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Conseils aux dirigés/Raison, foi, prière

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Raison, foi, prière
Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Conseils aux dirigésCharpentier (p. 241-271).


RAISON, FOI, PRIÈRE


Première lettre.


Vous me demandez : en quoi consiste ma foi chrétienne ?

Vous avez lu mon Court Exposé des Évangiles, vous savez donc quelle est ma conception de la doctrine du Christ. Si vous désirez savoir quel est, selon moi, le sens de cette doctrine, je puis vous la formuler ainsi : l’homme est venu en ce monde, non par sa volonté, mais par la volonté de Celui qui l’y a envoyé. C’est là, selon moi, le sens de la doctrine du Christ dont je voudrais que tous les hommes fussent pénétrés et dans lequel devraient être élevés les enfants. Et pour que l’homme sache ce que lui demande Celui qui l’a envoyé dans ce monde, Dieu lui a donné la raison, grâce à laquelle, s’il le désire réellement, il peut connaître la volonté divine, c’est-à-dire, ce que veut de lui Celui qui l’a envoyé ici-bas.

Les Pharisiens et les docteurs de notre temps prétendent qu’on ne doit pas se fier à la raison, puisqu’elle est sujette à erreur, mais qu’on doit, en revanche, les croire, eux, car ils ne se trompent jamais. Or, ce sont eux qui mentent.

De fait, lorsque nous nous fions aux hommes et, comme il est dit dans l’Évangile, aux traditions humaines, nous nous éparpillons de divers côtés comme des jeunes chiens aux paupières encore closes et nous nous haïssons les uns les autres : le chrétien, fidèle de l’Église, hait le musulman, le musulman hait le chrétien, et les chrétiens eux-mêmes se haïssent entre eux : l’orthodoxe hait le catholique, hait le vieux croyant ; celui-ci hait le catholique, etc… Par contre, si nous écoutions les appels de la raison, nous pourrions être tous unis, car la raison est chez tous la même, elle seule nous unit et laisse librement se manifester l’amour qui est le propre des hommes.

La raison, non seulement nous unit, nous les contemporains, mais encore elle nous rallie à ceux qui ont vécu des milliers d’années avant nous et à ceux qui vivront après nous. Ainsi, nous jouissons de tout ce qu’a produit la sagesse d’Isaïe, du Christ, de Bouddha, de Socrate, de Confucius, de tous ceux qui ont vécu avant nous, qui ont eu foi en la raison et lui ont obéi. « Agis envers les autres comme tu voudrais qu’on agisse envers toi ; ne te venge pas de ceux qui t’ont maltraité, mais rends le bien pour le mal ; sois continent, chaste ; non seulement ne tue pas, mais ne t’emporte pas contre les hommes ; sois en paix avec tous », etc. Tous ces préceptes furent conçus par la raison et ils furent également enseignés par les bouddhistes, les confucéens, les chrétiens, les partisans de Lao Tseu, les sages de la Grèce et de l’Égypte ; ils sont encore professés par tous les hommes bons de notre temps, et tous sont d’accord pour proclamer leur vertu.

C’est pourquoi, je le répète, le sens de la doctrine chrétienne est, à mon avis, exprimé dans la parabole des Vignerons, lesquels pour jouir du jardin qu’on leur avait donné, devaient payer une redevance au propriétaire, mais qui se sont imaginé que le jardin devenait leur bien ; ce sens est également contenu dans la parabole des Talents. Ainsi, les hommes doivent accomplir la volonté de Celui qui les a envoyés dans la vie ; cette volonté, comme il est dit par ailleurs, est qu’ils deviennent parfaits comme leur Père céleste, autrement dit, qu’ils doivent se rapprocher le plus possible de cette perfection suprême.

C’est également la raison qui nous montre que là seulement est la volonté de Dieu, et elle nous le montre avec une évidence telle, qu’aucun doute, aucune controverse sur sa réalité ne sont possibles. Il devient certain pour quiconque y a réfléchi que dans tous les actes de la vie, l’homme peut se buter aux obstacles, et qu’une seule œuvre n’en rencontre pas : le perfectionnement graduel, l’épuration de l’âme des mauvais instincts, les bonnes actions envers tout être vivant. La mort elle-même n’arrête ni n’empêche cette œuvre de s’accomplir, la mort qui arrête et prive cependant de sens tous les autres actes de la vie terrestre.

En effet, l’homme qui accomplit la volonté de Celui qui l’a envoyé en ce monde, sachant que cette œuvre est nécessaire au Maître, la remplit sur cette terre tant qu’il est en possession de ses forces ; il sait aussi que la mort ne supprime ni lui-même, ni ses rapports avec le Maître, que là-bas encore, bien que sous une forme nouvelle, il demeurera dans la même dépendance et y aura la même joie de participer de plus en plus à la vie et à l’œuvre du Maître, c’est-à-dire, de Dieu.

C’est ainsi que je comprends la doctrine et c’est ainsi que je voudrais la voir comprise de tous ; je voudrais que, dans ce dessein, on élevât les enfants, non pas en leur faisant croire sur parole ce qui se dit de Dieu et de la vie, non pas en les rendant croyants sur la foi de telles paroles des prophètes ou du Christ, mais en les amenant à comprendre par la raison. La raison est plus ancienne et plus sûre que tous les écrits et toutes les traditions ; elle était déjà quand il n’existait ni écrit, ni tradition, et chacun de nous l’a reçue directement de Dieu.

Les paroles de l’Évangile où il est affirmé que tous les péchés seront pardonnés, sauf le blasphème contre le Saint-Esprit, se rapportent, à mon avis, à l’affirmation qu’on ne doit pas se fier à la raison. Car si on ne doit pas se fier à la raison que Dieu nous a donnée, à qui donc croire ? Serait-ce aux hommes qui cherchent à nous faire admettre ce qui est en désaccord avec la raison qui nous vient de Dieu ?…




Deuxième lettre.


Vous me demandez ce qui peut donner à un homme faible, corrompu et dépravé, au milieu des séductions qui nous entourent, la force de vivre de la vie chrétienne ?

Avant de répondre à cette question, je demanderai quelle est son exacte signification ? Nous sommes tellement habitués à cette question, qu’elle nous semble toute naturelle et intelligible. Cependant, loin d’être naturelle et intelligible, elle est fort étrange et surprenante pour tout homme sensé qui n’a pas été élevé dans les superstitions de l’Église.

Pourquoi le forgeron qui forge le fer, ou le laboureur qui laboure le champ, ne se demande-t-il pas où il prendra l’énergie nécessaire pour faire sa besogne, dans la mesure de ses forces ? S’il se trompe, il cherche à réparer l’erreur ; s’il se fatigue, il s’arrête, se repose, puis se remet au travail. Tout serviteur de Dieu, qui veut demeurer dans la vie chrétienne, c’est-à-dire accomplir la volonté de Dieu dont il a conscience, ne se trouve-t-il pas dans le même cas ? En effet, tout homme sincère appliquera tous ses efforts à vivre en chrétien pour accomplir la volonté de Dieu ; s’il se trompe, il recommencera ; s’il est fatigué, il se reposera, puis se remettra à la même œuvre de sa vie : la marche, dans la mesure de ses moyens, vers la perfection, l’effort constant pour se rapprocher du Père céleste.

Le fait de poser la question : où prendre l’énergie pour vivre de la vie chrétienne ? montre tout simplement que l’on a convaincu les hommes de l’existence de quelques moyens particuliers de s’assurer une bonne et sainte vie, en dehors de tout effort personnel de chaque heure, sans luttes, chutes, repentirs, relèvements, nouvelles chutes, et nouveaux relèvements. C’est bien cette superstition, faisant croire que l’homme ne peut tendre vers la perfection par son graduel effort personnel, mais peut d’un coup se purifier et devenir un saint, qui est l’erreur la plus effroyable et la plus nuisible, et c’est elle qui est propagée par toutes les religions établies. Les unes persuadent leurs fidèles que, grâce aux sacrements : baptême, confession, communion, l’homme s’affranchit des péchés ; les autres affirment que son salut est la foi dans la Rédemption et en ce que le Christ-Dieu nous a purifiés de son sang ; et les unes et les autres enseignent que les requêtes adressées à Dieu pour lui demander pardon de nos péchés et de nous mettre sur la bonne voie, nous purifient également sans que nous ayons besoin, de notre propre initiative, de nous rendre meilleurs.

Cette superstition est la plus nuisible, car elle est insidieuse.

La supercherie est d’abord dans l’affirmation que l’homme peut devenir pur, saint, quand c’est absolument impossible. Jamais parfait ni impeccable, il peut seulement approcher plus ou moins de la perfection, en envisageant ce mouvement ascendant comme l’unique sens de sa vie. (Je crois même que la vie après la mort sera également cette tendance à la perfection, mais sous une autre forme.) Dans cet essor personnel vers l’amélioration sont tout le sens et toute la joie de la vie. C’est pourquoi, si le perfectionnement s’obtenait par des moyens extérieurs, notre vie serait privée de toute signification.

La supercherie, ensuite, est en ce fait que l’homme, au lieu d’accomplir sa vraie mission, — l’amélioration de soi-même, — poursuit un vain but. Compter sur la vertu des sacrements, ou sur la foi en la Rédemption, ou sur la prière comme moyens de perfectionnement, équivaudrait à la fantaisie qu’aurait un forgeron, muni de fer, d’un marteau, d’une enclume et d’une forge allumée, de ne pas frapper le fer de son marteau, mais de chercher un tout autre procédé de le forger, ou de prier Dieu de lui donner des forces pour travailler.

Il serait logique d’invoquer Dieu et d’inventer des moyens de se corriger dans le cas seulement où des obstacles surgiraient, ou si l’énergie nous manquait dans l’accomplissement de cette tâche. Dans l’œuvre du perfectionnement, autrement dit, dans la vie chrétienne, ou bien encore, dans l’observance de la volonté divine, il n’est rien exigé de nous que nous ne soyons en mesure de faire ; au contraire, Dieu a pris soin de nous donner tout ce qu’il nous faut pour pouvoir remplir sa volonté.

Nous sommes en ce monde comme dans une auberge où le logeur a disposé à notre intention tout ce dont nous, voyageurs, avons besoin ; il s’est retiré ensuite, en nous laissant des instructions de conduite dans cet asile temporaire. Tout est à notre portée. Pourquoi, dans ces conditions, aller inventer d’autres moyens d’existence et quelle raison avons-nous de lui adresser des prières ? Il nous suffit de remplir ce qui nous est prescrit. De même dans le domaine spirituel : tout ce qui nous est nécessaire, nous est donné, et c’est à nous d’agir.

Certes, si nous voulons arriver d’emblée à la sainteté, devenir des justes, et riches par surcroît (nous voulons voir nos amis et nous-mêmes bien portants et ne pas mourir, nous voulons de bonnes récoltes, nous voulons voir nos ennemis anéantis), nous devons en ce cas demander toutes ces choses à Dieu, comme nous le faisons, en effet, dans nos églises. Mais Dieu ne nous a rien prescrit de pareil : loin de nous demander d’être justes, il nous a donné la vie dont le sens est précisément dans l’effort que nous devons appliquer à nous libérer de nos péchés et à nous rapprocher de Lui ; notre destinée n’est pas d’être riches, d’être toujours bien portants et immortels ; au contraire, Dieu nous a donné des épreuves : la pauvreté, les maladies, la mort, dans le dessein exprès de nous apprendre à apprécier la vie, non pas grâce à la richesse, la santé et les autres biens éphémères qu’elle peut nous assurer, mais parce qu’elle nous permet de servir l’œuvre divine ; Il nous a donné des ennemis, non pas pour nous faire souhaiter leur disparition, mais pour les faire transformer par l’amour ; Il nous a donné une loi qui, si nous la suivions, nous rendrait toujours heureux. Nous n’avons pas à inventer des moyens particuliers de salut, nous n’avons à adresser aucune prière à Dieu. Tout ce dont nous avons besoin nous l’avons à notre portée, et nous n’avons qu’à écouter les appels de notre conscience ainsi que la parole de Dieu exprimée dans l’Évangile.

La supercherie est enfin particulièrement nuisible parce que les hommes, croyant leurs propres forces insuffisantes pour suivre la volonté de Dieu et marcher dans la voie du bien, non seulement arrêtent leurs efforts de perfectibilité, mais perdent encore toute faculté de s’amender. Il suffit de croire que nous sommes impuissants à faire ce que nous devons, et les bras nous tombent, et nous ne sommes plus effectivement en mesure de rien entreprendre. Il nous suffit de nous croire malades, pour que nous le soyons. Le possédé hurle, parce qu’il se croit possédé. Les alcooliques ne se corrigent pas de leur vice, parce qu’ils sont convaincus de ne plus pouvoir revenir à la sobriété.

Rien n’est aussi immoral, aussi mauvais que d’estimer impossible le relèvement par l’effort personnel. Cette conviction que l’énergie individuelle est impuissante à diriger et à maintenir sur la bonne voie un chrétien, sans l’intervention d’une force surnaturelle, a la même valeur que l’affirmation (rappelez-vous ma première lettre) de l’insuffisance de la raison à connaître la vérité ainsi que la croyance en la nécessité de la manifestation de preuves extérieures indiscutables. Dans le premier cas il est supposé d’avance qu’il existe quelque chose pouvant procurer à l’homme la force de vivre de la vie chrétienne et d’accomplir la volonté divine ; dans le second, il est supposé d’avance qu’il existe quelque chose nous fournissant le moyen d’avoir la certitude que ce qui nous est affirmé est une vérité indiscutable. On admet, sans contrôle, l’existence d’un moyen infaillible de connaître la vérité entière, parfaite, et cela en dehors de l’effort propre de l’intelligence. En réalité, c’est aussi impossible que de faire voir la lumière à un aveugle. La vérité ne saurait être cherchée et trouvée que par l’intelligence, et jamais elle ne saurait être absolue, mais plus ou moins parfaite. Elle pourrait se rapprocher de la plus haute vérité qu’on puisse atteindre à une époque donnée, mais jamais elle ne saurait être absolue, immuable pour tous les temps. Elle ne saurait être définitive pour tous les temps, par ce fait seul que le but de la vie de l’humanité entière, et de chacun de nous, est précisément dans cette progression constante vers une vérité de plus en plus parfaite.

L’idée absurde que l’effort de la raison ne peut à lui seul conduire à la connaissance de la vérité, est le résultat de la même superstition monstrueuse qui suppose l’impossibilité de l’accomplissement de la volonté de Dieu sans une intervention mystérieuse. Cette superstition fait admettre la révélation de la vérité entière par Dieu lui-même aux Juifs, sur le mont Sinaï, et par divers prophètes ; aux chrétiens par le Christ, les apôtres, les conciles, les églises ; aux brahmanes par les Vedas ; aux bouddhistes par le Tripitaka ; aux mahométans par le Coran.

Cette superstition est monstrueuse, d’abord parce qu’elle déforme la conception de la vérité ; ensuite, parce que, après avoir reconnu pour vérités toutes les absurdités données comme révélations divines dans les écrits, on est forcé d’obscurcir plus encore le bon sens afin de justifier ces inepties ; enfin, ayant admis comme source certaine de la vérité la révélation extérieure, on n’a plus recours à l’unique moyen de connaître, à l’investigation raisonnée. Cette façon de rechercher la vérité pourrait être comparée à la recherche de la voie que nous voudrions suivre, non pas de nous-mêmes, mais en nous faisant guider en aveugles, par quiconque nous offrirait de nous conduire.

Mais, objecte-t-on, comment nous fier à la raison quand nous voyons des hommes, guidés par elle, se tromper ? Les protestants, par exemple, qui raisonnent, se divisent cependant en nombre de sectes, et souvent le même homme, en réfléchissant, passe d’une doctrine à une autre. Ainsi, la raison étant sujette à erreur, on ne saurait la prendre pour base de conduite.

Et pourquoi donc ? Quiconque croit à une chose, sans que sa raison lui montre rien de plus vrai, connaît la plus haute vérité accessible pour lui, et il est dans le vrai ; plus tard il apprend une vérité plus parfaite, et il est en droit de l’adopter ; il a le droit de reconnaître chaque fois une vérité plus haute ou plus pure. La vérité qui apparaît à l’homme à un moment donné comme la plus claire et la plus certaine, est pour lui la vérité vraie.

Il serait peut-être excellent et désirable de voir tous les hommes apprendre soudainement la même vérité absolue (quoique la vie dût cesser si cela arrivait) ; mais en supposant que ce fût souhaitable, il est certain que les choses ne se passeraient pas comme nous le désirerions. Les hommes naïfs voudraient qu’il n’y eût pas de maladies, ou qu’on trouvât un moyen de guérir tous les maux, ou encore que tous parlassent la même langue. Cependant, ces miracles ne se réaliseront point, par le seul fait de nous imaginer que tout le monde sera guéri par notre remède, ou que tous parleront la langue russe. Au cas où nous nous le figurerions, c’est nous qui en souffririons, comme nous souffrons en croyant que la vérité complète, éternelle, nous est révélée par les Écritures, la tradition, ou l’Église. On aurait pu le croire dans les premiers temps du christianisme quand une religion universelle semblait possible ; mais, de nos jours, lorsque tant de confessions diverses se disputent le droit exclusif de connaître la vérité vraie, s’imaginer que nous seuls, appartenant à telle ou telle religion, bouddhique, musulmane, catholique, etc., possédons la vérité, est particulièrement absurde.

Cette conviction est surtout nuisible parce que c’est elle qui désunit le plus les hommes. Or, ils devraient se rapprocher, vivre unis, comme l’enseigne le Christ et comme nous le commandent notre raison et notre cœur.

D’ailleurs, on doit se souvenir qu’en croyant en telle ou telle révélation, — musulmane, bouddhique, chrétienne, — nous le faisons parce que la raison nous invite à y croire. Que nous le voulions ou non, aucune vérité ne saurait se manifester à nous en dehors de la raison. Celle-ci est comme le blutoir, ou le tamis adapté à la batteuse ou au van, et sans lequel il est impossible d’obtenir le grain. Peut-être laisse-t-il passer de la balle, mais c’est le seul moyen d’avoir le grain. En nous figurant que nous pouvons le recevoir pur sans le tamiser, nous nous trompons nous-mêmes et nous consommerons la balle, au lieu du blé, comme cela arrive, en effet, aux fidèles de l’Église.

Ainsi, il ne faut pas croire que tout se fait selon nos désirs, mais au contraire, selon la volonté de Dieu. Et la volonté de Dieu est de ne pas révéler aux hommes la vérité entière, en une fois, mais de les amener progressivement vers elle ; et, en la pénétrant de mieux en mieux, les hommes s’unissent de plus en plus entre eux.

Vous me demandez encore mon opinion sur la personnalité du Christ : si je le crois Dieu ? Vous m’interrogez sur sa naissance et aussi sur notre vie d’outre-tombe ; puis, à qui je fais allusion en parlant des Pharisiens et des Docteurs ? sur la communion, enfin.

Le Christ est un homme, comme nous tous, et je considère comme le plus grand des sacrilèges et comme la preuve évidente de paganisme de le faire passer pour Dieu : c’est nier Dieu lui-même.

Mais si je vois dans le Christ un homme, sa doctrine est pour moi divine, et cela dans la mesure où elle exprime des vérités divines. Je ne connais pas de doctrine supérieure. Elle m’a donné la vie, et je m’applique à la suivre autant que cela dépend de mes forces.

Je ne connais rien de la naissance du Christ et je n’ai aucun besoin de la connaître.

Quant à la vie d’outre-tombe, nous savons qu’elle est et que notre conscience ne finit pas avec la mort. Mais quelle sera cette vie ? il nous est impossible de l’apprendre parce que c’est inutile.

Sous le nom de Pharisiens, j’entends les ecclésiastiques, et sous celui de Docteurs, les savants qui ne croient pas en Dieu. En ce qui concerne la communion (manger le corps et boire le sang), je pense que ce passage de l’Évangile est peu important et qu’il signifie l’adoption de la doctrine, ou bien qu’il est le vestige de quelques réminiscences. Mais dans aucun cas, il n’a pas la portée ni la signification que lui donnent les idolâtres de l’Église.

J’ai donné comme je l’ai pu le sens de ce passage dans mon Court Exposé de l’Évangile.




Troisième lettre.


Ma dernière lettre affirmait l’inutilité de la prière en ce qui touche la réalisation de nos désirs, tant dans le domaine des événements qui se passent autour de nous, que dans ceux de notre évolution intérieure autrement dit, notre perfectionnement. Je crains fort que vous ne me compreniez pas comme je le voudrais, et cela par ma faute. Aussi ajouterai-je encore quelques mots sur ce sujet : la Prière.

En ce qui concerne les faits extérieurs : par exemple, le souhait d’une ondée pour les champs, ou le désir de voir l’être aimé vivre longtemps, ou que je me porte bien moi-même et ne meure pas, il est inutile d’adresser des prières, parce que ces phénomènes se manifestent suivant des lois immuables, établies par Dieu, de façon à nous être toujours bienfaisantes, pourvu que nous accomplissions notre devoir. En adressant des invocations à Dieu, nous imitons cet homme qui, abrité dans une demeure solide et commode, aurait la fantaisie d’élargir les murs ou de changer la disposition de la maison et d’invoquer dans ce but l’homme charitable qui lui a construit la maison.

De même, il est inutile de prier pour arriver au perfectionnement intérieur, parce que tout ce qui nous est nécessaire nous a été donné à cette fin et on ne peut, on ne doit rien obtenir de plus.

Mais de ce que l’imploration des grâces n’a pas de sens, il ne résulte nullement qu’on ne doive pas et qu’il soit inutile de prier. Bien au contraire, je considère qu’une vie vertueuse est impossible sans prière et que celle-ci en est la condition indispensable : elle donne la tranquillité et le bonheur. D’ailleurs, l’Évangile nous dit en quoi consiste la prière et comment on doit l’adresser.

L’étincelle de Dieu, l’esprit de Dieu est en tout homme ; tous nous sommes fils de Dieu. Aussi, la prière consiste-t-elle dans l’oubli de la vie mondaine, dans tout ce qui peut nous distraire afin d’évoquer en nous le principe divin. (Les musulmans, en entrant dans une mosquée, avant de commencer à prier, agissent rationnellement quand ils se bouchent les yeux et les oreilles de leurs doigts.) Le mieux est de faire comme le conseille le Christ : entrer chez soi et s’y enfermer, c’est-à-dire prier dans un isolement complet, soit à la maison, soit dans la forêt, soit aux champs. La prière est donc l’oubli du monde extérieur, l’évocation en notre intimité du principe divin afin de pouvoir entrer en communion avec Celui dont notre âme est une parcelle, nous reconnaître les esclaves de Dieu et examiner nos actes, nos désirs, non d’après les conventions du monde extérieur, mais selon les exigences du principe divin que recèle notre âme.

Une telle prière n’est plus un vain attendrissement ou une excitation que produisent les oraisons en commun, accompagnées de chants, de sermons, au milieu d’images et de lumières. Non, elle est un soutien dans la vie, elle la guide et la renouvelle. Une telle prière est une confession, un examen de conscience, le contrôle des actes passés et l’indication de la ligne de conduite dans l’avenir.

On m’a offensé, j’éprouve pour l’offenseur du ressentiment, je lui veux du mal ou je ne veux pas lui faire le bien que je pourrais lui rendre ; ou encore, j’ai perdu ma fortune, j’ai perdu un être aimé, ou je vis en désaccord avec ma foi. Si je ne m’absorbe pas dans la prière, si je m’adonne aux distractions, je ne pourrai me défaire d’un ressentiment pénible envers l’offenseur ; la perte de l’être aimé ou de mon bien assombrira mon existence ; en un mot, en étouffant les appels de ma conscience, je me sentirai malheureux.

Mais si, en mon for intérieur, en face de ma conscience et de Dieu, j’examine mes actes, tout change : c’est moi que je condamne, et non mon ennemi, et je cherche l’occasion de lui faire du bien ; j’accepte comme une épreuve mes avanies, je tâche de les supporter avec soumission et j’arrive à m’en consoler ; je me rends compte de mes actes : je ne me cache plus le désaccord entre ma vie et ma foi, mais je m’applique à les mettre en harmonie, et, dans cet effort, dans ce repentir, je trouve la paix et la joie.

Mais en quoi la prière doit-elle consister ? me demanderez-vous.

Le Christ nous en a donné le modèle dans le Pater Noster. Cette prière nous rappelle quel est le sens général de notre vie : accomplir la volonté du Père ; puis elle nous avertit de notre péché ordinaire : l’animosité contre nos frères ; enfin, elle nous indique le danger principal de notre vie : les tentations. Cette prière reste encore la meilleure et la plus complète que je connaisse.

En outre, la prière véritable, prononcée dans l’isolement, comprend tout ce qui a été exprimé par les sages et les saints, ou par nous-mêmes ; elle nous rend conscients de notre origine divine, nous fait entendre clairement les vœux de notre conscience, c’est-à-dire nous révèle notre nature divine. En un mot, la prière est l’examen, selon les exigences supérieures de l’âme, de nos actes passés et présents.

Ainsi, loin de nier la prière prononcée dans l’isolement et évoquant l’essence divine de l’âme, je la considère comme la condition absolue de la vie spirituelle, de la vraie vie. Mais je réprouve les actions de grâces, les oraisons en commun, accompagnées de chants, images, cierges, voire de spectacles ; ces offices sont sacrilèges.

Que de fois je me demande comment peut exister l’institution de la prière collective parmi les hommes qui se disent chrétiens, quand le Christ a dit nettement qu’on doit prier dans la solitude et qu’on ne doit rien demander, car « avant que vous ouvriez la bouche, votre Père sait ce dont vous avez besoin ».

Quant à moi, je puis vous dire que depuis longtemps j’ai pris l’habitude de prier dans l’isolement chaque matin. Sans croire que cela puisse convenir également à tous et que tous doivent procéder de même, voici quelle est ma prière quotidienne :

Notre Père qui es aux cieux que Ton nom soit sanctifié, et j’ajoute aussitôt après l’Évangile de saint Jean : Ton Nom est l’amour, Dieu c’est l’amour. Celui qui aime est en Dieu et Dieu est en lui. Nul ne voit Dieu nulle part, mais si nous nous aimons entre nous, Il est en nous et Son amour se manifeste en nous.

Si un homme dit : « J’aime Dieu », tout en haïssant ses frères, il ment, car en n’aimant pas le frère qu’il voit, comment peut-il aimer Dieu qu’il ne voit pas ? Frères, aimons-nous, l’amour vient de Dieu et celui qui aime vient de Dieu, connaît Dieu, parce que Dieu c’est l’Amour.

Que Ton règne arrive, et j’ajoute : Cherchez le royaume de Dieu et Sa vérité, et le reste vous sera donné par surcroît. Le royaume de Dieu est en vous.

Que Ta volonté soit faite sur la Terre comme au Ciel, et je me demande : crois-je vraiment que je suis en Dieu et que Dieu est en moi ? Crois-je vraiment que ma vie consiste à augmenter en soi l’amour ? Ai-je toujours présent à l’esprit qu’aujourd’hui vivant, je serai mort demain ? Est-il certain qu’au lieu de vivre pour mon plaisir personnel et pour la gloire humaine, je veuille uniquement accomplir la volonté divine ? Et j’ajoute les paroles du Christ d’après les Trois Évangiles : Que Ta volonté soit faite, et non la mienne ; non ce que je veux, mais ce que Tu veux, non comme je veux, mais comme Tu veux.

Donne-nous aujourd’hui notre pain quotidien, et j’ajoute : Mon pain est d’observer la volonté de Celui qui m’a envoyé, « Recueillez-vous, nous dit-il, portez votre croix chaque jour et suivez-Moi. Hommes, assumez Mon fardeau et apprenez de Moi la douceur, l’humilité du cœur, et vous trouverez la paix de vos âmes, car Mon joug est le bonheur et Mon fardeau est léger. »

Pardonne-nous nos péchés comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés, et j’ajoute : Et votre Père ne vous pardonnera point vos péchés si chacun de vous ne pardonne à son frère ses fautes.

Ne nous laisse pas succomber à la tentation, et j’ajoute : Fuis les tentations : la lubricité, l’ambition, la haine, la gourmandise, l’adultère, la gloire humaine. Ne fais pas l’aumône avec ostentation, mais que ta main gauche ne sache pas ce que donne ta main droite. Celui qui conduit la charrue et se retourne pour voir la besogne faite, n’est pas prêt pour le royaume de Dieu. Réjouis-toi d’être offensé et insulté.

Mais délivre-nous du mal. J’ajoute : Crains le mal qu’engendrent le cœur (les mauvais penchants), le meurtre (toute malveillance), le vol (la jouissance de ce que tu n’as pas gagné), la lubricité, l’adultère (même en pensée), le faux témoignage, les calomnies. Et je conclus par les paroles empruntées encore à l’Évangile de saint Jean : Et nous savons que nous passons de la mort dans la vie, si nous aimons notre frère. Celui qui n’aime pas son frère n’a pas la vie éternelle qui gît en lui.

C’est ainsi que je prie chaque jour, adaptant à mes actions et à mon état d’âme les paroles de cette prière, parfois plus sincèrement, d’autres fois moins.

Mais outre cette prière précise, je ne prie pas moins lorsque je médite sur les pensées des sages et des saints, qui ne sont pas nécessairement antiques ou chrétiens, et je me recueille, et je cherche devant Dieu le mal qui est dans mon cœur, et je m’efforce de l’en arracher.

J’essaie aussi de prier quand je suis au milieu des hommes et que les passions m’envahissent. C’est alors que je cherche à me rappeler ce qui s’est passé dans mon âme durant ma prière solitaire, et plus la prière a été sincère, plus facilement j’évite le mal.

C’est tout ce que je voulais vous dire sur la prière, afin de ne pas vous laisser croire que je la nie.

Votre frère.


Moscou,
8-21 janvier 1901