacte. Il ne la dissimulait guère. Peu après la mort du prisonnier de Sainte-Hélène, on causait à table, un dimanche, de la maladie qui l’avait emporté. Chacun d’émettre son hypothèse : un cancer… une affection du foie… voire un empoisonnement, « Non, »dit Say, « rien de cela. Il est mort d’une majesté rentrée. »

Le mot n’est plus neuf. On l’a bien souvent répété. Mais l’économiste en a la priorité incontestable, car l’événement était de la veille. Il me parut cruel, ce mot. Comme toute la jeunesse, j’avais alors le culte du grand homme. Il servait de bélier pour démolir les Bourbons, arme maudite, plus fatale encore aux assaillants qu’à l’ennemi. On n’en fait jamais d’autre en France. Combattre la peste par le choléra, puis le choléra par la peste. L’épidémie napoléonienne a sévi longtemps. Car en 1848. elle a surpris Éléonor de Vaulabelle écrivant, en haine de Louis-Philippe, une histoire ultra-impériale et lafayettiphobe de la Restauration. Il a dû brusquement changer de religion au dernier volume et intervertir les rôles entre son démon et son dieu de 1815.

Ces relations d’un instant avec J.-B. Say, malgré leur insignifiance, m’ouvrirent néanmoins les portes de l’économie politique. J’étais curieux de connaître l’œuvre du savant en renom que j’avais eu l’heur d’approcher quelques minutes. Mais comment faire ? Il est défendu de lire au collège. Dérober aux argus et dévorer en cachette deux gros volumes, cette témérité n’eût abouti qu’à de gros pensums et à la confiscation. C’étaient d’ailleurs alors des bouquins révolutionnaires, criminels au premier chef, et on n’en souffrait même point d’inoffensifs. De plus on ne dévore pas deux tomes d’économie politique : il fallut en ajourner la consommation jusqu’à l’affranchissement de la férule, Ce moment arriva.

Sur une tête jeune et ardente, l’économie politique est une douche glacée. C’est dur, sec, terne, morne, lugubre ; une visite au bagne, à l’hôpital, aux tables de nécropsie ; le tombeau des illusions et des rêves généreux.

Dans ces pages arides, pas une trace de l’idée de justice, pas un écho de la conscience. Rien que l’égoïsme, dans sa nudité farouche, la guerre d’homme à homme, le code de l’extermination mutuelle. Ce code pourtant à ses fanatiques. On sait que Jérémie Bentham, dans un livre célèbre, a fait l’apothéose de l’usure. « Le grrand Bentham ! » disait un jour avec emphase un prêteur à tous crins, le « grrrrrand Bentham ! » Le mot grand ne tirait de sa gorge que cinq à six r. Mais dans l’accent de la voix, il y avait plus de cinquante points d’exclamation.

Soit. « Les admirations sont proportionnelles aux caractères », dirait un fourriériste. Va donc pour le grrrand Bentham ! Cependant, passer les travailleurs au laminoir, pour en extraire des écus. n’est pas un procédé qui ravisse tout le monde d’enthousiasme. Au récit de cette aimable opération, plus d’un lecteur sent gronder sourdement au fond de son âme la colère et la révolte. Et cependant, en dépit de l’indignation et du dégoût, une sorte d’attrait douloureux enchaîne les regards à ce spectacle d’iniquités qui nous montre à fond l’ulcère rongeur de l’espèce humaine.

Il est bien entendu que les docteurs de la science officielle sont unanimes à n’admettre ni l’ulcère, ni l’iniquité. Adam Smith, Ricardo, Malthus, Sismondi, J.-B. Say, etc., tous champions de la même doctrine, ne variant que sur des points secondaires, ne paraissent pas seulement soupçonner l’illégitimité de l’intérêt, bien qu’ils n’en puissent méconnaître les déplorables résultats. Ils creusent, ils analysent, ils épluchent, ils classent, ils décrivent ; ils ne raisonnent, ni ne jugent. La morale n’est pas plus de la maison chez eux que chez les arpenteurs. Statistique sur un grand pied. Rien de plus.

Aussi Malthus a t-il l’avantage sur ses confrères. Du moins, il a soulevé une question sérieuse, l’accroissement inégal de la population et des subsistances. D’après lui, la progression serait géométrique pour les bouches à nourrir et simplement arithmétique pour la nourriture. Hypothèse exagérée sans doute, insoluble d’ailleurs par le calcul, faute de précision dans les données, mais hypothèse vraie au fond.

Graves, on le voit, seraient les conséquences. Toutes les places prises, qu’adviendrait-il ? — Ma foi ! ce n’est pas notre affaire. Nous nous mêlons beaucoup trop de régenter l’avenir. Il fera selon son humeur et sa science, et se moquera de notre infatuation. Les morts ont déjà tort d’être les morts, puisqu’ils ne comptent plus. Mais, quand à ce tort ils joignent celui de l’ineptie, ils deviennent affreusement ridicules.

C’est une de nos outrecuidances les plus grotesques, à nous barbares, à nous ignorantasses, de poser en législateurs des générations futures. Ces générations, pour qui nous prenons la peine de ressentir des inquiétudes et de préparer des garde-fous, nous rendront au centuple la pitié que nous inspire à nous-mème l’homme des cavernes, et leur compassion sera beaucoup plus autorisée que la nôtre.

Malthus a parlé trop tôt et regardé trop loin. Personne n’a la vue si longue. Son arrêt contre les survenants importuns au banquet de la vie est prématuré de plusieurs siècles et, de plus, fort déraisonnable en présence de la moitié du globe inculte et désert. Quand les solitudes plantureuses de l’Amérique-Sud, quand l’Australie, l’Afrique, Bornéo, Les îles de la Sonde, etc., auront leurs habitants au complet, lorsque la marée humaine ne trouvera plus à s’épandre, elle avisera…. elle avisera même plus tôt.

La prévision de Malthus, bien qu’un peu hâtive, n’en ouvre pas moins une perspective curieuse sur l’embarras futur de nos neveux devant le flot montant des multitudes. La solution du problème viendra probablement de la physiologie. Sans aucun doute, le triomphe de l’Égalité doit amener, par une juste répartition des richesses, le bien-être des masses et un rapide progrès de la santé publique.

Or, chez des générations robustes, il est permis de pressentir, d’après les faits déjà connus, une prédominance marquée des naissances mâles et, par suite, la nécessité de la polyandrie[1], ce qui mène droit au gouvernement des femmes. Singulière application de la loi de l’offre et de la demande ! Les économistes n’avaient pas deviné celle-là.

Toutes les circonstances viendraient concourir à cette transformation. Plus de soldats ! La guerre, disparue, cesse d’exiger au gouvernail la main brutale de l’homme. Plus de prêtres ! l’ignorance et les superstitions détruites lèvent l’incapacité actuelle de la femme, en lui conservant ses mérites propres, la douceur, la patience, l’esprit d’ordre et d’administration.

Rare et très demandé, le beau sexe acquerra une toute-puissance rendue sans péril par l’évanouissement des religions et l’universalité des lumières. Cette rareté, en même temps, posera des limites naturelles à l’accroissement de la population, sans couvents, sans violence, sans odieux sacrifices. Que si la polyandrie devenait une fatigue pour le sexe, cette énervation même, en relevant le chiffre des naissances féminines, suffirait pour conjurer le péril du dépeuplement.

Mais la polyandrie !!! Quel triste changement au chapitre des mœurs ! notre pruderie s’en voilera la face. Et en vérité, la perte de la monogamie serait pleine d’amertumes. Pour nous du moins. Car le bonheur n’est guère que là. Heureusement, quand les transformations sont vraiment nécessaires, elles se préparent de loin, et peuvent ainsi s’achever presque inaperçues.

Pure hypothèse d’ailleurs ! Sur ces choses notre incompétence est radicale, et l’avenir reste livre clos. Si les conjectures sont tolérables, les affirmations seraient grotesques. Soyons persuadés néanmoins que la physiologie seule résoudra un jour la question posée par Malthus, véritable point noir pour la postérité.

Le développement intégral de l’humanité existait en germe dans l’homme des cavernes, ainsi que l’adulte existe dans le fœtus, et l’évolution de l’espèce s’accomplira comme celle de l’individu, non par la main des hommes, mais par celle de la nature. Fata viam invenient. Le genre humain a déjà changé tant de fois de mœurs, de caractère, d’habitudes, de lois, de religions, de morale, qu’on ne sait vraiment où serait bien sa limite dans cette voie des transfigurations. Le serpent fait moins souvent peau neuve.

Sans doute nos fautes ou nos vertus peuvent ralentir ou accélérer la marche de la civilisation, ce qui nous laisse la disposition entière de notre destinée. Mais que le chemin s’abrège ou s’allonge par notre fait, à chacune de ses étapes, lente ou rapide, l’humanité est saisie par sa loi de développement qui l’arme et l’approvisionne pour la continuation du voyage.

Mais laissons l’avenir à lui-même. Le présent s’efforce de le façonner à son image, et les maîtres du jour voudraient tous le marquer à leur estampille comme troupeau de la propriété. Peines perdues. Cet héritage-là est encore moins sûr que les autres. Détournons les regards de ces perspectives lointaines qui fatiguent pour rien l’œil et la pensée, et reprenons notre lutte contre les sophismes de l’asservissement.

Les anciens économistes se bornent tous à décrire la mécanique sociale ; ils ne parlent du prêt à intérêt que du bout des lèvres, et comme de la chose la plus légitime et la plus respectée. Cette question ne surgit qu’après 1830. Elle s’empare de la scène à la Révolution de Février et surprend l’économie politique endormie sur son trône sans adversaires. Cette science orgueilleuse qui avait une académie pour elle seule, se voit tout à coup menacée, non pas simplement dans sa royauté, mais dans son existence même. Il lui faut mettre flamberge au vent, et passer de la morgue du professorat aux humiliations de la polémique. C’est une ère nouvelle de son histoire. Ses vieilles dissections de la société matérielle ne sont plus qu’un rabâchage dans le vide.

Alors se lèvent les champions de l’usure, seul fondement de l’économie politique, et tous les efforts de la doctrine se concentrent sur la défense de cette pierre angulaire de l’édifice. Frédéric Bastiat commence la guerre des apologues. Suivons-le

sur ce terrain drôlatique.

II

APOLOGUE DU MENUISIER, PAR BASTIAT


« Un menuisier travaille pendant 300 jours, gagne et dépense 5 francs par jour. Cela veut dire qu’il rend des services à la société et que la société lui rend des services équivalents, les uns et les autres estimés 1.500 francs, les pièces de cent sous n’étant ici qu’un moyen de faciliter les échanges. »

Très adroit ce langage. Faciliter ! Voyez-vous la modestie. Pauvres pièces de cent sous ! comme on les fait petites ! Un peu plus, on s’en passerait.

L’auteur, sans doute , espère étourdir et détourner le soupçon par cette désinvolture. Il se trompe. On ne sera pas dupe. Les pièces de cent sous vont montrer tout à l’heure si elles ne servent qu’à faciliter les échanges.

Le menuisier peut-il se vêtir et se nourrir de planches ? — Non ! — Eh ! bien, s’il mange, s’il boit et s’il s’habille, c’est grâce aux pièces de cent sous qu’il a reçues en prix de son bois raboté. — D’accord. Service pour service. — Oui, mais lequel de ces deux services est le plus désiré ? Qu’on demande au premier venu : « Aimes-tu mieux 1.500 francs écus ou 1.500 francs planches ? » il vous rira au nez. Dans l’opération de l’échange, qui a tenu le haut bout ? Qui se croit l’obligé et remercie ? Le bailleur ou le preneur des espèces ? La pratique ou le marchand ?

Les écus ont donc barre sur les planches. Quand on n’est au fond que leur très humble serviteur et très plat courtisan, il ne faut pas se donner des airs d’en faire fi et de les mettre plus bas que terre, tout cela pour les besoins d’une mauvaise cause. C’est aussi par trop de duplicité. Nous, qui exécrons la puissance du dollar, nous Savons mieux l’apprécier. Si la société avait gardé les 1.500 francs, et laissé au menuisier son chêne et son sapin, qui eût été penaud ?

L’auteur continue en ces termes :

« Supposons que cet artisan économise un franc par jour. Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il rend à la société des services pour 1,500 francs, et qu’il n’en retire actuellement que pour 1.200. Il acquiert le droit de puiser dans le milieu social, où, quand, et sous la forme qui lui plaira, des services bien et dûment gagnés, Jusqu’à concurrence de 300 francs. Les soixante pièces de cent sous qu’il a conservées. sont à la fois le titre et le moyen d’exécution de son droit. »

Voilà un ton bien rogue. Moyen connu pour dissimuler un vilain coup. Ah ! votre artisan économise un franc par jour ! S’il n’avait que ses planches, au lieu d’écus, comment s’y prendrait-il bien pour faire cette économie ? Son merrain et ses madriers lui donneraient-ils, par hasard. comme les pièces de cent sous, le droit et surtout la faculté de « puiser à sa guise, dans le milieu social, » les services les plus à sa convenance ?

Lorsqu’en retour de pièces de bois inutiles pour lui, il a touché 1.500 francs, qui mettent à sa disposition, comme vous le dites, cabaret, spectacle, outillage, tout ce qu’il désire en un mot, ne recevait-il pas ce bon office à charge de réciprocité ? Cependant il ne le retourne que jusqu’à concurrence de 1.200 francs, et retient traîtreusement soixante pièces de cent sous, qui vont laisser quelque part dans la détresse une valeur égale de produits invendus. S’il lui était resté pour cent écus de planches sur les bras, serait-il content ? Ferait-il des économies d’un franc par jour ?

Passe encore si la restitution des 300 francs à l’échange n’était qu’un simple ajournement pour raison d’opportunité. Dès que le numéraire rentre au pair dans la circulation, que ce soit aujourd’hui ou demain, rien à dire. Chacun est libre de dépenser à son heure, pourvu qu’il dépense. Mais voici poindre à l’horizon une physionomie de triste augure, certain voisin forgeron qui va nous dévoiler de douloureux mystères. Le pauvre diable a besoin d’argent. Pour quel motif ? Il le dit lui-même dans un humble speech, qui sent d’une lieue son économiste plaidant, en avocat Patelin, la cause de l’usure. Il désirerait se procurer plus de marteaux, plus de fer, plus de houille, pour améliorer, agrandir son industrie.

Eh ! non, bonhomme, ce n’est pas cela. Tu n’as pu réunir assez de gros SOUS pour renouveler le fer et la houille consommés par ton travail, Tues la victime des économiseurs d’un franc par jour. Lu as loyalement acheté leur produit, et ils te laissent le tien en plan. Te voilà contraint d’emprunter la monnaie dont leur manœuvre t’a fait tort. et ils ne te la prêteront pas gratis, écoute plutôt la réponse de ton cher voisin le menuisier, la réponse d’Harpagon, parbleu :

« Ah ! diable ! moi aussi, j’avais besoin de cet argent, et ça me portera préjudice de le céder. Mais enfin, pour vous être utile, je veux bien m’en priver un an, moyennant une part dans l’excédent des profits que vous allez faire. »

« L’excédent des profits ! » Oh ! Harpagon doublé de Tartufe ! C’est le gouffre du déficit qui s’ouvre devant le malheureux, et qui va se creuser plus profond d’année en année. Jamais plus il ne touchera le prix intégral de son produit. Le plus net appartient désormais à son vampire. C’est le pacte du diable qu’il vient de signer. Pour un jour de répit, il a livré tout son avenir. Et l’économiste de s’écrier : « Si ce marché, profitable aux deux parties, est librement consenti, qui osera le déclarer illégitime ? »

« Profitable aux deux parties ! » Qu’en pense l’innombrable multitude des salariés ? Car l’histoire du menuisier et du forgeron est, mot pour mot, l’histoire du capital et du travail. Le contrat qui crée des ouvrières à quinze sous et des Rothschild à 250.000 fr. par jour, est-il profitable aux deux parties ?

Et quelle ironie dans ces paroles : librement consenti ! Un marché usuraire, fût-il au taux de 1.000 pour cent, est toujours libre dans le sens Judaïque du mot, puisque le victimé lui-même y figure comme solliciteur. Mais subir, la misère sur la gorge et la mort dans l’âme, des conditions homicides qu’il n’est pas possible de débattre, est-ce la liberté ? Et si la détresse, ainsi exploitée sans miséricorde, est l’ouvrage prémédité de l’exploiteur, que dire de l’apologie de telles perversités ? C’est une chose merveilleuse comme le style de Gobseck, en chasse des picaillons, coule de source chez les économistes. Ceci n’est point personnel à Bastiat. Il est mort. Que le capital lui soit léger. Toute l’économie politique donne à l’unisson la même note qui sonne furieusement le trébuchet aux écus. Vraiment, l’antienne est mal édifiante.

Après avoir décrit en conquérant la manœuvre des soixante pièces de cent sous transformées en armes de rançonnement, l’auteur s’écrie : « C’est ce droit acquis (par la retenue des 300 francs) que j’appelle capital. »

Habemus confitentem reum ! Le coupable avoue. Il s’est oublié et ne songe plus qu’ailleurs il qualifie « tige de toutes les erreurs économiques » la confusion entre les capitaux et le numéraire. Ici, la vérité l’entraîne. Il a voulu mettre en action, dans son apologue, l’origine du capital, et il a réussi au delà peut-être de ses souhaits. De son propre aveu, le capital est très positivement le numéraire soustrait à l’échange direct et gratuit, pour être loué à titre onéreux, autrement dit, prêté à usure. C’est bien là notre définition du vrai capital, le capital-argent, dérobé à la circulation, la monnaie accaparée par l’épargne pour vampiriser le peuple, bref sa majesté l’Empereur-Écu, l’autocrate chargé de malédictions.

Adieu les belles formules du capital anodin, du capital-fantôme, sur lequel l’économie politique disserte à perte de vue et d’haleine, sans aboutir, hi même se comprendre.

Science à double face ! Quand il s’agit vaguement du capital, on en trace un portrait aux suaves Couleurs, un idéal d’innocence, quelque chose de vaporeux et de fantastique. Alors numéraire et Capitaux sont deux choses distinctes, dont la confusion est la source des plus graves erreurs, Mais dès qu’il s’agit de légitimer l’usure. le ton change. Il faut bien parler net et montrer clairement les origines du prêt à intérêt. Le capital alors n’est plus ceci ou cela :… du travail accumulé,… le produit acheté au voisin,… des avances à la production, etc. Ce sont carrément des pièces de cent sous dérobées à l’échange gratuit et louées moyennant prime.

Ce n’est pas qu’on ne puisse retrouver le même sens à travers le nuage des formules scientifiques. Passons en revue la demi-douzaine que l’on connaît, suffit de gratter un peu pour mettre à nu le sous-entendu. Ainsi :

1o « Accumulation de produits », sous-entendu : « réalisés sous forme de numéraire ». — Donc accaparement de monnaie.

2o « Produit épargné », sous-entendu : « réalisé en espèces », et « destiné à la reproduction ». Sous-entendu : « moyennant prime ». — Donc accaparement de monnaie.

3o « Excédent de produits non consommés. », sous-entendu : « transformé en écus », et « destiné à la reproduction », sous-entendu : « moyennant prime », — Donc accaparement de monnaie.

4o « Somme de valeurs, etc., consacrées à faire des avances à la production », traduire : « argent qu’on va prêter à intérêt au producteur ». — Accaparement de monnaie.

5o « Produit accumulé », sous-entendu : « en métaux précieux », et « destiné à la reproduction », sous-entendu : « moyennant prime ». — Accaparement de monnaie.

6o « Travail accumulé », sous-entendu ? « en or ou argent »,. — Accaparement de monnaie .

7o « Toute valeur faite, en terre, instruments de travail, marchandises, monnaie », etc.

Ici, équivoque complète, La formule est de Proudhon. La valeur faite, terre, argent où marchandises, est d’ores et déjà entre les mains du producteur qui va la faire fonctionner. Il s’agit de savoir d’où il la tient et à quelles conditions. Les autres définitions décrivent l’origine du capital. Celle-ci le pose au moment de sa mise en œuvre, sans s’occuper de sa formation. Elle laisse donc la question de côté et ne résout rien.

Nos trois définitions équivalent à l’idée simple et légitime d’échange, et par conséquent ne donnent point le sens vrai du mot capital, dans son acception connue.

En somme, les six premières formules, et tant d’autres qui leur ressemblent, ont un petit tour anodin, parfaitement hypocrite et mensonger, L’analyse directe du prêt à intérêt arrache le masque et dévoile la mauvaise foi. Alors même quelle tient la plume, l’économie politique se dénonce. Son patelinage, ses minauderies, ses airs vertueux et pénétrés ne réussissent pas à dissimuler l’odieux de l’opération.

Il y a du Troppmann dans cet apologue du menuisier, un petit chef-d’œuvre de méchanceté. On y sent l’astuce qui masque avec soin le danger, l’hypocrisie qui endort la victime, trompe et désarme le spectateur ; puis la charge à fond, la main foudroyante et sans pitié qui extermine. Car l’argent tue aussi sûrement que l’acier. De l’immense service rendu au fabricant par l’échange intégral de son produit. pas un mot. Pas un mot de l’impérieux devoir de la réciprocité. De l’idée de justice, du sentiment d’humanité, nulle trace. Rien qu’un égoïsme farouche, hurlant son privilège de l’homicide quand même, chassant son semblable à l’affût et au traquenard comme une bête fauve, C’est son droit, c’est son métier. Qu’on ne lui parle pas d’autre chose.

Mais, misérable, tu détruis le fondement de la sociabilité humaine. Depuis que, par le progrès de la civilisation, chaque individu a cessé de fabriquer lui-même ses vivres, ses vêtements, ses meubles, ses outils, ses armes, sa demeure, depuis la division du travail et l’usage de la monnaie, son corollaire forcé, l’échange au pair est la loi sociale et morale des nations, jusqu’à l’avènement d’un ordre plus parfait.

Si on ne t’achetait pas ton produit, tu mourrais de faim, et tu remercies par un guet-apens ! Au lieu d’acheter le produit du voisin, tu l’affames par la confiscation de l’instrument d’échange. Et quand il se trouve à ta merci, tu lui loues à usure ce qu’il t’a livré gratis. Tu t’enrichis de sa détresse qui est ton œuvre. Il est désormais ton esclave, ta bête de somme. Tu rends le mal pour le bien. Tu est un ennemi public.

Dans son pamphlet : Maudit argent, page 82, Bastiat dit : « En recevant un écu pour prix d’un service que je vous rends, c’est moi qui maintenant suis en avance envers la société du service que je viens de lui rendre en votre personne. C’est moi qui deviens son créancier de la valeur du travail que je vous ai livré, et que je pouvais me consacrer à moi-même. »

Mensonge ! Tout l’échafaudage de l’usure repose sur cette absurdité, qu’on pourrait garder pour soi la valeur du travail qu’on livre à autrui. Le produit de ce travail ne prend de valeur que dans l’échange, précisément parce qu’il est impossible de le consommer soi-même. Quand un cordonnier a chaussé une paire de souliers sur cent qu’il fabrique, il doit échanger tout le reste contre de la monnaie, à peine de mourir de faim.

L’aphorisme de Bastiat est exactement le contrepied de la vérité. En recevant un écu pour un produit, on ne devient pas créancier, mais débiteur de la société. En retour d’une chose que le vendeur ne saurait consommer, elle lui ouvre le choix entre une immense variété d’objets propres à satisfaire ses besoins et ses goûts. Est-ce par reconnaissance de ce service qu’il prétend la traiter de Turc à Maure ? Bien loin de posséder ce droit, il à le devoir impérieux de compléter, par l’achat du produit d’autrui, l’échange commencé par la vente du sien. Les deux actes de l’opération sont connexes et solidaires, et, de l’aveu des économistes, l’équivalence en est la condition.

L’échange n’est pas terminé, tant que l’écu ne rentre pas au pair dans la circulation, par l’emplette d’une valeur égale à la première. Il ne doit pas laisser en souffrance un autre produit qui réclame à son tour acquéreur : L’argent n’est qu’un intermédiaire. Il ne lui est pas permis de changer de rôle. Le détourner de sa destination, afin d’en tirer un profit usuraire, c’est violer la loi de réciprocité et d’équivalence, et transformer l’agent d’échange en instrument de rapine. Toute extorsion de gain par un abus de ce genre, entre les deux actes de l’échange, au détriment du second, est un délit social.

Rendre un service pour de l’argent ! Mais c’est l’ambition universelle. Qui donc ne soupire après ce bonheur ? Combien meurent à la peine pour n’avoir pu obtenir cette chance qui rend si hautain et si dur le fabricant de planches de Bastiat ! Rendre service à la société, c’est-à-dire lui céder sa marchandise contre de l’or, est-ce donc une besogne si facile ? Les commis-voyageurs, les courtages, les hauts prix des clientèles, la quatrième page des journaux, tant de soucis, d’efforts, de sacrifices, pour se défaire de sa denrée moyennant finance, n’attestent-ils pas la difficulté de la première partie de l’échange, la vente, par conséquent l’obligation d’accomplir la deuxième, l’achat ?

Malheureusement la morale n’a pas de crédit ouvert dans les affaires. On sue sang et eau pour vendre. Quand on tient le précieux métal, on ne s’empresse plus de le lâcher. L’épargne est une vertu si recommandable et si recommandée ! On se prive et on prête. Les écus, au lieu de s’envoler avec la dépense, rentrent au bercail avec des petits à la fin de l’année. Tant pis pour le producteur que la mévente contraint d’emprunter. Il travaille désormais pour la sangsue attachée à ses flancs. Les dollars de l’accaparement lèvent leur dîme impitoyable.

Cet argent, ainsi soustrait à la circulation dans un but d’usure, l’économie le déclare un droit acquis et le dénomme capital. Nous le proclamons, nous, un droit violé, un détroussement. Telle est l’origine de la dynastie de l’Empereur-Écu. Elle a pour fondement l’ingratitude. l’hypocrisie, la fraude. L’iniquité est son trône. Ce qu’elle fut à son berceau, elle l’est à l’heure présente. Il ne faut pas s’y tromper, si la majeure partie des capitaux se transmettent par hérédité, là n’est cependant pas leur force. En les suivant de l’œil avec attention, on les verrait se fondre peu à peu et disparaître, Mais ils se reconstituent par la race des vautours, La dynastie se retrempe

sans cesse à son origine.

III

CAPITAL EST SYNONYME D’USURE


Le capital n’est que de l’argent drainé par les mille et mille rigoles de l’usure. L’économie politique a beau regimber, subtiliser, sophistiquer et pointiller, ses définitions du capital sont des escobarderies. Il est même singulier que son audace puisse faire illusion. Cette bonasserie ne s’explique que par l’inattention ou l’indifférence. Ajoutons que, chez les intéressés, l’illusion n’est que pur artifice. La question ne supporte pas une heure d’examen. Le langage usuel la tranche à toute minute, et donne un démenti permanent aux entortillages jésuitiques des économistes.

Capitaux est un terme qui est dans toutes les bouches et sous toutes les plumes. Que veut-il dire pour le public ? — Des maisons ? Des outils ? Des vivres ? Des vêtements ? Bref, des marchandises quelconques ? Non, jamais ! Il signifie de l’or, de l’argent, des billets de banque, des valeurs-papiers, échangeables à vue contre espèces. Pas autre chose.

L’économie politique répond par des faux-fuyants, des dissertations, des distinctions, par tout un appareil de logomachie. Suivant elle, le capital n’est point de l’argent, mais l’ensemble des produits réunis pour être mis en œuvre, des outils nécessaires pour l’opération, et des provisions de toute espèce destinées aux travailleurs. Subterfuge. Tout cela est acheté avec de l’argent, exprès pour l’entreprise en vue. Tout cela n’a point été amassé de loin, peu à peu, et réservé à l’exécution du projet. Appeler cet ensemble d’oh- jets le capital, à l’exclusion du numéraire qui en est l’origine, c’est une misérable équivoque.

Quand on crie au peuple que son agitation lui est funeste à lui-même, en le privant de son gagne-pain, quel est l’argument invariable ? « Vous effrayez les capitaux. Les capitaux se cachent. Les capitaux s’enfuient. » Est-ce que les maisons, les champs, les marchandises, les outillages, etc., se cachent et s’enfuient le lendemain d’une révolution ? Ce qui fuit, ce qui s’enterre, ce qui s’éclipse ; c’est le numéraire. Son petit volume pour une grande valeur facilite ses évolutions. Un trou dans le mur, dans la cave, dans le jardin… et des sommes immenses disparaissent en un clin d’œil, à l’insu de tous.

Faut-il apprendre cela au public ? Il rirait au nez du professeur. Comment donc peut-on le prendre pour dupe à ce point de lui persuader que capitaux et capital ne sont pas identiques ? Il n’y a que la différence du pluriel au singulier. Nulle part cette expression les capitaux n’a d’autre signification que celle de numéraire ou de valeurs-papiers. Comment l’économie politique a-t-elle le front de soutenir que le capital et l’argent sont deux choses distinctes, dont la confusion est un danger et une hérésie ? L’argent n’a pas toujours le rôle de capital. Maïs le capital est toujours de l’argent.

On lit quelquefois dans les gazettes : « Tel pays (un pays habité, s’il vous plaît est magnifique, plein de ressources. ne lui manque que des capitaux pour développer ses richesses naturelles. » Quel est donc le sens de ces phrases ? Si le pays possède tant de ressources naturelles, s’il a de bonnes terres, des forêts, un beau soleil, des pluies fécondes et des bras, qu’a-t-il besoin de capitaux étrangers, puisqu’il possède le capital par excellence selon vous, le sol, et tout ce que le sol est susceptible de produire ? En avant les bras et la richesse va surgir !

« Oh ! mais, » dit-on, « il faut des avances. » Voilà encore un mot cabalistique, des avances ! L’économie politique a-t-elle jamais défini ce qu’elle entend par avances ? Oui, elle à fait de l’amphigouri selon son habitude. « Des avances », dit-elle, « c’est du travail accumulé, des produits épargnés et mis en réserve pour faire face aux consommations des producteurs, etc. » C’est-à-dire que l’économie politique répète pour le mot avances la définition du mot capital, une phraséologie obscure, vague, pédante et fausse, des hiéroglyphes à mystifications.

Parlez net ! Point de formules entortillées, de verbiage creux ! Nous disons, nous : Ces avances, ce sont des écus, rien que des écus. Sans doute, les matériaux, les outils, les provisions pour les ouvriers, etc., sont les choses indispensables, Mais ces choses peuvent-elles, doivent-elles s’appeler capital ? Non, cent fois non ! Peuvent-elles s’appeler avances ? Non ! bien moins encore. Car ici le mot à une signification propre qui serait parfaitement mensongère.

Lorsqu’on dit, par exemple : « Des capitaux anglais et français vont enfin permettre à la Russie d’établir ses réseaux de lignes ferrées », il est clair que ces Capitaux constituent les avances nécessaires pour l’exécution de l’entreprise. Est-ce que par hasard on transporte d’Angleterre où de France en Russie, des produits accumulés, des outils, des matières premières, des provisions, etc., tous objets préparés de longue main et mis à part en France et en Angleterre pour cette destination ?

Vous ne conterez cela à personne certainement. On porte en Russie du numéraire, l’agent d’échange, voilà tout. Dès qu’il arrive, les produits dont on a besoin pour les travaux accourent à sa rencontre. Les outils sont achetés sur place. Les locomotives seules viendront de l’extérieur, parce que la Russie n’en construit pas. Les wagons seront faits avec les bois et les outils russes, Les rails, s’ils ne sont pas tous fabriqués dans le pays, seront importés du dehors.

Mais, indigènes ou exotiques, ces instruments de travail n’auront pas été réunis lentement d’avance, sans l’intervention de la monnaie. Le capital-argent les trouvera du jour au lendemain à ses ordres.

Quant aux provisions de bouche, aux vêtements, etc., pour les travailleurs, il n’en viendra pas un atome de l’étranger. Tout sera fourni par le pays, non pas qu’on en ait fait un amas préalable, en prévision des futurs travaux. Nullement. Point d’accumulation ni d’épargne, ni rien de semblable. À l’appel du numéraire, fous ces produits se présenteront en foule, sans avoir été amoncelés par personne. Ils seront créés et arriveront au fur et à mesure des besoins, pas une heure plus tôt, pas une heure trop tard. Du moment que les ouvriers auront des écus en poche, vivres, vêtements et logis seront là.

Donc vos capitaux, baptisés matières premiéres, instruments. provisions, etc., qu’on a épargnés, accumulés,… mensonge. Vos capitaux, vos avances, c est de l’argent... de l’argent épargné, accumulé, oh ! oui, d’accord. C’est ce que nous disons nous-mêmes par un mot plus exact : accaparé. Si vous ajoutez que cet argent représente des produits épargnés et accumulés, halte-là ! C’est faux. On n’épargne et on n’accumule jamais les produits, On les vend aussitôt après production, et si on ne peut les vendre, il y à ruine. Une fois vendus, ils sont consommés. Ce qu’on épargne, ce qu’on accumule, c’est le prix de la vente. Le numéraire ainsi accaparé représente des produits, rien de plus vrai. Il représente une partie des produits subtilisés aux travailleurs par la méthode ci-après : on achète le résultat de leur travail aux deux tiers, aux trois quarts de sa valeur, on le leur revend valeur entière. Perte pour eux, un tiers, un quart, souvent davantage, Pour la couvrir, ils mangent du pain sec, boivent de l’eau, couchent dans des taudis, crèvent de froid.

Leur perte forme le bénéfice de l’exploitation. Ce bénéfice s’accumule sous forme de monnaie, métal où papier, pas autrement, c’est impossible. La monnaie, soustraite par ce procédé à la circulation directe, s’appelle capital , et le capital n’est Jamais autre chose. Il est le fils de l’usure et devient le père de l’usure, absolument comme. on est le fils de son père et le père de son fils.

Le nom de capital qu’on donne aux terres, aux maisons, aux marchandises,-voire aux individus eux-mêmes, est une mauvaise plaisanterie, un truc mystificateur. Autant vaudrait appeler poêle une pièce d’or, parce qu’on a payé ce poêle vingt francs, et appeler louis un poêle, un chapeau, une paire de hottes, n’importe quel objet valant un louis.

Toujours la même équivoque, la même tromperie, en gros comme en détail. « Service pour « service », définit-on l’échange. Oui, en théorie. Non ! dans la pratique. L’échange se dédouble en deux opérations bien différentes pour le même individu, le troc de son produit contre du numéraire, le troc de ce numéraire contre un autre produit. L’économie politique affecte de placer sur un même pied ces deux actes. C’est une rubrique pour justifier le prêt à intérêt et en dissimuler l’odieux. Car le tour se fut précisément dans l’intervalle des deux opérations. Il consiste tout bonnement à supprimer en partie la seconde. On vend plus qu’on achète, et on fait l’usure avec la portion d’argent mise en réserve.

Pour le détenteur de l’instrument d’échange, la deuxième opération, l’achat, se fait à volonté. De toutes parts on la sollicite. Comme un sultan, il n’a qu’à jeter le mouchoir. En revanche, la première, c’est-à-dire la vente, offre des difficultés graves, parfois Insurmontables. Par exemple, le travail seul crée tout, nul n’en disconvient. Or, que demande l’ouvrier ? Vendre son travail. Certes, la prétention est modeste, Eh ! bien, on la trouve exorbitante. Pourquoi ? Parce qu’on ne veut lui acheter qu’au rabais, par le prélèvement de la dîme capitaliste,

Vendre ! Mais c’est pour chacun la question d’existence, le to be or not to be (être ou n’être pas). Achète qui veut et ce qu’il veut, — argent en poche, bien entendu, — vend qui peut. Et que de millions d’hommes ne peuvent pas !

Cette difficulté de vendre est l’écueil du régime de l’échange par les métaux précieux. De là naissent les misères individuelles comme les indigences nationales. Un citoyen souffre, parce qu’il ne peut accomplir la première partie de l’échange, le troc de son travail ou de son produit contre du numéraire. Les nations languissent par la même cause, malgré l’opulence de leur sol. Elles ne trouvent pas argent des richesses de cette terre, qui dès lors reste inactive.

L’économie politique, qui n’aime pas à rester court, dira peut-être, d’un de ces airs de com- passion qui vont si bien à son infaillibilité : « Vous tombez dans l’erreur commune qui prend l’argent pour la richesse. C’est oublier l’Espagne, ruinée précisément par la découverte du Nouveau-Monde, qui l’a mondée de métaux précieux. Détrompez-vous. Le travail seul crée la richesse. L’Espagne, en dépit ou plutôt à cause de ses monceaux d’or, est devenue pauvre par la cessation du travail. »

Oh ! nous sommes tout détrompé. On connaît la mésaventure de la Péninsule. Elle est complexe. L’émigration en Amérique l’a privée, 1l est vrai, d’une grande partie de ses bras, et l’invasion des piastres lui a beaucoup enlevé du surplus, en créant des multitudes d’oisifs, Un clergé innombrable, gorgé d’or, des masses d’hidalgos, enrichis également par les galions, ont fait de l’Espagne une nation de consommateurs improductifs. Mais le coup mortel lui a été porté par l’expulsion des Maures.

C’était le peuple du travail. L’Inquisition a chassé tous les producteurs et n’a gardé que les fainéants. Ceux-ci ont dépensé gaiement leurs écus d’Amérique. Par malheur, ces écus, pour trouver des produits, ont dû les prendre à l’étranger. Ils sortaient du pays et n’y rentraient plus. Les piastres n’étaient pas éternelles. Un drainage séculaire en a vu la fin. L’Espagne est restée très catholique… et très pauvre. Elle n’avait pas marchandé sa foi. Dans le naufrage de sa for- tune, l’expulsion des Maures entre pour les neuf dixièmes.

Il est certain que, si la nation française, enrichie d’argent, cessait de travailler pour jouir de ses rentes, la génération aux écus laisserait après elle la dépopulation et la misère. Aussi le socialisme se garde-t-il de viser un pareil but. Loin de là, il rêve un avenir affranchi de la tyrannie de l’or. L’échange par le numéraire, métal ou papier, à suffisamment donné la preuve de son impuissance à fonder l’ordre social sur la justice, Telle est cependant la condition imposée par le progrès des lumières, et il faudra bien s’y soumettre. Question de temps et d’activité.

En attendant que la monnaie soit évincée du mécanisme économique, notre époque à vu un exemple mémorable de sa toute-puissance, la Californie ! Pays sauvage, désert, il ne s’y trouve ni un morceau de pain, ni un morceau d’étoffe, ni une hutte de paille. Rien que le silence, le roc ou le friche. L’or y apparaît tout à coup entre des pierres. On ne le mange pas, l’or, la rhétorique le dit, sans se tromper cette fois. Non ! il ne se mange pas, et cependant, à cette nouvelle, une marée humaine S’abat sur la plage aride et nue.

De tous les points du globe on accourt, abandonnant patrie et famille. Les soldats désertent, les marins désertent, les ouvriers désertent. Toutes les classes, toutes les conditions, professeurs, avocats, médecins, commerçants, industriels, propriétaires, tout se précipite vers ces solitudes lointaines, sans s’inquiéter ni de la famine, ni des intempéries. Qu’importe qu’il n’y ait là ni pain ni vêtements, ni abri ! De l’or, il y a de l’or, et la fièvre de l’or saisit, emporte les populations éperdues.

Les économistes se moquent-ils assez de nous, quand ils répètent : « Service pour service » ? Qu’on annonce demain la découverte de planches magnifiquement rabotées sur les bords du détroit de Magellan. Sans doute des navires partiront à la recherche de cette aubaine. Mais si la foule se dérange pour se disputer la trouvaille, je me fais planche moi-même.

Le grand archipel d’Asie, l’Afrique, l’Australie, l’Amérique méridionale surtout, offrent des étendues immenses d’une fertilité merveilleuse, libres, à la disposition du premier occupant. Ces magnificences ne tentent à peu près personne.

« Le climat n’est pas sain », dit-on. « Puis, il faut des avances pour le voyage et l’installation. »

Soit ! Mais que l’or s’y montre, et, sur ce simple bruit, on verra dans les vingt-quatre heures une troisième édition de l’aventure californienne. L’Australie a été la seconde. Eh ! bien, et l’insalubrité du climat ! Et le défaut d’avances, ces obstacles insurmontables ! Qui s’en souvient ?

De l’or, de l’or ! Prodigieux économistes, voilà qui dérange tous vos calculs, où plutôt qui ne kes dérange pas le moins du monde. Vous connaissez trop bien l’omnipotence de sa majesté l’Empereur-Écu. Vous êtes de sa cour et à son service, Tous vos efforts ont pour but de protéger son despotisme contre l’indignation publique. Car il lève un cruel impôt sur quiconque a besoin de lui.

  1. Dans les montagnes du Thibet, pays très salubre, les femmes sont en minorité et ont plusieurs maris. Elles épousent ordinairement tous les frères d’une famille. Elles ont beaucoup d’influence et d’autorité.