Celles qui sont restées/06

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Oscar Lamberty, éditeur (p. 89-100).


Le Tournant














LE TOURNANT


Elle est grande. Huit siècles de puissance lui ont modelé cette lèvre haute de reine. Elle a le regard tranquille et dur de ses ancêtres soldats, et la voix brève de ses aïeules les fières châtelaines. Sa chair, sur ses os puissants et fins roule en harmonie, comme celle des primitifs et des très vieux racés. Elle est simple comme un enfant ; elle aime ou elle hait ; elle indique d’un doigt sûr le bien et le mal ; elle fait sans se tromper les gestes d’âme et de corps de ceux qui l’ont précédée : derrière elle, les vieux semblent l’avoir enseignée… Elle est chaste et fidèle, et allaite ses enfants. Le château où elle vit lui ressemble ; rien ne rit autour de sa gravité ; une règle inflexible la courbe et courbe tout autour d’elle. Levée à l’aube, agenouillée dans l’antique chapelle, elle communie pieusement, et la journée ensuite allonge ses heures méthodiques.

Le respect qui l’entoure lui est nécessaire et naturel, comme la magnificence de ses salles, la grandeur de son parc, la prospérité de ses fermes. Malgré sa beauté, les hommes ne lui ont pas parlé d’amour ; ils n’y ont pas songé. On l’a mariée à vingt ans à un inconnu qu’elle a aimé avec obéissance et foi. Toute sa vie sans rides n’a pas eu un frisson.

Mais, la guerre venue, l’ennemi signalé sur le sol de son pays, elle a tressailli ; une flamme a jailli en elle ; son cœur s’est réveillé comme au bruit d’un tocsin ; et le frisson, enfin, l’a parcourue comme une ivresse, comme une révélation épouvantable et lumineuse ; la violence de son être ignoré l’a éblouie. Sa féminité qui la gardait prisonnière au logis brusquement lui a fait horreur. Seule holocauste permise à ses faibles bras, elle a donné ivrement à la patrie menacée son époux vieillissant et son fils encore enfant. Et elle est restée seule dans le château désert avec ses trois petits, frémissant déjà comme leur mère de révolte et de bravoure. Pour nourrir sa fièvre, elle a préparé tendrement la blanche infirmerie où ses mains pourront panser des hommes du pays, devenus chers à son cœur comme une armée de ses enfants. Car dans le passant paisible, dans le mioche boueux de l’ornière, elle sent maintenant tressaillir sa chair orgueilleuse, liée à eux, devant l’agresseur, d’un farouche lien d’amour. Tête haute, la voix soulevée d’ardeur, elle parcourt le village en alarme, excitant le courage, fouaillant âprement le paysan apeuré. L’excès de sa rage est exhilarant et communicatif. Mais elle est calme aussi, quand la rumeur abominable des troupes envahissantes se rapproche. Elle protège son petit royaume, rassure les vieilles femmes, sourit aux bébés, levant partout de belles mains apaisantes, maintenant en ordre le groupe des âmes en déroute, comme une brave bonne ramène sous elle ses petits, résignée mais sans peur. Et c’est elle qui reçoit le choc des armées, marchant au devant des chefs excités et méfiants, discutant les logements, cantonnant troupes et chevaux, son calme château envahi du vacarme botté de l’état-major et des plantons crottés. Et les hommes la regardent en silence, mâtés par son regard. Elle est le bras et le cerveau du village stupéfié. Elle semble ne plus devoir manger ni dormir, elle n’est plus une femme de chair : elle est l’épouse antique, la figure d’histoire, taillée du marbre ancien des héroïnes, petite-fille d’Andromaque, si pareille d’âme qu’elle n’est plus d’aucun siècle.

Quand les blessés ennemis ont envahi les couchettes improvisées, elle a revêtu la blouse, prêtant au chirurgien le secours de ses doigts capables et calmes. Et sa présence fait régner dans la salle pâle un silence qui oppresse les hommes : la majesté hautaine du devoir détesté et de la douleur sacrée.

À la méfiance du fiévreux qui inspecte sa potion, et, terrifié, suit de l’œil les gestes de l’ennemie, elle oppose le regard indigné et froid de ses yeux, pesants comme un châtiment :

— Que craignez-vous ? Je suis une femme belge. Et vous êtes des blessés.

Elle enferme dans ce mot de patrie tout ce qu’il y a de juste et de divin dans le monde. Le soir seulement, elle dépose sa blouse, oint ses mains durcies par le sublimé, coiffe ses beaux cheveux ; et les soldats en la voyant passer, prennent d’instinct le port d’armes, devant la royauté de cette vaincue plus grande qu’eux.

Le petit village étend à ses pieds son unique rue grasse de fumier, et l’église accroupit son bloc tranquille de pierre au bas du beau chemin à pic, luisant et pâle, coupant le tournant brusque de son mur gris qui s’estompe dans le soir. C’est ce mur et ce tournant tragiques qui ont failli lui tuer son mari l’an dernier, dans un rapide et fou départ d’auto. Elle se souvient du grincement brusque de la machine lancée dérapant sur le macadam blanc, et le choc, qui lui tirait comme un coup de pistolet dans le cœur, pendant qu’elle restait là, ses enfants autour d’elle, à lui crier adieu. Et presqu’aussitôt, il lui revenait, miraculeusement indemne, plaisantant pour cacher son dépit, tandis qu’elle accourait à lui :

— François ! Sûrement, le bon Dieu t’a protégé !

Oui, Il n’avait pas voulu le prendre, là, au bout de cette cabriole sans gloire, Il se le réservait peut-être, pour l’accueillir au ciel avec la phalange des héros… Et voilà que surgit dans la douceur du soir, la figure transfigurée de son mari, couronnée de rayons…

Elle frémit, elle joint ses mains ardentes, elle prie ; l’excès de sa haine aussi est grand comme une prière… Le grondement lointain du canon l’accompagne d’une sourdine de cantique, et dans ce sourd tumulte, elle sait reconnaître le fier canon belge, tonnant en majeur, pour le droit et pour la justice. Mais quand la terre tremble, violée dans sa tranquillité auguste, son cœur tremble avec elle, comme un cœur de fille dont on torture la mère ; elle se penche pour la caresser, baiser son sol outragé, avec des mots profonds et bas, des plaintes de douleur et de tendresse.

C’est l’heure divine et calme où la terre semble toute enveloppée de ciel. Le couchant demeure dans ses voiles d’ombre comme une palpitation d’amour. Elle regarde ce ciel, dont la splendeur d’infini l’inonde ; elle en entend le balbutiement profond, et le traduit par un cri de ferveur :

— Mon ciel belge !

L’immensité, pour elle, est réduite à ce radieux atome…

Et voilà que brusquement, dans une clameur de course, passe près d’elle, arrachant l’air et fouettant les feuilles, une grise auto de guerre au puissant moteur, hérissée au volant de deux silhouettes raides, évocation rapide de la fièvre du front proche.

Elle s’écarte, aveuglée de poussière, l’amer murmure d’une révolte aux dents ; mais la machine, moteur ronflant, s’est arrêtée au carrefour pâle des routes ; une voix épelle l’écriteau obscurci, tâtonnante, et soudain, forte et teutonne, l’interpelle dans le tonnerre du moteur faisant machine arrière. Les phares sont allumés, un carré éclatant se dessine autour d’elle et l’éblouit. Et l’homme au volant, pressé, brutal, se penche, gesticulant :

— La route de la ville ! Par ici ? Par là ?

Le grossier gant, dans l’ombre, indique le ruban vierge des routes perdues dans la nuit comme deux membres blancs. Et à côté de l’homme, une autre figure, sous la casquette plate, la regarde fixement, de ses yeux durs qui entrent comme deux épées dans ses prunelles de femme solitaire.

Aussitôt, une image étroite et claire s’évoque : le brusque tournant, le mur de pierre, le dérapage grinçant de l’auto rouge, naguère… Le bon chemin s’étend à droite ; l’autre, à gauche : un casse-cou sûr dans cette obscurité… Elle dit, très haut :

— À gauche ! Et tout droit !

La machine hurlante s’élance sur la pente traîtresse du chemin assassin.

Elle reste très calme, les mains croisées, et écoute. Elle n’a ni pitié ni peur. Elle est à la guerre. C’est son premier combat. Les armes sont égales : s’ils vivent, c’est pour elle la fusillade au mur, la balle au cœur, comme un soldat ; sinon, elle a offert au sol adoré deux cadavres ennemis…

Et soudain l’effroyable détonation retentit, semblant briser la pierre ; et le gargouillement profond d’un moteur mourant. Pas un cri. Comme un bâillon, la nuit complice retombe, étouffante et muette.

Elle attend, elle écoute se prolonger le silence, écrasant d’un effort suprême de volonté son cœur tremblant de femme, et ses nerfs qui s’émeuvent. Un instant, la pensée de ses petits, effarés, criant son nom, la font défaillir, les paupières battantes ; puis, lentement, sans curiosité, elle s’en retourne vers le château. Régulier, son pas frappe doucement la nuit. Son haleine seule, un peu précipitée, l’oppresse : elle a honte de l’émotion animale de son être physique. Pas un doute ne l’effleure ; elle est fière, et très calme. Un instant, elle s’arrête, baissée, sur la route qu’éclaire une tendre lune, pour sauver des pas meurtriers une chenille de velours, égarée et infime…

Attirés par le bruit, des hommes la croisent en courant, la questionnent au passage. Elle passe, la tête haute, car jamais elle ne répond à l’ennemi, dédaigneuse de sa présence qui la côtoie.

Sur le perron éclairé, majestueux, flanqué des orangers en dôme, elle s’arrête, attendant ; sous son manteau blanc qu’elle drape d’une main élégante, elle semble une châtelaine paisible accueillant des invités.

Bientôt une procession l’atteint, les pas lourds, portant sur des panneaux deux corps recouverts.

Elle s’avance, tranquille, prête au service.

— Faut-il préparer des lits ?

Un sous-officier répond, par gestes :

— Accident. Un mort. L’autre vit.

Il découvre un corps. Dans la lumière des grandes lanternes de bronze, le visage apparaît, tout bleu, la bouche contractée par un râle effroyable. Et deux yeux durs restent ouverts et fixes, pleurant du sang.

Elle regarde ce masque de douleur avec un geste doux d’apitoiement professionnel. De la main, un homme indique l’autre forme, immobile sous le manteau : celui-là, une bouillie ; la cervelle éclatée ; pas beau à voir…

La procession se remet en marche, lourdement, à travers les mosaïques et les marbres des vestibules.

Elle aide pieusement à étendre le blessé, assiste le chirurgien qui le visite en secouant la tête. La fraîche infirmerie est muette sous le grand râle solennel.

— Commotion au cœur. C’est fini.

Alors, elle reste penchée sur l’homme qui n’est plus un ennemi, qui n’est plus qu’un mourant, tenant le tampon d’éther aux narines pincées, essuyant la sueur qui coule du front pâle. Et elle trouve de doux mots allemands pour bercer son agonie.

Quand le râle cesse, elle ferme seulement d’un doigt expert les deux yeux durs qui la regardent toujours. Les paupières en sont soyeuses comme celles de son enfant soldat, là-bas…

Un beau gars, un peu muscadin, mort pour la patrie, offert par sa mère, sans doute, comme elle offre son garçon…

Elle s’était offerte aussi : la patrie l’a gardée.

Et elle reste à genoux, les yeux calmes et le cœur tranquille, à veiller les cadavres, dans le grand silence d’amour de la nuit d’été.