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Chansons posthumes de Pierre-Jean de Béranger/Le Jongleur

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LE JONGLEUR


Air : Soir et matin sur la fougère.


Les démons sont fous de musique.
Un obscur jongleur fut doté
Par eux, jadis, d’un luth magique
Qui rendait et joie et santé.
Grâce à de folles mélodies,
Notre homme alors vit ses refrains
Chasser ennuis et maladies,
Peines du pauvre et noirs chagrins.


Avant ce don, bien peu d’oreilles
S’éprenaient à l’ouïr chanter ;
Mais, le luth ayant fait merveilles,
Chacun chez soi veut le fêter.
— L’ami, quoique vilain de race,
Viens avec nous. — Non, viens chez moi.
À mon foyer le pauvre a place ;
Viens chanter un festin de roi.

Notre jongleur a l’âme bonne.
Visitant châteaux et palais,
À plus d’un prince il fait l’aumône
De joyeux airs, de gais couplets.
Aux gens qu’épuise le servage
Il court rendre aussi la gaieté.
La gaieté leur rend le courage
Qui fait rêver de liberté.

Martyr d’une goutte obstinée,
À lui qu’un prélat ait recours ;
Qu’une fillette abandonnée
Pleure sur d’inconstants amours ;
Armé du luth, près d’eux il vole,
Heureux de voir en peu d’instants
Malade et vierge qu’il console
Sourire au retour du printemps.

Aussi, qu’il passe, on se le montre ;
Partout vieillards, filles, garçons,
Disent : — On bénit sa rencontre
Quand son luth éclate en chansons.
Que de bonheur il en retire
Si tant d’échos, émus cent fois,
Vont à l’oreille lui redire
Les chants que leur souffle sa voix !

Mais, sur son grabat, quels fantômes
Chaque jour troublent ses esprits !
Il ressent là tous les symptômes
Des maux que son luth a guéris.
Ennuis, chagrins, fièvres, misère,
Se vengent du roi des jongleurs.
L’amour s’y joint, amour sincère
Qui ne l’a nourri que de pleurs.

Il recourt à son luth sonore.
Sous ses doigts il se brise, hélas !
Une des cordes vibre encore :
— De ma mort, dit-il, c’est le glas.
Avant l’âge enfin il succombe,
De son art même fatigué ;
Et l’on grave en or sur sa tombe :
« Des mortels ci-gît le plus gai. »