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Comptes rendus de l’Académie des sciences/Tome 1, 1835/14 décembre

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SÉANCE DU LUNDI 14 DÉCEMBRE 1835.
PRÉSIDENCE DE M. Ch. DUPIN.



CORRESPONDANCE.

M. le Ministre des affaires étrangères transmet, de la part de leur auteur, M. le docteur Jæger, deux ouvrages : le premier sur les animaux fossiles trouvés dans le Wurtemberg, le second sur la réunion des naturalistes allemands, à Stuttgard, en 1834. (Voyez ci-après Bulletin bibliographique.)

« J’ai prêté d’autant plus volontiers, dit M. le Ministre, mon intermédiaire à cette transmission que les deux écrits de M. Jæger peuvent être considérés comme un hommage rendu aux savans français. En effet, l’ouvrage sur les fossiles est dédié à la mémoire de l’illustre Georges Cuvier, pour lequel l’auteur professait la plus haute admiration ; et dans son rapport sur la réunion des naturalistes, qu’il a rédigé en sa qualité de second président de cette assemblée, il s’exprime dans les termes les plus convenables et les plus flatteurs sur les naturalistes français qui ont assisté à la réunion de Stuttgard. Les sentiments de bonne harmonie et de justice réciproque qui n’ont cessé de régner, entre les savans des deux nations pendant leur séjour à Stuttgard, et dont M. Jæger s’est rendu l’organe, viennent également d’être exprimés en France dans une brochure que M. le professeur Fée, de Strasbourg, a publiée sur la réunion scientifique de l’année dernière. Cette brochure a été offerte par le Ministre du roi à Stuttgard, sur la demande de l’auteur, à S. M. le roi de Wurtemberg, qui l’a reçue avec une bienveillance marquée. »

M. Constant Prevost écrit qu’il se retire de la candidature pour la place actuellement vacante dans la section de géologie et de minéralogie.

M. Mozard adresse de nouveaux renseignemens sur le papier de sûreté qu’il a présenté à l’Académie.

M. Faral annonce que M. Wagnière, de Lyon, filleul de Voltaire, et propriétaire d’une collection de lettres autographes de ce grand homme, est réduit, dans l’état de misère où il se trouve, à mettre cette précieuse collection en loterie.

M. Arambert écrit qu’il a trouvé dans le parc de Mézy, une pierre d’une conformation singulière, et que l’ayant brisée, il en est sorti aussitôt un énorme crapaud qui s’est sauvé dans des ruines voisines. M. Arambert ajoute que, faisant creuser un puits dans les carrières de la ville de Meulan, il a découvert, à la profondeur d’environ quatre-vingt-dix pieds, une veine d’un métal ressemblant à de l’argent.

Animaux fossiles.Lettre de M. le docteur Jæger de Stuttgard sur les ossemens fossiles trouvés dans le Wurtemberg.

M. Jæger a dédié son ouvrage sur les nombreux ossemens fossiles, trouvés dans le Wurtemberg, à la mémoire de M. Cuvier. Il espère que cet hommage, rendu à la mémoire du grand naturaliste français, lui obtiendra, pour son travail, un accueil favorable de la part de l’Académie. Ce sont surtout les restes des mammifères qui l’ont occupé. Une circonstance curieuse, car tout ce qui se rattache aux travaux d’un grand homme a de l’intérêt, c’est que l’étude des couches diluviales des environs de Cannstadt et de Stuttgard est précisément celle par laquelle M. Cuvier a commencé ses grandes recherches.

M. Jæger ajoute que, depuis qu’il a donné un résumé de ses découvertes, à la réunion des savans allemands à Heidelberg, en 1829, le nombre des débris fossiles dont il s’agit s’est tellement accru que les couches de fer pisiforme seules ont donné peu à peu plus de cinquante espèces de mammifères, et que le total des espèces trouvées dans le Wurtemberg dépassera le nombre de soixante, dont plusieurs sont nouvelles, et dont quelques-unes même formeront des genres encore inconnus.

Physique du globe.Lettre de M. Philippe à M. Cordier, sur un phénomène singulier qui, au Cirque de Troumouse, a accompagné le tremblement de terre du 27 octobre dernier.

M. Cordier, avant de communiquer à l’Académie l’extrait suivant d’une lettre qu’il a reçue de M. Philippe, naturaliste de Bagnères-de-Bigorre, donne quelques détails préliminaires sur le cirque de Troumouse. Ce cirque est situé au centre des Hautes-Pyrénées, vers l’extrémité supérieure de la vallée de Gavarnie, à environ une lieue à vol d’oiseau et au nord du mont Perdu. Le fond du cirque appartient au sol primordial et sa hauteur est de près de 1800 mètres au-dessus du niveau de la mer. L’enceinte escarpée qui domine de toutes parts s’élève en quelques points à plus de 2800 mètres. C’est au milieu de ces hautes montagnes, que M. Philippe a été assez heureux pour être témoin d’un singulier phénomène qui, sur ce point du département, a accompagné le tremblement de terre du 27 octobre dernier.

« Je me trouvais, dit M. Philippe, couché au cirque de Troumouse, le 27 octobre dernier, lorsqu’à quatre heures moins un quart du matin, une forte secousse de tremblement de terre se fit ressentir. Immédiatement après cette secousse, qui a duré quatre à cinq secondes, une colonne d’air sulfuré et brûlant enveloppa tout le Cirque et empêchait toute respiration. Il y eut une deuxième secousse à dix minutes de la première, mais bien moins forte ; puis une troisième à une demi-heure de la seconde et qui était à peine sensible. Lors de la première secousse, je crus que le Cirque allait se combler, car on ne voyait que blocs roulant de tous côtés. »

M. Cordier termine en rappelant que les nombreuses sources thermales qui existent dans cette partie du département des Hautes-Pyrénées, sont toutes sulfureuses et que de tout temps elle a été remarquable par les fréquens tremblemens de terre locaux dont elle est agitée. M. Ramond, à Bagnères-de-Bigorre, en a autrefois compté jusqu’à soixante-trois en une seule année.

Physique.Lettre de M. Peltier sur la puissance relative des divers métaux pour coercer l’électricité.

« Pour démontrer par un instrument spécial la plus grande puissance coercitive du zinc pour l’électricité positive, j’ai fait un électroscope tout en zinc, composé de deux plateaux et d’une tige centrale, sans addition d’aucun autre métal. Ne pouvant avoir des feuilles de zinc assez minces pour remplacer les feuilles d’or, j’ai tourné la difficulté en faisant les armatures mobiles avec ces dernières, suspendues à des tiges en cuivre. Lorsque l’électricité expérimentée descend dans la tige centrale, les feuilles de l’armature sont attirées vers elle, contrairement à l’effet des électroscopes ordinaires dont les feuilles divergent vers les armatures. L’usage de cet électroscope ne peut laisser de doute sur sa plus grande aptitude à indiquer l’électricité positive, comme le contraire a lieu avec les électroscopes en cuivre.

» Convaincu de l’inégale puissance coercitive de ces deux métaux, j’ai cherché à reconnaître si elle existait dans le platine, l’or, l’argent et l’étain. J’ai recouvert de feuilles de ces métaux quatre plateaux en glace de neuf pouces et je les plaçai successivement sur un très petit et très sensible électroscope : les trois autres plateaux servaient alternativement de condensateur. C’est par un des appareils ingénieux de M. Becquerel que je me suis procuré une source constante d’électricité. Selon que l’un ou l’autre des plateaux servait de collecteur ou de condensateur, l’une ou l’autre des électricités faisait plus fortement diverger les feuilles d’or. J’ai pu, par ce moyen, constater que le platine coerce mieux l’électricité négative que l’argent ; l’argent mieux que l’or ; et celui-ci est de beaucoup supérieur à l’étain.

» J’ai reproduit avec ces plateaux l’expérience indiquée dans ma dernière communication, celle d’un couple voltaïque interposé entre le collecteur et le condensateur. J’ai fait ce couple d’abord des plateaux or et platine ; le plateau d’argent servait de collecteur, et celui d’étain de condensateur. Lorsque je plaçais le disque d’or sur le collecteur, et que je mettais ce dernier en contact avec le condensateur étain, il se chargeait fortement d’électricité négative ; si au contraire c’était le disque platine, il n’y avait que très peu, ou, le plus souvent, aucun effet. J’ai répété cette expérience avec le couple voltaïque formé des plateaux argent et or, puis argent et platine, et j’ai toujours obtenu l’ordre de puissance coercitive indiqué ci-dessus.

» Ces expériences délicates démontrent toutes que les métaux, dans leur contact, prennent des états différens, qui sont témoignés par des phénomènes d’électricité statique, et que cette différence résulte des aptitudes spéciales à la coercition de ce qu’on nomme électricité. Elles démontrent aussi que la cause immédiate des phénomènes statiques, qui se garde et se coerce, ne peut être confondue avec celle de phénomènes dynamiques, qui ne peut ni se garder ni se coercer, et qui pour naître, se propager et s’éteindre, ne dure qu’un instant indivisible pour nous. Aussi faut-il une cause de productions successives, pour obtenir un courant continu.

» Dans une prochaine lettre, j’aurai l’honneur de communiquer à l’Académie des faits qui démontrent la fonction des parties hétérogènes dans les phénomènes dynamiques. »

Physique.Lettre de M. Aimé sur un nouvel effet de l’appareil électro-chimique, présenté dans la séance précédente par M. Becquerel.

« Dans la dernière séance, M. Becquerel a fait connaître à l’Académie de nouvelles piles dont les effets sont produits par l’action d’un acide sur une base. L’intensité et l’invariabilité des courans produits les rendant déjà des instrumens très précieux dans les phénomènes de décomposition chimique, j’ai cru devoir communiquer une observation qui me paraît devoir augmenter leur importance.

» Ayant pris un tube courbé en U et percé à son milieu d’un petit trou, je le remplis à moitié avec du sable très fin ; je versai, d’un côté, de l’acide sulfurique, étendu d’eau, et de l’autre une dissolution concentrée de sel marin. Les deux liquides, filtrant à travers le sable, venaient se combiner à la partie inférieure du tube. La combinaison étant effectuée, le liquide s’échappait à travers le trou qui avait été préalablement fermé avec de l’amiante, pour empêcher le sable de s’échapper.

» En plongeant les extrémités en platine du fil d’un galvanomètre, on pouvait observer, par la déviation de l’aiguille, la formation d’un courant produit dans l’action des deux dissolutions l’une sur l’autre. L’intensité de ce courant variait avec le degré de concentration des dissolutions, et avec la largeur de l’ouverture qui permettait à la combinaison de se former plus ou moins rapidement.

» Aux extrémités du tube, j’avais placé deux petits vases de Mariotte, l’un rempli d’eau acidulée, et l’autre d’eau salée, destinés à entretenir les niveaux constans.

» L’appareil, ainsi disposé, me semble pouvoir fonctionner pendant un temps considérable, qu’on pourrait assigner d’avance d’après la dépense observée. Il y a cependant une précaution à prendre, c’est que les dissolutions sur lesquelles on opère soient choisies de manière à ne pas donner, au moment de la réaction, un sel capable de cristalliser et d’obstruer l’ouverture.

» En appliquant le moyen précédent à un couple zinc et cuivre, plongé dans un entonnoir plein d’eau acidulée, et à la partie inférieure duquel le liquide s’échappait goutte à goutte et se trouvait remplacé par d’autre liquide, j’ai obtenu un courant dont l’intensité est devenue en peu de temps uniforme, et n’a recommencé à varier que quand les lames cuivre et zinc ont été fortement corrodées.

» Les observations précédentes, quoique incomplètes, me donnent lieu de penser qu’on pourra parvenir à se procurer des courans d’une intensité déterminée pendant tout le temps nécessaire aux phénomènes de décomposition chimique qu’on voudrait effectuer. »

MÉMOIRES PRÉSENTÉS.
Entomologie.Monographie du genre Clytus, par MM. Delaporte de Castelneau et Gory.
(Commissaires, MM. Duméril, Isidore Geoffroy-Saint-Hilaire.)

Nous attendrons le rapport de MM. les commissaires pour donner une analyse de ce mémoire, qui est très étendu.

RAPPORTS.
Rapport sur le concours pour le prix de statistique de 1835.
(Commissaires, MM. Poinsot, Girard, Mathieu, Ch. Dupin et Costaz rapporteur.)

Ce rapport devant être imprimé à part, et avec les autres rapports qui seront faits sur les prix décernés par l’Académie, nous nous bornons à donner ici le nom des auteurs auxquels il a été accordé, soit des médailles, soit des mentions honorables, ainsi que les titres de leurs ouvrages. Il est accordé :

1o. Une médaille d’or de 330 fr. à M. Delacroix, pour son ouvrage intitulé : Statistique du département de la Drôme ;

2o. Une médaille de 200 fr. à M. Genty de Bussy, pour son ouvrage intitulé : De l’établissement des Français dans la régence d’Alger.

Il est accordé, en outre, trois mentions honorables :

À M. Gras, ingénieur des mines, pour sa Statistique minéralogique du département de la Drôme ;

À M. Guyétand, pour son Tableau de l’état actuel de l’économie rurale dans le Jura ;

Et à M. Bigot de Morogues, pour ses Recherches sur les causes de la richesse et de la misère des peuples civilisés.

LECTURES.
Calcul des probabilités.Recherches sur la probabilité des jugements, principalement en matière criminelle ; par M. Poisson.

« Condorcet est le premier qui ait essayé de déterminer la probabilité des jugements et, en général, des décisions rendues à la pluralité des voix. Le livre qu’il a écrit sur ce sujet[1] avait été entrepris du vivant et à la demande du ministre Turgot, qui concevait tout l’avantage que les sciences morales et l’administration publique peuvent retirer du calcul des probabilités, dont les indications sont toujours précieuses, lors même que, faute de données suffisantes de l’observation, il ne peut conduire aux solutions complètes des questions. Cet ouvrage renferme un discours préliminaire fort étendu, où l’auteur expose, sans le secours des formules analytiques, les résultats nombreux qu’il a obtenus, et où sont développées avec soin les considérations propres à montrer l’utilité de ce genre de recherches.

» Dans son Traité des Probabilités, Laplace s’est aussi occupé de calculer les chances d’erreur à craindre dans le jugement rendu à une majorité connue, contre un accusé, par un tribunal ou un jury composé d’un nombre de personnes également connu. La solution qu’il a donnée de ce problème, l’un des plus délicats de la théorie des probabilités, est fondée sur le principe qui sert à déterminer les probabilités des causes diverses auxquelles on peut attribuer les faits observés ; principe que Blayes a présenté d’abord sous une forme un peu différente, et dont Laplace a fait ensuite le plus heureux usage, dans ses mémoires et dans son traité, pour déterminer la probabilité des événements futurs, d’après l’observation des événements passés : toutefois, en ce qui concerne le problème de la probabilité des jugements, il est juste de dire que c’est à Condorcet qu’est due l’idée ingénieuse de faire dépendre sa solution, du principe de Blayes, en considérant successivement la culpabilité et l’innocence de l’accusé, comme la cause inconnue du jugement prononcé, qui est alors le fait observé, duquel il s’agit de déduire la probabilité de cette cause. L’exactitude de ce principe se démontre en toute rigueur ; son application à la question qui nous occupe ne peut non plus laisser aucun doute ; mais pour cette application, Laplace fait une hypothèse qui n’est point incontestable : il suppose que la probabilité qu’un juré ne se trompera pas, est susceptible de tous les degrés également possibles, depuis la certitude, représentée par l’unité, jusqu’à l’indifférence, désignée dans le calcul par la fraction , et qui répond à une chance égale d’erreur et de vérité. L’illustre géomètre fonde cette hypothèse sur ce que l’opinion d’un juré a sans doute plus de tendance vers la vérité que vers l’erreur ; ce qu’on doit admettre effectivement en général ; mais il existe une infinité de lois différentes de probabilité des erreurs qui satisfont à cette condition, sans qu’il soit nécessaire de supposer que la probabilité qu’un juré ne se trompera pas, ne puisse jamais descendre au-dessous de , et qu’au-dessus de cette limite, toutes ses valeurs soient également possibles. Indépendamment de l’hypothèse particulière que Laplace a faite sur la probabilité de l’opinion d’un juré, et que je n’ai point admise, non plus qu’aucune autre, je m’écarte encore de la méthode qu’il a suivie pour résoudre le problème, en d’autres points qu’il serait difficile d’indiquer dans ce préambule, mais qui seront examinés scrupuleusement dans la suite de l’ouvrage. Les solutions différentes que l’on trouve, soit dans le Traité des Probabilités[2], soit dans le premier Supplément à ce grand ouvrage[3], ont toujours laissé beaucoup de doutes dans mon esprit ; c’est à l’illustre auteur que je les aurais soumis, si je me fusse occupé de ce problème pendant sa vie : l’autorité de son nom m’en eût fait un devoir, que son amitié, dont je me glorifierai toujours, m’aurait rendu facile à remplir. On concevra sans peine que ce n’est qu’après de longues réflexions, que je me suis décidé à envisager la question sous un autre point de vue ; et l’on me permettra d’exposer, avant d’aller plus loin, les principales raisons qui m’ont déterminé à abandonner la dernière solution à laquelle Laplace s’était arrêté, et dont il avait inséré les résultats numériques dans l’Essai philosophique sur les Probabilités.

» La formule de Laplace, pour exprimer la probabilité de l’erreur d’un jugement, ne dépend que de la majorité à laquelle il a été prononcé, et du nombre total des juges ; elle ne renferme rien qui soit relatif à leurs connaissances plus ou moins étendues dans la matière qui leur a été soumise. Il s’ensuivrait donc que la probabilité de l’erreur d’une décision rendue par un jury, à la majorité de sept voix contre cinq, par exemple, serait la même, quelle que fût la classe de personnes où les douze jurés auraient été choisis ; conséquence qui me paraîtrait déjà suffisante pour qu’on fût fondé à ne point admettre la formule dont elle est déduite.

» Cette même formule suppose qu’avant la décision du jury, il n’y avait aucune présomption que l’accusé fût coupable ; en sorte que la probabilité plus ou moins grande de sa culpabilité, devrait se conclure uniquement de la décision qui serait rendue contre lui. Mais cela est encore inadmissible : l’accusé, quand il arrive à la cour d’assises, a déjà été l’objet d’un arrêt de prévention et d’un arrêt d’accusation, qui établissent contre lui une probabilité plus grande que , qu’il est coupable ; et certainement, personne n’hésiterait à parier, à jeu égal, plutôt pour sa culpabilité que pour son innocence. Or, les règles qui servent à remonter de la probabilité d’un événement observé à celle de sa cause, et qui sont la base de la théorie dont nous nous occupons, exigent que l’on ait égard à toute présomption antérieure à l’observation, lorsque l’on ne suppose pas, ou qu’on n’a pas démontré qu’il n’en existe aucune. Une telle présomption étant, au contraire, évidente dans les procédures criminelles, j’ai dû en tenir compte dans la solution du problème ; et l’on verra, en effet, qu’en en faisant abstraction, il serait impossible d’accorder les conséquences du calcul avec les résultats constants de l’observation. Cette présomption est semblable à celle qui a lieu en matière civile, lorsque l’un des plaideurs appelle d’un premier jugement devant une cour supérieure : il y paraît avec une présomption contraire à sa cause ; et l’on se tromperait gravement, si l’on n’avait pas égard à cette circonstance, en calculant la probabilité de l’erreur à craindre dans l’arrêt définitif.

» Enfin, Laplace s’est borné à considérer la probabilité de l’erreur d’un jugement rendu à une majorité connue ; cependant le danger que l’accusé court d’être condamné à tort par cette majorité, quand il est traduit devant le jury, ne dépend pas seulement de cette probabilité ; il dépend aussi de la chance qu’une telle condamnation sera prononcée. Ainsi, en admettant pour un moment que la probabilité de l’erreur d’un jugement rendu à la majorité de sept voix contre cinq, soit exprimée par une fraction à très peu près égale à , comme il résulterait de la formule de Laplace, il faut aussi observer que, d’après l’expérience, le nombre de condamnations par les jurys qui ont eu lieu chaque année en France, à cette majorité, n’est que 0,07 du nombre total des accusés ; le danger pour un accusé d’être mal jugé à la majorité dont il s’agit, aurait donc pour mesure le produit des deux fractions et , ou  ; car, dans toutes les choses éventuelles, la crainte d’une perte ou l’espoir d’un gain a pour expression le produit de la valeur de la chose que l’on craint ou que l’on espère, multipliée par la probabilité qu’elle aura lieu. Cette considération réduirait donc déjà à un sur cinquante la proportion des accusés non coupables qui seraient condamnés annuellement à la plus petite majorité des jurys ; ce serait sans doute encore beaucoup trop, si tous ces accusés étaient réellement innocents ; mais c’est ici qu’il convient d’expliquer le sens véritable que l’on doit attacher, dans cette théorie, aux mots coupable et innocent, et que Laplace et Condorcet leur ont effectivement attribué.

» On ne saurait jamais arriver à la preuve mathématique de la culpabilité d’un accusé ; son aveu même ne peut être regardé que comme une probabilité très approchante de la certitude ; le juré le plus éclairé et le plus humain ne prononce donc une condamnation que sur une forte probabilité, souvent moindre, néanmoins, que celle qui résulterait de l’aveu du coupable. Il y a entre lui et le juge en matière civile, une différence essentielle ; lorsqu’un juge, après l’examen approfondi d’un procès, n’a pu reconnaître, vu la difficulté de la question, qu’une faible probabilité en faveur de l’une des deux parties, cela suffit pour qu’il condamne la partie adverse ; au lieu qu’un juré ne doit prononcer un vote de condamnation que quand, à ses yeux, la probabilité que l’accusé est coupable atteint une certaine limite, et surpasse de beaucoup la probabilité de son innocence. Puisque toute chance d’erreur ne peut être évitée, quoi qu’on fasse, dans les jugements criminels, à quoi doit-elle être réduite, pour assurer à l’innocence la plus grande garantie possible ? C’est une question à laquelle il est difficile de répondre d’une manière générale. Selon Condorcet, la chance d’être condamné injustement pourrait être équivalente à celle d’un danger que nous jugeons assez petite pour ne pas même chercher à nous y soustraire dans les habitudes de la vie ; car, dit-il, la société a bien le droit, pour sa sûreté, d’exposer un de ses membres à un danger dont la chance lui est, pour ainsi dire, indifférente ; mais cette considération est beaucoup trop subtile dans une question aussi grave. Laplace donne une définition, bien plus propre à éclairer la question, de la chance d’erreur qu’on est forcé d’admettre dans les jugements en matière criminelle. Selon lui, cette probabilité doit être telle qu’il y ait plus de danger pour la sûreté publique, à l’acquittement d’un coupable, que de crainte de la condamnation d’un innocent ; comme il le dit expressément, c’est cette question, plutôt que la culpabilité même de l’accusé, que chaque juré est appelé à décider, à sa manière, d’après ses lumières et son opinion ; en sorte que l’erreur de son vote, soit qu’il condamne, soit qu’il absolve, peut provenir de deux causes différentes : ou de ce qu’il apprécie mal les preuves contraires ou favorables à l’accusé, ou de ce qu’il fixe trop haut ou trop bas la limite de la probabilité nécessaire à la condamnation. Non-seulement cette limite n’est pas la même pour toutes les personnes appelées à juger, mais elle change aussi avec la nature des accusations, et dépend même des circonstances où l’on se trouve : à l’armée, en présence de l’ennemi, et pour un crime d’espionnage, elle sera sans doute beaucoup moins élevée que dans les cas ordinaires.

» Les décisions des jurys se rapportent donc à l’opportunité des condamnations ou des acquittements : on rendrait le langage plus exact en substituant le mot condamnable, qui est toute la vérité, au mot coupable, qui avait besoin d’explication, et que nous continuerons d’employer pour nous conformer à l’usage. Ainsi, lorsque nous trouverons, que sur un très grand nombre de jugements, il y a une certaine proportion de condamnations erronées, il ne faudra pas entendre que cette proportion soit celle des condamnés innocents ; ce sera la proportion des condamnés qui l’ont été à une trop faible probabilité, non pas pour établir qu’ils sont plutôt coupables qu’innocents, mais pour que leur condamnation fût nécessaire à la sûreté publique. Déterminer parmi ces condamnés, le nombre de ceux qui réellement n’étaient pas coupables, ce n’est pas l’objet de nos calculs ; toutefois il y a lieu de croire que ce nombre est heureusement très peu considérable, du moins en dehors des procès politiques : on en peut juger, dans les cas ordinaires, par le nombre très petit de condamnations prononcées par les jurys, contre lesquelles l’opinion publique se soit élevée ; par le petit nombre de grâces complètes qui ont été accordées ; et par le nombre, aussi très petit, de cas où les cours d’assises ont usé du droit que la loi leur donne, de casser la condamnation prononcée par un jury, et de renvoyer le prévenu devant d’autres jurés, lorsqu’elles jugent que le débat oral avait détruit l’accusation, et que l’accusé n’est pas coupable.

» Les résultats relatifs aux chances d’erreur des jugements criminels, auxquels Laplace est parvenu, ont paru exorbitants, et en désaccord avec les idées générales ; ce qui serait contraire aux paroles de l’auteur, que la théorie des probabilités n’est, au fond, que le bon sens réduit en calcul. Ils ont été mal interprétés ; et l’on s’est trop hâté d’en conclure que l’analyse mathématique n’est point applicable à ce genre de questions, ni généralement aux choses qu’on appelle morales. C’est un préjugé que j’ai vu à regret partagé par de bons esprits ; et, pour le détruire, je crois utile de rappeler ici quelques considérations générales, qui seront propres, d’ailleurs, à bien faire connaître l’objet du problème spécial que je me suis proposé dans cet ouvrage, et à montrer ses points de similitude avec d’autres questions où personne ne conteste que l’emploi du calcul soit légitime et nécessaire.

» Les choses de toute nature sont soumises à une loi universelle qu’on peut appeler la loi des grands nombres. Elle consiste en ce que, si l’on observe des nombres très considérables d’événements d’une même nature, dépendants de causes qui varient irrégulièrement, tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, c’est-à-dire sans que leur variation soit progressive dans aucun sens déterminé, on trouvera, entre ces nombres, des rapports à très peu près constants. Pour chaque nature de choses, ces rapports auront une valeur spéciale dont ils s’écarteront de moins en moins, à mesure que la série des événements observés augmentera davantage, et qu’ils atteindraient rigoureusement s’il était possible de prolonger cette série à l’infini. Selon que les amplitudes de variation des causes irrégulières seront plus ou moins grandes, il faudra des nombres aussi plus ou moins grands d’événements pour que leurs rapports parviennent sensiblement à la permanence ; l’observation même fera connaître, dans chaque question, si la série des expériences a été suffisamment prolongée ; et d’après les nombres des faits constatés, et la grandeur des écarts qui resteront encore entre leurs rapports, le calcul fournira des règles certaines pour déterminer la probabilité que la valeur spéciale vers laquelle ces rapports convergent est comprise entre des limites aussi resserrées qu’on voudra. Si l’on fait de nouvelles expériences, et si l’on trouve que ces mêmes rapports s’écartent notablement de leur valeur spéciale, déterminée par les observations précédentes, on en pourra conclure que les causes dont les faits observés dépendent, ont éprouvé une variation progressive, ou même quelque changement brusque, dans l’intervalle des deux séries d’expériences. Toutefois, sans le secours du calcul des probabilités, on risquerait beaucoup de se méprendre sur la nécessité de cette conclusion ; mais ce calcul ne laisse rien de vague à cet égard, et nous fournit aussi les règles nécessaires pour déterminer la chance d’un changement dans les causes, indiqué par la comparaison des faits observés à différentes époques.

» Cette loi des grands nombres s’observe dans les événements que nous attribuons à un aveugle hasard, faute d’en connaître les causes, ou parce qu’elles sont trop compliquées. Ainsi, dans les jeux où les circonstances qui déterminent l’arrivée d’une carte ou d’un dé, varient à l’infini et ne peuvent être soumises à aucun calcul, les différens coups se présentent cependant suivant des rapports constants, lorsque la série des épreuves a été long-temps prolongée. De plus, lorsqu’on aura pu calculer d’après les règles d’un jeu, les probabilités respectives des coups qui peuvent arriver, on vérifiera qu’elles sont égales à ces rapports constants, conformément au théorème connu de Jacques Bernouilli. Mais dans la plupart des questions d’éventualité, la détermination à priori des chances des divers événements est impossible, et ce sont, au contraire, les résultats observés qui les font connaître : on ne saurait, par exemple, calculer d’avance la probabilité de la perte d’un vaisseau dans un voyage de long cours ; on y supplée donc par la comparaison du nombre des sinistres à celui des voyages : quand celui-ci est très grand, le rapport de l’un à l’autre est à peu près constant, du moins dans chaque mer et pour chaque nation en particulier ; sa valeur peut être prise pour la probabilité des sinistres futurs ; et c’est sur cette conséquence naturelle de la loi des grands nombres, que sont fondées les assurances maritimes. Si l’assureur n’opérait que sur un nombre peu considérable d’affaires, ce serait un simple pari, qui n’aurait aucune valeur sur laquelle il pût compter ; s’il opère sur de très grands nombres, c’est une spéculation dont le succès est à peu près certain.

» La même loi régit également les phénomènes qui sont produits par des forces connues, concurremment avec des causes accidentelles dont les effets n’ont aucune régularité. Les élévations et les abaissements successifs de la mer dans les ports et sur les côtes, en offrent un exemple d’une précision remarquable. Malgré les inégalités que les vents produisent, et qui feraient disparaître les lois du phénomène dans des observations isolées ou peu nombreuses, si l’on prend les moyennes d’un grand nombre de marées observées dans un même lieu, on trouve qu’elles sont à très peu près conformes aux lois du flux et du reflux, résultant des attractions de la lune et du soleil, et les mêmes que si les vents n’avaient eu aucune influence. Les moyennes déduites d’observations faites au commencement et à la fin du siècle dernier, ou séparées par un intervalle de cent années, n’ont présenté que de petites différences, que l’on peut attribuer à quelques changements survenus dans les localités.

» Pour exemple de la loi que je considère, je citerai encore la longueur de la vie moyenne dans l’espèce humaine. Sur un nombre considérable d’enfants nés en des lieux et à des époques assez rapprochés, il y en aura qui mourront en bas âge, d’autres qui vivront plus long-temps, d’autres qui atteindront les limites de la longévité ; or, malgré les vicissitudes de la vie des hommes, qui mettent de si grandes différences entre les âges des mourants, si l’on divise la somme de ces âges par leur nombre supposé très grand, le quotient, ou ce qu’on appelle la vie moyenne, sera une quantité indépendante de ce nombre. Sa durée pourra ne pas être la même pour les deux sexes ; elle pourra différer dans les différents pays, et à différentes époques, parce qu’elle dépend du climat, et sans doute aussi du bien-être des peuples : elle augmentera si une maladie vient à disparaître, comme la petite-vérole par le bienfait de la vaccine ; et, dans tous les cas, le calcul des probabilités nous montrera si les variations reconnues dans cette durée, sont assez grandes et résultent d’un assez grand nombre d’observations, pour qu’il soit nécessaire de les attribuer à quelques changements arrivés dans les causes générales. Le rapport entre les nombres des naissances annuelles masculines et féminines, dans un pays d’une grande étendue, a également une valeur constante, qui ne semble pas dépendre du climat, mais qui, par une singularité dont il ne serait peut-être pas difficile d’assigner une cause vraisemblable, paraît être différente pour les enfants légitimes et pour les enfants nés hors de mariage.

» La constitution des corps formés de molécules disjointes que séparent des espaces vides de matière pondérable, offre aussi une application, d’une nature particulière, de la loi des grands nombres. Par un point pris dans l’intérieur d’un corps et suivant une direction déterminée, si l’on tire une ligne droite, la distance de ce point à laquelle elle rencontrera une première molécule, quoique très petite en tous sens, variera néanmoins dans de très grands rapports avec sa direction : elle pourra être dix fois, vingt fois, cent fois, … plus grande dans un sens que dans un autre. Autour de chaque point, la distribution des molécules pourra être très irrégulière, et très différente d’un point à un autre ; elle changera même incessamment par l’effet des oscillations intestines des molécules ; car un corps en repos n’est autre chose qu’un assemblage de molécules qui exécutent des vibrations continuelles dont les amplitudes sont insensibles, mais comparables aux distances intermoléculaires. Or, si l’on divise chaque portion du volume, de grandeur insensible, par le nombre des molécules qu’elle contient, lequel nombre sera extrêmement grand à raison de leur excessive petitesse, et si l’on extrait la racine cubique du quotient, il en résultera un intervalle moyen des molécules, indépendant de l’irrégularité de leur distribution, qui sera constant dans toute l’étendue d’un corps homogène, partout à la même température, et abstraction faite de l’inégale compression de ses parties, produite par son propre poids. C’est sur de semblables considérations qu’est fondé le calcul des forces moléculaires et du rayonnement calorifique dans l’intérieur des corps, tel que je l’ai présenté dans d’autres ouvrages.

» Maintenant, cette loi universelle des grands nombres, dont nous venons de donner des exemples de toutes sortes, que nous aurions pu, au besoin, multiplier et varier encore davantage ; cette loi, disons-nous, est la base de toutes les applications du calcul des probabilités. Or, il est évident qu’elle convient également aux choses morales qui dépendent de la volonté de l’homme, de ses lumières et de ses passions ; car il ne s’agit point ici de la nature des causes, mais bien de la variation de leurs effets isolés, et des nombres de cas nécessaires pour que ces irrégularités se balancent dans les résultats moyens. La grandeur de ces nombres ne peut pas être calculée d’avance ; elle sera différente dans les diverses questions, et, comme on l’a dit plus haut, d’autant plus considérable que les irrégularités des faits observés auront plus d’amplitude. Mais, à cet égard, on ne doit pas croire que les effets de la volonté spontanée, de l’aveuglement des passions, du défaut de lumières, varient sur une plus grande échelle que la vie humaine, depuis l’enfant qui meurt en naissant, jusqu’à celui qui deviendra centenaire ; qu’ils soient plus difficiles à prévoir que les circonstances qui feront périr un vaisseau dans un long voyage ; plus capricieux que le sort qui amène une carte ou un coup de dé. L’exposition que je vais faire des données de l’expérience, sur lesquelles je me suis appuyé dans la question de la probabilité des jugements, confirmera pleinement ces considérations générales. On y verra que, sous l’empire d’une même législation, le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés dans toute la France, a très peu varié d’une année à une autre ; en sorte qu’il a suffi de considérer environ 7000 cas, c’est-à-dire le nombre de jugements prononcés chaque année par les jurys, pour que ce rapport parvînt sensiblement à la permanence ; tandis que dans d’autres questions, et, par exemple, dans celle de la vie moyenne, que je viens de citer, un pareil nombre serait bien loin d’être assez grand pour conduire à un résultat constant. On y verra aussi, d’une manière frappante, l’influence des causes générales sur le rapport dont il s’agit, qui a varié toutes les fois que la législation a changé.

» Le gouvernement a publié les Comptes généraux de l’administration de la justice criminelle, pendant les neuf années écoulées depuis 1825 jusqu’à 1833 ; c’est dans ce recueil authentique, et présenté avec un soin remarquable, que j’ai puisé tous les documents dont j’ai fait usage. Le nombre des procès jugés annuellement par les cours d’assises, a été d’à peu près 5000, et celui des accusés d’environ 7000. Depuis 1825 jusqu’à 1830 inclusivement, la législation n’a pas changé, et les décisions des jurys ont été rendues à la majorité d’au moins sept voix contre cinq, sauf l’intervention de la cour dans les cas de deux voix seulement de différence. En 1831, cette intervention a été supprimée, et l’on a exigé la majorité d’au moins huit voix contre quatre, ce qui a dû rendre les acquittements plus fréquents. Le rapport de leur nombre à celui des accusés pendant l’intervalle des six premières années s’est trouvé égal à 0,39, en négligeant les millièmes ; une seule année, il s’est abaissé à 0,38, et une autre année, il s’est élevé à 0,40 ; d’où il résulte que dans cette période, il n’a varié, d’une année à une autre, que d’un centième de part et d’autre de sa valeur moyenne. On peut donc prendre 0,39 pour la valeur de ce rapport, et 0,61 pour le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés, sous l’empire de la législation antérieure à 1831. À cette même époque, le rapport du nombre des condamnations prononcées à la majorité minima de sept voix contre cinq, au nombre total des accusés, a été 0,07, et il a aussi très peu varié d’une année à une autre. En retranchant cette fraction de 0,61, il reste 0,54 pour la proportion des condamnations qui ont eu lieu à plus de sept voix contre cinq ; le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés, aurait donc été 0,46, si l’on eût exigé une majorité d’au moins huit voix contre quatre ; or, c’est effectivement ce qui est arrivé pendant l’année 1831, de sorte que la différence entre ce rapport conclu des années précédentes et celui qui a été observé, ne se trouve que dans les millièmes, que j’ai négligés dans ces citations.

» En 1832, en conservant la même majorité minima qu’en 1831, la loi a prescrit la question des circonstances atténuantes, entraînant, dans le cas de l’affirmative, une diminution de peine ; l’effet de cette mesure a dû être de rendre plus faciles les condamnations par les jurys ; mais dans quelle proportion ? C’est ce que l’expérience seule pouvait apprendre, et qu’on ne pouvait pas calculer d’avance, comme l’augmentation des acquittements, qui avait eu lieu par un changement dans la plus petite majorité. L’expérience a fait voir qu’en 1832 la proportion des acquittements s’est abaissée de 0,46 à 0,41; elle est restée la même, à un millième près, dans l’année 1833, pour laquelle la législation n’a pas changé : le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés, avant, pendant et après 1831, a donc été successivement 0,61, 0,54, 0,59, de manière que l’influence de la question des circonstances atténuantes sur l’esprit des jurés s’est trouvée moindre, dans le rapport de 0,2 à 0,7, ou de 2 à 7, que l’effet d’une voix de plus exigée dans la majorité.

» Pendant ces deux années 1832 et 1833, le nombre des procès politiques soumis aux cours d’assises a été considérable ; on l’a retranché du nombre total des procès criminels, dans l’évaluation qui a donné 0,41 pour la proportion des acquittements ; en y ayant égard, on trouve que cette proportion s’élèverait à près de 0,43 ; ce qui montre déjà l’influence du genre des affaires sur le nombre des acquittements prononcés par les jurys. Cette influence est rendue tout-à-fait évidente dans les comptes généraux ; les procès criminels y sont classés en deux divisions principales : ceux qui ont pour objet des vols ou attentats contre les propriétés ; ceux qui se rapportent à des attentats contre les personnes, et dont le nombre est généralement le tiers de celui des premiers, ou le quart du nombre total des affaires. Dans la première division, le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés n’a été que 0,34 ; dans la seconde, il s’est élevé à 0,52, c’est-à-dire que le nombre des acquittements a même surpassé de 0,04, celui des condamnations. Depuis 1825 jusqu’à 1830, les valeurs annuelles de chacun de ces deux rapports ont varié seulement d’environ 0,02 de part et d’autre de ces fractions 0,34 et 0,52. La différence qu’elles présentent semble indiquer une plus grande sévérité de la part des jurés pour les vols que pour les attentats contre les personnes, soit parce qu’ils croient les premiers plus dangereux pour la société, à cause qu’ils sont plus fréquents, soit parce que, dans le cas des vols, les peines sont moins graves en général. Mais une manière différente de juger dans ces deux genres de crimes ne suffirait pas, comme on le verra tout à l’heure, pour produire la grande inégalité dans le nombre des acquittements que l’expérience a fait connaître.

» Les comptes généraux mettent encore en évidence d’autres rapports que les grands nombres ont rendus à peu près invariables, et que je citerai, quoique je n’aie pas eu à en faire usage. Ainsi, par exemple, depuis 1825 jusqu’à 1833, le rapport du nombre des femmes mises en jugement au nombre total des accusés a été annuellement de 0,18 ou 0,19 ; une seule fois il s’est élevé à 0,20, et une seule fois il est descendu à près de 0,16. Il est constamment plus grand dans les affaires de vols que dans les cas d’attentats contre les personnes ; la proportion des acquittements est aussi plus considérable pour les femmes que pour les hommes, et s’élevait pour elles à 0,46, à l’époque où elle n’était que 0,39 pour les accusés des deux sexes.

» Mais la constance de ces diverses proportions, qui s’observe chaque année dans la France entière, n’a plus lieu lorsque l’on considère les cours d’assises isolément. La proportion des acquittements varie notablement d’une année à une autre pour un même département, et sous une même législation ; ce qui montre que dans le ressort d’une cour d’assises, le nombre annuel des affaires criminelles n’est point assez grand pour que les irrégularités des votes des jurés se balancent, et que le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés parvienne à la permanence. Ce rapport varie encore plus d’un département à un autre ; et le nombre des procès dans chaque ressort de cours d’assises, lors même que l’on réunit les résultats connus de plusieurs années, n’est pas non plus assez considérable pour qu’on puisse décider, avec une probabilité suffisante, quelles sont les parties de la France où les jurys ont plus ou moins de tendance à la sévérité. Il n’y a guère que le département de la Seine où les procès criminels soient assez nombreux pour que le rapport annuel qui s’observe entre le nombre des acquittements et celui des accusés ne soit pas très variable, et puisse être comparé à celui qui a lieu dans la France entière. Le nombre des individus traduits chaque année devant la cour d’assises de Paris est d’environ 800, ou à peu près le neuvième du nombre correspondant pour toute la France. Depuis 1825 jusqu’à 1830, la proportion des acquittements a varié entre 0,27 et 0,40, et sa valeur moyenne n’a été que 0,35, tandis qu’elle s’élevait à 0,39, ou à 0,04 de plus, pour la France entière. Mais le rapport du nombre des condamnations au nombre des accusés, rendues à la plus petite majorité de sept voix contre cinq, a très peu différé pour Paris de ce qu’il était pour l’ensemble de toutes les cours d’assises.

» Telles sont les données que l’expérience a fournies jusqu’à présent sur les décisions des jurys. L’objet précis de la théorie est de calculer d’après ces données, quand elles seront complètes, pour un jury composé d’un nombre quelconque de personnes, jugeant à une majorité aussi quelconque, et pour un très grand nombre de jugements, la proportion des acquittements et des condamnations qui aura lieu très probablement, et la chance de l’erreur d’un jugement, soit qu’il condamne, soit qu’il absolve. Le produit de la probabilité de l’erreur d’un jugement de condamnation, multipliée par la chance qu’il aura lieu, est la mesure véritable du danger auquel la société expose un accusé non coupable ; le produit de la chance d’erreur d’un acquittement et de la probabilité qu’il sera prononcé, est celle du danger que court la société elle-même, et qu’il lui importe également de connaître, puisque c’est l’imminence de ce danger qui peut seule justifier l’éventualité d’une injuste condamnation. Dans cette importante question d’humanité et d’ordre public, rien ne pourrait remplacer les formules analytiques qui expriment ces diverses probabilités. Sans leur secours, s’il s’agissait de changer le nombre des jurés, ou de comparer deux pays où il fut différent, comment saurait-on qu’un jury composé de douze personnes, et jugeant à la majorité de huit voix au moins contre quatre, offre plus ou moins de garantie aux accusés et à la société, qu’un autre jury composé de neuf personnes, par exemple, prises sur la même liste qu’auparavant, et jugeant à telle ou telle majorité ? Comment déciderait-on si la combinaison qui existait avant 1831, d’une majorité d’au moins sept voix contre cinq avec une intervention des juges dans le cas du minimum, est plus avantageuse ou moins favorable que celle qui va avoir lieu maintenant, de la même majorité avec l’influence de la question des circonstances atténuantes ? On dira tout à l’heure de quelle manière le calcul décide entre ces deux combinaisons.

» Les formules de probabilité dont on vient de définir l’objet, et que l’on trouvera dans cet ouvrage, ont été déduites, sans aucune hypothèse particulière, des règles générales et connues. Elles renferment deux quantités spéciales qui dépendent de l’état moral du pays, du mode de procédure criminelle actuellement en usage, et de l’habileté des magistrats chargés de la diriger. L’une exprime la probabilité qu’un juré pris au hasard ne se trompera pas dans son vote ; l’autre est la probabilité, avant l’ouverture des débats, de la culpabilité d’un accusé pris également au hasard. Ce sont les deux éléments essentiels de la question des jugements criminels ; le premier est indépendant du second, mais celui-ci peut dépendre de l’autre. Leurs valeurs numériques doivent être conclues des données de l’expérience, de même que les constantes contenues dans les formules de l’astronomie sont déduites des observations. La solution entière du problème que l’on s’est proposé dans ces recherches exigeait donc le concours de la théorie et de l’expérience. Celle-ci laissant encore beaucoup à désirer, on a déterminé les valeurs actuelles des deux élémens aussi bien qu’il a été possible, d’après les données précédentes, qui pourront être complétées par la suite. La loi nouvelle exige que le jury fasse connaître les cas où sa décision a été rendue à la majorité de sept voix contre cinq ; on pourra donc mentionner dans les comptes généraux, le nombre de fois où cette circonstance aura eu lieu, séparément dans les cas de vols et dans les cas d’attentats contre les personnes, et séparément aussi pour les accusés des deux sexes. Il sera possible alors de calculer, pour ces divers cas, les valeurs des deux éléments de la question, tandis que celles qui ont pu être déterminées, se rapportent, sans distinction du sexe des accusés, à des affaires de toutes natures, dans la proportion où elles se présentent annuellement. Cependant on a fait abstraction des affaires politiques, dont le nombre, en 1832 et 1833, eût été assez considérable pour induire en erreur sur les conséquences relatives à ces deux années. Sous l’empire d’une même législation, chacun de ces deux élémens, par sa nature, pourra varier progressivement, et n’avoir pas non plus la même valeur dans les différentes parties de la France. C’est ce qu’une longue suite d’observations, et les calculs dont elles seront la base, pourront apprendre à nous ou à nos successeurs.

» Voici actuellement l’énoncé des résultats numériques que l’on trouvera dans cet ouvrage, et qui se rapportent aux quatre époques récentes où la législation a été différente : aux années antérieures à 1831, à cette année 1831, aux années postérieures, et enfin à l’époque actuelle.

» Avant 1831, la probabilité qu’un juré ne se trompait pas dans son vote était un peu au-dessous de pour la France entière, et un peu au-dessus de cette fraction pour le département de la Seine en particulier. Le sens précis de ce résultat du calcul et de l’observation est que, si l’on eût pris au hasard un très grand nombre de jurés, 10000 par exemple, et qu’on leur eût soumis les affaires criminelles de toutes natures qui se jugent en France, pendant plusieurs années, au nombre de 500000[sic] pour fixer les idées, les trois quarts du produit de 10000 et de 50000[sic] exprimeraient, à très peu près, le nombre des votes de condamnation ou d’acquittement qu’on doit regarder comme vrais, c’est-à-dire, condamnant des accusés coupables, ou absolvant des accusés dont la culpabilité n’était pas assez probable pour rendre leur condamnation nécessaire. Malgré une plus grande expérience des procès criminels que les juges ont sans doute, leur chance de ne pas se tromper dans leurs votes est cependant peu différente de celle des jurés, du moins dans les cas les plus douteux où la majorité du jury ne s’est formée qu’à sept voix contre cinq. En effet, ces cas se sont présentés au nombre de 1911 pendant les cinq années écoulées depuis 1826 jusqu’à 1830 ; la Cour d’assises, composée alors de cinq conseillers, et appelée, dans ce cas, à intervenir, s’est jointe 314 fois à la minorité du jury ; or, elle aurait dû s’y joindre seulement 291 fois, en supposant la probabilité de ne pas se tromper égale pour les jurés et pour les juges ; et quoique ces deux nombres 314 et 291 ne soient pas assez considérables pour décider à quel point cette hypothèse peut s’écarter de la vérité, leur peu de différence suffit pour prouver qu’il doit en exister aussi fort peu entre les chances d’erreur des juges et des jurés. La chance d’erreur de ceux-ci ne provient donc pas, comme on pourrait le croire, de leur défaut d’habitude : il y a lieu de penser que sa cause principale est l’arbitraire qui reste dans la conscience de chacun, juge ou juré, sur le degré de probabilité nécessaire pour qu’un homme en condamne un autre.

» Le calcul combiné avec l’observation, montre aussi qu’en France la probabilité qu’un accusé est coupable, quand il paraît devant les cours d’assises, pour une affaire de nature quelconque, a 0,64 pour valeur ; à Paris elle est notablement plus grande, et s’élève à 0,68 ; ce qu’on doit regarder comme un fait, qui pourrait tenir à l’habileté des magistrats, ou à d’autres causes. Si les accusés étaient jugés uniquement d’après l’information antérieure à l’ouverture des débats, on devrait donc, dans un très grand nombre d’affaires, annuellement par exemple, en condamner 64 ou 68 sur 100 ; dans les six années qui ont précédé 1831, la proportion des condamnations différait peu de celles-là, puisqu’elle était 0,61 en France et 0,65 à Paris ; mais une condamnation, lorsqu’elle était prononcée, augmentait, dans un très grand rapport, la probabilité de culpabilité qui avait lieu auparavant.

» Je ferai remarquer que cette probabilité antérieure aux débats, surpasse le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés. Dès que la première de ces deux fractions est plus grande que , on démontre, en effet, que la seconde doit toujours être inférieure à l’autre, ou du moins le contraire, s’il n’est pas impossible, serait hors de toute vraisemblance, pour un nombre d’affaires qu’on suppose très grand. C’est un point de cette théorie sur lequel il importe le plus d’appeler l’attention. Il en résulte que, quelles que soient les modifications que l’on fasse subir au jury, et la majorité que l’on exigera pour ses décisions, tant que rien ne sera changé au mode de la procédure criminelle, on doit regarder la fraction 0,64 comme une limite que ne pourra jamais dépasser la proportion des condamnations annuelles dans la France entière, qu’elle atteindrait s’il n’y avait aucune chance d’erreur dans le vote des jurés, et dont elle s’approchera de plus en plus à mesure que cette chance diminuera davantage. Toutefois, cette probabilité 0,64, de la culpabilité avant l’ouverture des débats, se rapporte à une affaire quelconque qui sera prise au hasard parmi celles que les cours d’assises ont à juger ; elle peut être différente, lorsque l’on considère séparément une classe spéciale de procès ; et il faut qu’elle soit plus grande dans les accusations de vols, puisque la proportion des condamnations, qu’elle doit toujours surpasser, s’élève alors à 0,66. Réciproquement, si cette proportion particulière surpasse sa valeur générale, cela ne tient pas uniquement à une plus grande sévérité des jurés quand il s’agit de crimes contre les propriétés. Cette différence provient aussi de ce que, par la nature de ces crimes, les magistrats chargés de l’information antérieure, parviennent à établir une plus grande probabilité que l’accusé est coupable.

» Toutes choses d’ailleurs égales, il est évident que la proportion des condamnations diminuerait à mesure que l’on exigerait du jury une plus grande majorité. S’il fallait, comme en Angleterre, l’unanimité des douze jurés, soit pour condamner, soit pour absoudre, la probabilité d’une condamnation différerait peu d’un 50e, et celle d’un acquittement serait à peu près moitié moindre ; ce qui rendrait les décisions très difficiles, à moins qu’il n’y eût le plus souvent une sorte d’arrangement entre les jurés, et qu’une partie d’entre eux ne fissent le sacrifice de leur opinion. On voit même que, sans cela, les acquittements unanimes seraient plus rares et plus difficiles dans le rapport du double au simple.

» D’après ces valeurs et 0,64 des deux éléments que renferment les formules de probabilités, et qui ont été déduites des observations antérieures à 1831, on trouve 0,06 pour la probabilité de l’erreur d’une condamnation rendue à la majorité de sept voix contre cinq ; mais dans ce cas, si la majorité de la cour se joignait à celle du jury, ce qui était nécessaire pour une condamnation définitive, cette probabilité était réduite au 7e de sa grandeur. Tant à cette majorité qu’à une plus grande, la proportion des condamnés non coupables devait être, avant 1831, un peu au-dessus de 15 dix-millièmes du nombre des accusés, ou d’à peu près 10 ou 11 par année dans toute la France. En même temps, la proportion des accusés coupables et acquittés, devait s’élever à un peu plus d’un 30e, c’est-à-dire à environ 250 chaque année. Mais on ne doit pas perdre de vue le sens que nous attachons à ces mots coupable et non coupable, qui a été expliqué plus haut, et duquel il résulte que la première proportion n’est qu’une limite supérieure du nombre des condamnés réellement innocents, tandis que la seconde est, au contraire, une limite inférieure de celui des individus acquittés, quoiqu’ils ne soient point innocents. Il ne faut pas non plus oublier que la probabilité de l’erreur des jugements, que nous concluons du calcul et de l’observation, se rapporte à l’ensemble des procès qui sont soumis pendant une ou plusieurs années aux cours d’assises : déterminer la chance d’erreur d’un jugement rendu dans une affaire connue et isolée, est impossible, selon moi, à moins de fonder le calcul sur des hypothèses touf-à-fait précaires, qui conduiraient à des résultats très différents, et, à peu près, à ceux qu’on voudrait, suivant les suppositions que l’on aurait adoptées.

» En 1831, la nécessité de huit voix au moins contre quatre pour la condamnation, a dû, d’après le calcul, abaisser la proportion des condamnés non coupables à un millième du nombre total des accusés, et élever celle des coupables acquittés à un peu plus d’un dixième, c’est-à-dire à près du quart des acquittements prononcés.

» Dans les années suivantes, où la question des circonstances atténuantes a été introduite, le nombre des condamnations s’est accru, et est devenu 0,59 du nombre des accusés, au lieu de 0,54 qu’il était en 1831. Cette proportion 0,59 s’étant ainsi rapprochée de la probabilité 0,64, antérieure aux débats, que les accusés soient coupables, il s’en est suivi que celle de l’erreur du vote des jurés a diminué ; et la probabilité qu’un juré ne se trompe pas dans son vote, qui était précédemment un peu au-dessous de , est devenue presque égale à . Dans cet état de choses, la proportion des condamnés non coupables n’était plus qu’un 4000e du nombre des accusés, ou moins de deux condamnés par an, pour toute la France ; et quant à celle des accusés coupables et acquittés, sa valeur devait être 0,035, ou à peu près 250 individus chaque année, comme avant 1831.

» On ne peut pas savoir d’avance si le secret imposé aux votes des jurés par la loi nouvelle, augmentera ou diminuera leur chance de ne pas se tromper. En supposant qu’elle reste la même, et qu’elle ait pour mesure la fraction , comme auparavant, le nombre des condamnations augmentera, à raison de la majorité d’au moins sept voix contre cinq, substituée à celle d’au moins huit contre quatre ; ce nombre sera compris entre 0,62 et 0,63 de celui de tous les accusés ; en même temps la proportion des condamnations erronées s’élèvera à 0,0016, ou au sextuple de ce qu’elle était dans les années précédentes ; c’est-à-dire à environ onze par an dans la France entière, comme avant 1831 ; mais le nombre des coupables acquittés sera beaucoup moindre qu’à aucune autre époque, et s’abaissera à 0,014 du nombre des accusés. Par rapport aux chances d’erreur des condamnations, il y a donc très peu de différence entre la législation antérieure à 1831 et celle qui nous régit aujourd’hui ; la condition de majorité étant la même aux deux époques, l’effet de l’intervention de la cour qui pouvait avoir lieu autrefois se trouve balancé à très peu près par celui de la question des circonstances atténuantes ; mais relativement aux chances d’erreurs des acquittements, l’avantage est du côté de la législation actuelle, dans le rapport de cinq à deux.

» Le caractère distinctif de cette nouvelle théorie de la probabilité des jugements est donc de déterminer d’abord, d’après les données de l’observation dans un très grand nombre d’affaires, la chance d’erreur des votes des juges et celle de la culpabilité des accusés avant l’ouverture des débats. Elle doit convenir à toutes les espèces nombreuses de jugements ; à ceux de la police correctionnelle, de la justice militaire, de la justice civile, pourvu que l’on ait, dans chaque espèce, les données suffisantes pour la détermination des deux éléments de la question. Elle doit aussi s’appliquer aux jugements, que je n’ai pas besoin de qualifier, qui ont été rendus en très grand nombre par les tribunaux extraordinaires, pendant les temps malheureux de la révolution ; mais à cet égard il est indispensable d’entrer dans quelques explications afin qu’il ne reste aucun doute sur la généralité et l’exactitude de la théorie. La difficulté que ce cas d’exception présente n’a point échappé à des personnes qui voulaient bien écouter avec intérêt les résultats de mon travail.

» Un accusé peut être condamné, ou parce qu’il est coupable, et que les juges ne se trompent pas, ou parce qu’il est innocent, et que les juges se trompent. Le rapport du nombre des condamnations à celui des accusés ne varie pas lorsque la probabilité que l’accusé est coupable avant le jugement, et celle de l’erreur du vote de chaque juge, se changent l’une et l’autre dans leurs compléments à l’unité. Il demeure le même, par exemple, quand ces probabilités sont et , et quand elles ne sont que et . Il a aussi une même valeur, lorsqu’elles diffèrent toutes deux très peu de la certitude, ou de l’unité, et lorsqu’elles sont toutes deux presque nulles ; et dans ces cas extrêmes, le nombre des condamnations s’écarte très peu de celui des accusations. Par cette raison les équations qu’il faut résoudre pour déterminer les grandeurs de ces deux probabilités sont toujours susceptibles de deux solutions réelles et inverses l’une de l’autre. Toutefois, chacune de ces deux solutions a un caractère qui la distingue : en adoptant l’une, la probabilité qu’un accusé condamné est coupable sera plus grande que celle de son innocence ; le contraire aura lieu en adoptant l’autre. Dans les cas ordinaires, c’est donc la première solution qu’on doit choisir, car il ne serait pas raisonnable de supposer que les tribunaux fussent injustes ou jugeassent le plus souvent au rebours du bon sens. Mais il n’en est pas de même quand les jugements sont rendus sous l’influence des passions ; ce n’est plus alors la racine raisonnable des équations, c’est l’autre solution qu’il faut employer, et qui donne aux condamnations une si grande probabilité d’injustice. C’est ainsi que cette anomalie sociale, de tribunaux dont la plupart des jugements sont erronés, se trouve comprise dans la généralité des formules algébriques. Dans cette théorie, l’iniquité du juge et la passion de l’accusateur sont considérées comme des causes d’erreur, aussi bien qu’une trop grande pitié ou un excès d’indulgence ; et le calcul est établi sur le résultat des votes, quels que soient les motifs qui les ont dictés.

» Dans les tribunaux de police correctionnelle, le rapport du nombre des acquittements à celui des accusés est compris entre 0,14 et 0,15, d’après la moyenne de neuf années et pour la France entière. Cette seule donnée ne suffit pas pour déterminer la probabilité antérieure au jugement, de la culpabilité de l’accusé, et la chance d’erreur du vote de chaque juge ; en supposant les jugements prononcés par trois juges, ce qui paraît avoir lieu généralement, il faudrait aussi savoir suivant quelle proportion les condamnations ont eu lieu à l’unanimité, ou à la simple majorité de deux voix contre une. Mais quelle que soit cette proportion, qui n’est pas connue, on peut du moins s’assurer que la probabilité que les juges des tribunaux de police correctionnelle ne se trompent pas dans leurs votes, est supérieure à celle qui avait lieu pour les jurés avant la question des circonstances atténuantes ; et si l’on assimile, à la vérité un peu gratuitement, le vote de ces juges à celui des jurés depuis que cette question a été introduite, et que l’on prenne pour la probabilité qu’il n’est point erroné, on trouve pour la probabilité, avant le jugement, de la culpabilité des accusés. Cette probabilité, après leurs condamnations, serait encore plus grande et ne différerait de l’unité que de 0,006 ; mais la proportion des coupables acquittés s’élèverait à près d’un 10e, ou aux deux tiers du nombre total des acquittements.

» Les tribunaux militaires se composent de sept juges ; les condamnations ne peuvent être prononcées qu’à la majorité d’au moins cinq voix contre deux ; on évalue leur nombre aux deux tiers de celui des accusations ; ce qui est à peu près la même proportion que dans les cours d’assises avant 1831 et à l’époque actuelle. Cette seule donnée ne suffisant pas pour déterminer les valeurs spéciales des deux quantités contenues dans les formules de probabilité, on est donc obligé de faire une hypothèse, plus ou moins vraisemblable, sur l’une de ces valeurs : si l’on suppose que la probabilité de ne pas se tromper soit égale à pour un juge militaire, comme pour un juré, on trouve 0,77 et 0,98, pour les probabilités que l’accusé est coupable avant le jugement et après qu’il est condamné, et un peu plus de 0,011 pour la proportion des coupables acquittés. Quoique la probabilité 0,98 approche beaucoup de la certitude, cependant la proportion des condamnés non coupables s’élèverait à du nombre des accusés ; mais il convient d’observer que les conseils de guerre comprennent dans leurs attributions, les procès criminels et ceux de simple police correctionnelle ; et il y a lieu de croire que c’est dans ceux-ci que se trouve le plus grand nombre de condamnations erronées ; cette qualification étant prise d’ailleurs dans le sens qui a été expliqué plus haut. Quoi qu’il en soit, en comparant la justice militaire aux jurys sous la législation actuelle, il résulte des proportions citées précédemment que les chances d’erreur seraient huit ou dix fois moindres dans les cours d’assises, soit pour les acquittements, soit pour les condamnations.

» Lorsqu’il s’agit de jugements en matière civile, les formules de probabilités, au lieu de deux quantités spéciales, n’en contiennent plus qu’une, celle qui exprime la probabilité que chaque juge ne se trompe pas dans son vote. Dans les tribunaux de première instance, les jugements sont rendus par trois juges, en général, selon le renseignement qui m’a été donné ; mais on ne connaît pas le rapport du nombre de cas où ils prononcent à l’unanimité, au nombre de cas où ils décident à la simple majorité de deux voix contre une ; et, faute de cette donnée, il n’est pas possible de calculer directement la chance d’erreur de leurs votes. Pour les jugements dont il est fait appel devant les cours royales, on peut calculer cette chance en comparant le nombre de ceux qui sont confirmés au nombre de ceux qui ne le sont pas, et supposant qu’elle soit la même pour les juges des deux degrés successifs. Quoique cette hypothèse s’écarte peut-être beaucoup de la vérité, je l’ai admise cependant, afin de pouvoir donner un exemple du calcul de l’erreur à craindre dans les jugements en matière civile. La vérité ou le bon droit résulterait de la décision, nécessairement unanime, de juges qui n’auraient aucune chance de se tromper ; dans chaque affaire ce bon droit absolu est une chose inconnue : néanmoins, on entend par des votes et des jugemens erronés ceux qui lui sont contraires ; et la question consiste à déterminer leurs probabilités, ou ce qui est la même chose, les proportions suivant lesquelles ils auraient lieu, à très peu près et très probablement, dans des nombres de cas suffisamment grands.

» On trouve dans le Compte général de l’administration civile, récemment publié, le nombre des jugements de première instance qui ont été confirmés par les cours royales, et celui des jugements qu’elles ont cassés, pendant les trois derniers mois de 1831, et les années 1832 et 1833. Le rapport du second de ces deux nombres à leur somme, a un peu moins de 0,32 pour valeur dans la France entière ; il n’a pas varié d’une année à l’autre d’un 50e de cette valeur moyenne ; en sorte que malgré la diversité des affaires qui ont dû se présenter, et sans doute aussi l’inégale instruction des magistrats de tout le royaume, il a suffi cependant d’environ 8000 arrêts prononcés annuellement pour que le rapport dont il s’agit atteignît presque une valeur constante ; ce qui offre encore un exemple bien remarquable de la loi universelle des grands nombres.

» Au moyen de la valeur 0,32 de ce rapport, et en prenant le nombre sept pour celui des conseillers de cours royales qui prononcent les arrêts d’appel en matière civile, on trouve 0,68, ou un peu plus de , pour la probabilité qu’un de ces conseillers, ou un juge de première instance, pris au hasard dans la France entière, ne se trompe pas en opinant dans une affaire, prise aussi au hasard, parmi celles qui sont soumises annuellement aux deux degrés de juridictions. Il est possible que cette probabilité soit différente dans les affaires jugées en première instance et dont les parties n’ont point appelé. D’après cette fraction 0,68, la probabilité qu’un arrêt de cour d’appel est conforme au bon droit a pour valeur 0,646, quand il s’accorde avec le jugement de 1re instance, et 0,203 seulement quand il lui est contraire ; dans le premier cas la probabilité que l’arrêt est erroné, n’est que 0,036 ; dans le second cas, elle s’élève à 0,114. On en conclut que sur un très grand nombre d’arrêts des cours royales, la proportion de ceux qui ne sont pas conformes au bon droit s’écarte très probablement fort peu de la somme des deux dernières fractions, ou de 0,15. Si l’un de ces arrêts, erroné ou non, était soumis à la révision d’une seconde cour royale, il y aurait la probabilité 0,754 qu’il serait confirmé, ou un peu plus de trois à parier contre un.

» Les questions qui sont traitées dans cet ouvrage pouvant, si je ne me trompe, intéresser des personnes auxquelles l’analyse mathématique n’est pas familière, j’ai cru utile d’exposer d’abord, avec quelque développement les résultats qu’il contient, et les principes qui en sont la base. Il sera divisé en deux sections : la première renfermera les règles générales et les formules les plus usuelles des probabilités ; on trouvera dans la seconde leur application à la question spéciale de la probabilité des jugements. »


L’Académie arrête que la séance publique de cette année aura lieu le lundi, 28 décembre.

Cette séance commencera à 1 heure précise.

Les commissions qui, surchargées de travail, ne pourront point avoir terminé leurs rapports pour cette première séance publique, les réserveront pour une seconde, dont l’époque sera ultérieurement fixée.


La section de minéralogie présente la liste suivante de candidats pour la place vacante dans son sein, par le décès de M. Lelièvre :

1o.M. Élie de Beaumont ;

2o.M. Dufrénoy ;

3o.M. Puillon-Boblaye.

Les titres de ces candidats sont discutés. L’élection aura lieu dans la séance prochaine. MM. les membres de l’Académie en seront prévenus par billets à domicile.

La séance est levée à 5 heures.

F.

Compte rendu de la séance du 12 octobre. Astronomie. — Comète de Halley.
Page 207, ligne 19, , lisez
Ibid., 28, 1682 à 1759, lisez 1759 à 1835
Ibid., 29, 54° 59′ 10″, lisez 55° 9′ 10″
Ibid., 30, 304° 21′ 38″, lisez 304° 31′ 38″
208, 5, idem
Ibid., 6, 54° 59′ 10″, lisez 55° 9′ 10″

Bulletin bibliographique.

L’Académie a reçu dans cette séance les ouvrages dont voici les titres :

Comptes rendus hebdomadaires des Séances de l’Académie des Sciences, no 19, 1835, in-4o.

Exposition des produits de l’Industrie française en 1834. — Extrait du Rapport fait au jury ; par M. le vicomte Héricart de Thury ; in-8o.

Société royale d’Horticulture. — Rapport sur la Culture du cresson, dans la cressonnière artificielle de M. Cardon ; par le même, in-8o.

Rapport sur le Concours pour un Manuel pratique propre à guider les habitans des campagnes dans les constructions rustiques ; par le même ; in-8o.

Rapport sur le Concours pour le Percement des puits forés suivant la méthode artésienne ; par le même ; 1835, in-8o.

Remarques à l’occasion du Rapport fait à l’Académie sur les recherches statistiques du docteur Civiale ; par M. Navier ; in-8o.

The Journal of the royal geographical Society of London ; volume the fifth, part 2, Londres, 1835, in-8o.

Meridian Ephemeris of the sun and planets ; pour l’année 1836 ; Londres, 1835, in-8o.

Idrologia minerale ossia storia di tutte le sorgenti d’acque minerali ; par M. B. Bertini ; Turin, 1822, in-8o.

Rendiconto medico del vende spedale maggiore de SS. Maurizio e Lazaro per il 1835 ; par le même ; Turin, 1834, in-8o.

Statistica nosologica dal 1821 al 1833 ; par le même ; Turin, 1835, in-8o.

Astronomische Nachrichten ; no 294 ; in-4o.

Flora Batava ; 103e livraison in-4o.

Rapport officiel sur la Réunion des médecins et naturalistes allemands de Stuttgard, en septembre 1834 ; par MM. Kielmeyer et Jæger ; Stuttgard ; 1835, in-4o. (En allemand.)

Sur les Mammifères fossiles qui ont été trouvés dans le Wurtemberg ; par M. Jæger ; Stuttgard, 1835, in-folio.

Sur la Narcine, nouvelle espèce de Raie électrique, avec un tableau synoptique des raies électriques ; par M. Henle ; Berlin, 1834, in-4o. (En allemand.)

New mode of constructing and propelling steam boats and other vessels ; par M. A. Plantou. (M. Dupin est chargé d’en rendre un compte verbal.)

Histoire Naturelle des Îles Canaries, par MM. Barker-Webb et Sabin Berthelot ; 1re livraison, in-folio, et 1re livraison de planches, 1835.

Théorie de l’Homme intellectuel et moral ; par M. H. Cros ; tome 2e, Paris, 1836, in-8o.

Élémens de Zoologie ; par M. Milne Edwards ; Paris, 1835, in-8o.

Géographie générale comparée, ou Étude de la Terre ; par M. Karl Ritter ; traduit de l’allemand par MM. Buret et Desor ; tome 2e, in-8o, Paris, 1835.

Cours de Physique de l’École Polytechnique ; par M. Lamé ; tome 1er, Paris, 1836, in-8o.

Instructions nautiques sur les côtes de la Patagonie, etc., etc. ; par M. Darondeau ; Paris, 1835, in-8o.

Diachirismos de médicamens simples pour le traitement des maladies ; par M. Comet ; 2e édition, Paris, 1836 ; in-8o.

Note sur le mouvement vibratoire longitudinal de quelques corps solides ; par M. Peyré, Versailles, 1835, in-8o.

Société royale d’Agriculture et de Commerce de Caen. — Des Causes de la diminution du commerce des chevaux en Normandie ; par M. Cailleux ; Caen, 1835, in-8o.

Extrait des Annales des Sciences. — Note sur la Seiche à six pattes ; par M. de Férussac ; in-8o.

À MM. les membres de l’Académie des Sciences de Paris ; par M. Bonhoure ; Paris ; 1835, in-8o. (Réservé pour le concours Montyon.)

Vie de Galilée ; par M. Peyrot ; Paris, 1835, in-18.

Journal de Chimie médicale, de Pharmacie et de Toxicologie ; no 12, tome 1er, in-8o.

Bulletin clinique de M. Fossone ; no 8, in-8o.

Journal hebdomadaire des Progrès des sciences médicales ; no 50, 3e année, 6e livraison, in-8o.

Gazette médicale ; tome 3, no 5050.

Gazette des Hôpitaux ; nos 146–148.

Éphémérides de la Comète de Halley.


  1. Essai sur l’Application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix.
  2. Page 460.
  3. Page 32.