Aller au contenu

Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf

La bibliothèque libre.


Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf.
attribué à Charles Coypeau d’Assoucy



Combat de Cyrano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf.
À Paris, chez Maurice Rebuffe le jeune, imprimeur-libraire, rue Dauphine, au Grand Jurisconsulte. 1704.
Avec permission1.
In-8º.

Epitre à Cirano de Bergerac.

Sur tout animal qui respire,
Le ris est propre à l’homme ; il n’appartient qu’à luy :
Donc on ne peut luy deffendre de rire,
Et moins encor de faire rire autruy.
Un auteur est maître aujourd’huy
De nous parler en Heraclite ;
Moi, qui ne connois point la tristesse et l’ennuy,
Je pretens m’eriger en petit Democrite.
Pour mon seul divertissement,
Et sans craindre aucune censure,
Je veux, cher Bergerac, conter fidellement
Ta facetieuse avanture ;
Mais, pour le faire plaisamment,
Infuse-moy dans ce moment
Quatre onces d’esprit vif, cinq dragmes de manie,
Dix grains de folatre genie,
Et tu vas voir, feu Bergerac,
Que mon affaire est dans le sac.
Ma foy, je sens dejà que ton esprit m’inspire,
Je sens qu’il me force de dire
Ce que de ton vivant tu souhaitois ecrire.
Sans ta mort, dont je suis faché,
Tu nous aurois peint Brioché,
Son singe, ses marionnettes,
Et chanté là-dessus cent plaisantes sornettes ;
Mais, puisque ton esprit s’est infusé chez moy,
L’ouvrage que je donne est moins à moy qu’à toy.

Combat de Cirano de Bergerac avec le singe de Brioché, au bout du Pont-Neuf.

Un jour Phebus, plus guay qu’à l’ordinaire, avoit quitté de grand matin le lit de Thetis, sa belle hôtesse, pour dorer la terre de ses rayons ; il s’etoit même donné les airs de montrer sa tresse blonde pendant douze heures, lorsqu’un auteur, qui se vantoit de tirer son origine des Mages, representa une tragi-comedie au bout du pont2 où le cheval de bronze accompagne de loin la Samaritaine. Ce fut là que ce brave champion extermina le presqu’homme des marionnettes.

Tout ce beau preambule signifie qu’en un charmant jour d’esté, sur les quatre heures du soir, Cirano de Bergerac tua le singe de Brioché au bout du Pont-Neuf.

Que ne parlois-tu d’abord naturellement ? dira quelqu’un.

Doucement, Monsieur le critique. Souviens-toy que j’entre dans l’esprit de celuy dont je decris l’avanture, et que la metaphore, l’allegorie, l’hyperbole et le reste, sont gens dont je ne me puis passer aujourd’huy.

J’ay dit que Bergerac se vantoit de tirer son origine des Mages : lecteur, peut-être seras-tu bien aise de sçavoir l’ethimologie comique du terme Cirano.

Bergerac soutenoit, en plaisantant, que mage et roy etoient jadis unum et idem, qu’on appelloit un roy cir, en françois sire, et, comme ce mage, ce roy, ce cir, pour faire ses enchantemens, se campoit au milieu d’un cercle, c’est-à-dire d’un O, on le nommoit Cir An O.

Charbonnons maintenant le portrait de mon heros, j’entens le portrait de sa corporance ; il n’est question que de celui-cy, et il fait beaucoup à la chose. Bergerac n’etoit ni de la nature des Lapons, ny de celle des geans. Sa tête paroissoit presque veuve de cheveux ; on les eût comptez de dix pas. Ses yeux se perdoient sous ses sourcils ; son nez, large par sa tige et recourbé, representoit celuy de ces babillards jaunes et verds qu’on apporte de l’Amerique. Ses jambes, broüillées avec sa chair, figuroient des fuseaux. Son esophage pagotoit un peu. Son estomach etoit une copie de la bedaine esopique. Il n’est pas vrai que notre auteur fût malpropre ; mais il est vrai que ses souliers aimoient fort madame la boue : ils ne se quittoient presque point.

Après avoir portraituré Bergerac, venons à Brioché. Quand je serois peintre en fresque, en huile, en detrempe, on ne verroit point icy sa peinture. Eh ! pourquoy ? Parce qu’elle ne sert pas à mon sujet.

Encore une digression, Monsieur le lecteur, et puis plus. On connoîtra par là que Brioché fut original pour les marionnettes, puisque certains, en certains païs, les croyoient personnes vivantes. Il se mit un jour en tête de se promener au loin avec son petit Esope de bois remuant, tournant, virant, dansant, riant, parlant, petant. Cet heteroclite marmouset, disons mieux, ce drolifique bossu, s’appelloit Polichinelle ; son camarade se nommoit Voisin3, et manioit un violon comme Pierrot le Fort.

Après que Brioché se fut presenté en divers bourgs, bourgades, villes, villages, escorté de Polichinelle et de sa bande, il pietonna en Suisse dans un canton dont Rochefort n’a point de reminiscence, ni moy non plus. Qu’importe ? c’etoit un quartier où l’on connoissoit les Marions, et point les marionnettes. Polichinelle ayant montré son minois aussi bien que sa sequelle, en presence d’un peuple brule-sorcier, on denonça Brioché aux magistrats. Des temoins attestoient avoir oüy jargonner, parlementer et deviser de petites figures qui ne pouvoient être que des diables : on decrette contre le maître de cette troupe de bois animée par des ressorts. Sans la rhetorique d’un homme d’esprit qui prêcha les accusateurs, on auroit condamné le sieur Brioché à la grillade dans la Grève de ce païs-là, s’il y en a une, s’entend. On se contenta de depoüiller les marionnettes qui montroient leur nudité4.

Brioché servit de plastron à d’etranges bourasques pendant le cours de sa vie turlupine ; mais la mort de son singe le saisit et l’affligea si cruellement que peu s’en fallut qu’il n’allât luy tenir compagnie au delà du bateau caronique.

Voilà ma digression finie. Entrons maintenant dans l’arène et voyons le combat en question. Notre auteur, galopant de son pied sur le Pont-Neuf, s’arrêta court devant le logis de Brioché. Une troupe de gens du regiment de l’arc-en-ciel5, attendant que les petites machines briochiques fûssent prêtes à donner le divertissement à l’honorable compagnie, agaçoient le singe deffunt. Ce singe étoit gros ainsi qu’un paté d’Amiens, grand comme un petit homme, bouffon en diable ; Brioché l’avoit coëffé d’un vieux vigogne, dont un plumet cachoit les trous, les fissures, la gomme et la colle ; il lui avoit ceint le col d’une fraise à la Scaramouche ; il lui faisoit porter un pourpoint à six basques mouvantes garni de passemens et d’eguillettes, vêtement qui sentoit le laquéisme6 ; il lui avoit concedé un baudrier où pendoit une lame sans pointe. Nota que le maître avoit accoûtumé son disciple à se mettre en garde et à pousser quelques bottes. Cette remarque est necessaire7.

À l’aspect de la figure de Bergerac, la troupe à couleurs eclata de rire sardoniquement ; un de la bande fit faire le moulinet au feutre de l’auteur ; un autre gaillard, en luy appuyant une chiquenaude au beau milieu de la face, s’ecria : Est-ce là votre nez de tous les jours ? Quel diable de nez ! Prenez la peine de reculer, il m’empêche de voir. Notre nasaudé, plus brave que Dom Quixote de la Manche, mit flamberge au vent contre vingt ou trente agresseurs à brettes : les laquais alors portoient des epées8. Il les poussa si vivement qu’il les chassa tous devant luy comme le mâtin d’un berger fait un troupeau. Belle comparaison ! laissez-la passer.

Le singe, farci d’une ardeur guenonique, lorgnant nôtre guerrier le fer en main, se presenta pour luy alonger une botte de quarte. Bergerac, dans l’agitation où il se trouvoit, crût que le singe etoit un laquais et l’embrocha tout vif. Ô ! quelle desolation pour Brioché !

Animal sans pareil, s’écria-t-il, larmoyant comme un veau, t’avois-je doüé de tant de gentillesses pour te faire transpercer la bedaine ? Digne amusement de la canaille, introducteur du divertissement marionnettique, cher Fagotin de mes lucratives folies, utile et facetieux gagne-pain, bête moins bête que tel homme, singe des plus singes, où me reduis-tu !

Après ces pitoyables et lamentables paroles, il se cola quelque temps sur le mort ; ensuite son camarade Violon, l’angoisse au cœur, s’empara du corps du deffunt ; ayant detaillé maintes remontrances à son maître, il luy persuada, primò, de rendre six blancs à ceux qui etoient entrez pour visiter les marionnettes ; secondò, et ultimò, de noyer sa douleur dans le vin. Brioché suivit ce conseil salutaire ; ils prennent tous deux le chemin du cabaret gargotique, on y sable des rasades, la couleur enlumine la face, les esprits volatils de la liqueur petillante s’insinuënt dans la glande pineale : alors que de pleurs vineux sur la privation d’un trepassé ! que de clameurs bachiques contre l’assassin ! Minuit se fit entendre, l’hôte reçut de la pecune, on deguerpit. Brioché ne put reconnoître sa maison, tant il étoit troublé ; il eut même un si grand mal de cœur, qu’il vomit de foiblesse dans un egout où il se trouva enfangé. Son camarade étoit si peu hardy, qu’au lieu d’avancer pour debourber son maître du cloaque, il reculoit en arrière et battoit la terre de son corps. Ils restèrent trois heures à serpenter les rües, enveloppez dans les voiles tenebreux de l’ennemie du jour. La corne argentée de Diane vint à briller sur l’horison : à la lueur de ce flambeau nocturne, ils regagnèrent leur gîte bien harassez ; là, ils firent mille caresses à leur duvet ; Morphée leur ferma les paupières : laissons nos gens entre ses bras ; à tantôt choses nouvelles.

Cinq ou six heures après, Brioché ouvre ses visières mal nettes, il rumine à sa perte. Quittons le grabat, dit-il, et intentons un procès criminel. Ce qui fut dit, fut executé : il se lève et met la main à l’œuvre ; il ne pretendoit pas moins que cinquante pistoles de dommages et interêts.

Bergerac se deffendit en Bergerac, c’est à-dire avec des ecrits facetieux et des paroles grotesques : il dit au juge qu’il payeroit Brioché en poëte, ou en monnoye de singe ; que les espèces étoient un meuble que Phébus ne connoissoit point ; il jura qu’il apotheoseroit la bête morte par un epitaphe appollinique. Sur les raisons alleguées, Brioché fut debouté de ses pretentions ; on luy deffendit même de laisser vaguer à l’avenir le singe qui succederoit au deffunt, crainte d’accident.

Dixi.

Permis d’imprimer. — Fait ce 9 juillet 1704.

M. R. de Voyer Dargenson.



1. Ce livret a été publié plusieurs fois, et n’en est pas pour cela moins rare : c’est ce qui nous engage à le donner ici. M. Ch. Magnin pense que la première édition, devenue tout à fait introuvable, dut suivre de près la mort de Cyrano de Bergerac, arrivée en 1655. (Hist. des marionnettes. Paris, 1852, in-8º, p. 136.) En 1704, il en parut une autre, celle-là même dont nous suivons le texte, d’après l’exemplaire qui a appartenu à Ch. Nodier, et que M. Le Roux de Lincy, son possesseur actuel, a bien voulu nous communiquer. M. Ch. Magnin parle d’une troisième édition, donnée en 1707, et d’une autre parue de nos jours, aussi d’après celle de 1704.

2. Jean Brioché ou Briocci, ainsi que l’appelle M. Magnin (Id., p. 135), qui voit en lui un compatriote de Mazarin, avoit son théâtre de marionnettes à l’extrémité nord de la rue Guénégaud, en face d’une petite tour en encorbellement sur la Seine, qu’on appeloit le Château-Gaillard (V., à ce mot, le Paris ridicule de Cl. Le Petit), et dont le dernier reste, le cul-de-lampe de la tour même, n’a disparu que dans ces derniers temps, avec l’escalier de l’abreuvoir, auquel il attenoit. Boileau a parlé de

..... cette place où Brioché préside

au vers 104 de sa 7e épître, parue en 1677. Alors ce n’étoit plus Jean qui faisoit jouer les marionnettes, mais son fils, François ou Fanchon Brioché, comme Brossette l’appelle, d’après le nom que lui donnoit le peuple.

3. « N’étoit-ce pas plutôt le voisin, le compère de Polichinelle ? » dit M. Ch. Magnin, qui cite ce passage. (Id., p. 140.)

4. Cette aventure de Brioché en Suisse est ainsi racontée dans les Nouveaux mémoires d’histoire, de critique et de littérature, par M. l’abbé d’Artigny, t. 5, p. 123–124. « L’ignorance a toujours été la mère de l’admiration et la source des préjugés les plus faux et les plus dangereux. Combien de fois n’a-t-elle pas attribué à la magie diabolique les effets de l’adresse et de l’industrie des philosophes, des mathématiciens, des artistes, les tours des charlatans, des joueurs de gobelets et de gibecière ? On sait l’aventure de Brioché : Après avoir long-temps amusé Paris et la province avec ses marionnettes, il passe en Suisse, et ouvre son théâtre à Soleure. La figure de Polichinelle, son attitude, ses gestes, ses discours, surprennent, épouvantent les spectateurs. On tient conseil, et, après une longue et mûre délibération, on conclut tout d’une voix que Brioché est à la tête d’une troupe de diablotins. En conséquence, il est dénoncé au magistrat, qui le fait emprisonner. On travaille à son procès. M. Du Mont, capitaine aux gardes suisses, arrive à Soleure pour y faire recrue. La curiosité le prend, comme beaucoup d’autres, de voir le prétendu magicien. Il reconnoît Brioché, qui étoit dans des transes mortelles ; il le console, et lui promet de travailler à son élargissement. M. Du Mont va trouver le magistrat ; il lui explique le mécanisme des marionnettes, et l’engage à mettre Brioché hors de prison. Si le joueur de flûte de M. Vaucanson avoit alors paru à Soleure, auroit-on douté qu’il n’y eût quelque diable caché dans cet automate ? »

5. C’est-à-dire la foule des laquais à livrées de toutes couleurs qui formoient le public le plus assidu des chanteurs du Pont-Neuf (V. Tallemant, in-12, t. 10, p. 188) et des joueurs de marionnettes (V. Furetière, Roman bourgeois, p. 117 de notre édition, Paris, Jannet, 1854, in-12). Cette diversité, ce bariolage des livrées, étoient si remarquables, que le P. Labbe voulut y trouver l’origine du mot valet. Il venoit, selon lui, de varius, variolus, « comme qui diroit variolet ! » Mais notre étymologiste n’a pas fait attention que le mot valet est bien plus ancien que la mode des livrées de diverses couleurs. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, les laquais portoient cet habit de nuance uniforme et peu voyante qui les avoit fait appeler grisons. C’est seulement en 1654, après une des échauffourées dont ils étoient souvent cause, et dans laquelle une bande d’entre eux tua M. de Tilladet, capitaine aux gardes, qu’il parut une déclaration royale ordonnant « qu’ils seroient dorénavant habillez de couleur diverse, et non de gris, afin qu’il fût possible de les reconnoître. » (Lettre de Gui Patin, du 26 janvier 1654.)

6. Néologisme qui ne fit pas fortune, et qu’on ne retrouve qu’à la page 342 du Qu’en dira-t-on ? pamphlet de la Beaumelle.

7. Le singe de Brioché, qui n’a jamais été si complètement pourtraict au vif, s’appeloit Fagotin. Molière le montre accompagnant les marionnettes dans leurs représentations nomades (Tartuffe, act. II, sc. 4). La Fontaine rappelle ses bons tours dans sa fable la Cour du Lion (liv. VII, fable 7), et Furetière lui a fait jouer un rôle important dans sa jolie nouvelle allégorique l’Amour esgaré. (V. Roman bourgeois, notre édition, p. 176, etc.)

8. Ce détail prouve que la scène eut lieu plus d’un an avant la mort de Cyrano, puisque la défense faite aux laquais de porter l’épée se trouve aussi dans la déclaration royale de 1654, rendue à propos du meurtre de M. Tilladet, et que nous avons citée tout à l’heure. Ce règlement contre les laquais décidoit, dit Gui-Patin (loc. cit.), « que, pour empêcher de tels abus, ils ne porteroient plus d’épée, ni aucune arme à feu, sur peine de la vie.... Cette déclaration, ajoute-t-il, a été envoyée au parlement pour être vérifiée et publiée. Cela a été fait. Elle est affichée par tous les carrefours et publiée par la ville ; mais je ne sais combien de temps elle sera observée. » Elle le fut fidèlement, et la tranquillité publique s’en trouva bien. Les laquais firent toujours du désordre, mais n’allèrent plus jusqu’à l’assassinat. On lit dans les Annales de la cour et de Paris, pour les années 1697 et 1698, in-8, t. 2, p. 106, à propos d’une esclandre de laquais dans les Tuileries : « Ces malheureux donnent de temps en temps quelque scène au public ; et c’étoit encore bien pis quand ils portoient des épées : il n’y en avoit point qui ne fît tous les jours quelque insolence ; et l’on eut grande raison quand on leur en interdit le port. »