Aller au contenu

Congrès international de Philosophie (1900) - Séance générale : Philosophie générale et métaphysique

La bibliothèque libre.
Collectif
Congrès international de Philosophie (1900) - Séance générale : Philosophie générale et métaphysique
Revue de métaphysique et de morale8 (p. 654-670).

SÉANCE GÉNÉRALE
PHILOSOPHIE GÉNÉRALE ET MÉTAPHYSIQUE

La séance est ouverte à trois heures, par M. J.-J. Gourd, professeur à l’Université de Genève, président.

M. le docteur Pierre Bonnier donne lecture de son mémoire sur le Rapport de l’intuition spatiale avec les représentations intellectuelles. Ce rapport se définit, selon M. Bonnier, dans la proposition suivante : Les représentations intellectuelles procèdent des représentations sensorielles et ne sont elles-mêmes que des représentations sensorielles. Mais nous ne pouvons jamais percevoir quelque chose sans son quelque part, l’objet sans son lieu. Cette orientation, cette localisation est, selon M. Bonnier, un office directement anatomique, et ne peut pas ne pas se faire. — Par suite, et toujours selon M. Bonnier, il faut considérer les sens et l’intelligence non comme des aptitudes, des fonctions, mais comme des endroits organiques. Une pensée a une forme comme une image, car elle couvre un espace nerveux et implique l’activité simultanée de divers centres diversement situés dans la masse nerveuse.

Est déposé sur le bureau un mémoire de M. Shadworth Hodgson sur les Notions de cause et de condition réelle (the Conceptions of Cause and Real Condition). L’objet de ce mémoire est d’attirer l’attention sur deux résultats de la nouvelle métaphysique qui consiste à analyser l’expérience jusqu’à ce que nous parvenions à ces éléments ultimes ou à ces aspects ultimes, qui peuvent être distingués, mais non séparés des éléments ou aspects concomitants, et sont par suite les conditions préalables de la conception de toute réalité concrète. Ces résultats sont : 1° la substitution de la notion de condition réelle à celle de cause, nécessitée par le fait que la pure qualité sensible ne peut être conçue comme causée ; 2° l’élargissement de notre conception de l’univers, que le même fait nécessite. Après avoir exposé la théorie des quatre causes aristotéliciennes, groupées dans un ordre nouveau, et montré que la seule cause qui nous occupe actuellement, c’est la cause efficiente, après avoir écarté Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/663 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/664 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/665 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/666 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/667 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/668 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/669 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/670 Page:Revue de métaphysique et de morale - 8.djvu/671 eux-mêmes ébranlés et apparaissant comme muables, depuis l’apparition des géométries non euclidiennes et à n dimensions.

M. Kozloswki attire l’attention sur une affirmation de M. Weber, selon qui l’idée d’évolution serait moderne. Mais l’idée se présente à l’esprit dès qu’il aborde la question du devenir : voyez les systèmes d’Anaxagore, d’Anaximène, de Démocrite. La grande différence entre l’évolutionisme ancien et l’évolutionisme moderne se trouve constituée par la présence, chez les anciens, de l’idée cyclique (des périodes d’involution succédant à des périodes d’évolution).

M. A. Lalande, docteur ès lettres, professeur au lycée Michelet, analyse et lit partiellement son mémoire : Sur l’amélioration et la fixation du langage philosophique. M. Lalande pose une question pratique qui suppose un travail collectif. La philosophie s’entend en deux sens : tantôt comme un effort individuel pour saisir en soi la réalité, et subordonner harmonieusement à cette vue personnelle l’ensemble de ses pensées ; tantôt comme un ensemble de problèmes déterminés et susceptibles de solution qui forment à la fois, d’une part, la matière de l’enseignement et des examens, de l’autre, le système des idées rationnelles communes qui coordonnent les sciences et qui dirigent la conduite. Toutes ces fonctions de la philosophie sont essentielles, surtout dans notre société. Or elles ne peuvent être remplies si les philosophes ne s’entendent pas pour établir les conventions nécessaires à l’expression de ces idées, et si, comme il arrive trop souvent, ils croient s’amoindrir en enseignant des vérités transmissibles. C’est manquer à leur fonction à l’égard des sciences et à l’égard de l’éducation. — Mais est-il possible d’établir un vocabulaire philosophique défini ? Oui, selon M. Lalande, car les philosophes s’entendent entre eux beaucoup mieux qu’on ne croit. On peut le vérifier : il est plus facile pour un philosophe de tomber d’accord avec un philosophe qu’avec un homme quelconque, et même un savant, quand ils n’ont pas de culture philosophique. Il y a un fond commun d’idées auquel ils ne font pas attention, mais qui existe : la réunion même d’un Congrès de philosophie suppose l’existence de ce fond commun. — Pour arriver à la constitution d’un vocabulaire philosophique, un travail lexicographique préalable serait nécessaire. Pour un certain nombre de termes (tels que les termes de masse, d’énergie, de potentiel etc.), la règle à suivre est de ne les employer qu’au sens rigoureux où la science positive les emploie. Puis viennent d’autres termes, moins définis, mais au sujet desquels il paraît qu’il serait possible encore d écarter l’équivoque. Soit, par exemple, le terme d’évolution, qui vient de soulever une discussion : M. Weber l’employait au sens large, M. Bergson au sens étroit. Pourquoi ne pas distinguer les deux concepts d’évolution et de révolution, subsumés l’un et l’autre sous le concept plus général de devenir. Mais le mot entraîne encore une autre équivoque. Il peut signifier la série totale des transformations d’un être de la naissance à la mort, le progrès, puis la décadence, tandis que, dans cette série totale de transformations, M. Spencer distingue entre l’évolution proprement dite et la dissolution : ne conviendrait-il pas d’appeler cursus l’ensemble des phénomènes, évolution le processus d’accroissement, dissolution le processus inverse ? Soit encore le terme de Nature. Stuart Mill a bien analysé les significations diverses que présente le mot. La nature, c’est tantôt l’univers, tantôt ce qui, dans l’univers, s’oppose à ce qui est créé artificiellement par l’homme. De l’emploi alternatif du mot dans l’un et l’autre sens, résulte, entre beaucoup d’autres, le sophisme anarchiste. Des analyses semblables seraient possibles pour les mots de cause, de bonheur, de nécessité, de liberté, de réalité. Un pareil travail ne supprimerait pas les divergences de doctrine, il les définirait ; il laisserait de côté la philosophie qui se fait ; mais, à côté de la philosophie qui se fait, il y a une philosophie déjà faite. D’ailleurs, une fois les termes définis, il restera toujours au philosophe le nombre infini des combinaisons possibles des termes. — M. Lalande passe alors aux conclusions pratiques de son mémoire. Les travaux de M. Eucken, de M. Tönnies, des ouvrages tels que le lexique de M. Alexis Bertrand, ou que le dictionnaire de M. Eisler, prouvent que la question est en voie d’aboutir. Une tentative analogue est en voie d’exécution en France. M. Lalande propose la formation d’une société de travail collectif, ou plus exactement l’adoption d’un projet qui a reçu déjà l’approbation d’un certain nombre de philosophes français : M. Lalande cite les noms de MM. Boutroux, Brochard, Bergson, Andler, Egger, Belot, Delbos, Goblot, etc. Il s’adresse à ses collègues étrangers, les priant de former à l’étranger des sociétés analogues : ce sera le meilleur moyen de prolonger le Congrès. Et M. Lalande passe la parole à M. Ivanovski, qui veut précisément entretenir les membres du Congrès d’un projet de ce genre.

M. Ivanovski, professeur à l’Université de Moscou, se bornera à lire les thèses fondamentales de son mémoire.

1° La terminologie dans les sciences philosophiques provient dans une grande mesure des racines grecques et latines appropriées par toutes les nations civilisées : c’est l’élément de similarité dans cette terminologie, du moins quant au son des mots, parce que souvent diverses nations et diverses écoles de philosophie attribuent au même terme des significations diverses.

2° La diversité de la terminologie philosophique se ramène à deux causes : a) les diverses nations n’emploient pas une langue commune, comme la langue latine en chimie ou en histoire latine : chacune a sa langue propre ; b) les différentes écoles de penseurs construisent différemment la réalité, elles partent de points de vue divers, emploient divers critériums de l’évidence. D’où il résulte qu’elles emploient, d’une part, des termes différents pour désigner les mêmes choses, et, d’autre part, emploient les mêmes termes pour désigner des choses différentes.

3° Le fait que les savants de nationalités différentes appliquent leurs langues maternelles aux matières philosophiques, est dû, en premier lieu, à ce que les matériaux des sciences philosophiques proviennent des données de l’expérience quotidienne : tels sont les phénomènes principaux de la vie consciente. Il va de soi que de tels termes ont toujours des racines indigènes. Ces racines viennent de l’antiquité, sont invétérées dans les langues, et ne peuvent être remplacées par une nouvelle langue scientifique quelconque. Si les racines des principales notions philosophiques sont semblables dans les langues d’origine latine (française, italienne) et dans la langue anglaise (où presque tous les termes qui concernent la vie intellectuelle sont d’origine latine), elles sont tout à fait différentes dans les langues allemande et russe, dont la première est cultivée depuis la traduction de la Bible par Luther au xvie siècle, et la seconde depuis le xe siècle, où la Bible commença à être lue dans la langue que tout le monde comprenait. — En second lieu, cette tendance à employer la langue maternelle dans les sciences s’est accrue, au cours de ce siècle, avec le développement des sentiments nationaux. Ce qui rend, semble-t-il, impossible, au moins pour quelque temps, l’introduction d’une langue philosophique commune à toutes les nations. D’ailleurs cette diversité même des langues employées par les philosophes peut contribuer à introduire en philosophie un esprit salutaire de critique et de comparaison. On a dit justement que la pensée des Grecs qui ne savaient que leur langue maternelle, fut souvent, en dépit de leur génie, esclave des formes de leur langue, de certaines manières invétérées et contingentes de classifier les choses, de former les notions.

4° Les inconvénients qui résultent, pour la terminologie philosophique, de la diversité des langues ne sont pas les plus sérieux. Plus graves sont ceux qui proviennent de la divergence des théories philosophiques : il n’est pas rare de voir des discussions provenir de ce que les savants, ayant des convictions philosophiques diverses, comprennent un même terme en deux sens différents. Une terminologie commune ne pourra pas se constituer, tant qu’il n’y aura pas une théorie commune à tous les penseurs.

5° Aucune langue commune à tous les philosophes n’étant malheureusement possible actuellement, il faut se contenter, pour remédier au chaos actuel de la terminologie, de recourir à des moyens indirects. a) Il faut obéir à toutes les prescriptions de la logique appliquées en matière de terminologie. Par exemple, il ne faut introduire de nouveaux termes que quand on en éprouve un sérieux et réel besoin : règle qui correspond au célèbre principe des nominalistes : entia (y compris les entia rationis) non sunt multiplicanda praeter necessitatem. Puis il faut employer ces termes dans les significations toujours les plus répandues et plus acceptées, et toujours en un sens précis et constant. Enfin il vaut mieux employer des termes déjà existants, en les déterminant soigneusement, que de créer de nouveaux termes, qui finissent par obstruer les canaux de la vie intellectuelle. b) Il serait très utile (et surtout en vue de l’enseignement supérieur en philosophie) d’élaborer des tableaux synoptiques contenant les principaux termes philosophiques des principales langues vivantes, placés les uns à côté des autres, et suivis de définitions courtes mais précises. Chacun peut dresser, pour les langues qu’il connaît, des tableaux de ce genre : de leur juxtaposition résulterait une liste comparative des termes employés dans les langues principales. Il faut séparer les termes les plus usités en un sens quelconque d’avec les termes moins usités, énumérer les synonymes, étudier les variations de sens d’un même terme suivant les différentes écoles existantes dans le pays. La Société psychologique de Moscou s’occupe de cette tâche. M. Ivanovski émet le vœu qu’au second Congrès de philosophie, il nous soit permis d’écouter la lecture de quelques tableaux comparatifs de ce genre.

M. Hémon, professeur de philosophie au lycée d’Alger, applaudit à cette tentative. Il connaît, par expérience, les nécessités de l’enseignement à l’intérieur d’une même nation, et demande que l’on évite autant que possible, dans les livres de classe, le jargon philosophique. Les plus grands écrivains philosophiques ont écrit la langue la plus simple ; et, pour prendre un exemple contemporain, peut-être M. Fouillée doit-il son succès à la clarté de son style autant qu’à la profondeur de son système. M. Hémon déplore que les idées des philosophes ne dépassent pas suffisamment le cercle des philosophes : il faudrait parler comme tout le monde pour être compris par tout le monde. C’est un vœu qu’émet M. Hémon, dans l’intérêt, d’une part, du bon renom des philosophes, qui se soucient médiocrement d’être tenus pour des êtres d’exception, et, d’autre part, dans l’intérêt des communications internationales.

M. Couturat, docteur ès lettres, demande que l’on distingue entre deux problèmes : 1° celui de l’accord des philosophes sur telle ou telle partie de leur science ; 2° celui de l’accord sur les mots. Or, en philosophie proprement dite, il est chimérique d’espérer l’accord des idées ; tout ce qu’on peut faire, c’est de s’entendre sur l’emploi des mots. Mais une académie pourra-t-elle jamais remédier au mal, trop profond ? En somme, les règles auxquelles devra se conformer la future terminologie, ce sont des règles de logique et de style. De sorte que la première réforme à accomplir, c’est la réforme de l’esprit et du style des philosophes. Le travail qu’on nous propose sera sans doute utile — surtout à ceux qui le feront. Mais jamais il n’empêchera personne de divaguer avec des mots pris au hasard. — Pour passer à l’opinion émise par M. Hémon, qui souhaite voir la philosophie parler le langage de tout le monde, est-ce que l’on émet la même exigence pour les mathématiques ou la chimie ? Toute science, toute discipline intellectuelle a besoin d’un vocabulaire technique et précis. Et, si elle emploie des termes empruntés à la langue courante, c’est en leur conférant un sens rigoureux, qui n’est pas le sens vulgaire, cette dernière méthode est donc la plus équivoque, M. Hémon cite Descartes comme un modèle de clarté : ne sait-il pas combien cette clarté apparente est fallacieuse ? Entre deux philosophes qui parlent, le premier la langue de tout le monde, le second un langage technique, M. Couturat déclare qu’il donne, en principe, sa préférence au second. Il reste donc, selon M. Couturat, que chacun doit prendre individuellement le ferme propos de réformer sa logique, mais qu’une réforme internationale est impossible. Les langues nationales diffèrent surtout pour les mots dont l’usage est courant. On comparera, si l’on veut, les langues entre elles. On constatera les différences qui les séparent. Essaiera-t-on ensuite d’établit une coïncidence ? Il restera toujours les associations nées de l’usage vulgaire. Si l’on veut instituer une terminologie philosophique et scientifique vraiment internationale, il faut créer une langue universelle et artificielle. Le besoin s’en fait sentir de plus en plus vivement, non pas seulement dans la philosophie et les sciences, mais encore dans toutes les relations internationales et dans tous les congrès comme celui-ci. Mais un tel projet aurait besoin d’être sanctionné par une autorité compétente et internationale. Or nous venons d’assister à la réalisation d’un rêve de Leibniz, à l’organisation d’une association internationale des Académies. C’est à un corps constitué comme celui-là qu’il appartiendrait d’instituer une langue internationale. C’est en ce sens qu’il conviendrait d’émettre un vœu, analogue et parallèle à ceux qu’ont déjà émis d’autres congrès ou sociétés savantes, et par exemple celui-ci :

« Le Congrès émet le vœu qu’il soit institué une langue scientifique internationale et artificielle. »

M. Lalande propose alors que le Congrès nomme un délégué, pour le représenter dans le Comité qui s’occupera du travail en question. Il pense que M. Couturat a tort de compter, pour réaliser un projet de cet ordre, sur la fédération des Académies : les corps officiels fonctionnent trop lentement. Dès maintenant, par voie d’initiative privée, on peut instituer un travail de comparaison des différents vocabulaires philosophiques. C’est revenir en somme au projet de M. Ivanovski, qui prend de nouveau la parole pour préciser sa pensée sur quelques points, suivi par M. Hémon, qui propose que chacun des vocabulaires nationaux indique, à côté du sens du mot déterminé par le contexte de l’ouvrage, le sens courant. M. Couturat enfin se déclare disposé à adopter le projet de M. Lalande comme préparatoire à la création d’une langue universelle : il marque en quoi le projet de M. Ivanovski diffère, selon lui, du projet de M. Lalande, celui de M. Lalande étant normatif, tandis que celui de M. Ivanovski se borne à être descriptif, historique, ethnographique. Enfin, après quelques observations de M. Hémon qui fait des réserves sur la possibilité de créer une langue artificielle universelle. M. Lalande, avec l’approbation de M. Ivanovski, propose au président de mettre aux voix le texte suivant :

Le Congrès approuve la fondation d’une société ayant pour objet :

1° D’améliorer et de fixer le vocabulaire philosophique ;

2° De se tenir en relation, particulièrement en vue de l’unité future du langage philosophique, avec les sociétés analogues et les savants de l’étranger.

Le texte, mis aux voix, est adopté. M. André Lalande ajoute alors qu’il est entièrement d’accord sur le principe avec M. Louis Couturat et qu’il ne diffère que sur l’efficacité des moyens à employer. Il fait connaître qu’il existe déjà un comité en voie de constitution, formé par les délégués des Congrès dans le but d’adopter une langue universelle[1] ; et que lui-même, loin de considérer cette tentative comme contraire à celle dont il a parlé, a accepté de faire partie de ce comité comme délégué du Congrès d’histoire des sciences. Il propose donc au Congrès de philosophie de s’y faire également représenter par M. Louis Couturat, qui est élu à l’unanimité.

  1. Pour plus amples détails sur cette organisation, voyez Leau, Une langue universelle, est-elle possible ? Une brochure, 13 pages, Gauthier-Villars, 1900.