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Consolation à Marcia (1860)

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Pour les autres éditions de ce texte, voir Consolation à Marcia.

Traduction par Joseph Baillard, revue par Jean-Pierre Charpentier.
Œuvres complètes de Sénèque (le philosophe)Garnier frères, libraire-éditeursTome troisième (p. 81-129).




CONSOLATION
A MARCIA

TRADUCTION DE M. J. BAILLARD


REVUE PAR M. CHARPENTIER

ARGUMENT


Autant dans la Consolation à Polybe Sénèque se montre au-dessous de lui-méme, et comme écrivain et comme philosophe, autant il s’est honoré en adressant à Marcia la troisième des épitres consolatoires qui nous sont parvenues sous son nom.

Marcia paraît avoir été, par sa position sociale et par ses qualités personnelles, digne d’estime et de respect. Elle était fille de cet Aulus Cremutius Cordus qui, dans une histoire écrite sous Auguste, avait loué Brutus et appelé Cassius le dernier des Romains. Auguste, au rapport de Suétone, entendit avec plaisir la lecture de cette courageuse production ; mais elle devint, sous Tibère, l’objet d’une accusation capitale. Cremutius Cordus plaida .sa cause devant le sénat, avec beaucoup d’éloquence et de fermeté ; et, au sortir de l’assemblée il se laissa mourir de faim pour se soustraire à la haine de Séjan. « Alors, observe Diderot, par une mort volontaire, on affligeait les scélérats privés du plaisir d’assassiner. » Les livres de Cremutius furent condamnés au feu ; sa fille osa en conserver une copie ; et, plus tard, quand Caligula débuta, sur le trône, par quelques actes estimables, il fit rechercher les ouvrages de Cremutius Cordus, et en permit la lecture : Esse in manibus lectitarique permisit. (Suétone.)

La vertueuse Marcia avait perdu Metilius son fils, pendant l’exil de Sénèque. Elle le pleurait depuis trois ans, lorsque ce philosophe lui adressa cet ouvrage, dont on ne peut assigner la date d’une manière bien précise ; mais qui, selon la conjecture de Juste-Lipse, fut vraisemblablement composé sous les dernières années de Claude, et après que Sénèque eut été rappelé à Rome par le crédit d’Agrippine, seconde femme de cet empereur. Ch. Dr.



CONSOLATION
A MARCIA.


I. Si je ne vous savais, Marcia, aussi éloignée de la pusillanimité de votre sexe que des autres faiblesses de l’humanité ; si votre caractère n’était admiré comme un modèle des mœurs antiques, je n’oserais m’opposer à une douleur comme la vôtre, douleur à laquelle des hommes mêmes s’abandonnent sans pouvoir s’en arracher. Je ne me serais pas flatté, dans un moment si défavorable, près d’un juge si prévenu et pour une cause si désespérée, de réussir à vous faire absoudre la fortune. J’ai été rassuré par votre vigueur d’âme bien connue, et par ce courage dont vous avez donné une éclatante preuve. On n’ignore pas quel fut votre dévouement à la personne d’un père pour lequel votre tendresse fit les mêmes vœux que pour vos enfants, sauf celui de le laisser après vous, et ce vœu même peut-être encore l’avez-vous formé : car les grandes affections se permettent bien des choses au-delà des sentiments les plus légitimes. Quand votre père, Cremutius Cordus, résolut de mourir, vous vous opposâtes de toutes vos forces à son projet ; dès qu’il vous eut prouvé que c’était l’unique moyen d’échapper aux satellites de Séjan et à la servitude, sans approuver sa détermination, vous y prêtâtes une adhésion forcée, vos larmes coulèrent publiquement ; vous étouffâtes vos gémissements, il est vrai, mais ce ne fut pas sous un front joyeux, et cela dans un temps où c’était une grande marque de piété filiale que de ne pas se montrer dénaturé.

Cependant, à la première occasion et sitôt que les temps changèrent, le génie de votre père, vainqueur des flammes qu’il avait subies, fut par vous rendu au public ; vous l’avez vraiment racheté du trépas, vous avez réintégré dans les bibliothèques publiques les livres que cet homme de cœur avait comme écrits de son sang. Que ne vous doivent pas les lettres latines ? Vous avez tiré de sa cendre un de leurs plus beaux monuments. Que ne vous doit pas la postérité ? L’histoire lui parviendra pure de mensonge : franchise qui coûta cher à son auteur. Que ne vous doit-il pas lui-même ? Son nom vit et vivra dans la mémoire tant qu’on mettra du prix à connaître les annales romaines, tant qu’il se trouvera un seul homme curieux de remonter aux faits de nos ancêtres, curieux de savoir ce qu’est un vrai Romain, et ce que put être un mortel indomptable, un caractère, un génie, une plume indépendante, alors que toutes les têtes étaient sous le joug et tous les fronts courbés devant Séjan. Quelle perte pour la république, si ce génie, qu’avaient condamné à l’oubli ses deux plus beaux mérites, l’éloquence et la liberté, n’en eût été exhumé par vous ! On lit, on admire ses œuvres ; elles sont dans nos mains et dans nos cœurs ; elles ne craignent plus l’outrage des temps ; et ce qui reste de leurs bourreaux jusqu’à leurs crimes, seule célébrité qu’ils aient acquise, sera bientôt enseveli dans le silence.

Témoin de votre force d’âme, je ne vois plus quel est votre sexe, je ne vois plus ce front qu’obscurcit depuis tant d’années l’ineffaçable empreinte d’une première tristesse. Et remarquez combien peu je cherche à vous surprendre, à tendre aucun piège à vos affections, moi qui vous rappelle de si loin vos malheurs. Vous doutez si votre nouvelle plaie se peut guérir : l’ancienne n’était pas moins grave, et je vous la montre cicatrisée. À d’autres les molles complaisances ; moi, j’ai résolu d’attaquer de front vos chagrins ; vos yeux sont fatigués et bientôt épuisés par les larmes que fait couler l’habitude, excusez ma franchise, plutôt encore que le regret : j’arrêterai ces larmes, si vous voulez aider à votre guérison ; je les arrêterai, dussiez-vous la repousser, dussiez-vous retenir et embrasser une douleur que vous conservez comme vous tenant lieu de ce fils auquel vous l’avez fait survivre. Car enfin, quel en serait le terme ? On a tout essayé, tout épuisé en vain, les représentations de vos amis, l’ascendant de votre famille et des hommes les plus distingués ; les belles-lettres, cet héréditaire et paternel apanage, ne sont plus qu’une consolation vaine qui vous distrait à peine un moment, et que votre oreille ne sait plus entendre ; le temps lui-même, remède naturel et tombeau des plus grandes afflictions, est pour vous seule sans efficacité. Dans le cours de trois longues années, votre douleur n’a rien perdu de sa première véhémence ; elle se renouvelle et s’affermit chaque jour ; elle s’est fait un titre de sa durée ; elle est venue au point de croire qu’il y aurait honte à cesser.

Tous les vices s’enracinent plus profondément, si on ne les étouffe en leur germe ; de même ces affections tristes et malheureuses, victimes d’elles-mêmes, finissent par se repaître de leur propre amertume, et par se faire de l’infortune et de la douleur une jouissance dépravée. J’aurais donc souhaité pouvoir dès le principe venir à votre aide. Un moindre remède eût suffi pour dompter le mal naissant : invétéré maintenant, il veut des moyens plus énergiques. Et n’en est-il pas ainsi des plaies du corps qui se guérissent sans peine quand le sang a fraîchement coulé : on peut alors employer le feu, sonder bien avant ; elles souffrent le doigt qui les interroge ; mais une fois corrompues, envieillies, dégénérées en ulcères funestes, la cure devient plus difficile. Il n’est ménagements ni palliatifs qui puissent désormais réduire une douleur aussi envenimée que la vôtre : le fer doit la trancher.

II. Je sais que toute consolation commence par des préceptes pour finir par des exemples : mais il est bon parfois que cette marche soit intervertie. La méthode doit varier selon les esprits ; il en est qui cèdent à la raison ; les autres ont besoin de grands noms, d’autorités irrésistibles qui leur imposent et les éblouissent. Pour vous, Marcia, je mettrai sous vos yeux deux notables exemples de votre sexe et de votre époque : une femme qui s’est livrée à tout l’entraînement de sa douleur ; une autre femme qui, frappée d’un semblable coup, mais d’une perte plus cruelle, ne laissa pas toutefois au malheur un long pouvoir sur son âme, et sut bien vite la rétablir dans son assiette. Je parle d’Octavie et de Livie, l’une sœur, l’autre épouse d’Auguste : toutes deux ont vu périr un fils à la fleur de l’âge, et en même temps l’espoir légitime qu’il régnerait un jour. Octavie perdit Marcellus, gendre et neveu d’un prince qui déjà se reposait sur lui, qui partageait avec lui le fardeau de l’empire. Jeunesse, activité d’esprit, vigueur de talents, rehaussée par une tempérance, par une retenue de mœurs si rares et si admirables à un âge et dans un rang comme le sien : patient dans les travaux, ennemi des voluptés, quelque tâche que lui imposât son oncle, de quelque projet qu’il fondât sur lui l’édifice, Marcellus eût pu y suffire. C’était un digne choix, une assez ferme base pour que rien ne pût l’affaisser. Tant que sa mère lui survécut, elle ne cessa de pleurer et de gémir ; elle ne souffrit aucune parole qui eût pour but de la soulager, ni rien qui pût seulement la distraire. Tout entière à son deuil, absorbée par cette unique pensée, elle fut tout le reste de sa vie ce qu’on l’avait vue au convoi de son fils ; non que le courage lui manquât pour sortir de son abattement, mais elle repoussait la main qui l’eût aidée : elle eût cru perdre une seconde fois son fils si elle eût renoncé à ses larmes. Elle ne voulut avoir aucun portrait de cet être tant chéri, ni qu’on parlât jamais de lui devant elle. Elle avait pris en aversion toutes les mères, et elle détestait surtout Livie dont le fils semblait avoir hérité du bonheur destiné au sien. Ne trouvant de charmes que dans les ténèbres et la solitude, dédaignant jusqu’à son frère, elle refusa les vers faits pour célébrer la mémoire de Marcellus, et tout ce que les beaux-arts lui prodiguaient d’hommages. Son oreille fut sourde à toute consolation : elle fuyait même les solennités de famille ; la haute fortune de son frère et les trop vifs rayons de sa splendeur la blessaient ; elle s’ensevelit enfin dans la retraite la plus profonde. Là, entourée de ses autres enfants et de ses petits-fils, elle ne déposa plus l’habit de deuil, à la grande mortification de tous les siens, puisque, de leur vivant, elle semblait croire avoir tout perdu.

III. Livie s’était vu ravir son fils Drusus : c’eût été un grand prince, déjà c’était un grand capitaine. Il avait pénétré jusqu’au fond de la Germanie et planté les aigles romaines en des lieux où l’on savait à peine qu’il existât des Romains. Frappé au sein de la conquête, ses ennemis mêmes le respectèrent malade, en concluant une trêve avec nous et en n’osant souhaiter un malheur pour eux si prospère. À la gloire de cette mort reçue pour la république s’étaient joints les regrets unanimes des citoyens, des provinces, de l’Italie entière qui vit, menées à travers l’Italie, par tous les municipes et les colonies qui lui prodiguaient à l’envi leurs lugubres devoirs, ses funérailles entrer triomphalement jusque dans Rome. Sa mère n’avait pu goûter le douloureux plaisir de recevoir d’un fils l’adieu suprême et le dernier baiser. Et pourtant, après avoir suivi durant une longue route ces dépouilles si chères, et vit fumer dans toute l’Italie ces milliers de bûchers qui, à chaque pas, semblaient renouveler sa perte et irritaient sa blessure, Livie, dès qu’elle eut déposé Drusus dans la tombe, y enferma ses chagrins avec lui : elle sut garder, dans son affliction, la dignité d’épouse et de mère des Césars. Aussi ne cessa-t-elle de rappeler le nom de son fils, de se représenter partout son image en public, en particulier, de parler, et d’entendre avec charme parler de lui ; tandis qu’on ne pouvait faire revivre et rappeler le souvenir de Marcellus devant Octavie, sans lui rendre sa tristesse.

De ces deux exemples choisissez lequel vous paraît le plus louable. Suivre le premier, ce serait vous retrancher du nombre des vivants, prendre en aversion les enfants d’autrui, les vôtres, celui même que vous pleurez, être pour les mères une rencontre de sinistre augure, rompre avec tout plaisir honnête et licite comme messéant à votre infortune, haïr la lumière, maudire votre âge qui ne vous précipite pas assez vite au tombeau, enfin, par une faiblesse des plus indignes et qui répugne trop à vos sentiments plus noblement connus, ce serait faire voir que vous ne pouvez plus vivre, et que vous n’osez mourir.

Mais si vous prenez pour modèle la courageuse Livie, vous porterez dans le malheur plus d’égalité d’âme et de calme, vous ne vous consumerez pas de mille tourments. Car, au nom du ciel, quelle démence de se punir de ses misères, de les aggraver par un mal nouveau ! Cette sévérité de principes, cette réserve qui fut la règle de toute votre vie, vous y serez fidèle encore aujourd’hui ; car la douleur aussi a sa réserve. Vous assurerez à votre fils le bienheureux repos, si vous songez et répétez sans cesse combien il en est digne : vous le placerez dans une sphère meilleure, si son image, comme autrefois sa personne, se présente à sa mère sous les traits du bonheur et de la sérénité !

IV. Je ne vous appelle pas à cette rigide école qui fait une loi de s’armer, dans des malheurs humains, d’une dureté inhumaine, qui veut qu’une mère ait les yeux secs le jour même des funérailles d’un fils. Prenez-moi seulement pour arbitre avec vous. Examinons ensemble si vos regrets doivent être excessifs, s’ils doivent ne cesser jamais. Ici, je n’en doute pas, vous préférerez l’exemple de Livie que vous avez familièrement fréquentée. Sa haute sagesse vous ouvre ses conseils : dans la première ferveur de son deuil, quand l’affliction est le plus impatiente et rebelle, Livie s’abandonna aux consolations d’Areus, philosophe attaché à la personne d’Auguste, et confessa qu’elle lui dut bien plus qu’au peuple romain qu’elle ne voulait pas affliger de sa tristesse ; plus qu’à son époux, privé de son second appui, et dont l’âme chancelante n’avait pas besoin d’épuiser un reste de force à pleurer les siens ; plus, en un mot, qu’à son fils Tibère qui, après une perte prématurée et tant regrettée des peuples, lui fit sentir que c’était le nombre plutôt que la tendresse de ses enfants qui lui manquait. J’imagine que, près d’une femme si jalouse de maintenir sa renommée, Aréus dut entrer en matière et débuter de la sorte :

« Jusqu’ici, ô Livie (autant du moins que peut le savoir l’assidu compagnon de votre époux, celui qu’il initie aux actes faits pour devenir publics, tout comme aux plus secrets mouvements de vos cœurs), vous avez pris garde de ne pas laisser en vous la moindre prise à la censure. Sur les plus petites choses comme sur les plus grandes, vous vous êtes observée de manière à n’avoir jamais besoin de l’indulgence de la renommée, ce juge indépendant des princes. Et le rang suprême a-t-il un plus beau privilège que d’accorder des milliers de grâces, et de n’en demander aucune ? Suivez donc ici encore votre belle coutume ; ne hasardez rien dont vous puissiez dire : Que ne l’ai-je pas fait, ou que ne l’ai-je fait autrement !

V. « Je vous prie aussi, je vous conjure même de ne pas vous montrer difficile et intraitable à vos amis. Vous ne pouvez l’ignorer en effet, ils ne savent maintenant comment se comporter devant vous ; parleront-ils quelquefois de Drusus, ou garderont-ils le silence ? ils ont peur que taire cet illustre nom ne soit lui faire injure ; le prononcer, vous offenser. Loin de vous, dans nos réunions, ses actions et ses discours sont exaltés et célébrés comme ils le méritent : en votre présence toutes les bouches sont muettes sur lui. Vous êtes donc privée de la plus vive satisfaction, celle d’assister à l’éloge d’un fils, pour la gloire duquel, j’en suis sûr, vous sacrifieriez vos jours, si, à ce prix, il était possible de la rendre éternelle. Souffrez donc, provoquez même des discours dont il soit l’objet ; prêtez avec intérêt l’oreille à tout ce qui rappelle son nom et sa mémoire ; n’y voyez pas un sujet de déplaisir, comme font tant d’autres qui prennent pour un surcroît de malheur de s’entendre consoler. Appuyée tout entière sur le point sensible de vos souffrances, et oubliant les douceurs qu’elles vous laissent, vous n’envisagez votre sort que par son côté le plus triste. Au lieu de vous retracer tout ce qu’était votre fils, la douceur de son commerce, le charme de sa présence, les délicieuses caresses de son enfance, l’éclat de ses premiers progrès, vous ne vous attachez qu’à la dernière scène de sa vie ; et, comme si en lui-même, le tableau n’était pas assez sombre, votre imagination s’épuise encore à le noircir.

« Fuyez, de grâce, l’ambition dépravée de paraître la plus malheureuse des femmes. Songez-y bien encore, la grandeur ne consiste pas à montrer du courage quand tout nous seconde, quand la vie marche d’un cours prospère ; et ce n’est point sur une mer paisible et par un vent propice que l’art du pilote se déploie : il faut les chocs subits de l’adversité pour prouver la mesure de notre âme. O Livie ! n’allez point fléchir : armez-vous au contraire d’une contenance forme : si pesants que soient les maux tombés sur vous, supportez-les, et que le premier bruit seul ait causé votre effroi. Rien ne dépite la fortune comme l’égalité d’âme. »

Le sage ensuite dut montrer à Livie qu’un fils lui restait ; que de celui qu’elle avait perdu, il lui restait des petits-enfants.

VI. Marcia, la cause de Livie est la vôtre ; c’est vous qu’Aréus assistait, vous qu’il consolait en elle. Mais allons plus loin : admettons qu’on vous a ravi plus qu’aucune mère ait jamais perdu, et je n’atténue point sous des mots radoucis la grandeur de votre infortune ; si les pleurs désarment le sort, pleurons ensemble ; que tous nos jours s’écoulent dans le deuil ; que nos nuits, sans sommeil, se consument au sein de la tristesse ; que nos mains frappent, lacèrent notre poitrine, et s’attaquent même à notre visage ; épuisons sur nous toutes les rigueurs d’un salutaire désespoir. Mais si nuls sanglots ne rappellent à la vie ceux qui ne sont plus ; si le destin est immuable, à jamais fixe dans ses lois que les plus touchantes misères ne sauraient changer ; si enfin la mort ne lâche point sa proie, cessons une douleur qui serait sans fruit. Réglons donc ses transports, et ne nous laissons pas emporter à sa violence. Le pilote est déshonoré, quand les flots lui arrachent des mains le gouvernail, quand il abandonne la voile que se disputent les vents, et qu’il livre à l’ouragan le navire ; mais, au sein même du naufrage, admirons celui que les flots engloutissent ferme à son timon et luttant jusqu’au bout.

VII. « Rien n’est plus naturel que de regretter les siens. » Qui le nie, tant que les regrets sont modérés ? L’absence, et à plus forte raison la mort de qui nous est cher, est nécessairement douloureuse et serre le cœur des plus résolus. Mais le préjugé entraîne au-delà de ce que nous impose la nature.

Voyez la brute : ses regrets sont véhéments, et pourtant combien ils passent vite ! La vache ne fait entendre ses mugissements qu’un ou deux jours ; la cavale ne continue pas longtemps ses courses vagues et insensées. Quand la bête féroce a bien couru sur la trace de ses petits et rôdé par toute la forêt, et qu’elle est maintes fois revenue au gîte pillé par le chasseur, sa douleur furieuse est prompte à s’éteindre. L’oiseau, qui voltige avec des cris étourdissants autour de son nid dévasté, en un moment redevient calme et reprend son vol ordinaire. Il n’est point d’animaux qui regrettent longtemps leurs petits ; l’homme seul aime à nourrir sa douleur, et s’afflige, non en raison de ce qu’il éprouve, mais selon qu’il a pris parti de s’affliger. Ce qui prouve qu’il n’est pas naturel de succomber à ces douloureuses séparations, c’est qu’elles sont plus sensibles à la femme qu’à l’homme, plus aux barbares qu’aux peuples de mœurs douces et civilisées, plus aux ignorants qu’aux esprits éclairés. Or, tout principe fort par sa nature, l’est toujours et dans tous les cas.

Il est donc évident que des effets si variables ne partent pas d’une même cause. Le feu brûlera qui que ce soit à tout âge et en tout pays, les hommes comme les femmes ; le fer aura partout la propriété de trancher : pourquoi ? parce qu’il la tient de la nature, qui ne fait exception de personne. Mais le chagrin, la pauvreté, l’ambition, chacun les ressent différemment, selon qu’il est plus ou moins influencé par l’opinion ; et la faiblesse, l’impatience, nous viennent d’avoir cru terrible ce qui ne l’est pas.

VIII. De plus, les affections naturelles ne décroissent pas par le temps ; mais le temps mine la douleur. Elle a beau se montrer opiniâtre, de jour en jour plus rebelle, et s’effaroucher de tout remède, celui qui sait si bien apprivoiser les plus intraitables instincts, le temps, l’émoussera à son tour. Il vous reste encore, ô Marcia ! une tristesse profonde, qui semble même incrustée dans votre âme ; ce n’est plus cette vivacité des premiers transports, c’est une passion tenace et obstinée ; eh bien ! cette douleur elle- même, le temps vous la dérobera pièce à pièce. Elle perdra de son intensité chaque fois que vous ferez autre chose que veiller à la maintenir : or, la différence est grande entre tolérer sa douleur et se l’imposer. Combien il est plus convenable à la noblesse de vos sentiments de mettre fin à votre deuil, que d’attendre qu’il veuille cesser. Ne différez pas jusqu’au jour où il vous quittera malgré vous : quittez-le la première.

IX. « D’où vient donc cette persévérance à gémir sur nous-mêmes, quand la nature ne nous leu fait pas une loi ? » C’est qu’on ne songe jamais aux maux possibles avant qu’ils n’arrivent, comme si l’on était privilégié contre eux, ou qu’on eût pris une voie moins périlleuse que les autres, dont les disgrâces ne nous rappellent jamais notre commune fragilité. Tant de funérailles passent devant nos demeures, et nous ne pensons pas à la mort ! Nous voyons tant de trépas prématurés, et sur le berceau de nos fils nous parlons de toges viriles, d’emplois militaires, d’héritages paternels que nous leur laisserons ! Témoins de la subite pauvreté de tant de riches, il ne nous vient jamais à l’esprit que nos richesses aussi sont sur le penchant d’un abîme ! La chute est plus inévitable, si nous sommes frappés comme à l’improviste ; mais les attaques prévues de loin arrivent amorties. Reconnaissez donc que vous êtes ici-bas en butte à tous les coups, et que les traits qui, percèrent les autres ont sifflé à vos oreilles. Figurez-vous une muraille, une redoute escarpée et toute couronnée d’ennemis où vous montez sans défense : attendez-vous à des blessures, et comptez que toutes ces flèches, ces javelots, ces pierres qui volent pêle-mêle sur votre tête, sont dirigés sur votre personne. En les voyant tomber derrière vous ou à vos côtés, dites d’une voix ferme à la fortune : Tu ne m’abuseras pas ; je ne me laisserai pas écraser par sécurité ou par négligence. Je sais ce que tu me prépares. Tu en as frappé un autre ; mais c’est à moi que tu en voulais.

Qui jamais considère ses biens en homme fait pour mourir ? qui ose un moment arrêter sa pensée sur l’exil, l’indigence, la mort de ce qui lui est cher ? qui de nous, averti d’y songer, ne repousse point de tels avis comme augures sinistres qu’il voudrait détourner sur la tête de ses ennemis ou du donneur d’avis intempestif ? — Je ne croyais pas l’événement possible ! Dois-tu rien croire impossible de ce que tu sais pouvoir arriver à tant d’hommes, de ce que tu vois arriver à tant d’autres ? Écoute une belle sentence qui méritait de ne pas se perdre dans les facéties de Publius :

Le trait qui m’a frappé peut frapper tous les hommes.

Celui-ci a perdu ses enfants, ne peux-tu pas perdre les tiens ? celui-là s’est vu condamner : ton innocence est sous le coup du même glaive. Ce qui nous aveugle et nous livre sans force à la douleur, c’est que nous souffrons ce que nous pensions ne devoir jamais souffrir. Le meilleur moyen d’ôter leur énergie aux maux présents, c’est de les prévoir dans l’avenir.

X Tout ce qui nous environne au dehors d’un éclat fortuit, postérité, honneurs, richesses, vastes palais, vestibules encombrés de clients qu’on repousse, une épouse illustre, d’un sang noble, d’une beauté parfaite, enfin tous les autres biens qui relèvent de l’incertaine et mobile fortune, tout cela est appareil étranger que l’on nous prête, mais dont rien n’est donné en propre. La scène du monde est ornée de décorations d’emprunt qui doivent retourner à leurs maîtres. Les unes s’en iront aujourd’hui, les autres demain : bien peu resteront jusqu’au dénouement. L’homme n’a donc pas droit de se croire au milieu de ses possessions ; on n’a fait que lui livrer à bail ; l’usufruit seul est à lui, c’est au propriétaire à fixer l’époque de la restitution. Notre devoir, à nous, est d’être toujours prêts à nous dessaisir de ce qui nous fut commis pour un temps indéterminé, et de tout rendre sans murmure à la première sommation. Il n’est qu’un méchant débiteur qui cherche chicane à son créancier. Suivant ce principe, tous nos proches, tant ceux que l’ordre de la nature nous fait souhaiter de laisser après nous, que ceux qui, dans leurs vœux légitimes, désirent nous précéder, doivent nous être chers à ce titre, que rien ne nous promet de les posséder toujours, ni même de les posséder longtemps. Habituez-vous à voir en eux des êtres qui vous échapperont, qui déjà vous échappent : ne regardez tout présent du sort que comme chose soustraite à son vrai maître. Saisissez au passage la douceur d’être pères ; vos enfants aussi n’ont avec vous qu’un éclair de bonheur : pressez-vous de jouir complètement les uns des autres. Qui vous assure même d’aujourd’hui ? ce terme encore est trop long : de l’heure où je parle ? Hâtez-vous : la mort est sur vos pas ; tous vos entours vont tomber sous sa main : la tente où vous dormez va s’enlever au premier cri d’alerte ; tout ce qu’on a, il le faut ravir ; car la vie, c’est une fuite, et malheur à qui l’ignore !

Si vous pleurez la mort de votre fils, accusez donc l’instant de sa naissance : dès sa naissance, l’arrêt de mort lui fut signifié. C’est à ce prix qu’il vous fut donné ; c’est la loi qui, dès le sein maternel, n’a cessé de le suivre. Il était, comme nous, tombé sous l’empire de la fortune, empire cruel, inexorable, pour subir, selon son bon plaisir, le juste aussi bien que l’injuste. Nos corps sont livrés sans réserve à sa tyrannie, à ses outrages, à toutes ses rigueurs : ceux-ci, elle les condamnera au feu, soit comme supplice, soit comme remède ; ceux-là aux chaînes de l’ennemi ou de leurs concitoyens ; les uns, dépouillés de tout, roulant de vague en vague, après une longue lutte n’échoueront pas même sur un banc de sable ou sur la plage : quelque monstre énorme les engloutira ; et quand d’autres seront consumés par divers genres de maladies, elle les tiendra longtemps suspendus entre la vie et le trépas. Capricieuse et changeante maîtresse, qui n’a de ses esclaves nul souci, elle sèmera en aveugle les châtiments et les récompenses. Pourquoi gémir sur les détails de la vie ? C’est la vie entière qu’il faut déplorer. De nouvelles disgrâces fondront sur vous avant que vous ayez satisfait aux anciennes. Modérez donc vos pleurs, vous surtout qui êtes d’un sexe impatient dans l’affliction ; n’épuisez pas une sensibilité que réclament tant d’autres sujets de crainte ou de souffrance.

XI. Quel est donc, Marcia, cet oubli de votre sort et du sort de l’humanité ? Née mortelle, vous avez donné le jour à des mortels. Vous, matière corruptible et qui passe, harcelée sans cesse de fléaux et de maladies, aviez- vous compté que de la faiblesse même seraient nées la force et l’immutabilité ? Votre fils n’est plus, c’est-à-dire, il a couru où se hâte d’arriver ce que vous jugez si heureux de lui survivre ; où se dirigent à pas inégaux tous ces plaideurs du Forum, ces oisifs des théâtres, ces suppliants de nos temples. Et les objets de vos vénérations et ceux de vos mépris ne seront qu’une même cendre.

Telle est la leçon tirée des oracles de la Pythie : Connais-toi toi-même. Qu’est-ce que l’homme ? Vase fragile et sans consistance, il ne faut qu’une faible secousse, et non une grande tempête, pour te briser ; le plus léger choc va te dissoudre. Qu’est-ce que l’homme ? Corps débile et frêle, nu, sans défense naturelle, incapable de se passer du secours d’autrui, en butte à tous les outrages du sort ; qui, après qu’il a glorieusement exercé ses muscles, devient la pâture de la première bête féroce, la victime du moindre ennemi ; brillant par ses traits extérieurs, pétri au dedans de faiblesse et d’infirmités : le froid, la chaleur, la fatigue, il ne supporte rien ; l’inertie d’autre part et l’oisiveté hâtent sa destruction ; il craint jusqu’à ses aliments, dont le manque ou l’excès le tuent ; être dont la conservation s’achète par mille soucis, par mille angoisses, dont le souffle est précaire et ne tient à rien ; qu’une peur subite ou l’éclat trop fort d’un bruit imprévu peut frapper de mort ; qui n’est enfin que pour ses semblables une nourriture malsaine et dangereuse. Et l’on s’étonne qu’un de nous meure, quand c’est là pour tous une nécessité ! Pour renverser l’homme, en effet, est-il besoin d’un grand effort ? Une odeur, une saveur, la lassitude, les veilles, les humeurs, la table, et tout ce sans quoi il ne peut vivre, lui est mortel. Il ne peut faire un pas qui ne le rappelle au sentiment de sa fragilité ; le changement de climat ou d’eau, une température qui ne lui est pas familière, la plus mince des causes, un rien le rend malade ; et cette argile décrépite, ce chétif animal dont l’entrée dans la vie s’annonce par des pleurs, que de révolutions pourtant n’excite-t-il pas ! À quelles ambitieuses pensées ne le pousse pas l’oubli de sa condition ! Dans ses projets, il rêve l’infini, l’éternité ; il arrange l’avenir des fils de ses fils et de ses arrière-petits-fils, lorsqu’au milieu de ces vastes plans la mort vient, qui le frappe. Et qu’est-ce que l’âge même qu’on appelle vieillesse ? une période de bien peu d’années.

XII. Votre douleur, ô Marcia, si toutefois la douleur raisonne, a-t-elle pour motif votre propre disgrâce, ou celle d’un fils qui n’est plus ? Etes-vous affligée de n’avoir pas du tout joui de son amour, ou de n’en avoir pas joui plus longtemps, aussi longtemps que vous l’auriez pu ? Dans le premier cas, votre perte est supportable : on regrette moins ce qui n’a donné ni joie ni plaisir. Mais si vous confessez lui avoir dû de grandes jouissances, ne vous plaignez pas qu’on vous les ait ravies ; soyez reconnaissante de les avoir goûtées. Les fruits même de son éducation ont assez dignement couronné vos efforts. Les gens qui nourrissent avec tant de soin des oiseaux, de jeunes chiens, ou tout autre animal dont s’engouent leurs frivoles esprits, ont un certain plaisir à les voir, à les toucher ; leurs muettes caresses les flattent ; à plus forte raison le dévouement d’une mère à élever ses enfants est-il sa première récompense. Quand ses travaux ne vous auraient rien donné, son zèle rien conservé, ses talents rien acquis, l’avoir possédé, l’avoir aimé, n’est-ce rien pour vous ? — Mais j’en pouvais jouir plus longtemps, plus pleinement ! — Toujours fûtes-vous mieux traitée que si vous ne l’eussiez jamais eu. Si l’on nous donnait le choix d’être heureux pour peu de temps, ou de ne pas l’être du tout, qui ne préférerait un bonheur passager, à la privation totale de bonheur ? Auriez-vous mieux aimé un être dégénéré qui n’eût à vos yeux que tenu la place et porté le nom de fils, que la noble créature qui vous dut le jour ? Si jeune, et déjà tant de sagesse, tant d’amour filial, si tôt époux et si tôt père, si tôt fidèle à tous ses devoirs, si tôt orné du sacerdoce, si tôt devenu tout ce qu’il pouvait être !

Il est rare que les grandes félicités soient fort longues ; elles ne durent et ne vont jusqu’au bout que lorsqu’elles viennent lentement. Les dieux ne voulant vous donner un fils que pour peu de temps, vous l’ont sur-le-champ donné tel que l’eussent formé de longues années. Et vous ne pouvez pas même dire que ce soit par un triste privilège qu’ils vous ont enlevé cet objet de vos délices.

Promenez vos regards sur la multitude des hommes illustres ou vulgaires ; partout s’offriront à vous des malheurs plus grands que le vôtre. Ils ont atteint de grands capitaines ; ils ont atteint des potentats. La Fable même n’en a pas exempté ses divinités, afin sans doute que ce fût un allégement à nos douleurs, de voir jusqu’au sang des dieux sujet à la mort.

Encore une fois, jetez les yeux tout autour de vous : vous ne me citerez pas de famille si à plaindre qui ne voie, dans quelque maison plus malheureuse, de quoi se consoler. Mais, certes, j’ai de vos sentiments une idée trop haute pour croire que vous porteriez plus légèrement l’infortune, si je faisais passer sous vos yeux l’immense foule de ceux qui pleurent. Il est inhumain de se consoler par le grand nombre des misérables. Écoutez pourtant quelques exemples, non pour apprendre qu’un deuil comme le vôtre est un accident journalier : il serait ridicule d’aller cherchant des preuves de la loi de mortalité ; mais pour savoir que bien des hommes ont adouci les plus rudes coups en les souffrant avec calme. Commençons par le plus heureux de tous. L. Sylla perdit son fils ; et cette perte n’arrêta ni le cours de ses guerres ni son indomptable ardeur à frapper ennemis et concitoyens, et ne donna pas à supposer qu’il eût, du vivant de son fils, adopté ce surnom d’Heureux, plutôt qu’après sa mort. Cet homme ne craignit ni la haine du genre humain, dont les maux fondaient seuls son excessive prospérité, ni le courroux des dieux qu’accusait trop hautement le bonheur d’un Sylla. Quand du reste on rangerait parmi les problèmes le jugement à porter sur Sylla, du moins, et ses ennemis mêmes l’avoueront, il déposa le glaive aussi heureusement qu’il l’avait pris ; du moins le point que je traite sera démontré : ce ne sont pas de fort grands malheurs, que ceux qui arrivent aux plus heureux des hommes.

XIII. Que la Grèce n’admire plus si exclusivement ce père qui, au milieu d’un sacrifice, apprenant que son fils était mort, se contenta de faire taire le joueur de flûte, d’ôter la couronne de son front, et continua jusqu’au bout la cérémonie. Ainsi a fait le pontife romain Pulvillus. Il présidait à la dédicace du Capitole ; il avait la main sur le jambage de la porte, quand il reçut une semblable nouvelle. Feignant de n’avoir pas entendu, il prononça la formule solennelle et pontificale, sans qu’aucun gémissement interrompit sa prière : le nom de son fils frappait son oreille, et sa bouche n’invoquait que le nom et la faveur de Jupiter. On pouvait prévoir le terme d’un deuil qui, au premier moment, dans ses premiers transports, n’avait pu arracher un père des autels de la patrie ni des hymnes de l’allégresse. Il était bien digne de faire cette mémorable dédicace, et digne du suprême sacerdoce, celui qui ne cessait pas d’adorer les dieux, même en éprouvant leur courroux. Il fit plus ; après que, rentré chez lui, il se fut abreuvé de ses larmes, qu’il eut ouvert passage à quelques sanglots, et rempli tous les devoirs d’usage envers les morts, son visage redevint le même qu’au Capitole.

Paul-Émile, vers le temps de ce glorieux triomphe où Persée, roi naguère si puissant, fut conduit enchaîné devant son char, donna en adoption deux de ses fils, et mit sur le bûcher ceux qui lui restaient. Quels fils s’était-il réservés, quand, parmi ceux qu’il avait cédés, il comptait Scipion ! Le peuple romain ne vit pas sans attendrissement le char du triomphateur vide de ses fils. Paul-Émile n’en harangua pas moins le peuple, n’en rendit pas moins grâces aux dieux de ce qu’ils avaient couronné ses vœux. Et quels vœux ! que si son éclatante victoire devait payer tribut à la fortune jalouse, ce fut aux dépens du général plutôt que de la république. Voyez tout son héroïsme à la mort de ses fils ; il va jusqu’à s’en féliciter. Quelle perte ! et pour quel homme devait-elle être plus affreuse ! consolateurs et appuis, tout à la fois l’abandonne : et néanmoins Persée n’a pas la joie de voir les pleurs de Paul-Émile.

XIV. Irai-je maintenant, parmi tant de grands hommes, vous promener d’exemple en exemple pour vous chercher des malheureux, comme si les heureux n’étaient pas plus difficiles à trouver ? Est-il bien des maisons qui aient jusqu’à la fin subsisté dans chacun de leurs membres, qui n’aient vu crouler quelqu’un de leurs supports ? Prenez quelle année, quels consuls vous voudrez ; interrogez M. Bibulus et C. César : vous verrez deux collègues divisés par la haine, égaux par le malheur. Bibulus, homme plus honnête qu’énergique, eut deux fils assassinés à la fois après qu’ils eurent assouvi la brutalité des hordes égyptiennes, pour qu’il n’eût pas moins à gémir sur la fin des victimes que sur l’indignité des bourreaux. Ce Bibulus pourtant, qui, toute l’année de son consulat, pour rendre odieux son collègue, s’était tenu caché dans sa maison, en sortit le lendemain du jour où il apprit ce double malheur et voulut remplir ses fonctions ordinaires d’homme public. Pouvait-il à deux fils donner moins d’un jour ? Là finirent les larmes d’un père qui avait pleuré un an son consulat.

César parcourait la Bretagne, et l’Océan ne pouvait plus arrêter sa fortune, lorsqu’il apprit la mort de sa fille, qui emportait dans son tombeau la paix du monde ! Il voyait déjà que Pompée se révoltait d’avoir dans Rome un rival aussi grand que lui, et voudrait enchaîner des victoires importunes à ses yeux, bien qu’elles ne tournassent qu’à la grandeur de l’empire ; et toutefois, trois jours après, César reprit tous les soins du commandement, et vainquit sa douleur aussi promptement que ses autres ennemis.

XV. Vous citerai-je encore d’autres morts de la famille des Césars, que la fortune, ce me semble, ne frappe si souvent que pour que le genre humain leur doive encore un nouveau service ; pour qu’il apprenne par eux que les fils mêmes des dieux, ceux du sang desquels naîtront des dieux, ne sont pas maîtres de leur propre sort comme ils le sont de l’univers ?

L’immortel Auguste vit ses enfants, ses petits-enfants, toute la race impériale s’éteindre, et remplit par l’adoption le vide de sa maison. Et pourtant il souffrit tous ces revers en homme pour ainsi dire déjà intéressé à ce que nul ne se plaignît des dieux.

La nature et l’adoption avaient donné deux fils à Tibère ; il les perdit tous deux. Lui-même fit à la tribune l’éloge du second ; et, debout, en face du cadavre dont il n’était séparé que par un voile qui doit préserver les yeux d’un pontife de ces sinistres aspects, au milieu des pleurs de tout un peuple, son visage resta impassible ; il apprit dès lors à Séjan, qui était à ses côtés, avec quelle force d’âme Tibère pouvait perdre les siens.

Voyez enfin la foule des grands hommes : le malheur, qui n’épargne rien, n’a pas respecté ceux que le ciel avait comblés de tous les trésors de l’âme, des vertus privées, des honneurs publics. Ainsi la mort fait sa ronde dévastatrice, et sans distinction moissonne et chasse tout devant elle comme sa proie. Demandez à chaque homme son histoire : nul n’a reçu impunément la lumière.

XVI. « Vous oubliez, m’allez-vous dire, que c’est une femme que vous voulez consoler : vous ne me citez que des hommes. » — Eh ! qui oserait dire que la nature, en créant la femme, l’ait dotée peu généreusement, et qu’elle ait rétréci pour elle la sphère des vertus ? Sa force morale, n’en doutez pas, vaut la nôtre. Elle peut comme nous, dès qu’elle le veut, s’élever à tout ce qui est honorable ; l’habitude la rendrait comme nous capable de grands efforts aussi bien que des grandes douleurs. Et dans quelle ville, bons dieux ! pensé-je à réhabiliter les femmes ! dans une ville où Lucrèce et Brutus affranchirent les Romains d’un roi qui menaçait leurs têtes : car si nous devons la liberté à Brutus, nous devons Brutus à Lucrèce ; dans une ville où Clélie, bravant et le Tibre et l’ennemi, fut pour son insigne courage placée par nous presque au rang des héros. Du haut de son coursier d’airain, sur cette Voie Sacrée où se pressent les flots des promeneurs, elle fait rougir nos jeunes gens, bercés sur leurs molles litières, de paraître en cet équipage aux lieux où les femmes mêmes méritaient de nous la statue équestre.

Vous voulez des exemples pris dans votre sexe : je n’irai pas les chercher loin, ni frapper de porte en porte : je trouverai dans la même maison, les deux Cornélies. La première, fille de Scipion, et qui donna le jour aux Gracques, fut douze fois mère, et douze fois en deuil de ses enfants. Elle regretta peu ceux dont la naissance, comme la mort, ne furent pas sensibles à la république ; mais elle vit deux de ses fils massacrés et privés de sépulture, Tib. et C. Gracchus, grands hommes sans contredit, sinon hommes vertueux, et à ceux qui voulaient la consoler et la plaindre elle répondit : « Jamais je n’estimerai malheureuse celle qui fut mère des Gracques. »

L’autre Cornélie, femme de Livius Drusus, perdit son fils, jeune homme de grand renom, d’un génie distingué, qui marchait sur les traces des Gracques, et qui, laissant en instance tant de lois proposées, périt dans sa demeure sans qu’on sût par quelle main. Elle montra toutefois non moins de courage à supporter cette mort précoce et impunie, que son fils en avait mis à proposer ses lois.

Vous vous réconcilierez avec la fortune, ô Marcia, si les coups dont elle a frappé les Scipions, les mères, les fils des Scipions, et jusqu’aux Césars ! sont les mêmes dont elle vous a frappée. La vie est à chaque pas semée d’embûches ennemies ; avec elle point de longue paix, je dirais presque point de trêve : et vous aviez quatre rejetons. Rappelez-vous l’adage vulgaire : Sur des rangs épais, aucun trait ne porte à faux. Ce serait merveille que tout ce nombre eût passé sans échec sous l’œil jaloux du destin. Son injustice, dites-vous, n’est pas tant d’avoir ravi vos enfants que d’avoir choisi vos fils. Non, vous ne pouvez trouver injuste que le plus fort fasse au plus faible part égale : il vous laisse deux filles, et de ces filles deux petits-fils ; et ce fils même, que vous pleurez maintenant jusqu’à ne plus songer au premier, elle ne vous l’a pas enlevé tout entier ; il vous reste de lui deux filles, souvenir accablant si vous faiblissez, grande consolation si vous reprenez courage. Grâce à ce même destin, en retrouvant en elles les traits de leur père, vous oubliez sa cruelle perte. L’agriculteur, qui voit ses arbres abattus, déracinés par les vents, ou fracassés par le choc irrésistible d’un tourbillon subit, soigne précieusement les rejets qui survivent ; à la place du tronc qui n’est plus, il en répartit la semence et les plants nouveaux, et en un moment (car le temps, si prompt à détruire, ne l’est pas moins à édifier), ces jeunes sujets grandissent plus beaux que les premiers. Remplacez Metilius par ses filles, et comblez ainsi le vide de votre maison ; que cette double consolation adoucisse le regret d’un seul.

Il est dans notre nature de ne trouver du charme qu’à ce que nous avons perdu, et le souvenir de ce qu’on n’a plus rend injuste pour ce qui reste. Mais calculez combien le sort vous a épargnée, même en vous maltraitant : vous verrez qu’il vous est laissé plus que des consolations. N’avez-vous pas deux filles, et de nombreux petits-enfants ?

XVII. Dites encore, ô Marcia : « Je pourrais m’indigner, si nos destins étaient selon nos mérites ; si le malheur ne poursuivait jamais les bons ; mais je vois que, sans nulle différence, bons et méchants, tous sont jouets des mêmes orages. Mais il est cruel de perdre un jeune homme élevé par moi, déjà l’appui de sa mère, l’héritier d’un père dont il soutenait la gloire. » Cela est cruel ; qui le nie ? mais cela est dans l’ordre des choses humaines : Vous êtes née pour perdre, pour périr, pour espérer, pour craindre, pour troubler le repos d’autrui et le vôtre, pour redouter et désirer la mort, et, ce qui est pis, pour ignorer toujours votre vraie position.

Si l’on disait à un homme prêt à partir pour Syracuse : « Je vais t’exposer tous les inconvénients, comme tous les agréments du voyage que tu projettes : tu t’embarqueras ensuite si tu veux. Voici ce que tu pourras admirer : tu découvriras d’abord cette île célèbre, séparée par un faible détroit de l’Italie, dont autrefois elle faisait certainement partie, et qui s’en est vue détachée par une soudaine irruption de la mer, qui

Du flanc de l’Hespérie arracha la Sicile.

Ensuite (car tu pourras fort bien longer ce gouffre dit { l’Insatiable), tu verras cette Charybde si fameuse dans les fables, sommeillant tant que l’Auster ne trouble point sa paix, mais, pour peu qu’il s’élève, engloutissant les navires dans ses béants et profonds abîmes. Tu verras cette fontaine tant célébrée par les poètes, cette Aréthuse, limpide et transparente jusqu’au fond de son canal, abondante en eaux d’une extrême fraîcheur, soit qu’elles jaillissent primitivement du lac même où elles se montrent, soit qu’elles traversent les mers par un lit souterrain, pour reparaître sans que leur volume ait décru, sans qu’une onde étrangère les ait altérées de son amertume. Tu verras le meilleur de tous les ports qu’aient formés la nature et l’art, et si sûr, que les flottes abritées y bravent, dans une paix profonde, la fureur des plus grandes tempêtes. Tu verras ce lieu où vint se briser la puissance d’Athènes, où sept mille de ses fils furent plongés dans des cachots creusés en carrière à une profondeur démesurée ; et cette cité qu’environne une ceinture de tours plus étendue que le territoire de maintes cités ; et ces tièdes hivers où pas un jour n’est sans soleil.

« Tous ces avantages bien pesés, tu auras à souffrir de longs étés malsains, qui ne compenseront que trop la douceur dès hivers. Là tu trouveras le tyran Denys, bourreau de la liberté, de la justice et des lois, que Platon ne pourra guérir de la passion du pouvoir, ni l’exil de la soif de vivre ; à sa voix les bûchers, les verges homicides vont décimer les peuples : sur les griefs les plus frivoles il te fera conduire à la mort ; les deux sexes devront fournir à ses débauches, et les victimes de ses royales orgies se prostituer, non par couples, ce serait trop peu, mais par bandes entières.

« Instruit de ce qui peut t’attirer, de ce qui peut te retenir, embarque-toi ou garde le rivage. » Après de tels avertissements, si cet homme persistait à dire : Je veux aller à Syracuse, de qui pourrait-il légitimement se plaindre sinon de lui-même, lui qui aurait donné dans le piège, non par ignorance, mais le sachant et le voulant bien ?

La nature de même dit à tous : « Je ne veux tromper personne. Qui me demande une postérité pourra l’avoir belle, comme il pourra l’avoir difforme. Et s’il vous naît beaucoup de rejetons, il peut se trouver, dans le nombre, un sauveur de la patrie tout comme l’infâme qui la trahira. Ne désespérez pas d’avoir un fils assez honorable un jour, pour qu’à sa considération le cri de la haine vous respecte ; mais songez aussi que peut- être ses turpitudes feront de son nom seul une injure. Il n’est pas impossible que vous receviez de lui les derniers devoirs et les éloges de la tombe ; soyez prêt pourtant à le placer vous-mêmes sur le bûcher ou dans son enfance, ou dans sa jeunesse, ou dans son âge mûr. Car que font ici les années ? Point de funérailles qui ne soient prématurées, dès qu’une mère y assiste. Mes conditions vous sont connues d’avance ; si vous devenez pères, vous m’absolvez de tout reproche : je ne vous ai rien garanti ».

XVIII. Appliquons cette similitude à la vie entière et à l’entrée qu’on y fait. Vous délibériez si vous iriez voir Syracuse : je vous ai exposé les charmes et les désagréments de l’entreprise. Supposez qu’aux portes de la vie vous me demandiez les mêmes conseils : vous allez naître dans la cité commune des dieux et des mortels, qui embrasse l’universalité des choses, qui obéit à des lois constantes et éternelles, qui voit les corps célestes accomplir leurs infatigables révolutions. Là vous verrez des étoiles sans nombre, et cet astre merveilleux qui seul remplit tout l’espace, ce soleil, dont la course quotidienne fait les jours et les nuits, et qui, dans sa marche annuelle, partage également les étés et les hivers. Vous verrez le flambeau des nuits lui succéder, tempérer et amortir, en les empruntant, les rayons de son frère, tantôt se dérober aux yeux, tantôt dévoiler tout entier son orbe suspendu sur nous, croissant, décroissant tour à tour, et toujours autre le lendemain que la veille. Vous verrez cinq planètes suivre des routes diverses, et rebrousser le cours qui emporte le reste du ciel. De leurs moindres mouvements dépend la destinée des peuples ; les plus grands comme les plus petits événements en subissent l’influence maligne ou heureuse. Vous admirerez la formation des nuages, l’eau qui retombe en pluies, le vol oblique de la foudre et le fracas des cieux.

Quand, rassasiés de ces hauts spectacles, vos yeux s’abaisseront sur la terre, ils trouveront un ordre de choses différent, une autre série de merveilles. Des plaines immenses, de rases campagnes qui se prolongent à l’infini ; des chaînes de montagnes dont la cime neigeuse se perd dans les nues ; tant de rivières tombant dans un seul bassin : des fleuves qui, partis d’une même source, vont couler, les uns à l’orient, les autres à l’occident ; ces forêts couronnées d’une ondoyante verdure, toutes peuplées de leurs animaux, égayées par les chants de mille oiseaux divers ; la situation si variée des villes, les nations séparées par la difficulté des lieux : les unes retirées sur des hauteurs presque inaccessibles, les autres disséminées le long des fleuves, au bord des lacs, dans les vallées, autour de marais ; des champs que le travail féconde, et de riches produits sans culture ; des ruisseaux qui serpentent d’un cours paisible à travers les prairies ; des golfes riants ; des ports enfoncés bien avant dans les rivages ; d’innombrables îles semées sur les mers dont elles varient l’uniforme tableau.

Vous montrerai-je ces marbres, ces pierres brillantes ; ces torrents, dont les ondes rapides roulent l’or pêle-mêle avec le sable ; ces colonnes de feux qui jaillissent du sein de la terre, du milieu même de l’Océan ; et cet Océan qui sert de lien à la masse du globe, et partage, avec ses immenses bras, les peuples en trois continents entre lesquels s’agite sa fureur turbulente ? Sous ses flots, toujours mobiles sans même que le vent les soulève, vous verrez des monstres énormes surpasser en grosseur tous les animaux terrestres : les plus lourds ne se mouvoir que sous la direction d’un guide ; d’autres plus prompts que la plus agile galère aidée de la rame ; d’autres qui, au grand péril des navigateurs, absorbent et vomissent l’onde amère. Vous verrez des vaisseaux allant chercher des terres qu’ils ne connaissent même pas. Vous reconnaîtrez qu’il n’est rien que ne tente l’humaine audace, et, témoin de ces hardis projets, vous-même les partagerez souvent. Vous apprendrez et enseignerez des arts qui servent aux besoins, à l’ornement ou à la conduite de la vie.

Mais sur cette terre aussi seront tous les fléaux de l’âme et du corps ; les guerres, les brigandages, les empoisonnements, les naufrages, l’inclémence du ciel jointe aux vices de nos organes, la mort prématurée d’êtres chéris, et la nôtre, tantôt douce et facile, tantôt accompagnée de douleur et de tortures. C’est à vous à délibérer, à bien peser votre décision. Si l’entrée vous sourit, voyez quelle issue vous menace. J’entends votre réponse : « Pourquoi ne choisirais-je pas de vivre ? Ah ! plutôt repoussez une existence où la moindre perte vous est si cruelle ; sinon, subissez les lois que vous êtes convenue de subir. — Mais nous n’avons pas été consultés. — Nos parents l’ont été pour nous : ils savaient à quelles conditions on reçoit la vie, et ils nous l’ont donnée.

XIX. Mais, venons aux motifs de consolation, et voyons quels maux il faut guérir, et par quels moyens. Les larmes, les amers regrets tiennent à ce que celui qu’on aimait n’est plus : regrets, en apparence excusables. Mais les absents, ou ceux qui vont l’être, tant qu’ils vivent, nous ne les pleurons pas, bien que nous soyons entièrement privés de les voir ou de jouir de leur société. Le mal gît donc dans l’opinion, et il ne vaut que ce que nous l’avons estimé. Le remède est en notre puissance : regardons les morts comme absents, et ce ne sera pas une illusion : nous les avons laissés partir ; que dis-je ? nous allons les suivre, ils ont pris les devants.

Mais voici un autre sujet de larmes : « Qui aurai-je pour me protéger, pour me défendre du mépris ? "Une réflexion bien peu séante, mais trop vraie, va vous rassurer. Dans une ville comme la nôtre, la perte d’enfants donne plus d’influence qu’elle n’en ôte. N’avoir plus d’héritiers détruisait jadis le crédit d’un vieillard ; c’est aujourd’hui un si grand titre à la prépondérance, qu’on voit certains hommes feindre de haïr leurs fils, méconnaître leur sang, et créer autour d’eux une solitude factice.

Je sais ce que vous allez dire : « Ce qui me touche ici n’est pas un dommage matériel. Celui-là ne mérite pas d’être consolé, qui se chagrine de la perte d’un fils, comme il ferait de celle d’un esclave, et qui, dans un tel moment, peut songer à autre chose qu’à ce fils. » Pourquoi donc, Marcia, êtes- vous si vivement affectée ? est-ce parce que le vôtre est mort, ou parce qu’il n’a pas assez longtemps vécu ? Si vous pleurez sa mort, à toute heure de sa vie vous deviez la pleurer, car vous saviez que chaque heure était pour lui un commencement de mort. Hors de cette vie, assurez-vous-en bien, on n’éprouve plus de mal, et les effrayants récits qui se font des enfers sont de pures fables. Les morts n’ont à craindre ni ténébreuses prisons, ni lacs de feu, ni fleuve d’oubli ; et dans ce séjour d’indépendance, il n’y a ni tribunaux, ni accusés, ni nouveaux tyrans : ce sont là jeux de poètes, qui nous ont agités de vaines terreurs. La mort est la délivrance, la fin de toutes nos douleurs, la limite où le malheur s’arrête ; elle nous replonge dans le tranquille repos où nous étions ensevelis avant de naître. Vous pleurez les morts, pleurez donc aussi ceux qui ne sont pas nés. La mort n’est ni un bien ni un mal. Pour qu’une chose soit l’un ou l’autre, il faut qu’elle soit d’une manière quelconque; mais ce qui n’est en soi que néant, ce en quoi tout s’anéantit, ne nous livre à aucun état. Le bien comme le mal supposent toujours quelque élément, une sphère d’action. L’affranchi de la nature ne peut plus rester dans les liens du sort, et celui qui n’est pas, ne saurait être malheureux. Votre fils a passé les confins de la servitude : recueilli dans le sein d’une profonde et éternelle paix, ni la crainte de la pauvreté, ni le soin des richesses, ni la volupté, qui mine les âmes par ses fausses douceurs, ne le pressent de leurs aiguillons ; il n’éprouve pas l’envie des succès d’autrui, et nul ne le poursuit de la sienne ; l’ignoble invective ne blesse pas ses modestes oreilles ; plus de désastres publics ou privés qui contristent sa prévoyance ; il n’attache pas son inquiète pensée à des événements futurs qui amènent toujours de plus graves incertitudes. Il habite désormais un séjour d’où rien ne peut le faire sortir, où rien ne saurait l’effrayer.

XX. Oh ! qu’ils s’aveuglent sur leurs misères, ceux qui ne bénissent pas la mort comme la plus belle institution de la nature ! soit qu’elle termine une destinée jusque-là heureuse ; soit qu’elle prévienne l’infortune ; soit qu’elle éteigne le vieillard rassasié de vie ou las d’une trop longue course ; soit qu’elle tranche la fleur de nos ans et l’espérance de jours meilleurs ; soit qu’elle rappelle l’enfance avant qu’elle se heurte aux écueils qui l’attendent, la mort est un terme pour tous les hommes, un remède pour beaucoup, le vœu même de quelques-uns, et elle ne mérite jamais mieux de nous, que lorsqu’elle n’attend pas qu’on l’invoque. Elle affranchit l’esclave en dépit du maître, brise la chaîne du captif, et fait tomber les inflexibles verrous que tient fermés la tyrannie. Elle montre à l’exilé, dont les regards et la pensée sont incessamment tournés vers la patrie, qu’il importe peu à quelles cendres se mêleront les nôtres. Si la fortune a iniquement réparti des biens qui de droit sont communs à tous ; si, de deux êtres nés égaux, elle a livré l’un en propriété à l’autre, la mort ramène entre eux l’égalité. Seule la mort ne fait rien d’après le caprice d’autrui : on n’y sent point la bassesse de son état, on n’y a point de maître à servir. O Marcia ! elle a été le vœu de votre père. Grâce à elle, ce n’est plus un supplice d’être né ; grâce à elle, les menaces du sort ne m’abattront point, et mon âme, franche de ses atteintes, restera maîtresse d’elle-même ; j’ai un port où me réfugier. Je vois chez les tyrans des croix de plus d’une espèce, variées à leur fantaisie : l’un suspend ses victimes la tête en bas ; l’autre leur traverse le corps d’un pieu qui va du tronc à la bouche, d’autres leur étendent les bras à une potence ; je vois leurs chevalets, leurs verges sanglantes, leurs instruments de torture pour mes membres, pour chacune des articulations de mon corps ; mais là aussi je vois la mort. Plus loin, ce sont des ennemis couverts de sang, des citoyens impitoyables ; mais à côté d’eux je vois la mort. La servitude cesse d’être dure, quand l’esclave, dégoûté du maître, n’a qu’un pas à faire pour se voir libre. Contre les misères de la vie, j’ai la mort pour recours.

Songez combien il est heureux de mourir à propos, et à combien d’hommes il en a coûté d’avoir trop vécu ! Si Cn. Pompée, l’honneur et la colonne de l’État, eût été enlevé au monde lors de sa maladie à Naples, il fût mort sans contredit le premier citoyen de la république. De quel comble de gloire l’ont précipité quelques années de plus ! Il a vu tailler en pièces ses légions, dont le sénat formait la première ligne, et dont les débris durent être si malheureux de voir leur chef leur survivre. Il a vu le sicaire d’un tyran égyptien ; il a présenté au vil satellite une tête respectée du vainqueur lui- même. Au reste, il eût eu la vie sauve, qu’il se fût repenti de l’avoir acceptée : quelle honte pour Pompée, de devoir la vie à la générosité d’un roi !

Et Cicéron, si, alors qu’il sut détourner les poignards de Catilina dirigés à la fois sur lui et sur la république ; si à cette heure il fût mort, sauveur et libérateur de Rome ; s’il eût suivi sa fille au tombeau, il eût pu mourir heureux. Il n’eût point vu le couteau levé sur la tête des citoyens, les bourreaux se partageant les biens des victimes qui payaient les frais de leur mise à mort, les dépouilles de tant de consulaires vendues à l’encan, le massacre et le brigandage affermés comme revenus publics, tant de guerres, tant de rapines, tant de Catilinas.

Si, à son retour de Chypre où il avait réglé la succession du roi de cette île, M. Caton avait été englouti par la mer avec les trésors qu’il rapportait et qui allaient nourrir la guerre civile, n’eût-ce pas été un bonheur pour lui ? Il serait mort avec la pensée que nul n’aurait osé commettre le crime en présence de Caton. Hélas ! quelques années de plus ont contraint ce grand homme, né pour la liberté de tous plus que pour la sienne, à fuir César et à suivre Pompée.

Disons-le : ce n’est pas un malheur pour votre fils d’être mort jeune ; le trépas lui a même fait remise de tous maux à venir. Vous dites : « Il a péri trop tôt, et avant l’âge ! » Mais supposons qu’il ait vécu davantage ; mesurez la plus longue carrière qui soit donnée à l’homme, à quoi se réduit-elle ? Né pour un moment, il lui faut vite céder à d’autres, venus au même titre, une demeure qu’il ne peut qu’entrevoir en passant. Je parle de la vie humaine, ce torrent qui, on le sait, roule avec une incroyable célérité ; mais voyez ces villes qui comptent des siècles, et calculez combien peu ont subsisté celles qui vantent le plus leur antiquité. Tout ce qui est de l’homme est court et périssable, et n’occupe aucune place dans l’infinité des âges. Ce globe, avec tous ses peuples, ses villes, ses fleuves, et l’Océan pour ceinture, ne nous semble qu’un point comparé à l’univers. Eh bien ! comparée à l’éternité, notre existence est moindre qu’un point dans le temps, car l’éternité est plus vaste que cet univers, lequel, sans épuiser le temps, revient si souvent sur lui-même. Qu’importe donc d’étendre un espace dont le développement, quelque loin qu’il aille, est si près de rien ? Il n’est de longue vie que celle qui a suffi à sa tâche. Eussiez-vous le loisir de me citer les hommes dont la vieillesse est historique, ces hommes qui ont vécu jusqu’à cent dix années ; si vous embrassez l’éternité par la pensée, de la plus longue à la moindre carrière, la différence sera nulle quand vous comparerez le temps qu’ont vécu ces hommes avec celui qu’ils n’ont point vécu.

Votre fils d’ailleurs n’est pas mort avant l’âge, il a vécu autant qu’il a dû vivre : il ne lui restait plus rien au-delà. L’époque de la vieillesse n’est pas la même pour tous les hommes ; que dis-je ? n’est pas la même pour tous les animaux. En quatorze ans, chez quelques-uns de ceux-ci, la vie est épuisée, et la plus longue période pour eux est pour l’homme la première. Rien de plus inégal que la mesure des destinées, et nul ne meurt trop tôt, dès qu’il n’était pas créé pour vivre plus. Le terme de chacun est fixé d’avance, et fixé sans retour ; il n’est soins ni faveurs qui puissent le reculer, et pour le reculer, votre fils n’eût pas voulu se tourmenter de soins et de calculs. Sa tâche est faite,

....Et de sa course il a touché le but.
Rejetez donc l’accablante pensée qu’il eût pu vivre davantage. La

trame de ses jours n’a pas été brusquement rompue ; c’est chose où le hasard n’intervient jamais. La nature paie à chacun ce qu’elle a promis. Invariable dans sa marche, elle est fidèle à ses engagements, sans y retrancher comme sans y ajouter : nos vœux, nos affections n’y peuvent rien. Chacun aura tout ce qui, le premier jour, lui fut assigné. Dès que l’on voit la lumière, on entre dans le chemin de la mort, on se rapproche du terme fatal, et ces mêmes années dont s’enrichit la jeunesse, la vie s’en appauvrit.

L’erreur générale, c’est de ne croire pencher vers la mort que dans la vieillesse et sur le déclin de nos jours, tandis que l’enfance d’abord, puis la jeunesse et tous les âges nous y poussent. La destinée poursuit son œuvre : elle nous dérobe le sentiment du trépas qui, pour mieux nous surprendre, se déguise sous le nom même d’existence. La première enfance se perd dans le second âge, qui à son tour devient puberté ; arrive ensuite la jeunesse, pour disparaître elle-même sous nos cheveux blancs. Chaque degré d’accroissement est, à le bien prendre, une décadence.

XXI. Vous vous plaignez, Marcia, que votre fils n’ait pas fourni une aussi longue carrière qu’il le pouvait. Mais d’où savez-vous si une carrière plus longue lui eût mieux valu, et si cette mort n’a point été une faveur pour lui ? Où sont de nos jours les destinées qui portent sur d’assez fermes bases pour n’avoir rien à craindre de la marche du temps ? Tout passe, tout s’évanouit chez les hommes, et il n’est pas de situation plus précaire et plus fragile que celle qui nous sourit . davantage. Le souhait des heureux devrait donc être de mourir ; car dans ces grandes vicissitudes qui vont bouleversant toutes choses, il n’y a de sûr que le passé. Qui vous assurait que cette beauté rare de votre fils, qui sous les yeux d’une impure cité prit la plus sévère pudeur pour sauvegarde, eût pu échapper aux maladies, et se conserver sans altération jusqu’à la vieillesse ?

XXII. Et l’âme aussi, n’a-t-elle pas ses mille souillures ? Les meilleurs naturels ne tiennent pas en vieillissant toutes les promesses de leur jeunesse ; trop souvent ils tournent au mal. Plus tard, et avec plus de honte, la volupté les gagne, et les force à déshonorer de nobles débuts, ou, de bonne heure voués à tous les excès de la table, leur affaire essentielle devient leur manger et leur boire. Et les incendies, les chutes d’édifices, les naufrages, le fer déchirant du médecin qui extrait des os de corps vivants, dont les mains tout entières se plongent dans nos entrailles, et opèrent, au milieu de souffrances compliquées, sur les plus honteuses parties de nous-mêmes ! Ajoutez l’exil :votre fils n’était pas plus innocent que Rutilius ; la prison : il n’était pas plus sage que Socrate ; le suicide : il n’était pas plus vénérable que Caton ; et Caton se perça volontairement le sein. En présence de telles perspectives, avouez que la nature s’est montrée généreuse d’avoir promptement mis en lieu sûr ceux à qui la vie réservait un pareil salaire. Rien de si fallacieux, rien de si traître que la vie : non, personne n’en voudrait, s’il ne la recevait à son insu. Puis donc que le mieux serait de ne pas naître, comptez qu’après cette faveur, la plus grande est de cesser d’être au plus tôt, de rentrer bien vite dans le grand tout.

Rappelez-vous ces temps affreux où Séjan livrait votre père à son client, Satrius Secundus, comme on donne une gratification de guerre. Le favori était furieux de quelques mots hardis échappés à Cremutius, qui n’avait pu s’empêcher de dire : On ne place pas Séjan sur nos têtes ; il y monte. On votait au même Séjan une statue pour être érigée au théâtre de Pompée qu’avaient consumé les flammes, et que Tibère faisait rebâtir : C’est pour le coup, s’écria votre père, que ce théâtre périt véritablement. Eh ! qui n’eût éclaté, en voyant un Séjan fouler la cendre de Pompée, et le nom d’un soldat sans foi consacré sur le monument d’un héros ? N’importe, l’inauguration est faite, et ces chiens dévorants, apprivoisés pour le maître seul, terribles pour tout autre, et qu’il engraissait de sang humain, aboient autour de votre père qu’ils ont ordre de déchirer. Que faire ? il lui fallait demander la vie à Séjan, ou la mort à sa propre fille : tous deux sont inflexibles : son choix est fait : il trompera sa fille. Au sortir d’un bain, afin de mieux l’abuser, il rentre dans sa chambre sous prétexte d’y faire une collation, renvoie ses esclaves, jette par la fenêtre quelques débris de mets pour faire croire qu’il a mangé, et s’abstient de souper comme ayant déjà suffisamment pris de nourriture. Le second, le troisième jour, il fait de même : le quatrième jour, sa faiblesse le trahit. Alors vous serrant dans ses bras : « Ma chère fille, apprends la seule chose que je t’aie jamais cachée : tu me vois en chemin de mourir, et le passage est presque à demi franchi. Ne me rappelle pas à la vie : tu ne le dois ni ne le peux.» Puis il ordonne qu’on ferme tout accès à la lumière, et s’ensevelit dans les ténèbres. Sa résolution connue, ce fut une joie publique de voir la voracité de ces monstres insatiables frustrée de sa proie. À l’instigation de Séjan, les accusateurs portent plainte au tribunal des consuls, de ce que Cremutius Cordus se laisse mourir, et prétendent que ce sont eux qui l’y ont forcé : tant ils craignent que sa dépouille ne leur échappe ! La question était grave : quand l’accusé meurt, n’a-t-on plus droit sur ses biens ? Pendant qu’on délibère, pendant que les accusateurs reviennent à la charge, votre père s’était mis lui-même hors de cause.

Vous voyez, Marcia, quelles calamités imprévues fondent sur nous dans ces jours d’iniquité. Vous pleurez la mort d’un fils comme une nécessité cruelle, et celle de votre père fut un droit qu’on lui disputa !

XXIII. Outre que l’avenir est toujours incertain, et laisse au malheur trop de chances, combien la route du ciel est plus facile aux âmes retirées de bonne heure du commerce des humains ! Chargées de moins de souillures, délivrées de cette fange qui n’a pu les ternir entièrement, enlevées, avant de s’y être dégradées, aux soins terrestres, elles revolent plus légères vers leur patrie, promptes à se dégager de ce qu’elles contractèrent d’impur et de grossier. Aussi ce séjour du corps n’est-il jamais cher aux grandes âmes ; elles brûlent de s’affranchir, de s’arracher à l’étroite prison qui les gêne, accoutumées qu’elles sont à parcourir de plus sublimes régions, et à regarder d’en haut les choses de la terre. Voilà pourquoi Platon s’écrie que l’âme tout entière du sage aspire à la mort, objet de ses vœux, de ses méditations, passion constante qui la pousse et l’emporte hors de ce monde. Eh quoi ! Marcia, en voyant dans votre jeune fils déjà la prudence d’un vieillard, une âme victorieuse des voluptés, vierge et pure de tous vices, cherchant la fortune sans cupidité, les honneurs sans ambition, les plaisirs sans mollesse, vous flattiez-vous de le conserver longtemps ? C’est au sommet de la perfection que la catastrophe est imminente. Une vertu achevée disparaît bien vite, et se dérobe aux yeux mortels ; et ce qui mûrit de bonne heure n’attend point l’arrière-saison. Plus le feu jette un vif éclat, plus il est prompt à s’éteindre : il dure, lorsque luttant contre des matières lentes et difficiles à s’enflammer sa lueur, qu’éclipse la fumée, sort comme d’un nuage : de son peu d’aliment naît son opiniâtreté. De même les esprits qui brillent le plus, vivent le moins ; et dès que la place manque au progrès, on touche à la chute. Fabianus cite un phénomène que nos pères ont aussi vu à Rome ; un enfant grand comme un homme de haute taille ; mais il ne vécut guère, et toute personne sensée l’avait prédit. Pouvait-il, en effet, parvenir à un âge dont la nature lui avait fait les avances ? Ainsi la maturité est l’indice de la décomposition : la fin est proche, quand tous les degrés d’accroissement sont franchis.

XXIV. Comptez les vertus, et non l’âge de votre fils, il aura bien assez vécu. À la mort de son père, il était jusqu’à sa quatorzième année resté sous la surveillance de ses tuteurs, et sous la vôtre toute sa vie. Bien qu’il eût une maison à lui, il ne voulut pas quitter le toit maternel. Par son âge, sa taille, sa noble figure et l’ensemble d’une constitution forte, il semblait être né pour les camps : il refusa la carrière des armes pour ne pas se séparer de vous. Calculez combien de mères voient rarement leurs enfants, dès qu’elles habitent d’autres demeures qu’eux ; combien d’années ainsi perdues pour elles, ou passées dans l’anxiété, tant qu’elles ont leurs fils à la guerre ; et voyez quel long espace de temps dont vous n’avez rien perdu ! Votre fils ne s’est jamais éloigné de vos yeux : c’est sous vos yeux que l’étude a formé cet esprit supérieur qui eût égalé son aïeul, si la modestie, qui arrêta tant d’heureux progrès, n’eût imposé aux siens le silence. Jeune, et d’une beauté peu commune, parmi cette multitude de femmes qui cherchent à séduire notre sexe, il ne se prêta aux espérances d’aucune ; et l’immodestie de quelques-unes ayant été jusqu’à lui faire des avances, il rougit, comme d’une faute, d’avoir plu. Cette pureté de mœurs le fit juger digne du sacerdoce dès l’adolescence : le suffrage maternel l’appuyait sans doute ; mais le crédit même de sa mère ne devait prévaloir que pour un candidat méritant.

Que votre fils renaisse à vos yeux dans la contemplation de ses vertus : il vous semblera que maintenant il se communique plus librement à vous. Les devoirs humains ne l’arrachent plus à sa mère : plus de sollicitudes, plus de chagrins à ressentir pour lui. Toutes les douleurs que pouvait vous causer cette âme vertueuse, vous les avez épuisées : tout écueil est franchi ; il ne vous reste qu’une satisfaction sans mélange, si vous savez jouir d’un tel fils, si vous savez reconnaître ce qu’il y avait en lui de plus précieux. Ce n’est point lui que la mort a frappé, mais son image, et une image bien imparfaite. Désormais immortel, il est en possession d’un état meilleur : débarrassé d’un fardeau étranger, il est tout à lui-même. Ces os que vous voyez enveloppés de muscles, cette peau qui les recouvre, ce visage, ces mains, ministres du corps, et enfin toute l’enveloppe humaine, ne sont pour l’âme qu’entraves et ténèbres. Elles étouffent, elles offusquent et souillent son intelligence, la détournent du vrai, son domaine, et la plongent dans le faux : toutes ses luttes sont contre cette chair qui lui pèse, qui voudrait comprimer, paralyser son essor vers sa première patrie, où, loin du chaos et de la nuit, l’attendent l’éternelle paix et le spectacle de la pure lumière.

XXV. Ce n’est donc pas au tombeau de votre fils qu’il vous faut courir. Là ne gît qu’une grossière et gênante dépouille, des cendres, des ossements, qui n’étaient pas plus lui que ses autres vêtements extérieurs. Sans rien perdre, rien laisser de lui, il a fui cette terre, il s’est envolé tout entier ; et, après avoir quelque temps séjourné sur nos têtes pour se purifier des vices inhérents à toute vie mortelle, et se laver de leur longue souillure, il est monté au plus haut des cieux où il plane entre les âmes fortunées, admis dans la société sainte des Scipion, des Caton, de ces contempteurs de la vie, qui durent au trépas leur affranchissement. Là, quoique tous ne soient qu’une même famille, votre père surtout s’unit intimement à votre fils ; il développe à ses jeux, ravis d’une clarté nouvelle, la marche des astres qui l’avoisinent, et se plait à l’initier à tous les secrets de la nature, non plus par des conjectures vaines, mais par des révélations puisées à la source du vrai. C’est l’hôte qui montre à l’étranger, curieux et charmé, les merveilles d’une ville inconnue ; c’est l’aïeul qui révèle au petit-fils les causes des phénomènes célestes. Leurs regards aiment encore à s’abaisser sur la terre : ils prennent plaisir à contempler du haut de leur gloire ce qu’ils ont quitté. Ah ! songez dans toutes vos actions que vous êtes sous les yeux d’un père et d’un fils, non tels que vous les connûtes, mais tels que sont des êtres parfaits, de véritables citoyens du ciel ; rougissez de toute pensée vulgaire et pusillanime, et de pleurer leur bienheureuse transfiguration. Libres dans l’éternel espace, et jouissant de l’immensité, rien ne les sépare plus, ni les barrières de l’Océan, ni hautes montagnes, ni profondes vallées, ni écueils, ni syrtes périlleux. Toutes leurs voies sont unies ; ils se transportent sur tous les points d’un vol prompt et facile ; leurs âmes se pénètrent l’une l’autre, et brillent confondues parmi les astres.

XXVI. Figurez-vous, ô Marcia ! entendre, du haut des célestes voûtes, la voix de ce père qui eut sur vous tout l’ascendant que vous eûtes sur votre fils. Ce n’est plus cet accent de douleur qui déplorait nos guerres civiles, et par lequel les proscripteurs furent à jamais proscrits dans l’histoire ; c’est un langage plus sublime encore, et digne du lieu d’où il parle : « Pourquoi, ma fille, t’abîmer dans de si longs ennuis ? D’où vient cet aveuglement profond qui te fait croire ton fils injustement traité, parce qu’il a pris en dégoût la vie, et s’est retiré vers ses pères ? Ne sais-tu point par quels orages la fortune bouleverse le monde, qu’elle n’est indulgente et facile qu’à ceux qui ont avec elle le moins d’engagements ? Te citerai-je et ces rois dont le bonheur eût été complet, si la mort fût venue plus tôt les soustraire aux maux qui allaient suivre ? et tous ces capitaines romains, dont la gloire serait sans ombre si l’on ôtait quelque chose à leurs jours ? et ces héros, ces illustres têtes, qui n’ont été formées que pour le glaive de la soldatesque ? Regarde ton père et ton aïeul : ton aïeul est tombé à la merci de son assassin; je n’ai, moi, souffert qu’aucune main touchât à ma personne, et, m’abstenant de toute nourriture, j’ai fait voir combien j’étais fier du courage qui dicta mes écrits. Faut-il, que, dans notre famille, celui-là fasse couler le plus de larmes, dont la mort a été la plus heureuse ? Ici toutes les âmes ne forment qu’une âme ; et nous voyons, hors de l’épaisse nuit qui vous environne, que chez les hommes, rien n’est, comme ils le pensent, ni désirable, ni élevé, ni magnifique : tout y est bassesse, misère, anxiété ; et quel mince reflet vous recevez de notre lumière ! Ajouterai-je qu’ici point d’armées ennemies qui s’entrechoquent avec fureur ; point de flottes qui se brisent les unes contre les autres ? on n’y suppose, on n’y trame point le parricide ; on n’y voit point de tribunaux retentir tout le jour de procès ; la pensée humaine a déroulé ses voiles, et le cœur ses replis ; tout se passe à découvert et sous les regards publics ; le tableau de ce qui fut, de ce qui doit être, est devant nos yeux. Je bornais ma gloire à tracer les annales d’un siècle, de la moindre partie de l’univers, les faits d’une poignée d’hommes : que de siècles, maintenant quelle immense chaîne de générations je suis maître de contempler ! tous les temps m’apparaissent : je puis voir quels empires doivent s’écrouler, la chute de villes fameuses, les nouvelles invasions des mers. Oui, si l’exemple de la commune destinée peut consoler un deuil personnel, sache que rien de ce qui est n’est fait pour demeurer. Le temps doit tout abattre et tout emporter avec lui : il se jouera, non seulement des hommes, débris si chétifs de son capricieux empire, mais des lieux, des contrées entières, des grandes divisions du globe, balaiera des montagnes, en fera surgir de nouvelles ; absorbera les mers, déplacera le cours des fleuves, et rompant les communications des peuples, dissoudra les sociétés et la grande famille des humains. Le sol, au loin entr’ouvert, engloutira les villes, ou les renversera par ses ébranlements ; de ses flancs s’exhalera la peste ; l’inondation couvrira les terres habitées, et fera périr sous ses flots tout ce qui respire ; une vaste conflagration viendra dévorer et réduire en cendres ce qu’auront épargné les eaux. Et lorsque arrivera le jour où le monde doit s’éteindre pour se renouveler, lui-même se brisera par ses propres forces ; les astres heurteront les astres, toute matière s’embrasera, et ces grands corps de lumière, qui brillent dans un si bel ordre, ne formeront plus que la flamme d’un même incendie. Nous aussi, âmes fortunées, qui avons pour loi l’éternité, quand il semblera bon à Dieu de recréer cet univers, dans la dissolution du grand tout, faibles ruines au milieu de cette ruine immense, nous irons nous confondre au sein des éléments primordiaux. Heureux ton fils, ô Marcia ! il est déjà initié à ces mystères ! »