Aller au contenu

Carnot (Arago)/14

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences1 (p. 580-590).
◄  XIII
XV  ►


CARNOT, FRUCTIDORISÉ, EST OBLIGÉ DE PRENDRE LA FUITE. – IL EST RAYÉ DE LA LISTE DE L’INSTITUT, ET REMPLACÉ PAR LE GÉNÉRAL BONAPARTE.


La France s’est toujours montrée idolâtre de la gloire militaire. Satisfaites largement cette passion dans une guerre nationale, et soyez sans inquiétude sur l’administration intérieure, quoique inhabile qu’elle soit. Les sympathies du peuple, et au besoin sa résignation, sont acquises à tout gouvernement qui chaque mois pourra se parer d’une nouvelle victoire sur ses ennemis extérieurs. Je n’aperçois dans nos annales qu’une seule exception à cette règle ; encore faudra-t-il que, par une assimilation si souvent trompeuse, les représentants légaux du pays soient considérés comme les interprètes fidèles des vœux, des sentiments, des opinions de la majorité. L’exception dont je veux parler, c’est le gouvernement directorial qui me la fournira.

Lorsque les élections de l’an v apportèrent un nombreux renfort de royalistes aux deux minorités du conseil des Cinq-Cents et du conseil des Anciens, qui jusque-là s’étaient bornés à faire au Directoire une opposition très-modérée ; lorsque, forte de ce qu’elle pensait être l’appui populaire, la minorité se croyant devenue majorité, levait le masque jusqu’à nommer à la présidence du conseil des Cinq-Cents ce même Pichegru, qui naguère flétrissait par la trahison les lauriers qu’il avait cueillis en Hollande au nom de la République ; lorsque les ennemis du pouvoir directorial dévoilaient ouvertement leurs projets dans les salons du célèbre club de Clichy ; lorsque, aux récriminations, aux accusations réciproques, parvenues au dernier terme de l’exaltation, succédaient déjà des voies de fait contre les patriotes et les acquéreurs de biens nationaux, nos troupes étaient partout triomphantes. L’armée de Rhin-et-Moselle sous les ordres de Moreau, l’armée de Sambre-et-Meuse commandée par Jourdan, venaient de traverser glorieusement le Rhin ; elles marchaient au cœur de l’Allemagne ; l’armée d’Italie était à vingt lieues de Vienne ; Bonaparte signait à Léoben les préliminaires d’un traité de paix vivement attendu. Il pouvait, sans compromettre les négociations, se montrer difficile même sur de simples questions d’étiquette ; il pouvait refuser net de mettre dans les protocoles le nom de l’empereur d’Allemagne avant celui de la République française ; il pouvait aussi, quand le général Meerweld et le marquis de Gallo lui parlaient de reconnaissance, répliquer, sans forfanterie, par ces mémorables paroles : « La République française ne veut pas être reconnue ; elle est en Europe ce qu’est le soleil sur l’horizon ; tant pis pour qui ne veut pas la voir et en profiter. » Est-il donc étonnant, je vous le demande, Messieurs, que, dans une position si favorable de nos affaires extérieures, Carnot crût à la possibilité d’une conciliation entre les partis politiques qui se partageaient le pays ; qu’il refusât, j’emploie à dessein ses propres paroles, de conjurer le danger en sortant des limites de la constitution ; qu’il repoussât loin de lui toute pensée de coup d’État, moyen assurément très-commode de sortir d’embarras, mais moyen dangereux, et qui presque toujours finit par devenir funeste à ceux-là même qui l’ont employé à leur profit.

J’aurais vivement désiré, Messieurs, pouvoir pénétrer plus avant dans l’examen du rôle que joua Carnot à cette époque critique de notre révolution ; je n’ai rien négligé pour soulever quelque coin du voile dont reste encore couvert un événement qui exerça tant d’influence sur la destinée de notre confrère et sur celle du pays : mes efforts, je l’avoue, ont été infructueux. Les documents ne manquent pas, mais ils émanent presque tous d’écrivains trop intéressés soit à excuser, soit à flétrir le 18 fructidor, pour n’être pas suspects. Les récriminations pleines d’âcreté, de violence, auxquelles d’anciens collègues se livrèrent alors les uns contre les autres, m’ont rappelé cette célèbre et si sage déclaration de Montesquieu : « N’écoutez ni le père Tournemine, ni moi, parlant l’un de l’autre ; car nous avons cessé d’être amis. » Les antécédents, les opinions, le caractère, les démarches connues et avouées des divers personnages qui firent ce coup d’État ou en devinrent les victimes, n’auraient guère été un guide plus fidèle. J’aurais vu Hoche marcher un moment contre son protecteur constant et zélé, contre celui qui lui avait sauvé la vie sous le régime de Robespierre, et qui transformait, en 1793, les galons du jeune sergent d’infanterie en épaulettes de général en chef ; j’eusse trouvé Bonaparte contribuant, par son délégué Augereau, au renversement et à la proscription du seul directeur avec lequel il eut conservé des relations intimes pendant la campagne d’Italie ; je l’aurais vu, à son passage à Genève, faire arrêter le banquier Bontemps, sous le prétexte qu’il avait favorisé l’évasion de ce même Carnot à qui, quelques mois auparavant, lui, Bonaparte, écrivait de Plaisance (20 floréal an iv), de Milan (le 20 prairial de la même année), de Vérone (le 9 pluviôse an v) : « Je vous dois des remerciements particuliers pour les attentions que vous voulez bien avoir pour ma femme ; je vous la recommande ; elle est patriote sincère, et je l’aime à la folie… — Je mériterai votre estime ; je vous prie de me conserver votre amitié. — … La récompense la plus douce des fatigues, des dangers, des chances de ce métier-ci, se trouve dans l’approbation du petit nombre d’hommes qu’on apprécie. — … J’ai toujours eu à me louer des marques d’amitié que vous m’avez données, à moi et aux miens, et je vous en conserverai toujours une vraie reconnaissance. — … L’estime d’un petit nombre de personnes comme vous, celle de mes camarades, du soldat… m’intéressent vivement. »

Des deux républicains sincères que renfermait le Directoire exécutif, j’en aurais rencontré un parmi les fructidorisants, l’autre parmi les fructidorisés ; le satrape Barras, de qui on avait pu dire, sans exciter de réclamation, qu’il était toujours vendu et toujours à vendre, se serait offert à moi comme l’ami, comme l’allié, ou du moins comme le confident intime de l’austère, du probe La Révellière ; j’aurais vu ce même Barras qui déjà peut-être, à cette époque, correspondait directement avec le comte de Provence, entouré d’une cohue de séides, dont aucun, pour le dire en passant, ne refusa plus tard la livrée impériale, renverser sous d’incessantes accusations de royalisme le seul homme de nos assemblées qui, toujours fidèle à ses convictions, combattit pied à pied l’insatiable ambition de Bonaparte.

Cherchant ensuite dans les faits, mais uniquement dans les faits, si la majorité des Conseils était réellement factieuse ; si la contre-révolution ne pouvait se conjurer que par un coup d’État, si le 18 fructidor enfin était inévitable, j’aurais trouvé, et cela malgré les concessions mutuelles que se firent sans doute les proscripteurs, comme au temps d’Octave, de Lépide, d’Antoine, j’aurais trouvé une élimination ou, si l’on veut, une épuration de quarante et un membres seulement dans le conseil des Cinq-Cents, et de onze dans le conseil des Anciens.

Le fil qui pourrait guider sûrement l’historien dans ce labyrinthe de faits contradictoires, je le répète, je ne l’ai point trouvé. Les Mémoires arrachés à la famille de Barras par ordre de Louis XVIII ; les Mémoires que La Révellière a laissés, et dont il est si désirable que le public ne soit pas plus longtemps privé ; les confidences que, d’un autre côté, on est en droit d’attendre de la part de quelques-unes des victimes du coup d’État directorial, dissiperont peut-être tous les nuages. Dieu veuille, pour l’honneur du pays, qu’en fin de compte la mutilation violente et illégale de la représentation nationale n’apparaisse pas comme le résultat exclusif de haines, d’antipathies personnelles excitées ou du moins entretenues en grande partie par les intrigues de plusieurs femmes célèbres. Au reste les investigations des historiens à venir, quelque étendues, quelque complètes qu’elles puissent être, ne jetteront aucun louche sur la parfaite loyauté de notre confrère. Déjà il ne reste plus de vestiges des accusations articulées dans le rapport officiel présenté en l’an vi au conseil des Cinq-Cents : en quelques pages, Carnot les réduisit au néant. Tout ce que la malveillance ou la simple préoccupation osent emprunter aujourd’hui au pamphlet si artificieusement élaboré de Bailleul se réduit à un reproche banal grossièrement exprimé, et dont j’aurais dédaigné de faire mention, si Carnot n’avait indiqué lui-même à quelles conditions il l’acceptait.

Les roués politiques qualifient de niais tous ceux qui dédaigneraient des succès achetés aux dépens de la bonne foi, de la loyauté, de la morale ; mais il ne faut pas s’y méprendre, niais est l’épithète polie ; stupide est celle qu’on préfère alors qu’on ne se croit pas tenu à des ménagements et au langage de la bonne compagnie. Cette épithète, dédaigneusement jetée dans le rapport officiel de Bailleul, avait cruellement blessé Carnot ; elle est ironiquement reproduite presque à chaque page de la réponse de notre confrère. « Oui, dit-il quelque part, le stupide Aristide est chassé de son pays ; le stupide Socrate boit la ciguë ; le stupide Caton est réduit à se donner la mort ; le stupide Cicéron est assassiné par l’ordre des triumvirs ; oui ! le stupide Phocion aussi est conduit au supplice, mais glorieux de subir le sort réservé de tout temps à ceux qui servent bien leur pays. »

Carnot s’échappa du Luxembourg à l’instant même où des sbires entraient dans sa chambre pour l’arrêter. Une famille d’artisans bourguignons le recueillit et le cacha. Ceux dont la vie est une série non interrompue de privations savent toujours compatir au malheur. Notre confrère se réfugia ensuite chez M. Oudot, grand partisan du coup d’État du 18 fructidor, et où, dès lors, personne ne se serait avisé de chercher le directeur proscrit. Carnot n’avait pas encore quitté Paris lorsqu’on le raya de la liste des membres de cet Institut national à la création duquel il avait tant contribué.

Des lois rendues les 19 et 20 fructidor an v déclaraient vacantes toutes les places occupées par les citoyens que le coup d’État du 18 avait frappés. Le ministre de l’intérieur, Letourneux, écrivit donc à l’Institut pour lui enjoindre de procéder au remplacement de Carnot. Les trois classes concouraient alors à la nomination des membres de chacune d’elles. Cent quatre votants prirent part au scrutin ; l’urne ne reçut aucun billet blanc !

Je sais, Messieurs, à quel point, en temps de révolution, les esprits les plus droits, les plus fermes, subissent l’influence de l’opinion publique ; je sais qu’a la distance qui nous sépare du 18 fructidor, personne ne peut se croire le droit de jeter le moindre blâme sur la condescendance que montra l’Institut pour les ordres ministériels ; toutefois, j’exprimerai ici franchement le regret que d’impérieuses circonstances n’aient pas permis à nos honorables devanciers de tracer, dès l’ère fructidorienne, une ligne de démarcation tranchée entre l’homme politique et l’homme d’étude. Sous la Régence, dans l’affaire de l’abbé de Saint-Pierre, Fontenelle avait déjà, par une boule courageuse, protesté contre cette prétention de tous les pouvoirs, de confondre ce que l’intérêt des sciences, des lettres, des arts, commande de tenir éternellement séparé. Si en l’an v de la République cinquante-trois votants avaient eu la hardiesse d’imiter Fontenelle, l’Institut n’eût pas subi, sous la Restauration, des mutilations cruelles ; privés de l’appui que leur donnaient de fâcheux précédents, plusieurs ministres n’auraient certainement pas eu l’inqualifiable pensée de créer à Paris une Académie des sciences sans Monge, une Académie des beaux-arts sans David !

Vous êtes étonnés, sans doute, que je n’aie pas encore fait connaître le nom du personnage qui succéda à Carnot dans la première classe de l’Institut ; eh ! Messieurs, c’est que j’ai reculé, tant que je l’ai pu, devant un devoir pénible. Quand il procédait au remplacement d’un de ses fondateurs, d’un de ses membres les plus illustres, l’Institut obéissait, du moins, à une loi formelle rendue par les pouvoirs de l’État ; mais est-il, je vous le demande, aucune considération au monde qui doive faire accepter la dépouille académique d’un savant victime de la rage des partis, et cela surtout lorsqu’on se nomme le général Bonaparte ? Comme vous tous, Messieurs, je me suis souvent abandonné à un juste sentiment d’orgueil en voyant les admirables proclamations de l’armée d’Orient signées : le membre de l’Institut, général en chef ; mais un serrement de cœur suivait ce premier mouvement, lorsqu’il me revenait à la pensée que le membre de l’Institut se parait d’un titre qui avait été enlevé à son premier protecteur et à son ami.

Je n’ai jamais cru, Messieurs, qu’il fût utile de créer, aux dépens de la vérité, des êtres d’une perfection idéale ; et voilà pourquoi, malgré quelques bienveillants conseils, j’ai persisté à divulguer ce que vous venez d’entendre sur la nomination du général Bonaparte à l’Institut. Au reste, dans votre bouche, me disait un napoléoniste quand même, l’anecdote est sans gravité : tout le monde ne sait-il pas que les astronomes cherchent des taches dans le soleil ! Ainsi, Messieurs, ma position m’aura donné le privilége de dire la vérité sans blesser personne, ce qui, par parenthèse, est infiniment rare !

Je regrette de n’avoir pu découvrir le nom du généreux citoyen qui arracha Carnot à sa retraite et le conduisit heureusement dans sa chaise de poste jusqu’à Genève.

Arrivé dans cette ville, Carnot se logea chez un blanchisseur, sous le nom de Jacob. La prudence lui commandait une retraite absolue ; le désir d’avoir des nouvelles certaines de sa chère patrie l’emporta ; il sortit, fut reconnu dans la rue par des espions du Directoire, qui s’attachèrent à ses pas, découvrirent sa demeure, et la firent immédiatement surveiller. Des agents français, accrédités auprès de la république de Genève, poussèrent hautement le cri d’extradition, et portèrent même officiellement cette demande au gouvernement genevois. Le magistrat aux mains duquel tomba d’abord la pièce diplomatique était, heureusement, un homme de cœur et de conscience, qui sentit toute l’étendue de la flétrissure qu’on voulait infliger à son pays. Ce magistrat s’appelait M. Didier. À cette place, Messieurs, ce serait un crime de ne pas citer un nom honorablement connu dans les lettres, quand il se rattache à une belle action. M. Didier écrivit à Carnot ; il l’avertissait du danger qu’il courait, le suppliait de quitter sur-le-champ sa demeure, et lui indiquait le point du lac où l’attendait un batelier, qui le transporterait à Nyon. Il était déjà bien tard ; les sbires du Directoire guettaient leur proie. Notre confrère va droit à son hôte, et, sans autre préambule, lui demande excuse de s’être introduit dans sa maison sous un nom supposé. « Je suis, ajoute-t-il, un proscrit, je suis Carnot ; on va m’arrêter ; mon sort est dans vos mains : voulez-vous me sauver ? — Sans aucun doute, » répond l’honnête blanchisseur ; aussitôt il affuble Carnot d’une blouse, d’un bonnet de coton, d’une hotte ; il dépose sur sa tête un large paquet de linge sale, qui, en fléchissant, tombe jusqu’aux épaules du prétendu Jacob, et couvre sa figure. C’est à la faveur d’un pareil déguisement que l’homme à qui naguère il suffisait de quelques lignes pour ébranler ou arrêter dans leur marche des armées commandées par les Marceau, les Hoche, les Moreau, les Bonaparte ; pour répandre l’espérance ou la crainte à Naples, à Rome, à Vienne ; c’est, triste retour des choses d’ici-bas, c’est comme garçon de service d’une buanderie qu’il gagne, sain et sauf, le petit batelet qui doit le faire échapper à la déportation. Sur le batelet, une nouvelle et bien étrange émotion attendait Carnot. Dans le batelier aposté par M. Didier, il reconnaît ce même Pichegru dont les coupables intrigues avaient rendu le 18 fructidor peut-être inévitable. Pendant toute la traversée du lac, pas une seule parole ne fut échangée entre les deux proscrits. Le temps, le lieu, les circonstances, semblaient en effet peu propres à des débats politiques, à des récriminations ! Carnot, au reste, eut bientôt à se féliciter de sa réserve : à Nyon, la lecture des journaux français lui apprit qu’il avait été trompé par une ressemblance fortuite ; que son compagnon de voyage, loin d’être un général, n’avait jamais fait manœuvrer que sa frêle embarcation, et que Pichegru, arrêté par Augereau, attendait la déportation dans une des prisons de Paris. Carnot était encore à Nyon lorsque Bonaparte, venant d’Italie, traversa cette petite ville en se rendant à Rastadt. Comme tous les autres habitants, il illumina ses fenêtres pour rendre hommage au général.

Si le cadre que je me suis tracé m’amenait plus tard à parler de la rare et sincère modestie de Carnot, on ne m’opposerait pas, j’espère, la petite illumination de Nyon. Quand il plaçait deux chandelles sur sa fenêtre, en l’honneur de victoires auxquelles il avait concouru par ses ordres, ou du moins par ses conseils, Carnot proscrit, Carnot sous le coup d’une menace d’extradition et d’un exil dans les déserts de la Guyane, devait assurément être agité de sentiments bien divers ; mais il n’est nullement présumable que l’orgueil figurât dans le nombre.