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Comment j’ai tué un ours

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Traduction par François de Gaïl Voir et modifier les données sur Wikidata.
Mercure de France Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 185-200).

COMMENT J’AI TUÉ UN OURS


On a raconté tant d’histoires invraisemblables sur ma chasse à l’ours de l’été dernier, à Adirondack, qu’en bonne justice je dois au public, à moi-même et aussi à l’ours, de relater les faits qui s’y rattachent avec la plus parfaite véracité. Et d’ailleurs il m’est arrivé si rarement de tuer un ours, que le lecteur m’excusera de m’étendre trop longuement peut-être sur cet exploit.

Notre rencontre fut inattendue de part et d’autre. Je ne chassais pas l’ours, et je n’ai aucune raison de supposer que l’ours me cherchait. La vérité est que nous cueillions des mûres, chacun de notre côté, et que nous nous rencontrâmes par hasard, ce qui arrive souvent. Les voyageurs qui passent à Adirondack ont souvent exprimé le désir de rencontrer un ours ; c’est-à-dire que tous voudraient en apercevoir un, de loin, dans la forêt ; ils se demandent d’ailleurs ce qu’ils feraient en présence d’un animal de cette espèce. Mais l’ours est rare et timide et ne se montre pas souvent.

C’était par une chaude après-midi d’août ; rien ne faisait supposer qu’un événement étrange arriverait ce jour-là. Les propriétaires de notre chalet eurent l’idée de m’envoyer dans la montagne, derrière la maison, pour cueillir des mûres. Pour arriver dans les bois, il fallait traverser des prairies en pente, tout entrecoupées de haies, vraiment fort pittoresques. Des vaches pâturaient paisibles, au milieu de ces haies touffues dont elles broutaient le feuillage. On m’avait aimablement muni d’un seau, et prié de ne pas m’absenter trop longtemps.

Pourquoi, ce jour-là, avais je pris un fusil ? Ce n’est certes pas par intuition, mais par pur amour-propre. Une arme, à mon avis, devait me donner une contenance masculine et contrebalancer l’effet déplorable produit par le seau que je portais ; et puis, je pouvais toujours faire lever un perdreau (au fond j’aurais été très embarrassé de le tirer au vol, et surtout de le tuer). Beaucoup de gens emploient des fusils pour chasser le perdreau ; moi je préfère la carabine qui mutile moins la victime et ne la crible pas de plombs. Ma carabine était une « Sharps », faite pour tirer à balle. C’était une arme excellente qui appartenait à un de mes amis ; ce dernier rêvait depuis des années de s’en servir pour tuer un cerf. Elle portait si juste qu’il pouvait, — si le temps était propice et l’atmosphère calme, — atteindre son but à chaque coup. Il excellait à planter une balle dans un arbre à condition toutefois que l’arbre ne fût pas trop éloigné. Naturellement, l’arbre devait aussi offrir une certaine surface !

Inutile de dire que je n’étais pas à cette époque un chasseur émérite. Il y a quelques années, j’avais tué un rouge-gorge dans des circonstances particulièrement humiliantes. L’oiseau se tenait sur une branche très basse de cerisier. Je chargeai mon fusil, me glissai sous l’arbre, j’appuyai mon arme sur la haie, en plaçant la bouche à dix pas de l’oiseau, je fermai les yeux et tirai ! Lorsque je me relevai pour voir le résultat, le malheureux rouge-gorge était en miettes, éparpillées de tous les côtés, et si imperceptibles que le meilleur naturaliste n’aurait jamais pu déterminer à quelle famille appartenait l’oiseau.

Cet incident me dégoûta à tout jamais de la chasse ; si j’y fais allusion aujourd’hui, c’est uniquement pour prouver au lecteur que malgré mon arme je n’étais pas un ennemi redoutable pour l’ours.

On avait déjà vu des ours dans ces parages, à proximité des mûriers. L’été précédent, notre cuisinière nègre, accompagnée d’une enfant du voisinage, y cueillait des mûres, lorsqu’un ours sortit de la forêt, et vint au-devant d’elle. L’enfant prit ses jambes à son cou et se sauva. La brave Chloé fut paralysée de terreur ; au lieu de chercher à courir, elle s’effondra sur place, et se mit à pleurer et à hurler au perdu. L’ours, terrorisé par ces simagrées, s’approcha d’elle, la regarda, et fit le tour de la bonne femme en la surveillant du coin de l’œil. Il n’avait probablement jamais vu une femme de couleur, et ne savait pas bien au fond si elle ferait son affaire ; quoi qu’il en soit, après réflexion, il tourna les talons et regagna la forêt. Voilà un exemple authentique de la délicatesse d’un ours, beaucoup plus remarquable que la douceur du lion africain envers l’esclave auquel il tend la patte pour se faire extirper une épine. Notez bien que mon ours n’avait pas d’épine dans le pied.

Lorsque j’arrivai au haut de la colline, je posai ma carabine contre un arbre, et me mis en devoir de cueillir mes mûres, allant d’une haie à l’autre, et ne craignant pas ma peine pour remplir consciencieusement mon seau. De tous côtés, j’entendais le tintement argentin des clochettes des vaches, le craquement des branches qu’elles cassaient en se réfugiant sous les arbres pour se mettre à l’abri des mouches et des taons. De temps à autre, je rencontrais une vache paisible qui me regardait avec ses grands yeux bêtes, et se cachait dans la haie. Je m’habituai très vite à cette société muette, et continuai à cueillir mes mûres au milieu de tous ces bruits de la campagne ; j’étais loin de m’attendre à voir poindre un ours. Pourtant, tout en faisant ma cueillette, mon cerveau travaillait et, par une étrange coïncidence, je forgeai dans ma tête le roman d’une ourse qui, ayant perdu son ourson, aurait, pour le remplacer, pris dans la forêt une toute petite fille, et l’aurait emmenée tendrement dans une grotte pour l’élever au miel et au lait. En grandissant, l’enfant mue par l’instinct héréditaire, se serait échappée, et serait revenue un beau jour chez ses parents qu’elle aurait guidés jusqu’à la demeure de l’ourse. (Cette partie de mon histoire demandait à être approfondie, car je ne vois pas bien à quoi l’enfant aurait pu reconnaître son père et dans quel langage elle se serait fait comprendre de lui.)

Quoi qu’il en soit, le père avait pris son fusil, et, suivant l’enfant ingrate, était entré dans la forêt ; il avait tué l’ourse qui ne se serait même pas défendue ; la pauvre bête en mourant avait adressé un regard de reproche à son meurtrier. La morale suivante s’imposait à mon histoire :

« Soyez bons envers les animaux. »

J’étais plongé dans ma rêverie, lorsque par hasard, je levai les yeux et vis devant moi à quelques mètres de la clairière… un ours ! Debout sur ses pattes de derrière, il faisait comme moi, il cueillait des mûres : d’une patte il tirait à lui les branches trop hautes, tandis que de l’autre il les portait à sa bouche ; mûres ou vertes, peu lui importait, il avalait tout sans distinction. Dire que je fus surpris, constituerait une expression bien plate. Je vous avoue en tout cas bien sincèrement que l’envie de me trouver nez à nez avec un ours me passa instantanément. Dès que cet aimable gourmand s’aperçut de ma présence, il interrompit sa cueillette, et me considéra avec une satisfaction apparente. C’est très joli d’imaginer ce qu’on ferait en face de tel ou tel danger, mais en général, on agit tout différemment ; c’est ce que je fis. L’ours retomba lourdement sur ses quatre pattes, et vint à moi à pas comptés. Grimper à un arbre ne m’eût servi à rien car l’ours était certainement plus adroit que moi à cet exercice. Me sauver ? Il me poursuivrait, et bien qu’un ours coure plus vite à la montée qu’à la descente, je pensai que dans les terres lourdes et embroussaillées, il m’aurait bien vite rattrapé.

Il se rapprochait de moi ; je me demandais avec angoisse comment je pourrais l’occuper jusqu’à ce que j’aie rejoint mon fusil laissé au pied d’un arbre. Mon seau était presque plein de mûres excellentes, bien meilleures que celles cueillies par mon adversaire. Je posai donc mon seau par terre, et reculai lentement en fixant mon ours des yeux à la manière des dompteurs. Ma tactique réussit.

L’ours se dirigea vers le seau et s’arrêta. Fort peu habitué à manger dans un ustensile de ce genre, il le renversa et fouilla avec son museau dans cet amas informe de mûres, de terre et de feuilles. Certes, il mangeait plus salement qu’un cochon. D’ailleurs lorsqu’un ours ravage une pépinière d’érables à sucre, au printemps, on est toujours sûr qu’il renversera tous les godets à sirops, et gaspillera plus qu’il ne mange. À ce point de vue, il ne faut pas demander à un ours d’avoir des manières élégantes !

Dès que mon adversaire eut baissé la tête, je me mis à courir ; tout essoufflé, tremblant d’émotion, j’arrivai à ma carabine. Il n’était que temps. J’entendais l’ours briser les branches qui le gênaient pour me poursuivre. Exaspéré par le stratagème que j’avais employé, il marchait sur moi avec des yeux furibonds.

Je compris que l’un de nous deux allait passer un mauvais quart d’heure ! La lucidité et la présence d’esprit dans les circonstances pathétiques de la vie sont faits assez connus pour que je les passe sous silence. Toutes les idées qui me traversèrent le cerveau pendant que l’ours dévalait sur moi auraient eu peine à tenir dans un gros in-octavo. Tout en chargeant ma carabine, je passai rapidement en revue mon existence entière, et je remarquai avec terreur qu’en face de la mort on ne trouve pas une seule bonne action à son acquit, tandis que les mauvaises affluent d’une manière humiliante. Je me rappelai, entre autres fautes, un abonnement de journal que je n’avais pas payé pendant longtemps, remettant toujours ma dette d’une année à l’autre ; il m’était hélas ! impossible de réparer mon indélicatesse car l’éditeur était décédé et le journal avait fait faillite.

Et mon ours approchait toujours ! Je cherchai à me remémorer toutes les lectures que j’avais faites sur des histoires d’ours et sur des rencontres de ce genre, mais je ne trouvai aucun exemple d’homme sauvé par la fuite. J’en conclus alors que le plus sûr moyen de tuer un ours était de le tirer à balle, quand on ne peut pas l’assommer d’un coup de massue. Je pensai d’abord à le viser à la tête, entre les deux yeux, mais ceci me parut dangereux. Un cerveau d’ours est très étroit, et à moins d’atteindre le point vital, l’animal se moque un peu d’avoir une balle de plus ou de moins dans la tête.

Après mille réflexions précipitées, je me décidai à viser le corps de l’ours sans chercher un point spécial.

J’avais lu toutes les méthodes de Creedmoore, mais il m’était difficile d’appliquer séance tenante le fruit de mes études scientifiques. Je me demandai si je devais tirer couché, à plat ventre, ou sur le dos, en appuyant ma carabine sur mes pieds. Seulement dans toutes ces positions, je ne pourrais voir mon adversaire que s’il se présentait à deux pas de moi ; cette perspective ne m’était pas particulièrement agréable. La distance qui me séparait de mon ennemi était trop courte, et l’ours ne me donnerait pas le temps d’examiner le thermomètre ou la direction du vent. Il me fallait donc renoncer à appliquer la méthode Creedmoore, et je regrettai amèrement de n’avoir pas lu plus de traités de tir.

L’ours approchait de plus en plus ! À ce moment, je pensai, la mort dans l’âme, à ma famille ; comme elle se compose de peu de membres, cette revue fut vite passée. La crainte de déplaire à ma femme ou de lui causer du chagrin dominait tous mes sentiments. Quelle serait son angoisse en entendant sonner les heures et en ne me voyant pas revenir ! Et que diraient les autres, en ne recevant pas leurs mûres à la fin de la journée ; Quelle douleur pour ma femme, lorsqu’elle apprendrait que j’avais été mangé par un ours ! Cette seule pensée m’humilia : être la proie d’un ours ! Mais une autre préoccupation hantait mon esprit ! On n’est pas maître de son cerveau à ces moments-là ! Au milieu des dangers les plus graves, les idées les plus saugrenues se présentent à vous. Pressentant en moi-même le chagrin de mes amis, je cherchai à deviner l’épitaphe qu’ils feraient graver sur ma tombe, et arrêtai mon choix sur cette dernière :

CI-GIT UN TEL
MANGÉ PAR UN OURS
LE 20 AOUT 1877.

Cette épitaphe me parut triviale et malsonnante. Ce « mangé par un ours » m’était profondément désagréable, et me ridiculisait. Je fus pris de pitié pour notre pauvre langue ; en effet ce mot « mangé » demandait une explication ; signifiait-il que j’avais été la proie d’un cannibale ou d’un animal ? Cette méprise ne saurait exister en allemand, où le mot « essen » veut dire mangé par un homme et « fressen » par un animal. Comme la question se simplifierait en allemand !

HIER LIEGT
HOCHWOHLGEBOREN
HERR X.
GEFRESSEN
AUGUST 20. 1877.

Ceci va de soi. Il saute aux yeux d’après cette inscription que le Herr X… a été la victime d’un ours, animal qui jouit d’une réputation bien établie depuis le prophète Elisée.

Et l’ours approchait toujours ! ou plus exactement, il était à deux pas de moi. Il pouvait me voir dans le blanc des yeux ! Toutes mes réflexions précédentes dansaient dans ma tête avec incohérence. Je soulevai mon fusil, je mis en joue et je tirai.

Puis, je me sauvai à toutes jambes. N’entendant pas l’ours me poursuivre, je me retournai pour regarder en arrière ; l’ours était couché. Je me rappelai que la prudence recommande au chasseur de recharger son fusil aussitôt qu’il a tiré. C’est ce que je fis sans perdre de vue mon ours. Il ne bougeait pas. Je m’approchai de lui avec précaution, et constatai un tremblement dans ses pattes de derrière ; en dehors de cela, il n’esquissait pas le moindre mouvement. Qui sait s’il ne jouait pas la comédie avec moi ? Un ours est capable de tout ! Pour éviter ce nouveau danger je lui tirai à bout portant une balle dans la tête ; cela me parut plus sûr. Je me trouvais donc débarrassé de mon redoutable adversaire. La mort avait été rapide et sans douleur, et devant le beau calme de mon ennemi, je me sentis impressionné.

Je rentrai chez moi, très fier d’avoir tué un ours.

Malgré ma surexcitation bien naturelle, j’essayai d’opposer une indifférence simulée aux nombreuses questions qui m’assaillirent.

— Où sont les mûres ?

— Pourquoi avez-vous été si longtemps dehors ?

— Qu’avez-vous fait du seau ?

— Je l’ai laissé.

— Laissé ? où ? pourquoi ?

— Un ours me l’a demandé.

— Quelle stupidité !

— Mais non, je vous affirme que je l’ai offert à un ours.

— Allons donc ! vous ne nous ferez pas croire que vous avez vu un ours ?

— Mais si, j’en ai vu un !

— Courait-il ?

— Oui, il a couru après moi !

— Ce n’est pas vrai. Qu’avez-vous fait ?

— Oh ! rien de particulier, — je l’ai tué.

Cris surhumains : « Pas vrai ! » — « Où est-il ? »

— Si vous voulez le voir, il faut que vous alliez dans la forêt. Je ne pouvais pas l’emporter tout seul.

Après avoir satisfait toutes les curiosités de la maisonnée et calmé leurs craintes rétrospectives à mon endroit, j’allai demander de l’aide aux voisins. Le grand chasseur d’ours, qui tient un hôtel en été, écouta mon histoire avec un sourire sceptique ; son incrédulité gagna tous les habitants de l’hôtel et de la localité. Cependant comme j’insistais sans le faire à la pose, et que je leur proposais de les conduire sur le théâtre de mon exploit, une quarantaine de personnes acceptèrent de me suivre et de m’aider à ramener l’ours. Personne ne croyait en trouver un ; pourtant chacun s’arma dans la crainte d’une fâcheuse rencontre, qui d’un fusil, d’un pistolet, un autre d’une fourche, quelques-uns de matraques et de bâtons ; on ne saurait user de trop de précautions.

Mais lorsque j’arrivai à l’endroit psychologique et que je montrai mon ours, une espèce de terreur s’empara de cette foule incrédule. Par Jupiter ! c’était un ours véritable ; quant aux ovations qui saluèrent le héros de l’aventure… ma foi, par modestie, je les passe sous silence. Quelle procession pour ramener l’ours ! et quelle foule pour le contempler lorsqu’il fut déposé chez moi ! Le meilleur prédicateur n’aurait pas réuni autant de monde pour écouter un sermon, le dimanche.

Au fond, je dois reconnaître que mes amis, tous sportsmen accomplis, se conduisirent très correctement à mon égard. Ils ne contestèrent pas l’identité de l’ours, mais ils le trouvèrent très petit. M. Deane, en sa qualité de tireur et de pêcheur émérite, reconnut que j’avais fait là un joli coup de fusil ; son opinion me flatta d’autant plus que personne n’a jamais pris autant de saumons que lui aux États-Unis et qu’il passe pour un chasseur très remarquable.

Pourtant il fit remarquer, sans succès d’ailleurs, après examen de la blessure de l’ours, qu’il en avait déjà vu d’analogues causées par des cornes de vache ! !

À ces paroles méprisantes, j’opposai le parapluie de mon indifférence. Lorsque je me couchai ce soir-là, exténué de fatigue, je m’endormis sur cette pensée délicieuse : « Aujourd’hui, j’ai tué un ours ! »