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Chronique d’antan

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C. Marpon et E. Flammarion (p. 153-162).

CHRONIQUE D’ANTAN


I

Au temps où le roi Louis le onzième, de dévote mémoire, n’ayant, au contraire du galant François Ier à Pavie, perdu à Péronne que l’honneur, se faisait le champion de son peuple contre la noblesse, celle-ci n’avait, elle, pour se consoler des royales vexations, que le vin et les ribaudes. Aussi jamais vie plus joyeuse ne fut menée dans les châteaux que sous son règne, lequel fut le plus merveilleux du monde pour les tonneliers et pour les filles folles de leurs corps, comme on disait en ce temps-là. Ces demoiselles éhontées hantaient dru les demeures seigneuriales et y faisaient grande dépense que les pauvres diables de serfs finissaient toujours par payer, ce qui ne les empêchait pas d’être enchantés du gouvernement. Car ceux qui disent que le peuple de France est malaisé à conduire mentent impudemment, et il n’en est pas de plus aisé à duper par de belles paroles, comme nous l’avons vu souvent depuis. À courir ainsi les riches domaines en amoureuse compagnie, Isabeau, dite la Maudorée, pour ce qu’elle avait toujours, par des poudres colorantes et autres engins de coquetterie, si ingénieusement altéré la vraie nuance de ses cheveux que personne ne la connaissait, avait acquis un bien considérable ; car elle était aussi prudente qu’aimable et ressemblait plutôt à la fourmi qui entasse des provisions pour l’hiver qu’à la cigale qui se donne tout entière, et sans souci des mauvais jours, aux printanières chansons. Or si l’hiver n’était pas encore venu pour Isabeau, l’automne, tout au moins, ne gardait à sa beauté que de pâles soleils auxquels les galants ne se venaient plus guère chauffer. Mais elle prenait son parti de leur peu d’empressement, en se disant qu’elle les avait dupés assez longtemps pour avoir le droit de rire de leur indifférence. Et tout en pensant cela, elle prenait un plaisir extrême à compter les sacs pleins d’argent qu’elle avait amassés, et aussi les innombrables bijoux que lui avait prodigués la bêtise de ses contemporains.

II

– Que me manque-t-il pour être heureuse ? pensait-elle encore. À force de chercher, elle en vint à s’imaginer que l’honorable préjugé qui s’attache au saint état de mariage pouvait seul lui compléter un destin digne d’envie. Elle n’eut pas plus tôt, d’ailleurs, formulé ce desideratum qu’une nuée de godelureaux les mieux apparentés du monde s’abattit autour de sa cassette avec un tonnerre de roucoulements amoureux. Maint seigneur qu’avait ruiné la rapacité royale, et de ceux-là mêmes dont elle avait aussi malmené la fortune, se fût estimé fort heureux de rattraper le tout en se mésalliant. Des fils de maisons princières vinrent faire leur cour. Mais Isabeau se dit qu’elle avait assez tâté de la noblesse et qu’il était temps d’imiter son souverain en donnant des marques de sympathie à la classe roturière d’où elle-même était sortie. Un pauvre archer qu’elle avait rencontré dans ses voyages interdomaniaux lui parut absolument son fait. Il n’était pas absolument beau, mais il était jeune ; il n’était pas précisément instruit comme un duc, mais il avait la gaieté des moineaux francs, au moins dans la causerie. Et c’est ainsi que l’archer Bignolet, qui n’avait pas un sou vaillant, se vit un beau matin, et après une pompeuse cérémonie, le légitime époux d’une « fort belle et honneste damoiselle » ayant gagné (mais non pas, comme le laboureur d’Holbein « à la sueur de son visage »), de quoi humilier bien des vertus. Car, s’il est vrai que de bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée, il faut convenir qu’on ne s’en aperçoit guère ici bas.

III

Aussitôt bénis par le prêtre, les nouveaux épousés résolurent d’aller passer un mois dans ce beau pays de Touraine, lequel demeure, quoi qu’on en puisse dire, le vrai jardin de la France. Mais les chemins de fer n’étaient pas inventés encore et ils durent se contenter d’un carrosse, mal suspendu d’ailleurs, pour effectuer ce long voyage. En y montant, je ne vous célerai pas qu’Isabeau redoutait les impatiences juvéniles de Bignolet qui n’avait pas encore touché ses arrhes conjugales. Mais, contre son attente, Bignolet fut le plus raisonnable du monde et se contenta de sommeiller doucement jusqu’à la première ville où ils firent halte. – « Je le savais bien, pensa-t-elle, que, malgré sa modeste origine, c’était un homme bien élevé. Un de ces malotrus de seigneurs que j’ai connus m’eût certainement violée dans ce coche ! » L’auberge où ils descendirent était la meilleure de la cité, mais les lits y étaient fort étroits. – « Qu’on nous en donne deux ! » dit Bignolet et il les choisit dans les deux chambres les plus éloignées de la maison. – « C’est vraiment trop de délicatesse à lui, pensa Isabeau, de ne me point vouloir fatiguer davantage, après une journée d’infernaux cahotements, et c’est pour être plus sûr de maîtriser sa passion que le pauvre enfant s’en va au bout du monde ! Allez donc demander à la noblesse de ces attentions-là ! » Et elle s’endormit enchantée d’avoir mis la main sur un pareil trésor. Cette admirable tenue du jeune archer ne se démentit pas un seul instant durant les quinze haltes qu’ils firent les nuits suivantes et qu’il passa chastement dans la couche la plus lointaine de celle de sa bien-aimée. Bien que toujours enthousiasmée de cette respectueuse décence, Isabeau, dont l’automne était encore traversée de fugitives chaleurs, commençait à souhaiter ardemment d’arriver dans l’élégante maison qu’elle avait fait préparer à Chinon pour les recevoir. Enfin les toits pointus de Chinon apparurent aux yeux des voyageurs, dans un nuage poudreux, au tournant de la route.

IV

Une immense chambre gothique, – un beau lit de bois sculpté si large que six dormeurs de front y seraient à l’aise ; une lampe pendue à la poutre transversale richement coloriée et baignant la pièce d’une discrète et voluptueuse lumière ; au dehors, visible à travers les vitraux qu’elle argente, la lune étendant une nappe blanche sur le paysage comme pour l’invisible souper des esprits. Isabeau a revêtu sa plus galante toilette, j’entends celle qui lui pèse le moins aux épaules et dont ses bijoux composent la plus grande partie. Elle attend fiévreuse. Elle attend le bien-aimé. Car voilà deux semaines passées qu’elle a droit aux légitimes gaietés du mariage, et n’en a pas encore reçu le plus petit mot pour rire. Je veux bien que monsieur se prépare solennellement à une entrevue aussi solennelle, mais les convenances ont un terme et il est minuit ! Isabeau s’impatiente et appelle Guillemette, sa servante fidèle. « Allez dire à mon noble époux qu’il peut venir. » Guillemette revient et avoue à sa maîtresse stupéfaite que le noble époux dormait à poings fermés dans un autre coin de la maison et l’avait très malhonnêtement reçue. – « Par Notre-Dame d’Embrun ! (Isabeau savait les jurons à la mode), nous allons bien voir ! » Et furieuse, ayant ajouté un bougeoir allumé à son nocturne accoutrement, la Maudorée, précédée de Guillemette, se précipita dans la chambre où Bignolet ronflait cyniquement.

– Que veux dire cela, monsieur mon époux ? lui dit-elle les dents serrées par la colère et en le secouant comme un panier de noix.

– Quoi donc, mon amour ? répondit onctueusement le jeune archer.

– Seriez-vous donc dans le cas où se mit le pieux Origène pour mieux fuir la tentation ?

Bignolet protesta par un immense éclat de rire.

– Seriez-vous atteint, d’aventure, de quelque malhonnête indisposition qui rendit déplaisante votre compagnie ?

Bignolet hocha la tête d’un air de satisfaction.

– Eh bien, alors, pourquoi me laissez-vous seule ?

– C’est, répondit Bignolet le plus naturellement du monde, que j’ai peur la nuit, des personnes plus âgées que moi.

Et il se retourna pour reprendre son sommeil.

V

Isabeau exaspérée rédigea immédiatement une supplique au saint Père, lequel, dans seize cas récemment énumérés par M. Naquet, avait plein pouvoir pour déclarer nuls et de nul effet les mariages contractés dans les formes en apparence les plus parfaites. Après trois ans de démarches qui lui mangèrent une bonne partie de son avoir, elle obtint un jugement qui confirmait la validité de son hyménée et la déclarait à jamais la légitime épouse de l’honorable Bignolet. Comme elle en exprimait son indignation à son confesseur, celui-ci, qui était un homme de grand sens, lui tint à fort peu près ce langage : « Si le mariage comporte, pour celles qui l’abordent, innocentes et au sortir de la maison paternelle, des surprises qu’il faut plaindre et même conjurer, il n’en est point de même pour les personnes à qui ni les circonstances ni leur vertu n’ont interdit l’essai loyal du mari qu’elles allaient prendre. Quand celles-ci ont fait la sottise d’oublier, à ce point, les ressources de leur expérience et de tirer un si piètre parti d’une longue vie d’observations, ce qu’elles ont de mieux à faire est de se taire et de ne point faire rire à leurs dépens par-dessus le marché, en allant conter leur aventure à Rome, voire à Pontoise seulement. » Ainsi parla à Isabeau son confesseur et j’estime que le conseil qu’il lui donna en ces termes était le meilleur du monde. Mais il s’agit d’une histoire bien vieille, en vérité !