Aller au contenu

Bug-Jargal/originale

La bibliothèque libre.

Pour les autres éditions de ce texte, voir Bug-Jargal.

Œuvres complètes de Victor Hugo, Texte établi par Gustave SimonImprimerie Nationale ; OllendorffRoman, tome I (p. 537-561).

Nous croyons devoir publier, en tête de ces notes, la première version de Bug-Jargal, telle qu’elle a paru en 1820 dans le Conservateur littéraire (tome II, cinq premières livraisons).

BUG-JARGAL.
extrait d’un ouvrage inédit intitulé : les contes sous la tente.

Quand vint le tour du capitaine Delmar, il ouvrit de grands yeux, et avoua à ces messieurs qu’il ne connaissait réellement aucun trait de sa vie qui méritât de fixer leur attention.

— Mais, capitaine, lui dit le lieutenant Henri, vous avez pourtant beaucoup vu le monde, les colonies, l’Égypte, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne… — Ah ! capitaine, votre chien boiteux !…

Delmar tressaillit, laissa tomber son cigare, et se retourna brusquement vers l’entrée de la tente, au moment où un chien énorme accourait en boîtant vers lui.

Le chien écrasa en passant le cigare du capitaine, le capitaine n’y fit nulle attention.

Le chien lui lécha les pieds en agitant sa queue, jappa, gambada, puis vint se coucher devant lui. Le capitaine, ému, oppressé, le caressait machinalement de la main gauche, en détachant de l’autre la mentonnière de son casque, et répétait de temps en temps : Te voilà, Rask ! te voilà !

Enfin, il s’écria : — Mais qui donc t’a ramené ?

— Avec votre permission, mon capitaine…

Depuis quelques minutes, le sergent Thadée avait soulevé le rideau de la tente, et se tenait debout, le bras droit enveloppé dans sa redingote, les larmes aux yeux, et contemplant en silence le dénouement de l’odyssée. Il hasarda à la fin ces paroles : Avec votre permission, mon capitaine… — Delmar leva les yeux.

— C’est toi, Thad, et comment diable as-tu pu ?… Pauvre chien ! je le croyais dans le camp anglais. Où donc l’as-tu trouvé ?…

— Dieu merci ! vous m’en voyez, mon capitaine, aussi joyeux que monsieur votre fils quand vous lui faites décliner cornu, la corne, cornu, de la corne…

— Mais où l’as-tu trouvé ?…

— Je ne l’ai pas trouvé, mon capitaine, j’ai bien été le chercher.

Le capitaine se leva, et tendit la main au sergent ; mais la main du sergent resta enveloppée dans sa redingote. Le capitaine n’y prit point garde.

— C’est que… voyez-vous, mon capitaine, depuis que ce pauvre Rask s’est perdu, je me suis aperçu, avec votre permission, monsieur, qu’il vous manquait quelque chose. Pour tout vous dire, je crois que le soir où il ne vint pas, comme à l’ordinaire, partager mon pain de munition, peu s’en est fallu que… Mais non. Dieu merci ! je n’ai pleuré que deux fois dans ma vie ; la première, quand… le jour où… — Et le sergent regardait son maître avec inquiétude. — La seconde, lorsqu’il prit l’idée à ce nigaud de Balthazar de me faire éplucher une botte d’oignons.

— Il me semble, Thadée, s’écria en riant Henri, que vous ne nous dites pas à quelle occasion vous pleurâtes pour la première fois.

— C’est sans doute, mon vieux, quand tu reçus cette croix ? demanda avec affection le capitaine, continuant à caresser le chien.

— Oh ! mon capitaine, si le sergent Thadée a pu pleurer, ce n’a pu être, et vous en conviendrez, monsieur, que le jour où il a crié feu ! sur Bug-Jargal, autrement dit Pierrot.

Un nuage se répandit sur les traits de Delmar. Il s’approcha vivement du sergent, et voulut lui serrer la main ; mais, malgré un tel excès d’honneur, le vieux Thadée la retint cachée sous sa capote.

— Oui, mon capitaine, continua Thadée en reculant de quelques pas, tandis que Delmar fixait sur lui des regards pleins d’une expression douloureuse, oui, j’ai pleuré cette fois-là. — Aussi, quel homme ! comme il était fort, comme il était nerveux, comme sa figure était belle pour un nègre ! Et dites, monsieur, quand il arriva tout essoufflé à l’instant même où ses dix camarades étaient là ! — vraiment, il avait bien fallu les lier. — C’était moi qui commandais. — Et quand il les détacha lui-même pour reprendre leur place, quoiqu’ils ne le voulussent pas. Mais il fut inflexible… — Oh ! quel homme ! c’était un vrai Gibraltar. — Et puis, dites, mon capitaine, quand il se tenait là, droit comme Antoine lorsqu’il entre en danse ; et son chien, — le même Rask qui est ici, — qui comprit ce qu’on allait lui faire, et qui me sauta à la gorge…

— Ordinairement, Thad, interrompit le capitaine, tu ne laissais pas passer cet endroit de ton récit sans faire quelque caresse à Rask ; vois comme il te regarde.

— Ah ! c’est que… voyez-vous, mon capitaine, la vieille Malagrida m’a dit que caresser de la main gauche porte malheur.

— Et pourquoi pas de la main droite ? demanda Delmar avec surprise, et remarquant pour la première fois la main enveloppée dans la redingote, et la pâleur répandue sur le visage du sergent.

— Avec votre permission, monsieur, c’est que… vous avez déjà un chien boiteux, je crains que vous ne finissiez par avoir un sergent manchot.

Le capitaine s’élança de son siège.

— Comment ? quoi ? que dis-tu, mon vieux Thadée ? manchot !… Voyons ton bras. — Manchot, grand Dieu !

Delmar tremblait ; le sergent déroula lentement son manteau, et offrit aux yeux de son maître son bras enveloppé d’un mouchoir ensanglanté.

— Où diantre ?… murmura le capitaine en soulevant le linge avec précaution ; mais dis-moi donc, mon ancien…

— Oh ! monsieur, la chose est toute simple. Je vous ai dit que j’avais remarqué votre chagrin depuis que ces maudits anglais vous avaient enlevé votre beau chien, ce pauvre Rask, le dogue de Bug… — Enfin, bref ! je résolus aujourd’hui, coûte que coûte, de le ramener, afin de souper de bon appétit. C’est pourquoi, après avoir bien brossé votre grand uniforme, parce que c’est demain un jour de bataille, je me suis esquivé tout doucement du camp, armé seulement de mon sabre ; et j’ai pris à travers les haies pour être plus tôt au camp des anglais. Je n’étais pas encore aux premiers retranchements quand, avec votre permission, monsieur, dans un petit bois sur la gauche, j’ai vu un grand attroupement de soldats rouges ; je me suis avancé pour voir ce que c’était ; et, comme ils ne prenaient pas garde à moi, j’ai aperçu au milieu Rask attaché à un arbre, tandis que deux milords, nus jusqu’ici comme des payens, se donnaient sur les os de grands coups de poing, qui faisaient autant de bruit, monsieur, que la grosse caisse du trente-septième. C’étaient deux particuliers anglais, s’il vous plaît, qui se battaient en duel pour votre chien. — Mais voilà Rask qui me voit, et qui donne un tel coup de collier que la corde casse, et que le drôle est, en un clin d’œil, sur mes trousses. Vous pensez bien que toute l’autre bande ne reste pas en arrière. Je m’enfonce dans le bois ; Rask me suit. Plusieurs balles sifflent à mes oreilles. Rask aboyait ; mais heureusement ils ne pouvaient l’entendre, à cause de leurs cris de French dog, French dog ! comme si votre chien n’était pas un bon et beau chien de Saint-Domingue. — N’importe ! je traverse le hallier, et j’étais près d’en sortir, quand deux rouges se présentent devant moi ; mon sabre me débarrasse de l’un, et m’aurait sans doute débarrassé de l’autre, si la balle de son pistolet ne m’eût… Vous voyez mon bras droit. ? — N’importe ! French dog lui est sauté au cou, et je vous réponds qu’il ne l’a pas marchandé. — Aussi pourquoi ce diable d’homme s’acharnait-il après moi comme un pauvre après un séminariste ?

— Enfin, me voilà, et Rask aussi ; mon seul regret, c’est que le bon Dieu n’ait pas voulu m’envoyer plutôt cela à la bataille de demain.

Les traits du vieux sergent se rembrunirent à cette idée.

— Thadée !… cria le capitaine d’un ton irrité ; puis il ajouta plus doucement :

— Comment as-tu pu, mon vieux, pour un chien ?…

— Ce n’était pas pour un chien, mon capitaine ; c’était pour Rask.

Le visage de Delmar se radoucit entièrement. Le sergent continua :

— Pour Rask, le dogue de Bug…

— Assez ! assez ! mon vieux Thadée, cria le capitaine, en mettant la main sur ses yeux. — Allons, ajouta-t-il après un court silence, appuie-toi sur moi et viens à l’ambulance.

Thadée obéit après une résistance respectueuse ; le chien qui, pendant cette scène, avait à moitié rongé de joie la belle peau d’ours du capitaine, se leva et les suivit tous deux.

Cet épisode avait vivement excité l’attention et la curiosité des joyeux conteurs.

— Je parierais, s’écria le lieutenant Henri, en essuyant sa botte rouge, sur laquelle le chien avait laissé en passant une large tache de boue, je parierais que le capitaine ne donnerait pas la patte cassée de son chien pour les douze paniers de Madère que nous entrevîmes l’autre jour dans le grand fourgon du maréch…

— Chut ! chut ! dit gaiement Philibert, ce serait un mauvais marché. Les paniers sont à présent vides, j’en sais quelque chose. — Et, ajouta-t-il d’un air sérieux, trente bouteilles décachetées ne valent certainement pas, vous en conviendrez, lieutenant, la patte de ce pauvre chien, dont on pourrait, après tout, faire une poignée de sonnette.

L’assemblée se mit à rire du ton grave du capitaine en prononçant ces dernières paroles. Alfred, seul, qui n’avait pas ri, prit un air mécontent.

— Je ne vois pas, messieurs, ce qui peut prêter à la raillerie dans ce qui vient de se passer. Ce chien et ce sergent, que j’ai toujours vus auprès de Delmar depuis que je le connais, me semblent plutôt susceptibles de faire naître quelque intérêt. Enfin, cette scène…

Philibert, piqué et du mécontentement d’Alfred et de l’hilarité des autres, l’interrompit :

— Cette scène est très sentimentale ; comment donc ! un chien retrouvé et un bras cassé !

— Capitaine, vous avez tort, dit Henri, en jetant hors de la tente la bouteille qu’il venait de vider ; ce Bug-Jargal, autrement dit Pierrot, pique furieusement ma curiosité.

Philibert, prêt à se fâcher, s’apaisa en remarquant que son verre, qu’il croyait vide, était plein. — Delmar rentra. — Il alla s’asseoir à sa place sans prononcer une parole ; son air était pensif, mais son visage était plus calme. Il paraissait si préoccupé, qu’il n’entendait rien de ce qui se disait autour de lui. Rask, qui l’avait suivi, se coucha à ses pieds en le regardant d’un air inquiet.

— Votre verre, capitaine Delmar. Goûtez de celui-ci.

— Comment va Thadée ?… dit le capitaine, croyant répondre à la question de Philibert. — Oh ! grâce à Dieu, la blessure n’est pas dangereuse, le bras n’est pas cassé.

Le respect involontaire que le capitaine inspirait à tous ses compagnons d’armes contint seul l’éclat de rire prêt à éclore sur les lèvres de Henri.

— Puisque vous n’êtes plus aussi inquiet de Thadée, dit-il, j’espère, mon cher Delmar, que vous voudrez bien remplir votre engagement en nous racontant l’histoire de votre chien boiteux, et de Bug-Jargal, autrement dit Pierrot, ce vrai Gibraltar.

À cette question, faite d’un ton moitié sérieux, moitié plaisant, Delmar n’aurait rien répondu, si toute la compagnie n’eût joint ses instances à celles du lieutenant.

— Je vais vous satisfaire, messieurs, mais n’attendez que le récit d’une anecdote toute simple, dans laquelle je ne joue qu’un rôle très secondaire. Si l’attachement qui existe entre Thadée, Rask et moi, vous a fait espérer quelque chose d’extraordinaire, je vous préviens que vous vous trompez. — Je commence.

Alors il se fit un grand silence. Philibert vida d’un trait sa gourde d’eau-de-vie, et Henri s’enveloppa de la peau d’ours à demi rongée, pour se garantir du frais de la nuit, tandis qu’Alfred achevait de fredonner l’air de mataperros.

Delmar resta un instant rêveur, comme pour rappeler à son souvenir des événements passés depuis longtemps. Enfin, il prit la parole.

— Quoique né en France, j’ai été envoyé de bonne heure à Saint-Domingue, chez un de mes oncles, colon très riche, dont je devais épouser la fille.

Les habitations de mon oncle étaient voisines du fort Galifet, et ses plantations occupaient la majeure partie des plaines de l’Acul. Cette malheureuse position, dont le détail vous semble sans doute offrir peu d’intérêt, a été l’une des premières causes des désastres et de la ruine totale de ma famille.

Huit cents nègres cultivaient les immenses domaines de mon oncle. Je vous avouerai que la malheureuse condition de ces esclaves était encore aggravée par l’insensibilité de leur maître, dont une longue habitude de despotisme absolu avait endurci le cœur. Accoutumé à se voir obéi au premier coup d’œil, la moindre hésitation de la part d’un esclave était punie des plus durs traitements, et souvent l’intercession de ses enfants ne servait qu’à accroître sa colère. Nous étions donc obligés de nous borner à soulager en secret des maux que nous ne pouvions prévenir…

— Comment ! mais voilà des phrases, capitaine ! Allons, continuez ; vous ne laisserez pas passer les malheurs des ci-devant noirs, sans quelques lieux-communs sur l’humanité.

— Je vous remercie, Henri, de m’épargner un ridicule, dit froidement Delmar.

Il continua :

— Parmi cette foule de malheureux, au milieu desquels je passais souvent des journées entières, j’avais remarqué un jeune nègre pour qui ses compagnons semblaient avoir le plus profond respect. Bien qu’esclave comme eux, il lui suffisait d’un signe pour s’en faire obéir. Ce jeune homme était d’une taille presque gigantesque. Sa figure, où les signes caractéristiques de la race noire étaient moins apparents que sur celle des autres nègres, offrait un mélange de rudesse et de majesté dont on se ferait difficilement l’idée. Ses muscles fortement prononcés, la largeur de ses épaules et la vivacité de ses mouvements annonçaient une force extraordinaire jointe à la plus grande souplesse. Il lui arrivait souvent de faire en un jour l’ouvrage de huit ou dix de ses camarades, pour les soustraire aux châtiments réservés à la négligence ou à la fatigue. Aussi était-il adoré des esclaves, dont le respect, je dirais même l’espèce de culte pour lui, semblait pourtant provenir d’une autre cause. — Ce qui m’étonnait surtout, c’était de le voir aussi doux, aussi humble envers ceux qui se faisaient gloire de lui obéir, que fier et hautain vis-à-vis de nos commandeurs. Il est juste de dire que ces esclaves privilégiés, joignant à la bassesse de leur condition l’insolence de leur autorité, trouvaient un malin plaisir à l’accabler de travail et de vexations. Cependant aucun d’eux n’osa jamais lui imposer de punitions humiliantes. S’il leur arrivait de l’y condamner, vingt nègres se levaient pour les subir à sa place ; et lui, immobile, assistait froidement à leur exécution, comme s’ils n’eussent fait que leur devoir. Cet homme singulier était connu dans les cases sous le nom de Pierrot.

Vous pensez bien, messieurs, que je fus longtemps avant de comprendre ce caractère dont je viens de vous retracer quelques traits. Aujourd’hui même, que quinze ans de souvenirs auraient dû effacer celui du nègre, je reconnais que rien d’aussi noble et d’aussi original ne s’est encore offert à moi parmi les hommes.

On m’avait défendu toute communication avec Pierrot. J’avais dix-sept ans quand je lui parlai pour la première fois. Voici à quelle occasion.

Je me promenais un jour avec mon oncle dans ses vastes possessions. Les esclaves, tremblants en sa présence, redoublaient d’efforts et d’activité. Irascible par habitude, mon oncle était prêt à se fâcher de n’en avoir pas sujet, quand il aperçut tout à coup un noir qui, accablé de lassitude, s’était endormi sous un bosquet de dattiers. Il court à ce malheureux, le réveille rudement, et lui ordonne de se remettre à l’ouvrage. Le nègre effrayé se lève, et découvre en se levant un jeune plant de randia sur lequel il s’était couché par mégarde, et que mon oncle se plaisait à élever. — L’arbuste était perdu. — Le maître, déjà irrité de ce qu’il appelait la paresse de l’esclave, devient furieux à cette vue. Hors de lui, il s’élance sur la hache que le nègre avait laissée à terre, et lève le bras pour l’en frapper. — La hache ne retomba pas. Je n’oublierai jamais ce moment. Une main puissante arrêta la main du colon. Un noir d’une stature colossale lui cria en français : Tue-moi, car je viens de t’offenser ; mais respecte la vie de mon frère qui n’a touché qu’à ton randia. — Ces paroles, loin de faire rougir mon oncle, augmentèrent sa rage. Je ne sais ce qu’il aurait pu faire, si je n’eusse, dès le premier moment, jeté la hache à travers les haies. — Je le suppliai inutilement. Le noir négligent fut puni de la bastonnade, et son défenseur plongé dans les cachots du fort Galifet comme coupable d’avoir porté la main sur un blanc.

Ce nègre était Pierrot. La scène dont j’avais été témoin excita tellement ma curiosité et mon intérêt, que je résolus de le voir et de le servir. Je rêvai aux moyens de lui parler.

Quoique fort jeune, comme neveu de l’un des plus riches colons du Cap, j’étais capitaine des milices de la paroisse de l’Acul. Le fort Galifet était confié à leur garde et à un détachement de dragons jaunes, dont le chef, qui était pour l’ordinaire un sous-officier de cette compagnie, avait le commandement du fort. Il se trouvait justement à cette époque que ce commandant était le fils d’un pauvre colon auquel j’avais eu le bonheur de rendre de très grands services, et qui m’était entièrement dévoué…

— Et qui s’appelait Thadée ?

— C’est cela même, mon cher lieutenant, Vous jugez sans peine qu’il ne me fut pas difficile d’obtenir de lui l’entrée du cachot du nègre. J’avais le droit de visiter le fort, comme capitaine des milices. Cependant, pour ne pas inspirer de soupçons à mon oncle, j’eus soin de ne m’y rendre qu’à l’heure où il faisait sa méridienne. Tous les soldats, excepté ceux de garde, étaient endormis. Guidé par Thadée, j’arrivai à la porte du cachot ; Thadée l’ouvrit et se retira. J’entrai. — Le noir était assis, car il ne pouvait se tenir debout à cause de sa haute taille. Il n’était pas seul ; un dogue énorme se leva en grondant et s’avança vers moi. — Rask ! cria le noir. — Le jeune dogue se tut et revint se coucher aux pieds de son maître.

J’étais en uniforme ; la lumière que répandait le souterrain dans cet étroit cachot était si faible, que Pierrot ne me reconnut pas.

— Je suis prêt, me dit-il d’un ton calme.

En achevant ces paroles, il se leva à demi. — Je suis prêt, répéta-t-il encore.

— Je croyais, lui dis-je, surpris de la liberté de ses mouvements, je croyais que vous aviez des fers.

Il poussa du pied quelques débris qui résonnèrent.

— Je les ai brisés.

Il y avait dans le ton dont il prononça ces dernières paroles quelque chose qui semblait dire : Je ne suis pas fait pour porter des fers. — Je repris :

— L’on ne m’avait pas dit qu’on vous eût laissé un chien.

— C’est moi qui l’ai fait entrer.

J’étais de plus en plus étonné. La porte du cachot était fermée en dehors d’un triple verrou. Le soupirail avait à peine six pouces de largeur, et était garni de deux barreaux de fer. Il paraît qu’il comprit le sens de mes réflexions ; il se leva, détacha sans effort une pierre énorme placée au-dessous du soupirail, enleva les deux barreaux scellés en dehors de cette pierre, et pratiqua ainsi une ouverture où deux hommes auraient facilement pu passer. Cette ouverture donnait de plain-pied sur le bois de dattiers et de cocotiers qui couvre le morne auquel le fort était adossé.

Le chien, voyant l’issue ouverte, crut que son maître voulait qu’il sortît. Il se dressa, prêt à partir ; un geste du noir le renvoya à sa place.

La surprise me rendait muet. — Le noir me reconnut au grand jour ; mais il n’en fit rien paraître.

— Je puis encore vivre deux jours sans manger, dit-il. — Je fis un geste d’horreur. Je remarquai alors la maigreur du prisonnier. Il ajouta :

— Mon chien ne veut manger que de ma main ; si je n’avais pu élargir ce trou, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu’il faut toujours que je meure.

— Non, m’écriai-je, non ; vous ne mourrez pas de faim. — Il ne me comprit pas.

— Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j’aurais pu vivre encore deux jours sans manger ; mais je suis prêt, monsieur l’officier. Aujourd’hui vaut encore mieux que demain. — Ne faites pas de mal à Rask.

Je sentis alors ce que voulait dire son : Je suis prêt. Accusé d’un crime capital, il croyait que je venais pour le mener à la mort ; et cet homme colossal, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant : Je suis prêt !

Henri ne put s’empêcher de murmurer : — Des phrases ! — Delmar, qui s’était arrêté pour reprendre haleine, ne l’entendit pas et continua.

— Ne faites pas de mal à Rask ! répéta-t-il encore.

Je ne pus me contenir. — Quoi ! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour un bourreau, mais vous doutez encore de mon humanité envers un pauvre animal !

Il s’attendrit ; sa voix s’altéra.

— Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne ; j’aime mon chien. — Et, ajouta-t-il après un court silence, et les tiens m’ont fait bien du mal !

Je lui serrai la main, je le détrompai. — Ne me connaissiez-vous pas ? lui dis-je.

— Je savais que tu étais un blanc, et, pour les blancs, quelque bons qu’ils soient, un noir est si peu de chose ! Je ne suis pourtant pas d’un rang intérieur au tien, ajouta-t-il fièrement.

Ma curiosité était vivement excitée ; je le pressai de me dire qui il était et ce qu’il avait souffert. Il garda un sombre silence.

Ma démarche l’avait touché ; mes offres de service, mes prières vainquirent son indifférence pour la vie. Il sortit et rapporta quelques dattes et une énorme noix de coco. — Puis, il referma l’ouverture et se mit à manger. En conversant avec lui, je remarquai qu’il parlait avec facilité le français et l’espagnol, et ne paraissait pas dénué de connaissances. Cet homme était si étonnant sous tant d’autres rapports, que jusqu’alors la pureté de son langage ne m’avait pas frappé. — J’essayai de nouveau d’en savoir la cause ; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d’avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.

Je le voyais tous les jours à la même heure. Son affaire m’inquiétait ; malgré mes prières, mon oncle s’obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes à Pierrot : il m’écoutait avec indifférence.

Souvent Rask arrivait tandis que nous étions ensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou. Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaient tracés, puis la déchirait. J’étais habitué à ne pas lui faire de questions.

Un jour, j’entrai sans qu’il parût prendre garde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot et chantonnait, d’un ton mélancolique, l’air espagnol : Yo que soy contrabandista. — Quand il eut fini, il se tourna brusquement vers moi et me cria :

— Frère, promets, si jamais tu doutes de moi, d’écarter tous tes soupçons quand tu m’entendras chanter cet air.

Son regard était imposant ; je lui promis ce qu’il désirait. Il prit l’écorce profonde de la noix qu’il avait cueillie le jour de ma première visite et conservée depuis, la remplit de vin, m’engagea à y porter les lèvres et la vida d’un trait. À compter de ce jour, il ne m’appela plus que son frère.

Cependant, je commençais à concevoir quelque espérance. Mon oncle n’était plus aussi irrité. Je lui représentais chaque jour que Pierrot était le plus vigoureux de ses esclaves, qu’il faisait l’ouvrage de dix autres, et qu’enfin il n’avait voulu qu’empêcher son maître de commettre un crime. Il m’écoutait, et me faisait entendre qu’il ne donnerait pas suite à l’accusation. Je ne disais rien au noir du changement de mon oncle, voulant jouir du plaisir de lui annoncer sa liberté tout entière, si je l’obtenais. Ce qui m’étonnait, c’était de voir que, se croyant dévoué à la mort, il ne profitait d’aucun des moyens de fuir qui étaient en son pouvoir. — Je dois rester, me répondit-il froidement, on penserait que j’ai eu peur.

Mon oncle retira sa plainte. Je courus au fort pour l’annoncer à Pierrot. Thadée, le sachant libre, entra avec moi dans la prison. Il n’y était plus. Rask, qui s’y trouvait seul, vint à moi d’un air caressant ; à son cou était attachée une feuille de palmier ; je la pris et j’y lus ces mots : Merci ! tu m’as sauvé la vie ; n’oublie pas ta promesse.

Thadée était encore plus étonné que moi ; il ignorait le secret du soupirail, et s’imaginait que le nègre s’était changé en chien. Je lui laissai croire ce qu’il voulut, me contentant d’exiger de lui le silence sur ce qu’il avait vu.

Je voulus emmener Rask. En sortant du fort, il s’enfonça dans les haies voisines et disparut.

Mon oncle fut outré de l’évasion de l’esclave ; il ordonna des recherches que rendirent inutiles les événements que je vais raconter.

Trois jours après la singulière fuite de Pierrot, c’était dans la fameuse nuit du 21 au 22 août 1791, je me promenais en rêvant près des batteries de la baie de l’Acul dont j’étais venu visiter le poste, quand j’aperçus à l’horizon une lueur rougeâtre s’élever et s’étendre du côté des plaines du Limbé. Les soldats et moi l’attribuâmes à quelque incendie accidentel ; mais en un moment les flammes devinrent si apparentes, la fumée poussée par les vents grossit et s’épaissit à un tel point, que je repris promptement le chemin du fort pour donner l’alarme et envoyer des secours. En passant près des cases de nos noirs, je fus surpris de l’agitation extraordinaire qui y régnait ; la plupart étaient encore éveillés et parlaient avec la plus grande vivacité. Je traversai un bosquet de mangliers où se trouvait un amas de haches et de pioches. J’entendis des paroles dont le sens me parut être que les esclaves des plaines du Limbé étaient en pleine révolte, et livraient aux flammes les habitations et les plantations situées de l’autre côté du Cap. Justement inquiet, je fis sur-le-champ mettre sous les armes les milices de l’Acul, et j’ordonnai de surveiller les esclaves. Tout rentra dans le calme.

Cependant les ravages semblaient croître à chaque instant dans le Limbé. On croyait même distinguer le bruit lointain de l’artillerie et des fusillades. Vers les deux heures du matin, ne pouvant me contenir, je laissai à Acul une partie des milices sous les ordres du lieutenant, et, malgré les défenses de mon oncle et les prières de sa famille, je pris avec le reste le chemin du Cap.

Je n’oublierai jamais l’aspect de cette ville quand j’en approchai. Les flammes qui dévoraient les plantations du Limbé y répandaient une sombre lumière obscurcie par les torrents de fumée que le vent chassait dans les rues. Des tourbillons d’étincelles, formés par les menus débris embrasés des cannes à sucre, et emportés avec violence, comme une neige abondante, sur les toits des maisons et sur les agrès des vaisseaux mouillés dans la rade, menaçaient à chaque instant la ville du Cap d’un incendie non moins déplorable que celui dont ses environs étaient la proie. C’était un spectacle affreux et imposant que de voir, d’un côté, les pâles habitants exposant encore leur vie pour disputer au terrible fléau l’unique toit qui allait leur rester de tant de richesses ; tandis que, de l’autre, les navires, redoutant le même sort, et favorisés du moins par ce vent si funeste aux malheureux colons, s’éloignaient à pleines voiles sur une mer teinte des feux sanglants de l’incendie.

Étourdi par le canon des forts, les clameurs des fuyards et le fracas des écroulements, je ne savais de quel côté diriger mes soldats, quand je rencontrai sur la place d’armes le capitaine des dragons jaunes, qui nous servit de guide. Je ne m’arrêterai pas, messieurs, à vous décrire le tableau que nous offrit la plaine incendiée. Assez d’autres ont dépeint les désastres du Cap, et le sourire de Henri m’avertit de ne pas marcher sur leurs traces. Je me contenterai de vous dire que nous trouvâmes les rebelles maîtres du Dondon, du bourg d’Ouanaminte et des malheureuses plantations du Limbé. Tout ce que nous pûmes faire, aidés des milices du Quartier-Dauphin, de la compagnie des dragons jaunes et de celle des dragons rouges, se borna à les débusquer de la Petite-Anse, où ils commençaient à s’établir. Ils y laissèrent en partant des traces de leur cruauté ; tous les blancs furent massacrés ou mutilés de la manière la plus barbare. Nous jetâmes dans le fort de la Petite-Anse une garnison assez nombreuse, et, sur les six heures du matin, nous rentrâmes au Cap, noircis par la fumée, accablés de chaleur et de lassitude. — Je m’étais étendu sur mon manteau, au milieu de la place d’armes, espérant y goûter quelque repos, quand je vis un dragon jaune, couvert de sueur et de poussière, accourir vers moi à toutes brides. Je me levai sur-le-champ, et, au peu de paroles entrecoupées qui lui échappèrent, j’appris avec une nouvelle consternation que la révolte avait gagné les plaines de l’Acul et que les noirs assiégeaient le fort Galifet, où s’étaient renfermés les milices et les colons. Il n’y avait pas un moment à perdre. Je fis donner des chevaux à ceux de mes soldats qui voulurent me suivre, et, guidé par le dragon, j’arrivai en vue du fort sur les sept heures. Les domaines de mon oncle étaient dévastés par les flammes comme ceux du Limbé. Le drapeau blanc flottait encore sur le donjon du fort ; un moment après, cet édifice fut enveloppé tout entier d’un tourbillon de fumée, qui, en s’éclaircissant, nous le laissa voir surmonté du drapeau rouge. Tout était fini.

Nous redoublâmes de vitesse ; nous fûmes bientôt sur le champ du carnage. Les noirs fuyaient à notre approche ; mais nous les voyions distinctement, à droite et à gauche, massacrant les blancs et incendiant les habitations. Thadée, couvert de blessures, se présenta devant moi ; il me reconnut au milieu du tumulte. — Mon capitaine, me dit-il, votre Pierrot est un sorcier ou au moins un diable ; il a pénétré dans le fort, je ne sais par où, et voyez !… Quant à monsieur votre oncle et à sa famille… — En ce moment, un grand noir sortit de derrière une sucrerie enflammée, emportant un vieillard qui criait et se débattait dans ses bras. Le vieillard était mon oncle, le noir était Pierrot. — Misérable ! lui criai-je. — Je dirigeai mon pistolet sur lui ; un esclave se jeta au-devant de la balle et tomba mort. Pierrot se retourna et me parut proférer quelques paroles, puis il se perdit dans les touffes de cannes embrasées. Un instant après, un chien énorme passa à sa suite, tenant dans sa gueule un berceau que je reconnus pour celui du dernier fils de mon oncle. Le chien était Rask ; transporté de rage, je déchargeai sur lui mon second pistolet, mais je le manquai.

Cependant l’incendie continuait ses ravages ; les noirs, dont la fumée nous empêchait de distinguer le nombre, paraissaient s’être retirés. Nous fûmes forcés de retourner au Cap.

Je fus agréablement surpris d’y retrouver la famille de mon oncle ; elle devait son salut à l’escorte qu’un nègre lui avait donnée au milieu du carnage. Mon oncle seul et son plus jeune fils manquaient : je ne doutai pas que Pierrot ne les eût sacrifiés à sa vengeance. Je me ressouvins de mille circonstances dont le mystère me semblait inexpliqué, et j’oubliai totalement ma promesse.

On fortifia le Cap à la hâte. L’insurrection faisait des progrès effrayants ; les nègres de Port-au-Prince commençaient à s’agiter ; Biassou commandait ceux du Limbé, du Dondon et de l’Acul ; Jean-François s’était fait proclamer généralissime des révoltés de la plaine de Maribarou ; Boukmann, célèbre depuis par sa mort tragique, parcourait avec ses brigands les plaines de la Limonade ; et enfin les bandes du Morne-Rouge avaient reconnu pour chef un nègre nommé Bug-Jargal.

Le caractère de ce dernier, si l’on en croyait les relations, contrastait d’une manière singulière avec la férocité des autres. Tandis que Boukmann et Biassou inventaient mille genres de mort pour les prisonniers qui tombaient entre leurs mains. Bug-Jargal s’empressait de leur fournir les moyens de quitter l’île. Les premiers contractaient des marchés avec les lanches espagnoles qui croisaient autour des côtes pour les laisser s’enrichir des dépouilles des malheureux qu’ils forçaient à fuir ; Bug-Jargal coula à fond plusieurs de ces corsaires. M. Colas de Maigné et huit autres colons distingués furent détachés par ses ordres de la roue où Boukmann les avait fait lier. On citait de lui mille autres traits de générosité qu’il serait trop long de vous rapporter.

Je n’entendais plus parler de Pierrot. Les rebelles, commandés par Biassou, continuaient d’inquiéter le Cap ; le gouverneur résolut de les repousser dans l’intérieur de l’île. Les milices de l’Acul, du Limbé, d’Ouanaminte et de Maribarou, réunies au régiment du Cap et aux redoutables compagnies jaune et rouge, constituaient notre armée active. Les milices du Dondon, du Quartier-Dauphin, renforcées d’un corps de volontaires, sous les ordres du négociant Poncignon, formaient la garnison de la ville.

Le général voulut d’abord se délivrer de Bug-Jargal, dont la diversion l’alarmait ; il envoya contre lui les milices d’Ouanaminte et un bataillon du Cap. Ce corps rentra deux jours après complètement battu. Le général s’obstina à vouloir vaincre Bug-Jargal ; il fit repartir le même corps avec un renfort de cinquante dragons jaunes et de quatre cents miliciens de Maribarou. Cette seconde armée fut encore plus maltraitée que la première. Thadée, qui était de cette expédition, en conçut un violent dépit, et me jura à son retour qu’il s’en vengerait sur Bug-Jargal ! —

Une larme roula dans les jeux de Delmar ; il croisa les bras sur sa poitrine et parut, durant quelques minutes, plongé dans une rêverie douloureuse ; enfin, il reprit :

— La nouvelle arriva que Bug-Jargal avait quitté le Morne-Rouge, et dirigeait sa troupe par les montagnes pour se joindre à Biassou. Le général sauta de joie : — Nous les tenons ! dit-il en se frottant les mains. — Le lendemain, l’armée coloniale était à une lieue en avant du Cap ; les insurgés, à notre approche, abandonnèrent précipitamment Port-Margot et le fort Galifet. Toutes les bandes se replièrent vers les montagnes. Le général était triomphant. Nous poursuivîmes notre marche. Chacun de nous, en passant dans des plaines arides et désolées, cherchait à saluer encore d’un triste regard le lieu où étaient ses champs, ses habitations, ses richesses. Souvent, il n’en pouvait reconnaître la place. — Je vous ferai grâce des réflexions. — Le soir du troisième jour, nous entrâmes dans les gorges de la Grande-Rivière. On estimait que les noirs étaient à vingt lieues dans les montagnes.

Nous assîmes notre camp sur un mornet qui paraissait leur avoir servi au même usage, à la manière dont il était dépouillé. Cette position n’était pas heureuse, il est vrai que nous étions tranquilles. Le mornet était dominé de tous côtés par des rochers à pic couverts d’épaisses forêts. La Grande-Rivière coulait derrière le camp ; resserrée entre deux côtes, elle était dans cet endroit étroite et profonde. Ses bords, brusquement inclinés, se hérissaient de touffes de buissons impénétrables à la vue. Souvent même son cours était caché par des guirlandes de lianes qui, s’accrochant aux branches des érables à fleurs rouges semés parmi les buissons, mariaient leurs jets d’une rive à l’autre, et, se croisant de mille manières, formaient sur le fleuve de larges tentes de verdure. L’œil, qui les contemplait du haut des roches voisines, croyait voir des prairies humides encore de rosée. Un bruit sourd, ou quelquefois une sarcelle sauvage, perçant tout à coup ce rideau fleuri, décelaient seuls la présence de l’eau.

Le soleil cessa bientôt de dorer la cime aiguë des monts lointains de la Treille. Peu à peu l’ombre s’étendit sur le camp, et le silence ne fut plus troublé que par les cris de la grue et les pas mesurés des sentinelles.

Tout à coup le redoutable chant d’Oua-Nassé se fit entendre sur nos têtes ; les palmiers et les cèdres qui couronnaient les rocs s’embrasèrent, et les clartés livides de l’incendie nous montrèrent sur les sommets voisins de nombreuses bandes de mulâtres dont le teint cuivré paraissait rouge à la lueur des flammes. C’étaient ceux de Biassou. Le danger était imminent. Les chefs, s’éveillant en sursaut, coururent rassembler leurs soldats, la trompette sonna l’alarme, et nos lignes se formèrent en tumulte. Mais les noirs, au lieu de profiter du désordre où nous étions, nous regardaient, immobiles, en chantant Oua-Nassé.

Un noir gigantesque parut seul sur le pic le plus élevé au-dessus de la Grande-Rivière. Une plume couleur de feu flottait sur son front, une hache était dans sa main droite, un drapeau rouge dans sa main gauche. Je reconnus Pierrot. Si une carabine se fût trouvée à ma portée, la rage m’aurait peut-être fait commettre une lâcheté. Le noir répéta le refrain d’Oua Nassé, planta son drapeau sur le pic, lança sa hache au milieu de nous et s’engloutit dans les flots du fleuve. — Un regret s’éleva en moi ; car je crus qu’il ne mourrait plus de ma main.

Alors les noirs commencèrent à rouler sur nos colonnes d’énormes quartiers de rochers ; une grêle de balles et de flèches tomba sur le mornet. Nos soldats, furieux de ne pouvoir atteindre les assaillants, expiraient en désespérés, écrasés par les rochers ou percés de flèches. Une horrible confusion régnait dans l’armée. Soudain un bruit affreux parut sortir du milieu de la Grande-Rivière ; une scène extraordinaire s’y passait. Les dragons jaunes, horriblement maltraités par les masses que les mulâtres poussaient du haut des montagnes, avaient conçu l’idée de se réfugier, pour échapper, sous les voûtes flexibles de lianes dont le fleuve était couvert. Thadée avait le premier mis en avant ce moyen, d’ailleurs ingénieux…

— Vous êtes bien bon, mon capitaine…

Il y avait plus d’un quart d’heure que le sergent Thadée, le bras droit en écharpe, s’était glissé, sans être vu de personne, dans un coin de la tente, où ses gestes avaient seuls exprimé la part qu’il prenait au récit de son maître, jusqu’au moment où, ne croyant pas que le respect lui permît de laisser passer un éloge aussi direct sans en remercier le capitaine, il balbutia d’un ton confus : Vous êtes bien bon, mon capitaine.

Un éclat de rire général s’éleva. Delmar se retourna et lui cria d’un ton sévère :

— Comment ! vous ici, Thadée !… Et votre bras ?…

À ce langage si nouveau pour lui, les traits du vieux soldat se rembrunirent ; il chancela et leva la tête en arrière, comme pour arrêter les larmes qui roulaient dans ses yeux.

— Je ne croyais pas, dit-il enfin à voix basse, je n’aurais jamais cru que mon capitaine manquât de respect à son vieux sergent jusqu’à lui dire vous.

Delmar se leva précipitamment.

— Pardonne, mon vieil ami, pardonne ! s’écria-t-il. Je ne sais ce que j’ai dit. Tiens, Thad, me pardonnes-tu ?

Les larmes jaillirent des jeux du sergent, malgré lui.

— Voilà la troisième fois, balbutia-t-il, mais celles-ci sont de joie.

La paix était faite. Un court silence s’ensuivit.

— Mais dis-moi, Thadée, demanda le capitaine doucement, pourquoi as-tu quitté l’ambulance pour venir ici ?

— C’est que, avec votre permission, monsieur… j’étais venu pour vous demander, mon capitaine, s’il faudrait mettre demain la housse galonnée à votre cheval de bataille.

Henri se mit à rire. — Vous auriez mieux fait, Thadée, de demander au chirurgien-major s’il faudrait mettre demain deux onces de charpie sur votre bras malade.

— Ou de vous informer, reprit Philibert, si vous pourriez boire un peu de vin pour vous rafraîchir. En attendant, voici de l’eau-de-vie qui ne peut que vous faire du bien ; goûtez-en, mon brave sergent.

Thadée s’avança, fit une révérence respectueuse, s’excusa de prendre le verre de la main gauche, et le vida à la santé de la compagnie. Il s’anima :

— Vous en étiez, mon capitaine, au moment, au moment où… Eh bien, oui, ce fut moi qui proposai d’entrer sous les lianes pour empêcher des chrétiens d’être tués par des pierres. Notre officier qui, ne sachant pas nager, craignait de se noyer, et cela était bien naturel, s’y opposait de toutes ses forces, jusqu’à ce qu’il vît, avec votre permission, monsieur, un gros caillou, qui manqua de l’écraser, tomber sur la rivière, sans pouvoir s’y enfoncer, à cause des herbes. On me proposa donc de se rendre à mon avis, à condition que j’essayerais le premier de l’exécuter. Je vais ; je descends le long du bord, je saute sous le berceau en me tenant aux branches d’en haut, et, dites, mon capitaine, je me sens tirer par la jambe. Je me débats. Je crie au secours. Je reçois plusieurs coups de sabre. — Et voilà tous les dragons, qui étaient des diables, qui se précipitent pêle-mêle sous les lianes. C’étaient les noirs du Morne-Rouge, qui s’étaient cachés là, sans qu’on s’en doutât, probablement pour nous tomber sur le dos, comme un sac trop chargé, le moment d’après. Cela n’aurait pas été un bon moment pour pêcher. On se battait, on jurait, on criait. — Étant tous nus, ils étaient plus alertes que nous ; mais nos coups portaient mieux que les leurs. Nous nagions d’un bras, et nous nous battions de l’autre, comme cela se pratique toujours dans ce cas-là. Ceux qui ne savaient pas nager, dites, mon capitaine, se suspendaient d’une main aux lianes, et les noirs les tiraient par les jambes. Au milieu du tumulte, je vis un grand nègre qui se défendait comme un Belzébuth contre huit ou dix de mes camarades ; je nageai là, et je reconnus Pierrot, autrement dit Bug… Mais cela ne doit se découvrir qu’après, n’est-ce pas, monsieur ? Je reconnus Pierrot. — Depuis la prise du fort, nous étions brouillés ensemble ; je le saisis à la gorge. Il allait se délivrer de moi d’un coup de poignard, quand il me regarda et se rendit au lieu de me tuer. Ce qui fut très malheureux, mon capitaine, car s’il ne s’était pas rendu… Enfin, bref ! sitôt que les nègres le virent pris, ils sautèrent sur nous pour le délivrer. Si bien que les milices allaient aussi rentrer dans l’eau pour nous secourir, quand Pierrot, voyant sans doute que les nègres allaient tous être massacrés, dit quelques mots d’un vrai grimoire, puisqu’il les mit tous en fuite. Ils plongèrent et disparurent en un clin d’œil. — Cette bataille sous l’eau aurait eu quelque chose d’agréable, si je n’avais pas perdu un doigt et mouillé dix cartouches, et si… pauvre homme ! mais cela était écrit, mon capitaine. —

Et le sergent, après avoir respectueusement appuyé le revers de sa main gauche sur la grenade de son bonnet de police, l’éleva vers le ciel d’un air inspiré. Delmar paraissait violemment agité.

— Oui, dit-il, oui, tu as raison, mon vieux Thadée, cette nuit-là fut une nuit fatale.

Il serait tombé dans une profonde rêverie, si l’assemblée ne l’eût vivement pressé de continuer. Il poursuivit :

— Tandis que la scène que Thadée vient de décrire…

Thadée triomphant vint se placer derrière le capitaine.

… Tandis que la scène que Thadée vient de décrire se passait derrière le mornet, j’étais parvenu, avec quelques-uns des miens, à grimper, de broussaille en broussaille, sur un pic nommé le pic du Paon, de niveau avec les positions des noirs. Le chemin une fois frayé, le sommet fut bientôt couvert de milices ; nous commençâmes une vive fusillade. Les nègres, moins bien armés que nous, ne purent nous riposter aussi chaudement ; ils se mirent à se décourager : nous redoublâmes d’acharnement, et bientôt les rocs les plus voisins furent évacués par les rebelles, qui cependant eurent d’abord soin de faire rouler les cadavres de leurs morts sur le reste de l’armée, encore rangée sur le mornet. À l’aide de plusieurs troncs de palmiers que nous abattîmes et liâmes ensemble, nous passâmes sur les pics abandonnés, et une partie de l’armée se trouva ainsi avantageusement postée. Cet aspect ébranla le courage des insurgés. Notre feu se soutenait. Des clameurs lamentables, auxquelles se mêlait le nom de Bug-Jargal, retentirent soudain dans l’armée de Biassou. Une grande épouvante s’y manifesta. Plusieurs noirs du Morne-Rouge parurent sur le roc où flottait le drapeau écarlate ; ils se prosternèrent, enlevèrent l’étendard, et se précipitèrent avec lui dans les gouffres de la Grande-Rivière. Cela signifiait clairement que leur chef était mort ou pris.

Notre audace s’en accrut à un tel point, que je résolus de chasser à l’arme blanche les rebelles des rochers qu’ils couvraient encore. Je fis jeter un pont de troncs d’arbres entre notre pic et le roc le plus voisin. Je m’élançai le premier au milieu des nègres. Les miens allaient me suivre, quand l’un des rebelles, d’un coup de hache, fit voler le pont en éclats. Les débris tombèrent dans l’abîme, en battant les rocs avec un bruit épouvantable. Je tournai la tête ; en ce moment, je me sentis saisir par six ou sept noirs, qui me désarmèrent.

Je me débattais comme un lion ; ils me lièrent avec des cordes d’écorce, sans s’inquiéter des balles que mes gens faisaient pleuvoir autour d’eux. Mon désespoir ne fut adouci que par les cris de victoire que j’entendis pousser autour de moi un moment après. Je vis bientôt les noirs et les mulâtres gravir pêle-mêle les sommets les plus escarpés, en jetant des clameurs de détresse. Mes gardiens les imitèrent ; le plus vigoureux d’entre eux me chargea sur ses épaules, et m’emporta vers les forêts, en sautant de roche en roche avec l’agilité d’un chamois. La lueur des flammes cessa bientôt de le guider ; la faible lumière de la lune lui suffit. Il se mit seulement à marcher avec moins de rapidité.

Après avoir traversé des halliers, franchi des torrents, nous arrivâmes dans une vallée située au milieu des montagnes ; ce lieu m’était absolument inconnu. Une grande partie des rebelles s’y était déjà rassemblée : c’est là qu’était leur camp. Le noir qui m’avait apporté me délia les pieds, et me remit à la garde de quelques-uns de ses camarades qui m’entourèrent. Le jour commença bientôt à paraître. Le noir revint avec des soldats nègres, assez bien armés, qui s’emparèrent de moi. Je crus qu’ils me menaient à la mort, et je me préparai à la subir avec courage. Ils me conduisirent vers une grotte éclairée des premiers feux du soleil levant. Nous entrâmes.

Entre deux haies de soldats mulâtres, j’aperçus un noir assis sur un tronc de baobab, couvert d’un tapis de plumes de perroquet. Son costume était bizarre. Une ceinture magnifique, à laquelle pendait une croix de saint Louis, servait à retenir un caleçon rayé, de toile grossière, qui formait son seul vêtement. Il portait des bottes grises, un chapeau rond, et des épaulettes dont l’une était d’or et l’autre de laine bleue. Un sabre et des pistolets d’une grande richesse étaient auprès de lui. Cet homme était d’une taille moyenne ; sa figure ignoble offrait un singulier mélange de finesse et de cruauté. Il me fit approcher, et me considéra quelque temps en silence. Enfin il se mit à ricaner.

— Je suis Biassou, me dit-il.

À ce nom, je frémis intérieurement ; mais mon visage resta calme et fier. Je ne répondis rien. Il prit un air moqueur.

— Tu me parais un homme de cœur, dit-il en mauvais français ; eh bien ! écoute ce que je vais te dire. Es-tu créole ?

— Non, je suis français.

Mon assurance lui fit froncer le sourcil.

Il reprit en ricanant :

— Tant mieux ! Je vois à ton uniforme que tu es officier. Quel âge as-tu ?

— Dix-sept ans,

— Quand les as-tu atteints ?

— Le jour où ton compagnon Léogri fut pendu.

La colère contracta ses traits ; il se contint.

— Il y a vingt jours que Léogri a été pendu, me dit-il ; français, tu lui diras ce soir, de ma part, que tu as vécu vingt et un jours de plus que lui. En attendant, choisis, ou d’être gardé à vue, ou de me donner ta parole que tu te trouveras ce soir, ici, deux heures avant le coucher du soleil, pour porter mon message à Léogri. Tu es français, n’est-ce pas ?

Je fus presque reconnaissant de la liberté qu’il ne me laissait quelques heures encore que par un raffinement de cruauté, pour mieux me faire regretter la vie. Je lui donnai ma parole de faire ce qu’il demandait. Il ordonna de me délier, et de me laisser entièrement libre.

J’errai d’abord dans le camp. Quoique mes réflexions ne fussent pas gaies, je ne pus m’empêcher de rire de la sotte vanité des noirs, qui étaient presque tous chargés d’ornements militaires et sacerdotaux, dépouilles de leurs victimes. Il n’était pas rare de voir un hausse-col sous un rabat, ou une épaulette sur une chasuble. Ils étaient dans une inaction inconnue à nos soldats, même retirés sous leurs tentes. La plupart dormaient au grand soleil, la tête près d’un feu ardent ; d’autres, encore pleins de leurs anciennes superstitions, appliquaient, sur leurs plaies récentes, des pierres fétiches enveloppées dans des compresses. Leurs cabrouets, chargés de butin et de provisions, étaient leurs seuls retranchements en cas d’attaque. Tous me regardaient d’un air menaçant.

Voué à une mort certaine, je conçus l’idée de monter sur quelque roche élevée, pour essayer de revoir encore les cimes bleuâtres des mornes voisins des lieux où j’avais passé mon enfance. Je sortis du vallon, et je gravis la première montagne qui s’offrit à moi. Bientôt des massifs de verdure me dérobèrent entièrement la vue du camp. Je m’assis, et mille idées pénibles se succédèrent tumultueusement dans mon esprit. Je ressemblais au voyageur qui, entraîné par une pente irrésistible vers le précipice qui doit l’engloutir, jette encore un dernier regard sur les champs qu’il a parcourus et sur ceux qu’il espérait parcourir.

Henri sourit, mais n’osa interrompre Delmar par son épiphonème ordinaire.

— Une mort, sans doute cruelle, m’attendait ; je n’avais plus d’espoir ; l’horizon de cette vie que, dans mes rêves, je m’étais tant plu à reculer, se bornait aujourd’hui à quelques heures. Il n’était plus pour moi de présent ni d’avenir ; je cherchai une distraction dans les souvenirs d’un temps plus heureux. Je songeai à Pierrot, à ces jours de jeunesse et d’innocence, où mon cœur s’ouvrait à la douce chaleur de l’amitié ; mais l’idée de la trahison de l’esclave fit saigner ce cœur flétri ; aigri par le malheur, je maudis l’ingrat que j’accusais d’en être la cause ; la certitude même qu’il était mort ne me calmait pas.

En ce moment, un air connu vint frapper mes oreilles. Je tressaillis en entendant une voix mâle chanter : Yo que soy contrabandista. Cette voix, c’était celle de Pierrot. Un dogue vint se rouler à mes pieds, c’était Rask. Je croyais rêver. L’ardeur de la vengeance me transporta ; la surprise me rendit immobile. Un taillis épais s’entr’ouvrit. Pierrot parut. Son visage était joyeux, il me tendit les bras. Je me détournai avec horreur. À cette vue, sa tête tomba sur sa poitrine.

— Frère, murmura-t-il à voix basse, frère, dis, as-tu oublié ta promesse ?

La colère me rendit la parole.

— Monstre ! m’écriai-je, bourreau, assassin de mon oncle, oses-tu m’appeler ton frère ? Tiens, ne m’approche pas.

Je portai involontairement la main à mon côté pour y chercher mon épée. Ce mouvement le frappa. Il prit un air ému, mais doux :

— Non, dit-il, non, je n’approcherai pas. Tu es malheureux, je te plains ; toi, tu ne me plains pas, quoique je sois plus à plaindre que toi.

Un geste de ma main lui indiqua le lieu où étaient nos propriétés, nos plantations incendiées. Il comprit ce reproche muet. Il me regarda d’un air rêveur.

— Oui, tu as beaucoup perdu ; mais, crois-moi, j’ai perdu plus que toi.

Je repris avec indignation :

— Oui, j’ai beaucoup perdu ; mais, dis-moi, qui me l’a fait perdre ? qui a saccagé nos maisons, qui a brûlé nos récoltes, qui a massacré nos amis, nos compatriotes ?…

— Ce n’est pas moi, ce sont les miens. Écoute ; je t’ai dit un jour que les tiens m’avaient fait bien du mal, tu m’as dit que ce n’était pas toi ; qu’ai-je fait alors ?

Son visage s’éclaircit ; il s’attendait à me voir tomber dans ses bras. Je me taisais.

— Puis-je t’appeler frère ? demanda-t-il d’un ton ému.

Ma colère reprit toute sa violence. — Ingrat ! m’écriai-je, oses-tu bien rappeler ce temps ?

De grosses larmes roulèrent dans ses yeux ; il m’interrompit :

— Ce n’est pas moi qui suis ingrat.

— Eh bien ! parle ! repris-je avec fureur, qu’as-tu fait de mon oncle ? Où est son fils ?

Il garda un moment le silence.

— Oui, tu doutes de moi, dit-il enfin en secouant la tête ; j’avais peine à le croire. Tu me prends pour un brigand, pour un assassin, pour un ingrat. — Ton oncle est vivant, son enfant aussi. — Tu ne sais pas pourquoi je venais. — Adieu… Viens, Rask.

Rask se leva. Le noir, avant de me quitter, s’arrêta, et jeta sur moi un regard de douleur et de regret.

Cet homme extraordinaire venait, par ses dernières paroles, d’opérer en moi une révolution ; je tremblai de l’avoir jugé trop légèrement, je ne le comprenais pas encore. Tout en lui m’étonnait ; je l’avais cru mort, et il était devant moi, brillant de vigueur et de santé. Si mon oncle et son fils étaient vivants, je sentais la force de ces mots : Ce n’est pas moi qui suis ingrat.

Je levai les yeux, il était encore là ; son chien nous regardait tous deux d’un air inquiet. Pierrot poussa un long soupir, et fit enfin quelques pas vers le taillis.

— Reste, lui criai-je avec effort, reste.

Il s’arrêta, en me regardant d’un air indécis.

— Reverrai-je mon oncle ? lui demandai-je d’une voix faible.

Sa physionomie devint sombre.

— Tu doutes de moi, dit-il, en faisant un mouvement pour se retirer.

— Non, m’écriai-je alors, subjugué par l’ascendant de cet homme bizarre, non, tu es toujours mon frère, mon ami. — Je ne doute pas de toi, je te remercie d’avoir laissé vivre mon oncle.

Sa figure conserva une expression de rudesse qui me surprit ; il paraissait éprouver de violents combats ; il avança d’un pas vers moi et recula ; il ouvrit la bouche et se tut. — Ce moment fut de courte durée, il se jeta dans mes bras.

— Frère, je me fie à toi.

Il ajouta après une légère pause :

— Tu es bon ; mais le malheur t’avait rendu injuste.

— J’ai retrouvé mon ami, lui dis-je, je ne suis plus malheureux.

— Frère, tu l’es encore, bientôt, peut-être, tu ne le seras plus, je te dois la vie. Moi, je le serai toujours.

La joie que les premiers transports de l’amitié avaient fait briller sur son visage s’évanouit. Ses traits prirent une expression de tristesse singulière et énergique.

— Écoute, me dit-il d’un ton froid. Mon père était roi au pays de Gamboa. Des européens vinrent, qui me donnèrent ces connaissances futiles qui t’ont frappé. Leur chef était un capitaine espagnol ; il promit à mon père des états plus vastes que les siens et des femmes blanches ; mon père le suivit avec sa famille. — Frère, ils nous vendirent.

La poitrine du noir se gonfla, ses yeux étincelaient ; il brisa machinalement un jeune papayer qui se trouvait près de lui ; puis il continua sans paraître s’adresser à moi.

— Le maître du pays de Gamboa eut un maître, et son fils se courba en esclave sur les sillons de Santo-Domingo. On sépara le jeune lion de son vieux père pour les dompter plus aisément. On enleva la jeune épouse à son époux pour en tirer plus de profit, en les unissant à d’autres. Les petits enfants cherchèrent la mère qui les avait nourris, le père qui les baignait dans les torrents ; ils ne trouvèrent que des tyrans barbares, et couchèrent parmi les chiens.

Il se tut ; ses lèvres remuaient sans qu’il parlât, son regard était fixe et égaré. Il me saisit enfin le bras brusquement.

— Frère, entends-tu ? J’ai été vendu à différents maîtres comme une pièce de bétail. Tu te souviens du supplice d’Ogé. Ce jour-là, j’ai revu mon père ; écoute : — c’était sur la roue.

Je frémis ; il ajouta :

— Ma femme a été prostituée à des blancs ; écoute, frère : elle est morte, et m’a demandé vengeance.

— Tous les miens me pressaient de les délivrer et de me venger. Rask m’apportait leurs messages. Je ne pouvais les satisfaire, j’étais moi-même dans les prisons de ton oncle. Le jour où tu obtins ma grâce, je partis pour arracher mes enfants des mains d’un maître féroce… J’arrivai. Frère, le dernier des petits-fils du roi de Gamboa venait d’expirer sous les coups d’un blanc. Les autres l’avaient précédé.

Il s’interrompit, et me demanda froidement :

— Frère, qu’aurais-tu fait ?

Ce déplorable récit m’avait glacé d’horreur ; je répondis à sa question par un geste menaçant. Il me comprit, et se mit à sourire tristement ; il poursuivit :

— Les esclaves se révoltèrent contre leur maître, et le punirent du meurtre de mes enfants. Ils m’élurent pour chef. Tu sais les malheurs qu’entraîna cette rébellion. J’appris que ceux de ton oncle se préparaient à suivre le même exemple. J’arrivai dans l’Acul la nuit même de l’insurrection. Tu étais absent. Les noirs incendiaient déjà les plantations. Ne pouvant calmer leur fureur, parce qu’ils croyaient me venger en brûlant les propriétés de ton oncle, je dus sauver ta famille. Je pénétrai dans le fort par l’issue que j’y avais pratiquée, et je confiai tes parents à quelques nègres fidèles, chargés de les escorter jusqu’au Cap. Ton oncle ne put les suivre ; il avait couru vers sa maison embrasée pour en tirer le plus jeune de ses fils. Des noirs l’entouraient ; ils allaient le tuer. Je me présentai et leur ordonnai de me laisser me venger moi-même ; ils se retirèrent. Je pris ton oncle dans mes bras, je confiai l’enfant à Rask, — et je les déposai tous deux dans une caverne isolée et connue de moi seul. Frère, voilà mon crime.

Pénétré de remords et de reconnaissance, je voulus me jeter aux pieds de Pierrot ; il m’arrêta d’un air offensé.

— Allons, viens, dit-il un moment après, en me prenant la main.

Je lui demandai avec surprise où il voulait me conduire.

— Au camp des blancs, me répondit-il. Nous n’avons pas un moment à perdre ; dix têtes répondent de la mienne. Nous pouvons nous hâter, car tu es libre ; nous le devons, car je ne le suis pas.

Ces paroles accrurent mon étonnement ; je lui en demandai l’explication.

— N’as-tu pas entendu dire que Bug-Jargal était prisonnier ? demanda-t-il avec impatience.

— Oui, mais qu’as-tu de commun avec Bug-Jargal ?

Il parut à son tour étonné.

— Je suis Bug-Jargal, dit-il gravement.

J’étais habitué, pour ainsi dire, à la surprise avec cet homme. Ce n’était pas sans étonnement que je venais de voir un instant auparavant l’esclave Pierrot se transformer en fils du roi de Gamboa ; mon admiration était au comble d’avoir maintenant à reconnaître en lui le redoutable et généreux Bug-Jargal, chef des révoltés du Morne-Rouge.

Il parut ne pas s’apercevoir de l’impression qu’avaient produite sur moi ses dernières paroles.

— On m’avait dit, reprit-il, que tu étais prisonnier au camp de Biassou ; j’étais venu pour te délivrer.

— Pourquoi me disais-tu donc tout à l’heure que tu n’étais pas libre ?

Il me regarda comme cherchant à deviner ce qui amenait cette question toute naturelle.

— Écoute, me dit-il. Ce matin, j’étais prisonnier parmi les tiens. J’entendis annoncer dans le camp que Biassou avait déclaré son intention de faire mourir, avant le coucher du soleil, un jeune captif nommé Delmar. On renforça les gardes autour de moi. J’appris que mon exécution suivrait la tienne. En cas d’évasion, dix de mes camarades répondraient de moi. Tu vois que je suis pressé.

Je le retins encore.

— Tu t’es donc échappé ? lui dis-je.

— Et comment serais-je ici ? Ne fallait-il pas te sauver ? Ne te dois-je pas la vie ?

— As-tu parlé à Biassou ? lui demandai-je.

Il me montra son chien couché à ses pieds.

— Non. Rask m’a conduit ici. J’ai vu avec joie que tu n’étais pas prisonnier. Suis-moi maintenant, Biassou est perfide ; si je lui avais parlé, il t’aurait fait saisir et m’aurait contraint de rester. Ce n’est pas un noir, c’est un mulâtre. Frère, le temps presse.

— Bug-Jargal, lui dis-je en étendant la main vers lui, retourne seul au camp, car je ne puis te suivre.

Il s’arrêta ; un ctonnement douloureux se peignit sur ses traits.

— Frère, que dis-tu ?

— Je suis captif. J’ai juré à Biassou de ne pas fuir ; j’ai promis de mourir.

— Tu as promis ! dit-il d’un ton sombre. Tu as promis ? répéta-t-il en hochant la tête d’un air de doute.

— J’ai promis.

Il était pensif, et ne semblait pas m’entendre. Il me montra un pic dont le sommet dominait sur toute la contrée environnante.

— Frère, vois ce rocher. Quand le signal de ta mort y apparaîtra, le bruit de la mienne ne tardera pas à se faire entendre. Adieu.

Il s’enfonça dans le taillis et disparut avec son chien. Je restai seul. Le sens de ses dernières paroles me semblait inexplicable. Cette entrevue m’avait profondément attendri. Mes sensations étaient singulières comme l’homme qui venait de me quitter pour toujours. La vie m’était à présent aussi indifférente qu’à lui-même ; et l’idée que ma mort entraînerait la sienne m’était insupportable. J’avais un sujet de désespoir de plus, et pourtant je me sentais en quelque sorte consolé. Je demeurai longtemps assis au même endroit, abîmé dans mes réflexions, et confondu de l’originale générosité de l’esclave.

Cependant le soleil descendait lentement vers l’occident ; l’ombre allongée des palmiers m’avertit qu’il était temps de retourner vers Biassou.

J’entrai dans la grotte de ce chef ; il était occupé à faire jouer les ressorts de quelques instruments de torture, dont il était entouré. Au bruit que firent ses gardes en m’introduisant, il se retourna. Ma présence ne parut pas l’étonner.

— Vois-tu ?… dit-il, en me montrant l’appareil horrible qui l’environnait. Je demeurai calme. Je connaissais sa cruauté, et j’étais déterminé à tout endurer sans pâlir.

— N’est-ce pas, reprit-il en ricanant, n’est-ce pas que Léogri a été bien heureux de n’être que pendu ?

Je le regardai sans répondre, avec un froid dédain.

— Ah ! ah ! dit-il, en poussant du pied les instruments de torture, il me semble que tu te familiarises avec cela. J’en suis fâché ; mais je te préviens que je n’ai pas le temps de les essayer sur toi. Cette position est dangereuse ; il faut que je la quitte.

Il recommença à ricaner, et me montra du doigt un grand drapeau noir placé dans un coin de la grotte :

— Voici qui doit avertir les tiens du moment où ils pourront donner ton épaulette à ton lieutenant. Tu sens que, dans cet instant-là, je dois être déjà en marche.

— Comment as-tu trouvé les environs ?

— J’y ai remarqué, répondis-je froidement, assez d’arbres pour y pendre toi et toute ta troupe.

— Eh bien, répliqua-t-il avec un ricanement forcé, il est un endroit que tu n’as sans doute pas vu, et avec lequel je veux te faire faire connaissance. — Adieu, jeune capitaine ; bonsoir à Léogri.

Il fit un geste, me tourna le dos ; et ses gardes m’entraînèrent.

Je marchais au milieu d’eux sans faire de résistance ; il est vrai qu’elle eût été inutile. Nous montâmes sur la croupe d’un mont situé à l’ouest de la vallée, où nous nous reposâmes un instant. Je jetai un dernier regard sur la mer, que l’on apercevait au loin déjà rouge des feux du couchant, et sur ce soleil que je ne devais plus voir.

Mes guides se levèrent ; je les suivis. Nous descendîmes dans une petite vallée dont l’aspect m’eût enchanté dans tout autre instant. Un torrent la traversait dans sa largeur, et communiquait au sol une humidité féconde ; on y voyait surtout des platanes à fleur d’érable, d’une force et d’une hauteur extraordinaires ; l’odier du Canada y mêlait ses fleurs d’un jaune pâle aux auréoles bleu d’azur dont se charge cette sorte de chèvrefeuille sauvage que les nègres nomment coali ; des nappes verdoyantes de lianes dérobaient à la vue les flancs bruns des rochers voisins. Nous marchions le long d’un sentier tracé sur le bord du torrent ; je fus surpris de voir ce sentier aboutir brusquement au pied d’un roc à pic, au bas duquel je remarquai une ouverture en forme d’arche, d’où s’échappait le torrent. Un bruit sourd, un vent impétueux, sortaient de cette ouverture. Les nègres prirent sur la gauche, et nous gravîmes le roc en suivant un chemin tortueux et inégal, qui semblait y avoir été creusé par les eaux d’un torrent desséché depuis longtemps.

Une voûte se présenta, à demi bouchée par les ronces et les lianes sauvages qui y croissaient. Un bruit, pareil au premier, se faisait entendre sous cette voûte. Les noirs m’y entraînèrent. Nous avancions dans l’obscurité. Le bruit devenait de plus en plus fort, nous ne nous entendions plus marcher. Je jugeai qu’il devait être produit par une chute d’eau. Je ne me trompais pas. Après dix minutes de marche dans les ténèbres, nous arrivâmes sur une espèce de plate-forme, formée par la nature dans le centre même de la montagne ; la plus grande partie de cette plate-forme demi-circulaire était couverte par le torrent qui jaillissait des veines du mont avec un bruit épouvantable. Sur cette salle souterraine, la voûte formait une sorte de dôme tapissé de lierre d’une couleur jaunâtre. Au milieu du dôme, on apercevait une crevasse, à travers laquelle le jour pénétrait, et dont le bord était couronné d’arbustes verts, dorés en ce moment des rayons du soleil. À l’extrémité nord de la plate-forme, le torrent se perdait avec fracas dans le gouffre, au fond duquel semblait flotter, sans pouvoir y pénétrer, la vague lueur qui descendait de la crevasse.

Le seul objet que l’on pût distinguer dans l’abîme était un vieil arbre, enraciné dans le roc quelques pieds au-dessous du bord, et si dépouillé de verdure, qu’on n’en pouvait reconnaître l’espèce. Cet arbre offrait un phénomène singulier ; l’humidité qui imprégnait ses racines l’empêchait seule de mourir, tandis que la violence de la cataracte le dépouillait successivement de ses branches nouvelles, et le forçait de conserver éternellement les mêmes rameaux.

Les noirs s’arrêtèrent en cet endroit terrible et je vis qu’il fallait mourir. Ils commençaient à me lier en silence, avec des cordes qu’ils avaient apportées, quand je crus entendre les aboiements lointains d’un chien ; je pris ce bruit pour une illusion causée par le mugissement de la cascade.

Les nègres achevèrent de m’attacher, et m’approchèrent du gouffre qui devait m’engloutir. Je levai les yeux vers la crevasse pour découvrir encore le ciel.

En ce moment, un aboiement plus fort et plus prononce se fit entendre, la tête énorme de Rask passa par l’ouverture. Je tressaillis. Les noirs, que les aboiements n’avaient pas frappés, se préparèrent à me lancer au milieu de l’abîme.

— Camarades !… cria une voix tonnante.

Tous se retournèrent. C’était Bug-Jargal.

Il était debout sur le bord de la crevasse ; une plume rouge flottait sur sa tête.

— Camarades !… répéta-t-il, arrêtez !

Les noirs se prosternèrent. Il continua :

— Je suis Bug-Jargal.

Les noirs frappèrent la terre de leurs fronts, en poussant des cris dont il était difficile de distinguer l’expression.

— Déliez le prisonnier, cria le chef.

En un clin d’œil je fus libre. Le nègre reprit :

— Frères, allez dire à Biassou qu’il ne déploie pas le drapeau noir sur son captif ; car il a sauvé la vie à Bug-Jargal, et Bug-Jargal veut qu’il vive.

Il jeta sa plume rouge au milieu d’eux. Le chef du détachement s’en empara, et ils sortirent sans proférer une parole.

Je ne vous décrirai pas, messieurs, la situation d’esprit où je me trouvais. Je fixais des yeux humides sur Pierrot, qui, de son côté, me contemplait avec une singulière expression de reconnaissance et de fierté.

Il fit un signe : Rask sauta à mes pieds.

— Suis-le, me cria-t-il. — Il disparut. Le jappement du dogue qui marchait devant moi me guida à travers les ténèbres ; nous sortîmes du mont. — En entrant dans la vallée, Bug-Jargal vint au-devant de moi ; son visage était serein. Je lui sautai au cou. Nous restâmes un moment muets et oppressés. Enfin, il reprit la parole.

— Écoute, frère ; mon exécution, ou celle de mes dix camarades, devait suivre la tienne. — Mais j’ai fait dire à Biassou de ne pas déployer le drapeau noir. Tu vivras, et moi aussi.

La surprise, la joie, m’empêchèrent de lui répondre. Il me tendit la main.

— Frère, es-tu content ?

Je recouvrai la parole, je l’embrassai, je le conjurai de vivre désormais auprès de moi, je lui promis de lui faire obtenir un grade dans l’armée coloniale. Il m’interrompit d’un air farouche.

— Frère, je ne te propose pas de t’enrôler parmi les miens.

Il ajouta d’un ton gai :

— Allons, veux-tu voir ton oncle ?

Je lui témoignai combien était grand mon désir de consoler ce pauvre vieillard. Il me prit la main et me conduisit. Rask nous suivait…

Ici Delmar s’arrêta, et jeta un sombre regard autour de lui, la sueur coulait à grosses gouttes de son front ; il couvrit son visage avec sa main. Rask le regardait d’un air inquiet. — Oui, c’est ainsi que tu me regardais… murmura-t-il. — Un instant après, il se leva violemment agité, et sortit de la tente. Le sergent et le dogue le suivirent.

— Je gagerais, s’écria Germain, que nous approchons de la catastrophe.

Philibert ôta de ses lèvres le goulot de sa bouteille.

— Je serais vraiment fâché qu’il arrivât malheur à Bug-Jargal. C’était un fameux homme ! J’aurais voulu, pour douze paniers de porto, voir la noix de coco qu’il vida d’un trait.

Alfred, qui était en train de rêver à un air de guitare, s’interrompit, et pria le major Berval de lui faire raison ; il ajouta :

— Ce nègre m’intéresse beaucoup. Seulement je n’ai pas encore osé demander à Delmar s’il savait aussi l’air de la Hermosa Padilla.

— Biassou est bien plus remarquable, reprit le major. À la bonne heure ! Si j’avais été son prisonnier, j’aurais laissé pousser ma moustache pour qu’il me prêtât quelques piastres dessus, comme la ville de Goa à ce capitaine portugais. Je déclare que mes créanciers sont plus impitoyables que Biassou.

— Major, voilà quatre louis que je vous dois, s’écria Henri, en jetant sa bourse à Berval.

Le major regarda d’un œil attendri son généreux débiteur, qui aurait, à plus juste titre, pu se dire son créancier. — Henri se hâta de poursuivre :

— Quant à moi, ce qui m’amusait le plus pendant le récit de Delmar, c’était de voir son chien boiteux lever la tête chaque fois qu’il prononçait le nom de Bug-Jargal.

— Et en cela, interrompit Philibert, il faisait précisément tout le contraire de ce que j’ai vu faire aux vieilles dévotes de Calavas, quand le prédicateur prononçait le nom de Jésus. J’entrais dans l’église avec une douzaine de cuirassiers…

Le bruit du fusil du factionnaire avertit que Delmar rentrait. Tout le monde se tut. Il se promena quelque temps les bras croisés, et en silence. Le vieux Thadée, qui s’était rassis dans un coin, l’observait à la dérobée, et s’efforçait de paraître caresser Rask, pour que le capitaine ne s’aperçut pas de son inquiétude.

Delmar reprit enfin :

—… Rask nous suivait. Le rocher le plus élevé de la vallée n’était plus éclairé par le soleil. Une lueur s’y peignit tout à coup, et passa. Le noir tressaillit ; il me serra fortement la main.

— Écoute, me dit-il.

Un bruit sourd, semblable à la décharge d’une pièce d’artillerie, se fît alors entendre dans les vallées, et se prolongea d’échos en échos.

— C’est le signal, dit le nègre d’une voix sombre. Il reprit : — C’est un coup de canon, n’est-ce pas ?

Je fis un signe de tête affirmatif.

En deux sauts, il fut sur une roche élevée. Je l’y suivis. Il croisa les bras, et se mit à sourire tristement.

— Vois-tu ? me dit-il.

Je regardai du côté qu’il m’indiquait, et je vis le pic qu’il m’avait montré le matin, le seul que le soleil éclairât encore, surmonté d’un grand drapeau noir.

Ici, Delmar fit une pause.

— J’ai su depuis que Biassou, pressé de partir, et me croyant mort, avait fait arborer l’étendard avant le retour du détachement qui avait dû m’exécuter.

Bug-Jargal était toujours là, debout, les bras croisés, et contemplant le lugubre pavillon. Soudain, il se retourna vivement, et fit quelques pas, comme pour descendre du roc. — Dieu ! Dieu ! mes malheureux compagnons ! — Il revint à moi.

— As-tu entendu le canon ? me demanda-t-il. — Je ne répondis point.

— Eh bien ! frère, c’était le signal ; on les conduit maintenant.

Sa tête tomba sur sa poitrine. Il fit quelques pas, et se rapprocha de moi.

— Va voir ton oncle, frère ; Rask te conduira. Il siffla un air indien ; le chien se mit à remuer la queue, et parut vouloir se diriger vers un point de la vallée.

Bug-Jargal me prit la main, et s’efforça de sourire ; mais ce sourire était convulsif.

— Adieu ! me cria-t-il d’une voix forte.

Et il se perdit dans les touffes d’arbres qui nous entouraient.

Rask, voyant son maître disparaître, s’avança sur le bord du roc, et se mit à secouer la tête avec un hurlement plaintif ; puis il revint à moi, me regarda d’un air inquiet, retourna encore vers l’endroit d’où son maître était parti, et aboya à plusieurs reprises. Je le compris ; je sentais les mêmes craintes que lui, je fis quelques pas de son côté. — Alors il partit comme un trait, en suivant les traces de Bug-Jargal. Je l’aurais eu bientôt perdu de vue, quoique je courusse aussi de toutes mes forces, si, de temps en temps, il ne se fût arrêté comme pour me donner le temps de le rejoindre.

Nous traversâmes ainsi plusieurs vallées ; nous franchîmes des collines et des montagnes couvertes d’épaisses forêts. Enfin…

La voix du capitaine s’éteignit ; un sombre désespoir se manifesta sur tous ses traits ; il put à peine articuler ces mots :

— Poursuis, Thad ; car je n’ai pas plus de force qu’une vieille femme.

Le vieux sergent n’était pas moins ému que le capitaine ; il se mit pourtant en devoir de lui obéir.

— Avec votre permission… Puisque vous le désirez, mon capitaine… Il faut vous dire, messieurs, que quoique Bug-Jargal, dit Pierrot, fût un grand nègre bien doux, bien fort, bien courageux, et le premier brave de la terre, après vous, s’il vous plaît, mon capitaine, je n’en étais pas moins bien animé contre lui, ce que je ne me pardonnerai jamais, quoique mon capitaine me l’ait pardonné. Si bien que, quand le matin j’entendis annoncer votre mort pour le soir, monsieur, j’entrai dans une furieuse colère contre ce pauvre homme, et ce fut avec un vrai plaisir infernal que je lui annonçai, mon capitaine, que ce serait lui, ou dix des siens, qui vous tiendraient compagnie. De quoi il ne manifesta rien, sinon qu’une heure après il se sauva en faisant un grand trou.

Delmar fit un geste d’impatience. Thadée reprit :

— Soit ! — Quand on vit le drapeau noir, comme il n’était pas revenu, — ce qui ne nous étonnait pas, avec votre permission, monsieur, — on tira le coup de canon, et je fus chargé de conduire les dix nègres au pied du pilier du Grand-Diable, éloigné du camp d’environ… Enfin, bref ! quand nous fûmes là, vous sentez bien, messieurs, que ce n’était pas pour leur donner la clef des champs ; je les fis lier, comme cela se pratique, et je disposai mes pelotons… — Voilà que je vois arriver de la forêt le grand nègre ! Les bras m’en tombèrent. Il vint à moi tout essoufflé.

— J’arrive à temps, dit-il ; bonjour, Thadée.

— Oui, messieurs, il ne dit que cela ; — et il alla délier ses compatriotes. J’étais là, moi, tout stupéfait, comme on dit. Alors, — avec votre permission, mon capitaine, — il se pratiqua un grand combat de générosité entre les noirs et lui, — qui aurait bien dû durer un peu plus longtemps. — N’importe ! oui, je m’en accuse, ce fut moi qui le fis cesser. — Il prit la place des noirs. — En ce moment, son grand chien, pauvre Rask !… il arriva, et me sauta à la gorge. — Il aurait bien dû, mon capitaine, s’y tenir un peu plus longtemps. Mais Pierrot fit un signe, et le pauvre dogue me lâcha. — Il ne put pourtant pas empêcher qu’il ne vînt se coucher à ses pieds. — Alors… Je vous croyais mort, mon capitaine… j’étais en colère… Je criai…

Le sergent étendit la main, regarda le capitaine, mais ne put articuler le mot fatal.

—… Bug-Jargal tomba. Une balle avait cassé la patte de son chien. Depuis ce temps-là, messieurs, — et le sergent secouait tristement la tête, — depuis ce temps-là, il est boiteux. — J’entendis des gémissements dans le bois voisin. J’y entrai. C’était vous, mon capitaine, une balle vous avait atteint au moment où vous accouriez pour sauver le grand nègre. — Oui, mon capitaine, vous gémissiez ; mais c’était sur lui. — Cependant, messieurs, Bug-Jargal n’était point mort. On le rapporta au camp. Mais il était blessé plus dangereusement que vous, mon capitaine ; car vous guérites, et lui, il vécut…

Le sergent s’arrêta. Delmar reprit d’une voix sourde et lente :

— Il vécut jusqu’au lendemain.

Thadée baissa la tête.

— Oui. Et il m’avait laissé la vie. Et c’est moi qui l’ai tué.

Le sergent se tut.