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Clair de lune (recueil, 1905)/Le Père

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Clair de luneParis P. Ollendorff15 (p. 229-242).
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LE PÈRE

LE PÈRE


Jean de Valnoix est un ami que je vais voir de temps en temps. Il habite un petit manoir, au bord d’une rivière, dans un bois. Il s’était retiré là après avoir vécu à Paris, une vie de fou, pendant quinze ans. Tout à coup il en eut assez des plaisirs, des soupers, des hommes, des femmes, des cartes, de tout, et il vint habiter ce domaine où il était né.

Nous sommes deux ou trois qui allons passer, de temps en temps, quinze jours ou trois semaines avec lui. Il est certes enchanté de nous revoir quand nous arrivons, et ravi de se retrouver seul quand nous partons.

Donc j'allai chez lui, la semaine dernière, et il me reçut à bras ouverts. Nous passions les heures tantôt ensemble, tantôt isolément. En général, il lit, et je travaille pendant le jour ; et chaque soir nous causons jusqu'à minuit.

Donc, mardi dernier, après une journée étouffante, nous étions assis tous les deux, vers neuf heures du soir, à regarder couler l'eau de la rivière, contre nos pieds : et nous échangions des idées très vagues sur les étoiles qui se baignaient dans le courant et semblaient nager devant nous. Nous échangions des idées très vagues, très confuses, très courtes, car nos esprits sont très bornés, très faibles, très impuissants. Moi je m'attendrissais sur le soleil qui meurt dans la Grande Ourse. On ne le voit plus que par les nuits claires, tant il pâlit. Quand le ciel est un peu brumeux, il disparaît, cet agonisant. Nous songions aux êtres qui peuplent ces mondes, à leurs formes inimaginables, à leurs facultés insoupçonnables, à leurs organes inconnus, aux animaux, aux plantes, à toutes les espèces, à tous les règnes, à toutes les essences, à toutes les matières, que le rêve de l’homme ne peut même effleurer.

Tout à coup une voix cria dans le lointain :

— Monsieur, monsieur !

Jean répondit :

— Ici, Baptiste.

Et quand le domestique nous eut trouvés, il annonça :

— C’est la bohémienne de Monsieur.

Mon ami se mit à rire, d’un rire fou bien rare chez lui, puis il demanda :

— Nous sommes donc au 19 juillet ?

— Mais oui, Monsieur

— Très bien. Dites-lui de m’attendre. Faites-la souper. Je rentrerai dans dix minutes.

Quand l’homme eut disparu, mon ami me prit le bras.

— Allons doucement, dit-il, je vais te conter cette histoire.

Il y a maintenant sept ans, c’était l’année de mon arrivée ici, je sortis un soir pour faire un tour dans la forêt. Il faisait beau comme aujourd’hui ; et j’allais à petits pas sous les grands arbres, contemplant les étoiles à travers les feuilles, respirant et buvant à pleine poitrine le frais repos de la nuit et du bois.

Je venais de quitter Paris pour toujours. J’étais las, las, écœuré plus que je ne saurais dire par toutes les bêtises, toutes les bassesses, toutes les saletés que j’avais vues et auxquelles j’avais participé pendant quinze ans.

J’allai loin, très loin, dans ce bois profond, en suivant un chemin creux qui conduit au village de Crouzille, à quinze kilomètres d’ici.

Tout à coup mon chien, Bock, un grand Saint-Germain qui ne me quittait jamais, s’arrêta net et se mit à grogner. Je crus à la présence d’un renard, d’un loup ou d’un sanglier ; et j’avançai doucement, sur la pointe des pieds, afin de ne pas faire de bruit ; mais soudain j’entendis des cris, des cris humains, plaintifs, étouffés, déchirants.

Certes, on assassinait quelqu’un dans un taillis, et je me mis à courir, serrant dans ma main droite une lourde canne de chêne, une vraie massue.

J’approchais des gémissements qui me parvenaient maintenant plus distincts, mais étrangement sourds. On eût dit qu’ils sortaient d’une maison, d’une hutte de charbonnier peut-être. Bock, trois pas devant moi, courait, s’arrêtait, repartait, très excité, grondant toujours. Soudain un autre chien, un gros chien noir, aux yeux de feu, nous barra la route. Je voyais très bien ses crocs blancs qui semblaient luire dans sa gueule.

Je courus sur lui la canne levée, mais déjà Bock avait sauté dessus et les deux bêtes se roulaient par terre, les gueules refermées sur les gorges. Je passai et je faillis heurter un cheval couché dans le chemin. Comme je m’arrêtais, fort surpris, pour examiner l’animal, j’aperçus devant moi une voiture, ou plutôt une maison roulante, une de ces maisons de saltimbanques et de marchands forains qui vont dans nos campagnes de foire en foire.

Les cris sortaient de là, affreux, continus. Comme la porte donnait de l’autre côté, je fis le tour de cette guimbarde et je montai brusquement sur les trois marches de bois, prêt à tomber sur le malfaiteur.

Ce que je vis me parut si étrange que je ne compris rien d’abord. Un homme à genoux, semblait prier, tandis que dans le lit que contenait cette boîte, quelque chose d’impossible à reconnaître, un être à moitié nu, contourné, tordu, dont je ne voyais pas la figure, remuait, s’agitait et hurlait.

C’était une femme en mal d’enfant.

Dès que j’eus compris le genre d’accident provoquant ces plaintes, je fis connaître ma présence, et l’homme, une sorte de Marseillais affolé, me supplia de le sauver, de la sauver, me promettant avec des paroles innombrables une reconnaissance invraisemblable. Je n’avais jamais vu d’accouchement, jamais secouru un être femelle, femme, chienne ou chatte, en cette circonstance, et je le déclarai ingénument en regardant avec stupeur ce qui criait si fort dans le lit.

Puis quand j’eus repris mon sang-froid, je demandai à l’homme atterré pourquoi il n’allait pas jusqu’au prochain village. Son cheval tombant dans une ornière avait dû se casser la jambe et ne pouvait plus se lever.

— Eh bien ! mon brave, lui dis-je, nous sommes deux, à présent, nous allons traîner votre femme jusque chez moi.

Mais les hurlements des chiens nous forcèrent à sortir, et il fallut les séparer à coups de bâton, au risque de les tuer. Puis, j’eus l’idée de les atteler avec nous, l’un à droite, l’autre à gauche dans nos jambes, pour nous aider. En dix minutes tout fut prêt, et la voiture se mit en route lentement, secouant aux cahots des ornières profondes la pauvre femme au flanc déchiré.

Quelle route, mon cher ! Nous allions haletant, râlant, en sueur, glissant et tombant parfois, tandis que nos pauvres chiens soufflaient comme des forges dans nos jambes.

Il fallut trois heures pour atteindre le château. Quand nous arrivâmes devant la porte, les cris avaient cessé dans la voiture. La mère et l’enfant se portaient bien.

On les coucha dans un bon lit, puis je fis atteler pour chercher un médecin, tandis que le Marseillais, rassuré, consolé, triomphant, mangeait à étouffer, et se grisait à mort pour célébrer cette heureuse naissance.

C’était une fille.

Je gardai ces gens-là huit jours chez moi. La mère, Mlle Elmire, était une somnambule extra-lucide qui me promit une vie interminable et des félicités sans nombre.


L’année suivante, jour pour jour, vers la tombée de la nuit, le domestique qui m’appela tout à l’heure vint me trouver dans le fumoir après dîner, et me dit : « C’est la bohémienne de l’an dernier qui vient remercier Monsieur. »

J’ordonnai de la faire entrer et je demeurai stupéfait en apercevant à côté d’elle un grand garçon, gros et blond, un homme du Nord qui, m’ayant salué, prit la parole, comme chef de la communauté. Il avait appris ma bonté pour Mlle Elmire, et il n’avait pas voulu laisser passer cet anniversaire sans m’apporter leurs remerciements et le témoignage de leur reconnaissance.

Je leur offris à souper à la cuisine et l’hospitalité pour la nuit. Ils partirent le lendemain.

Or, la pauvre femme revient tous les ans, à la même date avec l’enfant, une superbe fillette, et un nouveau… seigneur chaque fois. Un seul, un Auvergnat qui me « remerchia » bien, reparut deux ans de suite. La petite fille les appelle tous papa, comme on dit « monsieur » chez nous.


Nous arrivions au château et nous aperçûmes vaguement, debout devant le perron, trois ombres qui nous attendaient.

La plus haute fit quatre pas, et avec un grand salut :

— Monsieur le comte, nous sommes venus ce jour, savez-vous, vous témoigner de notre reconnaissance…

C’était un Belge !

Après lui, la plus petite parla, avec cette voix apprêtée et factice des enfants qui récitent un compliment.

Moi, jouant l’innocent, je pris à part Mme Elmire et, après quelques propos, je lui demandai :

— C’est le père de votre enfant ?

— Oh ! non, Monsieur.

— Et le père, il est mort.

— Oh ! non, Monsieur. Nous nous voyons encore quelquefois. Il est gendarme.

— Ah ! bah ! Alors ce n’était pas le Marseillais, le premier, celui de l’accouchement ?

— Oh ! non, Monsieur. Celui-là, c’était une crapule qui m’a volé mes économies.


— Et le gendarme, le vrai père, connaît-il son enfant ?

— Oh ! oui, Monsieur, et même il l’aime bien ; mais il ne peut pas s’en occuper parce qu’il en a d’autres, avec sa femme.