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Contes bruns/Une conversation entre onze heures et minuit

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Une conversation entre onze heures et minuit

dans Contes bruns
1832



UNE CONVERSATION


ENTRE ONZE HEURES ET MINUIT.
Honoré de Balzac


Je fréquentais l’hiver dernier une maison, la seule peut-être où maintenant, le soir, la conversation échappe à la politique et aux niaiseries de salon. Là viennent des artistes, des poètes, des hommes d’état, des savans, des jeunes gens occupés de chasse, de chevaux, de femmes, de jeu, ailleurs, de toilette, mais qui, dans cette réunion, prennent sur eux de dépenser leur esprit, comme ils prodiguent ailleurs leur argent ou leurs fatuités.

Ce salon est le dernier asile où se soit réfugié l’esprit français d’autrefois, avec sa profondeur cachée, ses mille détours, sa politesse exquise. Là vous trouverez encore quelque spontanéité dans les cœurs, de l’abandon, de la générosité dans les idées. Nul ne pense à garder sa pensée pour un drame, ne voit des livres dans un récit. Personne ne vous apporte le hideux squelette de la littérature, à propos d’une saillie heureuse ou d’un sujet intéressant.

Pendant la soirée que je vais raconter, le hasard, ou plutôt l’habitude, avait réuni plusieurs personnes auxquelles d’incontestables mérites ont valu des réputations européennes. Ceci n’est point une flatterie adressée à la France ; plusieurs étrangers étaient parmi nous ; et, par cas fortuit, les hommes qui brillèrent le plus n’étaient pas les plus célèbres. Ingénieuses réparties, observations fines, railleries excellentes, peintures dessinées avec une netteté brillante, pétillèrent et se pressèrent sans apprêt, se prodiguèrent sans dédain comme sans recherche, mais furent délicieusement senties, délicatement savourées. Les gens du monde se firent surtout remarquer par une grâce, par une verve tout artistiques.

Vous trouverez ailleurs, en Europe, d’élégantes manières, de la cordialité, de la bonhomie, de la science ; mais à Paris seulement, dans ce salon et dans quelques autres encore, se rencontre l’esprit particulier qui donne à toutes ces qualités sociales un agréable et capricieux ensemble, je ne sais quelle allure fluviale qui fait facilement serpenter cette profusion de pensées, de formules, de contes, de documens historiques. Paris, capitale du goût, connaît seul cette science qui change une conversation en une joute, où chaque nature d’esprit se condense par un trait, où chacun dit sa phrase et jette son expérience dans un mot, où tout le monde s’amuse, se délasse et s’exerce.

Aussi, là seulement, vous échangerez vos idées, là vous ne porterez pas, comme le dauphin de la fable, quelque singe sur vos épaules ; là vous serez compris, et vous ne risquerez pas de mettre au jeu des pièces d’or contre du billon ; là, des secrets bien trahis ; là, des causeries légères et profondes ondoyent, tournent, changent d’aspect et de couleurs à chaque phrase. Les critiques vives, les récits pressés abondent ; les yeux écoutent ; les gestes interrogent ; la physionomie répond ; tout est esprit et pensée.

Jamais le phénomène oral qui, bien étudié, bien manié, fait la puissance de l’acteur et du conteur, ne m’avait si complètement ensorcelé ; je ne fus pas seul soumis à ces doux prestiges; nous passâmes tous une soirée délicieuse.

Entre onze heures et minuit, la conversation, jusque là brillante, antithétique, devint conteuse, elle entraîna dans son cours précipité de curieuses confidences, plusieurs portraits, mille folies.

Un savant, avec lequel je fis de conserve la route de la rue Saint-Germain-des-Prés à l’Observatoire royal, regarda cette ravissante improvisation comme intraduisible; mais, dans ma témérité de disputeur, je m’engageai presque à reproduire les plaisirs de cette soirée, moins pour soutenir mon opinion que pour donner à mes émotions la vie factice du souvenir, la distance qui se trouve entre la parole et l’écrit. Mais en voulant tâcher de laisser à ces choses leur verdeur, leur abrupte naturel, leurs fallacieuses sinuosités, j’ai pris la conversation à l’heure où chaque récit nous attacha vivement. S’il fallait peindre le moment où tous les esprits luttèrent, où toutes les opinions brûlèrent, où la pensée imita les gerbes éblouissantes d’un feu d’artifice, cette entreprise serait une folie, et une folie ennuyeuse peut-être.

Donc, représentez-vous assises autour d’une cheminée, dans un salon élégant, une douzaine de personnes dont toutes les physionomies, plus ou moins tourmentées, plus ou moins belles, expriment des passions ou des pensées. Trois femmes aimables, bien mises, gracieuses, dont la voix était douce, présidaient cette scène, à laquelle aucune séduction ne manqua, pour moi, du moins. À la lueur des lampes, quelques artistes dessinaient en écoutant, et souvent je vis la sépia se sécher dans leurs pinceaux oisifs. Le salon était déjà par lui-même un tableau tout fait, et plus d’un peintre se trouvait là, capable de le bien exécuter.

Nous fûmes redevables à un vieux militaire de la tournure que prit la conversation. Il venait d’achever une partie dans un salon voisin, et lorsqu’il se planta tout droit devant la cheminée, en relevant les deux pans de son habit bleu, l’une des dames lui dit:

— Eh bien! général, avez-vous gagné?…

— Oh! mon Dieu non… Je ne puis pas toucher une carte…

Même question faite à quelques joueurs qui songeaient sans doute à s’évader, il se trouva, comme toujours, que tout le monde avait à se plaindre du jeu.

Récapitulation savamment faite, il advint qu’un sculpteur qui, à ma connaissance, avait perdu vingt-cinq louis, fut atteint et convaincu d’avoir gagné six cents francs.

— Bah! les plaies d’argent ne sont pas mortelles… dit mon savant, et tant qu’un homme n’a pas perdu ses deux oreilles…

— Un homme peut-il perdre ses deux oreilles? demanda la dame.

— Pour les perdre il faut les jouer… répondit un médecin.

— Mais les joue-t-on?…

— Je le crois bien!… s’écria le général en levant un de ses pieds pour en présenter la plante au feu.

J’ai connu en Espagne, reprit-il, un nommé Bianchi, capitaine au 6e de ligne, — il a été tué au siège de Tarragone, — qui joua ses oreilles pour mille écus. Il ne les joua pas, pardieu, il les paria bel et bien; mais le pari est un jeu. Son adversaire était un autre capitaine du même régiment, Italien comme lui, comme lui mauvais garnement, deux vrais diables ensemble, mais bons officiers, excellents militaires.

Nous étions donc au bivouac, en Espagne. Bianchi avait besoin de mille écus pour le lendemain matin, et comme il ne possédait que quinze cents francs, il se mit à jouer aux dés sur un tambour avec son camarade, pendant que leurs compagnies préparaient le souper.

Il y avait, ma foi, trois beaux quartiers de chèvre qui cuisaient dans une marmite, près de nous; et nous autres officiers nous regardions alternativement et le jeu et la chèvre qui frissonnait fort agréablement à nos oreilles; car nous n’avions rien mangé depuis le matin. Nos soldats revenaient un à un de la chasse, apportant du vin et des fruits. Nous avions un bon repas en perspective. La marmite était suspendue au-dessus du feu par trois perches arrangées en faisceau, et assez éloignées du foyer pour ne pas brûler; mais d’ailleurs les soldats, avec cet instinct merveilleux qui les caractérise, avaient fait un petit rempart de terre autour du feu --- Bianchi perdit tout ; il ne dit pas un mot; il resta comme il était, accroupi; mais il se croisa les bras sur la poitrine, regarda le feu, le ciel, et par moments son adversaire. Alors j’avais peur qu’il ne fît quelque mauvais coup; il semblait vouloir lui manger les entrailles. Enfin il se leva brusquement, comme pour fuir une tentation. En se levant, il renversa l’une des trois perches qui soutenaient la marmite, et --- voilà la chèvre et notre souper à tous les diables!… Nous restâmes silencieux; et, quoique ventre affamé ne porte guère de respect aux passions, nous n’osâmes rien lui dire, tant il nous faisait peine à voir… L’autre comptait son argent. Alors Bianchi se mit à rire. Il regarda la marmite vide, et pensa peut-être alors qu’il n’avait pas plus de souper que d’argent. Il se tourna vers son camarade, puis avec un sourire d’Italien:

— Veux-tu parier mille écus, lui dit-il en montrant une sentinelle espagnole postée à cent cinquante pas environ de notre front de bandière, et dont nous apercevions la baïonnette au clair de la lune, veux-tu parier tes mille écus que, sans autre arme que le briquet de ton caporal, — et il prit le sabre d’un nommé Garde-à-Pied, — je vais à cette sentinelle, j’en apporte le cœur, je le fais cuire et le mange…

— Cela va !… dit l’autre ; mais — si tu ne réussis pas…

— Eh bien !corro di Baccho — il jura un peu mieux que cela ; mais il faut gazer le mot pour ces dames, — tu me couperas les deux oreilles…

— Convenu !… dit l’autre.

— Vous êtes témoins du pari !… s’écria Bianchi d’un air triomphant, en se tournant vers nous…

Et il partit.

Nous n’avions plus envie de manger, nous autres. Cependant, nous nous levâmes tous pour voir comment il s’y prendrait, mais nous ne vîmes rien du tout. En effet, il tourna par un sentier, rampa comme un serpent ; bref, nous n’entendîmes pas seulement le bruit que peut faire une feuille en tombant. Nos yeux ne quittaient pas de vue la sentinelle. Tout à coup, un petit gémissement de rien, un — heu !… profond et sourd nous fit tressaillir. Quelque chose tomba… Paoud ! — Et nous ne vîmes plus la sacrée — excusez-moi, mesdames ! — baïonnette.

Cinq minutes après, ce farceur de Bianchi galopait dans le lointain comme un cheval, et revint tout pâle, tout haletant. Il tenait à la main le cœur de l’Espagnol, et le montra en riant à son adversaire.

Celui-ci lui dit d’un air sérieux :

— Ce n’est pas tout !…

— Je le sais bien !… répliqua Bianchi.

Alors, sans laver le sang de ses mains, il releva les perches, rajusta la marmite, attisa le feu, fit cuire le cœur et le mangea sans en être incommodé. Il empocha les mille écus…

— Il avait donc bien besoin de cet argent-là ?… demanda la maîtresse du logis.

Il les avait promis à une petite vivandière parisienne dont il était amoureux…

— Oh ! madame, reprit le général, après une petite pause, tous ces Italiens-là étaient de vrais cannibales, et des chiens finis… — Ce Bianchi venait de l’hôpital de Como, où tous les enfans trouvés reçoivent le même nom, ils sont tous des Bianchi : c’est une coutume italienne. L’empereur avait fait déporter à l’île d’Elbe les mauvais sujets de l’Italie, les fils de famille incorrigibles, les malfaiteurs de la bonne société qu’il ne voulait pas tout-à-fait flétrir. Aussi, plus tard, il les enrégimenta, il en fit la légion italienne ; puis il les incorpora dans ses armées et en composa le 6e de ligne, auquel il donna pour colonel un Corse, nommé Eugène. C’était un régiment de démons. Il fallait les voir à un assaut, ou dans une mêlée !… Comme ils étaient presque tous décorés pour des actions d’éclat, ce colonel leur criait naïvement, en les menant au plus fort du feu :

Avanti, avanti, signori ladroni, cavalieri ladri… En avant, chevaliers voleurs, en avant, seigneurs brigands !…

Pour un coup de main, il n’y avait pas de meilleures troupes dans l’armée ; mais c’étaient des chenapans à voler le bon Dieu. Un jour, ils buvaient l’eau-de-vie des pansemens ; un autre, ils tiraient, sans scrupule, un coup de fusil à un payeur, et mettaient le vol sur le compte des Espagnols. Et, cependant, ils avaient de bons momens !… A je ne sais quelle bataille, un de ces hommes-là tua dans la mêlée un capitaine anglais qui, en mourant, lui recommanda sa femme et son enfant. La veuve et l’orphelin se trouvaient dans un village voisin. L’Italien y alla sur-le-champ, à travers la mêlée, et les prit avec lui. La jeune dame était, ma foi, fort jolie. Les mauvaises langues du régiment prétendirent qu’il consola la veuve ; mais le fait est qu’il partagea sa solde avec l’enfant jusqu’en 1814. Dans la déroute de Moscou, l’un de ces garnemens, ayant un camarade attaqué de la poitrine, eut pour lui des soins inimaginables depuis Moscou jusqu’à Wilna. Il le mettait à cheval, l’en descendait, lui donnait à manger, le défendait contre les cosaques, l’enveloppait de son mieux avec les haillons qu’il pouvait trouver, le couchait comme une mère couche son enfant, et veillait à tous ses besoins. Un soir, le diable de malade alla, malgré la défense de son ami, se chauffer à un feu de cosaques, et lorsque celui-ci vint pour l’y reprendre, un cosaque croyant qu’on voulait leur chercher chicane tua le pauvre Italien…

— Napoléon avait des idées bien philosophiques ! s’écria une dame. Ne faut-il pas avoir réfléchi bien profondément sur la nature humaine, pour oser chercher ce qu’il peut y avoir de héros dans une troupe de malfaiteurs ?…

— Oh ! Napoléon, Napoléon ! répondit un de nos grands poètes en levant les bras vers le plafond, par un mouvement théâtral. Qui pourra jamais expliquer, peindre ou comprendre Napoléon !… Un homme qu’on représente les bras croisés, et qui a tout fait ; qui a été le plus beau pouvoir connu, le pouvoir le plus concentré, le plus mordant, le plus acide de tous les pouvoirs ; singulier génie, qui a promené partout la civilisation armée sans la fixer nulle part ; un homme qui pouvait tout faire parce qu’il voulait tout ; prodigieux phénomène de volonté, domptant une maladie par une bataille, et cependant il devait mourir de maladie dans son lit après avoir vécu au milieu des balles et des boulets ; un homme qui avait dans la tête un code et une épée, la parole et l’action ; esprit perspicace qui a tout deviné, excepté sa chute ; politique bizarre qui jouait les hommes à poignées, par économie, et qui respecta deux têtes, celles de Talleyrand et de Metternich, diplomates dont la mort eût évité la combustion de la France, et qui lui paraissaient peser plus que des milliers de soldats ; homme auquel, par un rare privilége, la nature avait laissé un cœur dans son corps de bronze ; homme, rieur et bon à minuit entre des femmes, et, le matin, maniant l’Europe comme une jeune fille fouette l’eau de son bain !… Hypocrite, généreux, aimant le clinquant, sans goût, et malgré cela grand en tout, par instinct ou par organisation ; César à vingt-deux ans, Cromwell à trente ; puis, comme un épicier du Père La Chaise, bon père et bon époux. Enfin, il a improvisé des monumens, des empires, des rois, des codes, des vers, un roman, et le tout avec plus de portée que de justesse. N’a-t-il pas fait de l’Europe la France ? Et, après nous avoir fait peser sur la terre de manière à changer les lois de la gravitation, il nous a laissés plus pauvres que le jour où il avait mis la main sur nous. Et lui, qui avait pris un empire avec son nom, perdit son nom au bord de son empire, dans une mer de sang et de soldats. Homme qui, toute pensée et toute action, comprenait Desaix et Fouché… Tout arbitraire et toute justice ! — le vrai roi !…

— J’aurais bien voulu qu’il fut un peu moins roi… dit en riant un de mes amis, je n’aurais point passé six ans dans la forteresse où sa police m’a jeté, comme tant d’autres.

— Mais ne vous êtes-vous pas singulièrement évadé ?… demanda une dame.

— Non, ce n’est pas moi, répondit-il.

— Racontez donc cette aventure-là, dit la maîtresse du logis, il n’y a que nous deux ici qui la connaissions…

— Volontiers, répliqua-t-il, et chacun d’écouter.

Peu de temps après le 18 brumaire, dit le meilleur de nos philologues et le plus aimable des bibliophiles, il y eut une levée de boucliers en Bretagne et dans la Vendée. Le premier consul, empressé de pacifier la France, entama comme vous le savez des négociations avec les principaux chefs, déploya les plus vigoureuses mesures militaires ; et, tout en combinant des plans de séduction, mit en jeu les ressorts machiavéliques de la police, alors confiée à Fouché. Rien de tout cela ne fut inutile, et il réussit à étouffer la guerre de l’Ouest.

A cette époque, un jeune homme appartenant à la famille de Maillé fut envoyé par les chouans, de Bretagne à Saumur, afin d’établir des intelligences entre certaines personnes de la ville ou des environs et les chefs de l’insurrection royaliste. Instruite de son voyage, la police de Paris avait dépêché des agens chargés de s’emparer du jeune émissaire à son arrivée à Saumur. Effectivement, il fut arrêté le jour même de son débarquement, car il vint en bateau, sous un déguisement de maître marinier ; mais c’était un homme d’exécution !… Il avait calculé toutes les chances de son entreprise, et son passe-port, ses papiers étaient si bien en règle, que les gens envoyés pour se saisir de lui craignirent de s’être trompés.

Le chevalier de Beauvoir, — je me rappelle maintenant son nom, — avait bien médité son rôle. Il cita sa famille d’emprunt, son faux domicile, et soutint si hardiment son interrogatoire, qu’il aurait été mis en liberté sans l’espèce de croyance aveugle que les espions eurent en leurs instructions ; elles étaient trop précises ; dans le doute, ils aimèrent mieux commettre un acte arbitraire que de laisser échapper un homme à la capture duquel le premier consul paraissait attacher une grande importance. Dans ces temps de liberté, les agens du pouvoir national se souciaient fort peu de ce que nous nommons aujourd’hui la légalité. Le chevalier fut donc provisoirement emprisonné, jusqu’à ce que les autorités supérieures eussent pris une décision à son égard. Cette sentence bureaucratique ne se fit pas attendre, et la police ordonna de garder très-étroitement le prisonnier, malgré toutes ses dénégations.

Alors le chevalier de Beauvoir fut transféré, suivant de nouveaux ordres, au château de l’Escarpe. Ce nom indique assez la situation de la forteresse : assise sur des rochers d’une grande élévation, elle a pour fossés des précipices ; et l’on n’y peut arriver que par une pente rapide et dangereuse, aboutissant, comme dans tous les anciens châteaux, à la porte principale, qui est défendue par un fossé sur lequel s’abaisse un pont-levis.

Le commandant de cette prison, charmé d’avoir un homme de distinction, dont les manières étaient fort agréables, qui s’exprimait à merveille, et paraissait instruit, qualités assez rares à cette époque, accepta le chevalier comme un bienfait de la Providence. Il lui proposa d’être à l’Escarpe sur parole, et de faire cause commune avec lui contre l’ennui. Beauvoir ne demanda pas mieux. C’était un loyal gentilhomme ; mais c’était aussi, par malheur, un fort joli garçon. Il avait une figure attrayante, l’air résolu, la parole engageante, une force prodigieuse. C’eût été un excellent chef de parti. Il était surtout leste et bien découplé. Le commandant lui assigna le plus commode des appartemens du château, l’admit à sa table ; et, d’abord, n’eut qu’à se louer du Vendéen.

Ce commandant était un officier corse ; il était marié, et très-jaloux, parce que sa femme, assez jolie, lui semblait peut-être difficile à garder. Il paraît que Beauvoir plut à la dame, et qu’il la trouva fort à son goût. Ils s’aimèrent sans doute. Commirent-ils quelque imprudence ? Le sentiment qu’ils eurent l’un pour l’autre dépassa-t-il les bornes de cette galanterie superficielle qui est presque un de nos devoirs envers les femmes ? Beauvoir ne s’est jamais franchement expliqué sur ce point assez obscur de son histoire ; mais toujours est-il constant que le commandant se crut en droit d’exercer des rigueurs extraordinaires sur son prisonnier.

Beauvoir, mis au donjon, fut nourri de pain noir, abreuvé d’eau claire, et enchaîné suivant le perpétuel programme des divertissemens prodigués aux captifs. Sa cellule, située sous la plate-forme du donjon, était voûtée en pierre dure ; les murailles avaient une épaisseur désespérante ; la tour donnait vraisemblablement sur un précipice ; il n’y avait pas la moindre chance de salut.

Lorsque le pauvre Beauvoir eut reconnu l’impossibilité d’une évasion, il tomba dans ces rêveries qui sont tout ensemble le désespoir et la consolation des prisonniers. Il s’occupa de ces riens qui deviennent de grandes affaires. Il compta les heures, les jours ; il fit l’apprentissage du triste état de prisonnier. Il reçut le baptême des douleurs. Il se replia sur lui-même, et sut ce que c’étaient que l’air et le soleil ; puis, après une quinzaine de jours, il eut cette maladie terrible, cette fièvre de liberté qui pousse les prisonniers à ces entreprises sublimes dont nous ne pouvons expliquer les prodigieux résultats que par des forces inconnues, par des concentrations de volonté qui font le désespoir de notre analyse physiologique, mystères dont les savans craignent presque de sonder les profondeurs. Mais il se rongeait le cœur ; car il n’y avait que la mort qui pût le rendre libre.

Un matin, le porte-clefs chargé d’apporter la nourriture de Beauvoir, au lieu de s’en aller après lui avoir donné sa maigre pitance, resta devant lui les bras croisés, et le regarda singulièrement. Leur conversation se réduisait de coutume à peu de chose ; et jamais son gardien ne l’entamait. Aussi le chevalier fut-il très-étonné lorsque cet homme lui dit :

— Monsieur, vous avez sans doute votre idée en vous faisant toujours appeler M. Lebrun ou citoyen Lebrun. Cela ne me regarde pas ; mon affaire n’est point de vérifier votre nom : que vous vous no mmiez Pierre ou Paul, cela m’est bien égal ; mais je sais, dit-il en clignant de l’œil, que vous êtes M. Charles-Félix-Théodore, chevalier de Beauvoir et cousin de Mme la duchesse de Maillé…

— Hein ?… ajouta-t-il d’un air de triomphe, après un moment de silence en regardant son prisonnier.

Beauvoir, se voyant incarcéré fort et ferme, ne crut pas que sa position pût s’empirer par l’aveu de son véritable nom ; et alors il répondit :

— Eh bien ! quand je serais le chevalier de Beauvoir, qu’y gagnerais-tu ?…

— Oh ! tout est gagné !… répliqua le porte-clefs à voix basse. Écoutez-moi. J’ai reçu de l’argent pour faciliter votre évasion ; mais un instant !… Comme on me fusillerait tout bellement si j’étais soupçonné de la moindre chose, j’ai dit que je ne tremperais dans cette affaire-là que juste l’histoire de gagner mon argent. Tenez, monsieur, voilà une clef…

Et il sortit de sa poche une petite lime.

— Avec cela, reprit-il, vous scierez un de vos barreaux. Dam ! ce ne sera pas commode.

Et il montra l’ouverture étroite par laquelle le jour entrait dans le cachot. C’était une espèce de baie pratiquée entre le cordon qui couronnait extérieurement le donjon et ces grossières saillies en pierre destinées à figurer les supports des créneaux.

— Dam, monsieur, dit le geôlier, il faudra scier le fer assez près pour que vous puissiez passer.

— Oh ! sois tranquille ! — je passerai…

— Et assez haut pour qu’il vous reste de quoi attacher votre corde…

— Où est-elle ?

— La voici, répondit le guichetier en lui jetant une corde à nœuds. Elle a été fabriquée avec du linge, afin de faire supposer que vous l’avez confectionnée vous-même. Elle est de longueur suffisante. Quand vous serez au dernier nœud, laissez-vous couler tout doucement ; le reste est votre affaire. Vous trouverez probablement dans les environs une voiture tout attelée et des amis qui vous attendent… De cela, je n’ai rien voulu savoir. Je n’ai pas besoin de vous dire qu’il y a une sentinelle au dret de la tour… Vous saurez ben choisir une nuit noire, et guetter le moment où le soldat de faction dormira. Vous risquera peut-être d’attraper un coup de fusil ; mais…

— C’est bon ! c’est bon !… je ne pourrirai pas ici… s’écria le chevalier.

— Ah ! ça se pourrait ben tout de même !… répliqua le geôlier d’un air bête.

Beauvoir prit cela pour une de ces réflexions niaises que font ces gens-là. L’espoir d’être bientôt libre le rendait si joyeux qu’il ne pouvait guère s’arrêter aux discours de cet homme, espèce de paysan renforcé. Il se mit à l’ouvrage aussitôt, et la journée lui suffit pour scier les barreaux.

Craignant une visite du commandant, il cacha son travail, en bouchant les fentes avec de la mie de pain roulée dans de la rouille, afin de lui donner la couleur du fer ; puis ayant serré sa corde, il épia quelque nuit favorable, avec cette impatience concentrée et cette profonde agitation d’ame qui font vivre si poétiquement les p risonniers.

Enfin, par une nuit grise, une nuit d’automne, il acheva de scier les barreaux, attacha solidement sa corde, s’accroupit à l’extérieur sur le support de pierre, en se cramponnant d’une main au bout de fer qui restait dans la baie ; et, là, il attendit le moment le plus obscur de la nuit et l’heure à laquelle les sentinelles doivent dormir… C’est vers le matin, à peu près…

Connaissant la durée des factions, l’instant des rondes, toutes choses dont s’occupent les prisonniers, même involontairement, il épia le moment où l’une des sentinelles serait aux deux tiers de sa faction et retirée dans sa guérite, à cause du brouillard ; puis, certain d’avoir réuni le plus de chances favorables à son évasion, il se mit à descendre, nœud à nœud, suspendu entre le ciel et la terre, mais tenant sa corde avec une force de géant.

Tout alla bien. Il était arrivé à l’avant-dernier nœud, lorsque près de se laisser couler à terre, il s’avisa, par une pensée prudente, de chercher le sol avec ses pieds, et — il ne trouva pas de sol… Diable ! c’était un cas assez embarrassant. Il était en sueur, fatigué, perplexe, et dans cette situation où l’on joue sa vie à pair ou non. Il allait s’élancer par une raison frivole ; son chapeau venait de tomber. Heureusement il écouta le bruit que la chute devait produire, et n’entendant rien, il conçut de vagues soupçons sur sa situation ; et commença à croire qu’on pouvait lui avoir tendu quelque piége ; mais dans quel intérêt ?…

En proie à ces incertitudes, il songea presque à remettre la partie à une autre nuit ; et provisoirement, il résolut d’attendre les clartés indécises du crépuscule, heure qui ne serait peut-être pas tout-à-fait défavorable à sa fuite. Sa force prodigieuse lui permit de grimper vers le donjon ; mais il était presque épuisé au moment où il se remit sur le support extérieur, guettant tout comme un chat sur le bord de sa gouttière.

Bientôt, à la faible clarté de l’aurore, il aperçut, en faisant flotter sa corde, une petite distance de cent cinquante pieds entre le dernier nœud et les rochers pointus du précipice.

— Merci, commandant ! dit-il avec le sang froid qui le caractérisait.

Puis, après avoir quelque peu réfléchi à cette habile vengeance, il jugea nécessaire de rentrer dans son cachot. Il mit toute sa défroque en évidence sur son lit, laissa la corde en dehors pour faire croire à sa chute ; et, tranquillement tapi derrière la porte, il attendit l’arrivée du perfide guichetier, en tenant à la main une des barres de fer qu’il avait sciées.

Le guichetier ne manqua pas de venir, et plus tôt qu’à l’ordinaire, pour recueillir la succession du mort ; il ouvrit la porte en sifflant ; mais quand il fut à une distance convenable, Beauvoir lui asséna sur le crâne un si furieux coup de barre que le traître tomba comme une masse, sans jeter un cri ; la barre lui avait brisé la tête. Le chevalier déshabilla promptement le mort, prit ses habits, imita son allure, et, grâces à l’heure matinale et au peu de défiance des sentinelles de la porte principale, il s’évada.

— Il faut des guerres civiles pour faire éclore des caractères semblables !… s’écria un avocat célèbre. Ces aventures où l’ame se déploie dans toute sa vigueur ne se rencontrent jamais dans la vie tranquille telle que la constitue notre civilisation actuelle, si pâle, si décrépite.

— Encore la civilisation !… répliqua un médecin, votre mot est placé !… Depuis quelque temps, poètes, écrivains, peintres, tout le monde est possédé d’une singulière manie. Notre société, selon ces gens-là, nos mœurs, tout se décompose et rend le dernier soupir. Nous vivons morts ; nous nous portons à merveille dans une agonie perpétuelle, et sans nous apercevoir que nous sommes en putréfaction. Enfin, à les entendre, nous n’avons ni lois, ni mœurs, ni physionomie, parce que nous sommes sans croyances. Il me semble cependant que, d’abord, nous avons tous foi en l’argent, et depuis que les hommes se sont attroupés en nations, l’argent a été une religion universelle, un culte éternel ; ensuite, le monde actuel ne va pas mal du tout. Pour quelques gens blasés qui regrettent de ne pas avoir tué une femme ou deux, il se rencontre bon nombre de gens passionnés qui aiment sincèrement. Pour n’être pas scandaleux, l’amour se continue assez bien, et ne laisse guère chômer que les vieilles filles… encore !… Bref ! les existences sont tout aussi dramatiques en temps de paix qu’en temps de troubles… Je vous remercie de votre guerre civile. Moi ! j’ai précisément assez de rentes sur le grand-livre pour aimer cette vie étroite, l’existence avec les soies, les cachemires, les tilburys, les peintures sur verres, les porcelaines, et toutes ces petites merveilles qui annoncent la dégénérescence d’une civilisation…

— Le docteur a raison…. dit une dame. Il y a des situations secrètes de la vie la plus vulgaire en apparence qui peuvent comporter des aventures tout aussi intéressantes que celles de l’évasion.

— Certes, reprit le docteur. Et, si je vous racontais une des premières consultations que…

— Racontez !…

— Racontez !…

Ce fut un cri général, dont le docteur fut très flatté.

— Je n’ai pas la prétention de vous intéresser autant que monsieur…

— Connu !… dit un peintre.

— Assez… Dites, cria-t-on de toutes parts.

— Un soir, dit-il, après avoir laissé échapper un geste de modestie et un sourire, j’allais me coucher, fatigué de ces courses énormes que nous autres, pauvres médecins, faisons à pied, presque pour l’amour de Dieu, pendant les premiers jours de notre carrière, lorsque ma vieille servante vint me dire qu’une dame désirait me parler. Je répondis par un signe, et sur-le-champ l’inconnue entra dans mon cabinet. Je la fis asseoir au coin de ma cheminée, et restai vis-à-vis d’elle, à l’autre coin, en l’examinant avec cette curiosité physiologique particulière aux gens de notre profession, quand ils prennent la science en amour. Je n’ai pas souvenance d’avoir rencontré dans le cours de ma vie une femme qui m’ait aussi fortement impressionné que je le fus par cette dame. Elle était jeune, simplement mise, médiocrement belle cependant, mais admirablement bien faite. Elle avait une taille très cambrée, un teint à éblouir et des cheveux noirs très-abondans. C’était une figure méridionale, tout empreinte de passions, dont les traits avaient peu de régularité, beaucoup de bizarrerie même, et qui tirait son plus grand charme de la physionomie ; néanmoins, ses yeux vifs avaient une expression de tristesse, qui en détruisait l’éclat.

Elle me regardait avec une sorte d’inquiétude, et je fus extrêmement intéressé par l’hésitation que trahirent ses premières paroles et ses manières. Elle allait faire violence à sa pudeur, et j’attendais une de ces confidences vulgaires, auxquelles nous sommes habitués, mais qui n’en sont pas moins honteuses pour les malades, lorsque, se levant avec brusquerie, elle me dit :

— Monsieur, il est fort inutile que je vous instruise du hasard auquel j’ai du de connaître votre nom, votre caractère et votre talent.

A son accent, je reconnus une Marseillaise.

— Je suis, reprit-elle, mariée depuis trois mois à Monsieur de… chef d’escadron dans les grenadiers de la garde ; c’est un homme violent et d’une jalousie de tigre. Depuis six mois je suis grosse…

En prononçant cette phrase à voix basse, elle eut peine à dissimuler une contraction nerveuse qui crispa son larynx.

— J’appartiens, reprit-elle en continuant, à l’une des premières familles de Marseille ; ma mère est madame de…

— Vous comprenez, dit le docteur en s’interrompant et nous regardant à la ronde, que je ne puis pas vous dire les noms…

— J’ai dix-huit ans, monsieur, dit-elle ; j’étais promise depuis deux ans à l’un de mes cousins, jeune homme riche et fort aimable, mais appartenant à une famille exclusivement commerçante, la famille de ma mère. Nous nous aimions beaucoup… Il y a huit mois, M. de… mon mari, vint à Marseille ; il est neveu de l’ancienne duchesse de… et, favori de l’empereur, il est promis à quelque haute fortune militaire : tout cela séduisit mon père. Malgré mon inclination connue, mon mariage avec le comte de… fut décidé. Ce manque de foi brouilla les deux familles. Mon père redoutant la violence du caractère marseillais, craignit quelque malheur ; il voulut conclure cette affaire à Paris, où se trouvait la famille de M. de… Nous partîmes.

A la seconde couchée, au milieu de la nuit, je fus réveillée par la voix de mon cousin, et — je vis sa tête près de la mienne… Le lit où couchaient mon père et mère était à trois pas du mien ; rien ne l’avait arrêté. Si mon père s’était réveillé, il lui aurait brûlé la cervelle… Je l’aimais… — c’est tout vous dire.

Elle baissa les yeux et soupira. J’ai souvent entendu les sons creux qui sortent de la poitrine des agonisans ; mais j’avoue que ce soupir de femmes, ce repentir poignant, mêlé de résignation, cette terreur produite par un moment de plaisir, dont le souvenir semblait briller dans les yeux de la jeune Marseillaise, m’ont pour ainsi dire aguerri tout à coup aux expressions les plus vives de la souffrance. Il y a des jours où j’entends encore ce soupir, et il me donne toujours une sensation de froid intérieur, lorsque ma mémoire est fidèle.

— Dans trois jours, reprit-elle en levant les yeux sur moi, mon mari revient d’Allemagne. Il me sera impossible de lui cacher l’état dans lequel je suis, et il me tuera, monsieur ; il n’hésitera même pas. Mon cousin se brûlera la cervelle ou provoquera mon mari. Je suis dans l’enfer…

Elle dit cette phrase avec un calme effrayant.

— Adolphe est tenu fort sévèrement ; son père et sa mère lui donnent peu d’argent pour son entretien ; ma mère n’a pas la disposition de sa fortune ; de mon côté, moi, je ne possède rien ; cependant, entre nous trois, nous avons trouvé 4,000 francs…

— Les voici, dit-elle en tirant de son corset des billets de banque et me les présentant.

— Eh bien ! madame ?… lui demandai-je.

— Eh bien ! monsieur, reprit-elle en paraissant étonnée de ma question, je viens vous supplier de sauver l’honneur de deux familles, la vie de trois personnes et celle de ma mère, aux dépens de mon malheureux enfant…

— N’achevez pas, lui dis-je avec sang froid.

J’allai prendre le Code.

— Voyez, madame, repris-je en montrant une page qu’elle n’avait sans doute pas lue, vous m’enverriez à l’échafaud. Vous me proposez un crime que la loi punit de mort, et vous seriez vous-même condamnée à une peine plus terrible peut-être que ne l’est la mienne… Mais, la justice ne serait pas si sévère, que je ne pratiquerais pas une opération de ce genre ; elle est presque toujours un double assassinat ; car il est rare que la mère ne périsse pas aussi. Vous pouvez prendre un meilleur parti… Pourquoi ne fuyez-vous pas ?… Allez en pays étranger.

— Je serais déshonorée…

Elle me fit encore quelques instances, mais doucement et avec un sourd accent de désespoir. Je la renvoyai…

Le surlendemain, vers huit heures du matin, elle revint. En la voyant entrer dans mon cabinet, je lui fis un signe de dénégation très-péremptoire ; mais elle se jeta si vivement à mes genoux que je ne pus l’en empêcher.

— Tenez !… s’écria-t-elle, voici dix mille francs !…

— Hé ! madame, répondis-je, cent mille, un million même, ne me convertiraient pas au crime… Si je vous promettais mon secours dans un moment de faiblesse, plus tard, au moment d’agir, la raison me reviendrait, et je manquerais à ma parole. Ainsi retirez-vous.

Elle se releva, s’assit, et fondit en larmes.

— Je suis morte !… s’écria-t-elle. Mon mari revient demain…

Elle tomba dans une espèce d’engourdissement ; et puis, après sept ou huit minutes de silence, elle me jeta un regard suppliant ; je détournai les yeux ; elle me dit :

— Adieu, monsieur !…

Et disparut.

Cet horrible poème de mélancolie m’oppressa pendant toute la journée… J’avais toujours devant moi cette femme pâle, et je lisais toujours les pensées écrites dans son dernier regard.

Le soir, au moment où j’allais me coucher, une vieille femme en haillons, et qui sentait la boue des rues, me remit une lettre écrite sur une feuille de papier gras et jaune ; les caractères, mal tracés, se lisaient à peine, et il y avait de l’horreur et dans ce message et dans la messagère.

« J’ai été massacrée par le chirurgien malhabile d’une maison de prostitution, car je n’ai trouvé de pitié que là ; mais je suis perdue. Une hémorragie affreuse a été la suite de cet acte de désespoir. Je suis, sous le nom de Mme Lebrun, à l’hôtel de Picardie, rue de Seine. Le mal est fait. Aurez-vous maintenant le courage de venir me visiter, et de voir s’il y a pour moi quelque chance de conserver la vie ?…

Écouterez-vous mieux une mourante ?…

Un frisson de fièvre passa sur ma colonne vertébrale. Je jetai la lettre au feu, puis me couchai ; mais je ne dormis pas ; je répétai vingt fois et presque mécaniquement :

— Ah ! la malheureuse…

Le lendemain, après avoir fait toutes mes visites, j’allai, conduit par une sorte de fascination, jusqu’à l’hôtel que la jeune femme m’avait indiqué. Sous prétexte de chercher quelqu’un dont je ne savais pas exactement l’adresse, je pris avec prudence des informations, et le portier me dit :

— Non, monsieur, nous n’avons personne de ce nom-là. Hier il est bien venu une jeune femme ; mais elle ne restera pas longtemps ici… Elle est morte ce matin à midi…

Je sortis avec précipitation, et j’emportai dans mon cœur un souvenir éternel de tristesse et de terreur. Je vois passer peu de corbillards seuls et sans parens à travers Paris sans penser à cette aventure, et chaque fois j’y découvre de nouvelles sources d’intérêt. C’est un drame à cinq personnages, dont, pour moi, les destinées inconnues se dénouent de mille manières, et qui m’occupent souvent pendant des heures entières…

Nous restâmes silencieux. Le docteur avait conté cette histoire avec un accent si pénétrant, ses gestes furent si pittoresques et sa diction si vive, que nous vîmes successivement et l’héroïne et le char des pauvres conduit par les croque-morts, allant au trot vers le cimetière.

— Pendant la campagne de 1812, nous dit alors un colonel d’artillerie, j’ai été, comme le docteur, le témoin ou plutôt la cause involontaire d’un malheur qui a beaucoup d’analogie avec celui dont il vient de nous parler. Il s’agit aussi d’une femme mariée ; mais si le résultat est à peu près le même, il y existe entre les deux faits de notables différences.

Lorsque nous arrivâmes à la Bérésina, il n’y avait plus, comme vous le savez, ni discipline ni obéissance militaire. Tous les rangs étaient confondus à l’armée ; l’armée n’était même plus qu’un ramas d’hommes de toutes nations, qui allait instinctivement du nord au midi… Les soldats chassaient de leurs foyers un général en haillons et pieds nus, quand il n’apportait ni bois ni vivres. Après le passage de cette célèbre rivière, le désordre ne fut pas moindre.

Je sortais tranquillement, tout seul, sans vivres, sans argent, des marais de Zembin, et j’allais cherchant une maison où l’on voulût bien me recevoir. N’en trouvant pas, ou chassé de celles que je rencontrais, j’aperçus heureusement vers le soir une mauvaise petite ferme de Pologne, dont rien ne pourrait vous donner une idée, à moins que vous n’ayez vu les maisons de bois de la Basse-Normandie ou les plus pauvres métairies de la Bretagne. Ces habitations consistent en une seule chambre partagée dans un bout par une cloison en planches, et la plus petite pièce sert de magasin à fourrages. L’obscurité du crépuscule me permettait de voir de loin une légère fumée qui s’échappait de cette maison.

Espérant y trouver des camarades plus compatissans que ceux auxquels je m’étais adressé jusqu’alors, je marchai courageusement jusqu’à la ferme. En y entrant, je trouvai la table mise. Plusieurs officiers, parmi lesquels une femme, spectacle assez ordinaire, mangeaient des pommes de terre, de la chair de cheval grillée sur des charbons et des betteraves gelées. Je reconnus parmi les convives deux ou trois capitaines d’artillerie du premier régiment, dans lequel j’avais servi.

Je fus accueilli par un hourra d’acclamations qui m’aurait fort étonné de l’autre côté de la Bérésina ; mais en ce moment le froid était moins intense ; mes camarades se reposaient, ils avaient chaud, ils mangeaient ; et la salle, jonchée de bottes de paille, leur offrait la perspective d’un bon coucher, d’une nuit de délices. Nous n’en demandions pas tant al ors. Ils pouvaient être philanthropes sans danger. Je me mis à manger en m’asseyant sur une botte de fourrage.

Au bout de la table, du côté de la porte par laquelle on communiquait avec la petite pièce pleine de paille et de foin, se trouvait mon ancien colonel, un des hommes les plus extraordinaires que j’aie jamais rencontrés dans tout le ramassis d’hommes qu’il m’a été permis de voir. Il était Italien. Or toutes les fois que la nature humaine est belle dans les contrées méridionales, alors elle est sublime. Je ne sais si vous avez remarqué la singulière blancheur des Italiens quand ils sont blancs…

— Cela est bien vrai, s’écria une dame ; les cheveux noirs et bouclés d’une tête italienne en font valoir le teint, et il y a dans le caractère de la beauté transalpine je ne sais quelle perfection inexplicable…

— Bien, ma chère, dit la maîtresse du logis ; allez, allez…

L’imprudente interlocutrice rougit et se tut.

Il y avait toute une révélation dans ce peu de paroles, dites avec une vivacité décente qui peignait les profondes observations de l’amour. Nous regardâmes tous la jeune étourdie avec une malice douce, la malice d’artistes très indulgens de leur nature.

Pour la tirer de peine, le narrateur reprit vivement :

Lorsque je lus le fantastique portrait que Charles Nodier nous a tracé du colonel Oudet, j’ai retrouvé mes propres sensations dans chacune de ses phrases élégantes et passionnées. Italien, comme la plupart des officiers qui composaient son régiment, emprunté, du reste, par l’empereur à l’armée d’Eugène, mon colonel était un homme de haute taille ; — il avait bien huit à neuf pouces, — admirablement proportionné, un peu gros peut-être, mais d’une vigueur prodigieuse, et leste, découplé comme un lévrier. Il avait des cheveux noirs à profusion, un teint blanc comme celui d’une femme, de petites mains, un joli pied, une bouche gracieuse, un nez aquilin, dont les lignes étaient minces et dont le bout se pinçait naturellement et blanchissait quand il était en colère, ce qui arrivait souvent, car il était d’une irascibilité qui passe toute croyance.

Personne ne restait calme près de lui. Moi, je ne le craignais pas, mais uniquement parce qu’il m’avait pris dans une singulière amitié, et que, de moi, il prenait tout en gré. Je l’ai vu dans des colères dont rien ne saurait donner l’idée. Alors, son front se crispait et ses muscles dessinaient au milieu de son front un delta, ou, pour mieux dire, le fer à cheval de Redgauntlet, qui tous terrifiait encore plus peut-être que les éclairs magnétiques de ses yeux bleus ; tout son corps tressaillait ; et sa force, déjà si grande à l’état normal, devenait presque sans bornes. Il grasseyait beaucoup ; et sa voix, au moins aussi puissante que celle d’Oudet, jetait une incroyable richesse de son dans la syllabe ou dans la consonne sur laquelle tombait ce grasseyement. Si ce vice de prononciation était une grâce chez lui dans certains momens, lorsqu’il commandait la manœuvre ou qu’il était ému, vous ne sauriez imaginer quelle sécurité de puissance exprimait cette accentuation si vulgaire à Paris ; il faudrait l’avoir entendu.

Lorsque le colonel était tranquille, ses yeux bleus peignaient une douceur angélique ; son front pur avait une expression pleine de charme. A une parade il n’y avait pas à l’armée d’Italie d’homme qui pût lutter avec lui ; d’Orsay lui-même, le beau d’Orsay fut vaincu par notre colonel lors de la dernière revue passée par Napoléon avant d’entrer en Russie.

Tout était opposition chez cet homme privilégié. La passion vit par les contrastes : aussi ne me demandez pas s’il exerçait sur les femmes ces irrésistibles influences auxquelles leur nature se plie comme la matière vitrifiable sous la canne du souffleur ; mais, par une singulière fatalité, un observateur se rendrait peut-être compte de ce phénomène, il avait peu de femmes, ou négligeait d’en avoir.

Pour vous donner une idée de sa violence, je vais vous dire en deux mots ce que je lui ai vu faire dans un paroxisme de colère.

Nous montions avec nos canons un chemin très-étroit, bordé d’un côté par un talus assez haut, et de l’autre par des bois. Au milieu du chemin, nous nous rencontrâmes avec un autre régiment d’artillerie, à la tête duquel était le colonel. Ce colonel veut faire reculer le capitaine de notre régiment, qui se trouvait en tête de la première batterie ; celui-ci s’y refuse ; l’autre fait signe à sa première batterie d’avancer ; et malgré le soin que le conducteur mit à se jeter sur le bois, la roue du premier canon prit la jambe droite de notre capitaine et la lui brisa, en le renversant de l’autre côté de son cheval. Tout cela fut l’affaire d’un moment. Notre colonel se trouvait à une faible distance, il devina la querelle, accourut au grand galop en passant à travers les pièces et le bois au risque de se jeter les quatre fers en l’air, et arriva sur le terrain, en face de l’autre colonel, au moment où notre capitaine criait : — A moi !… en tombant.

Non, notre colonel italien n’était plus un homme !… Il avait de l’écume à la bouche ; il grondait comme un lion ; hors d’état de prononcer une parole et même un cri, il fit un signe effroyable à son antagoniste, en lui montrant le bois et tirant son sabre. Ils y entrèrent. En deux secondes, nous vîmes son adversaire à terre, la tête fendue en deux. Les autres reculèrent, ah ! fistre ! et bon train !…

Il faut vous dire que le capitaine que l’on avait manqué de tuer, et qui jappait dans le bourbier, où la roue du canon l’avait jeté, avait pour femme une ravissante Italienne de Messine, qui était la maîtresse de notre colonel. Cette circonstance avait augmenté sa fureur ; car ce mari lui appartenait, faisait partie de son bagage, et il devait le défendre comme une chose à lui.

Or ce capitaine était en face de moi, dans la cabane où je reçus un si favorable accueil ; et sa femme se trouvait à l’autre bout de la table, vis-à-vis le colonel. Elle se nommait Rosina. C’était une petite femme, fort brune, mais portant, dans ses yeux noirs et fendus en amande, toutes les ardeurs du soleil de la Sicile. Quoiqu’elle fût en ce moment dans un déplorable état de maigreur ; qu’elle eût les joues couvertes de poussière comme un fruit exposé aux intempéries d’un grand chemin ; qu’elle fût vêtue de haillons, fatiguée par les marches ; que ses cheveux en désordre et collés ensemble fussent entièrement cachés sous un morceau de châle en marmotte, il y avait encore de la femme chez elle ; ses mouvemens étaient jolis ; sa bouche rose et chiffonnée, ses dents blanches, les formes de sa figure, sa gorge, attraits que la misère, le froid, l’incurie, n’avaient pas tout-à-fait dénaturés, parlaient encore d’amour à qui pouvait penser à une femme. C’était, du reste, une de ces natures frêles en apparence, mais nerveuses, pleines de force et construites pour la passion.

Le mari, gentilhomme piémontais, était petit ; sa figure annonçait une bonhomie goguenarde, s’il est permis d’allier ces deux mots. Courageux, instruit, il paraissait ignorer les liaisons qui existaient entre sa femme et le colonel depuis environ deux ans. J’attribuais ce laisser-aller aux mœurs italiennes ou à quelque secret de ménage ; mais il y avait dans la physionomie de cet homme un trait qui m’inspirait toujours une involontaire défiance. Sa lèvre inférieure était mince et s’abaissait aux deux extrémités, au lieu de se relever, ce qui me semblait trahir un fonds de cruauté dans ce caractère, en apparence flegmatique et paresseux.

Vous devez bien imaginer que la conversation n’était pas très-brillante lorsque j’arrivai. Mes camarades, fatigués, mangeaient en silence. Naturellement ils me firent quelques questions, et nous nous racontâmes nos malheurs, tout en les entremêlant de réflexions sur la campagne, sur les généraux, sur leurs fautes, sur les Russes et le froid.

Un moment après mon arrivée, le colonel, ayant fini son maigre repas, s’essuya les moustaches, nous souhaita le bonsoir, et jetant son regard à l’Italienne :

— Rosina ?… lui dit-il.

Puis, sans attendre sa réponse, il alla se coucher dans la petite grange aux fourrages.

Le sens de l’interpellation du colonel était facile à saisir ; aussi la jeune femme laissa-t-elle échapper un geste indescriptible qui peignait tout à la fois, et la contrariété qu’elle devait éprouver à voir sa dépendance affichée, sans aucun respect humain, et l’offense faite à sa dignité de femme, ou à son mari ; puis, il y eut aussi dans la crispation rapide des traits, de son visage, dans le rapprochement violent de ses sourcils, une sorte de pressentiment : elle eut peut-être une prévision de sa destinée. Rosina resta tranquillement à table ; mais un instant après, et vraisemblablement lorsque le colonel fut couché dans son lit de foin ou de paille, il répéta :

— Rosina ?…

L’accent de ce second appel fut encore plus brutalement interrogatif que ne l’avait été l’autre. Le grasseyement du colonel et le nombre que la langue italienne permet de donner aux voyelles et aux finales, peignirent tout le despotisme, l’impatience, la volonté de cet homme.

Rosina pâlit, mais elle se leva, passa derrière nous, et rejoignit le colonel.

Tous mes camarades gardèrent un profond silence ; mais moi, malheureusement, je me mis à rire après les avoir tous regardés, et mon rire se répéta de bouche en bouche.

Tu ridi ?… dit le mari.

— Ma foi, mon camarade, lui répondisse en redevenant sérieux, j’avoue que j’ai eu tort… Je te demande mille fois pardon, et si tu n’es pas content des excuses que je te fais, je suis prêt à te rendre raison…

— Ce n’est pas toi qui as tort, c’est moi !… reprit-il froidement.

Là-dessus, nous nous couchâmes dans la salle ; et bientôt nous nous endormîmes tous d’un profond sommeil.

Le lendemain, chacun, sans éveiller son voisin, sans chercher un compagnon de voyage, se mit en route à sa fantaisie, avec cette espèce d’égoïsme qui a fait de notre déroute un des plus horribles drames de personnalité, de tristesse et d’horreur, qui jamais se soit passé sous le ciel.

Cependant, à sept ou huit cents pas de notre gîte, nous nous retrouvâmes presque tous, et nous marchâmes ensemble, comme des oies conduites en troupe par le despotisme aveugle d’un enfant : une même nécessité nous poussait.

Arrivés à un petit monticule d’où l’on pouvait encore apercevoir la ferme où nous avions passé la nuit, nous entendîmes des cris qui ressemblaient au rugissement des lions dans le désert, au mugissement des taureaux ; mais non, cette clameur ne pouvait se comparer à rien de connu. Néanmoins nous distinguâmes un faible cri de femme mêlé à cette horrible et sinistre râle. Nous nous retournâmes tous, en proie à je ne sais quel sentiment de frayeur ; alors nous ne vîmes plus la maison ; mais un vaste bûcher. L’habitation était tout en flammes, et des tourbillons de fumée, enlevés par le vent, nous apportaient et les sons rauques et je ne sais quelle vapeur forte.

A quelques pas de nous marchait le capitaine ; il venait tranquillement se joindre à notre c aravane…

Nous le contemplâmes tous en silence, car nul n’osa l’interroger ; mais lui, devinant notre curiosité, tourna sur sa poitrine l’index de la main droite ; et, de la gauche, montrant l’incendie :

Son’io ! dit-il… Ç’est moi !…

Nous continuâmes à marcher, sans lui faire une seule observation.

— Toutes vos histoires sont épouvantables !… dit la maîtresse du logis, et vous me causerez cette nuit des cauchemars affreux. Vous devriez bien dissiper les impressions qu’elles nous laissent en nous racontant quelque histoire gaie, ajouta-t-elle en se tournant vers un homme gros et gras, homme de beaucoup d’esprit et qui devait partir pour l’Italie, où l’appelaient des fonctions diplomatiques.

— Volontiers, répondit-il.

— Madame de… reprit-il en souriant, la femme d’un ancien ministre de la marine sous Louis XVI, se trouvait au château de… où j’avais été passer les vacances de l’année 180… Elle était encore belle, malgré trente-huit ans avoués, et en dépit des malheurs qu’elle avait essuyés pendant la révolution. Appartenant à l’une des meilleures maisons de France, elle avait été élevée dans un couvent. Ses manières, pleines de noblesse et d’affabilité, étaient empreintes d’une grâce indéfinissable. Je n’ai connu qu’à elle une certaine manière de marcher qui imprimait autant de respect qu’elle inspirait de désirs. Elle était grande, bien faite et pieuse. Il est facile d’imaginer l’effet qu’elle devait produire sur un petit garçon de treize ans : c’était alors mon âge. Sans avoir précisément peur d’elle, je la regardais avec une inquiétude désireuse et avec de vagues émotions qui ressemblaient aux tressaillemens de la crainte.

Un soir, par un de ces hasards dont il est difficile de rendre compte, sept ou huit des dames qui habitaient le château se trouvèrent seules, sur les onze heures du soir, devant un de ces feux qui ne sont ni pétillans ni éteints, mais dont la chaleur moite dispose peut-être à une causerie plus intime, en communiquant aux fibres une sorte d’épanouissement qui les béatifie.

Madame de… jeta un regard d’espion sur les hauts lambris et les vieilles tapisseries de l’immense salon. Ses grands yeux noirs tombèrent sur un coin passablement obscur où j’étais tapi derrière une duchesse aux pieds contournés : ce fut comme un regard de feu ; mais elle ne me vit pas. J’étais resté coi en entendant ces dames raconter, sotto voce, des histoires auxquelles je ne comprenais rien ; mais les rires de bon aloi qui terminaient chaque narration avaient piqué ma curiosité d’enfant.

A votre tour, avaient dit en chœur les châtelaines à madame de… allons, contez-nous comment…

Elle conservait peut-être une vague inquiétude de m’avoir vu jouant auprès d’elle ; elle se leva, comme pour faire le tour du meuble énorme derrière lequel j’étais tapi ; mais une vieille dame, plus impatiente que les autres, lui prit la main en lui disant :

— Le petit est couché, ma chère ; d’ailleurs, voudriez-vous paraître plus prude que nous…

Alors la belle dame de… toussa, ses yeux se baissèrent souvent, et elle commença ainsi :

« J’étais au couvent de… et je devais en sortir au bout de trois jours pour épouser M. le comte de F… mon mari. Mon bonheur futur, envié par quelques unes de mes compagnes, donnait lieu pour la vingtième fois à des conjectures que je vous épargne, puisque d’après vos récits vous vous en êtes toutes occupées en temps et lieu.

»Trois jeunes personnes de mon âge et moi, qui ne pouvions pas faire ensemble soixante-dix ans, étions groupées devant la fenêtre d’un corridor, d’où l’on voyait ce qui se passait dans la cour du couvent. Depuis une heure environ, nos jeunes imaginations avaient cultivé le champ des suppositions d’une manière si folle et si innocente, je vous jure, qu’il nous était impossible de déterminer en quoi consistait le mariage ; mes idées étaient même devenues si vagues que je ne savais plus sur quoi les fixer.

»Une sœur de trente à quarante ans, qui nous avait prises en amitié, vint à passer ; c’était, autant que je me le rappelle, la fille d’un campagnard fort riche : elle avait été mise au couvent dès sa jeunesse, soit pour avantager son frère, soit à cause d’une aventure qu’elle ne racontait qu’à son honneur et gloire. Mademoiselle de Langeac, qui était plus libre qu’aucune de nous avec elle, l’arrêta et lui exposa assez [Note du transcripteur : mot illisible] ment le danger qu’il pouvait y avoir pour moi d’ignorer les conditions de la nature humaine.

La religieuse avisa dans la cour un maudit animal qui revenait du marché, et qui dans le moment, par la fierté de son allure, la puissance de développement de tout son être, formait la plus brillante définition du mariage que l’on pût donner.

Là, le groupe féminin se rapprocha, madame de… parla à voix basse, les dames chuchotèrent et tous les yeux brillèrent comme des étoiles ; mais je ne pus entendre de la réponse de la religieuse que deux mots latins, employés par la belle dame, et qui étaient, je crois : Ecce homo !…

A cet aspect, reprit madame de… dont la voix remonta insensiblement au diapason doux et clair qui avait donné le ton aux juvéniles confidences de ces dames, je manquai de me trouver mal. Je pâlis en regardant mademoiselle de Fiennes que j’aimais beaucoup, et la terreur que j’ai ressentie depuis en pensant au jour où je devais monter sur l’échafaud n’est pas comparable à celle dont je fus la proie en songeant à la première nuit de mes noces. Je croyais être faite autrement que toutes les femmes. Je n’osais parler à ma mère ; je regardais le comte avec un curieux effroi, sans en être plus instruite. Je ne vous dirai pas toutes les pensées martyrisantes dont je fus assaillie ; l’idée d’un pareil supplice a été jusqu’à me faire rester, la veille de mon mariage, à tenir pendant environ une heure le bouton doré qui servait à ouvrir la porte de la chambre où dormait ma mère, sans pouvoir me décider à entrer, à la réveiller et à lui faire part de l’impossibilité où me mettait la nature d’être femme un jour.

»Bref ! je fus menée plus morte que vive dans la chambre nuptiale… »

Ici madame de… ne put s’empêcher de sourire, et elle ajouta, non sans quelque mine de sainte ni-touche :

« Mais j’ai vu que tout ce que Dieu a fait est bien fait, et que la pauvre bécasse de religieuse avait essayé, comme Garo, de mettre des citrouilles à un chêne. »

— Monsieur, dit une jeune dame, si vos histoires gaies commencent ainsi, comment finiront-elles ?…

— Oh ! monsieur n’a jamais pu rien conter sans y mettre un trait un peu trop vif, et vraiment je le redoute. J’espère toujours qu’il s’est corrigé…

— Mais où est le mal ?… demanda naïvement le narrateur. Aujourd’hui vous voulez rire, et vous nous interdisez toutes les sources de la gaîté franche qui faisait les délices de nos ancêtres. Otez les tromperies de femmes, les ruses de moines, les aventures un peu breneuses de Verville et de Rabelais, où sera le rire ?… Vous avez remplacé cette poétique par celle des calembours d’Odry !… Est-ce un progrès ?… Aujourd’hui nous n’osons plus rien !… A peine une honnête femme permettrait-elle à son amant de lui raconter la bonne histoire du cocher de fiacre disant à une dame : Voulez-vous trinquer ?… Il n’y a rien de possible avec des mœurs aussi tacitement libertines ; car je trouve vos pièces de théâtre et vos romans plus gravement indécens que la crudité de Brantôme, chez lequel il n’y a ni arrière-pensée ni préméditation. Le jour où nous avons donné de la chasteté au langage, les mœurs avaient perdu la leur.

— La philanthropie a ruiné le conte !… reprit un vieillard.

— Comment ?… dit la femme d’un peintre.

— Pour qu’un conte soit bon, il faut toujours qu’il vous fasse rire d’un malheur, répondit-il.

— Paradoxe !… s’écria un journaliste.

— Aujourd’hui, reprit le vieillard en souriant, les sots se servent trop souvent de ce mot-là, quand ils ne peuvent pas répondre, pour qu’un homme d’esprit l’emploie.

Il y eut un moment de silence.

— Autrefois, dit le vieillard, les gens riches se faisaient enterrer dans les églises. Alors il y avait un intervalle entre l’enterrement réel et le convoi, parce que la tombe n’était pas toujours prête à recevoir le mort. Cet inconvénient avait obligé les curés de Paris à faire garder pendant un certain laps de temps les cercueils dans une chapelle où se trouvait un sépulcre postiche. C’était en quelque sorte un vestibule où les morts attendaient. Il y avait un prêtre de garde près de la chapelle mortuaire, et les familles payaient les prières de surérogation qui se disaient pendant la nuit ou pendant le jour qui s’écoulait entre l’enterrement factice et l’inhumation définitive. Excusez-moi de vous donner ces détails ; mais aujourd’hui, pour beaucoup de personnes, ils sont de l’histoire…

Un pauvre prêtre, nouveau venu à Saint-Sulpice, débuta dans l’emploi de garder les morts… Un vieux maître des requêtes de l’hôtel avait été enterré la matin. Au commencement de la nuit, le prêtre de province fut installé dans la chapelle, et chargé de dire les prières à la lueur des cierges. Le voilà seul, au coin d’un pilier, dans cette grande église. Il dit un psaume, et quand le psaume est fini :

— Pan ! pan !…

Il entend trois petits coups frappés faiblement.

Les oreilles lui tintent ; il regarde la voûte, les dalles, les piliers… et finit par croire que ses confrères veulent lui jouer quelque tour, comme cela se fait dans les couvens pour les novices. Alors il se remet à dépêcher un autre psaume ; et de verset en verset :

— Pan ! pan ! pan !

La prêtre répondit :

— Oui ! oui ! frappe !… Je t’en casse !…

Enfin les coups diminuèrent, et ne se firent plus entendre que de loin à loin.

Vers le matin, un vieux prêtre vint relever de faction le débutant. Celui-ci lui donne le livre, la chaise, et s’en va.

— Pan ! pan ! pan !

— Qu’est-ce que c’est que ça ?… demanda le vieux prêtre.

— Oh ! ce n’est rien, répondit le nouveau ; c’est le mort qui a un tic…

— Je croirais volontiers que ce mot est vrai… dit un professeur d’histoire. Il est saturé de cet esprit rustique si précieux chez les vieux auteurs, et qui se retrouve souvent peut-être chez le paysan. Ce prêtre venait d’en-deçà la Loire… Le villageois est une nature admirable. Quand il est bête, il va de pair avec l’animal ; mais quand il a des qualités, elles sont exquises ; malheureusement personne ne l’observe. Il a fallu je ne sais quel hasard pour que Goldsmith ait fait le Vicaire de Vakefield. Aussi la vie campagnarde et paysanne attend un historien.

— Votre observation me rappelle, dit un ancien fonctionnaire impérial, un trait qui peut servir de preuve à votre opinion. Il donne tout-à-fait l’idée d’un homme trempé comme devait l’être le paysan du Danube.

En 1813, lors des dernières levées d’hommes dont Napoléon eut besoin, et que les préfets firent avec une rigueur qui contribua peut-être à la première chute de l’empire, le fils d’un pauvre métayer des environs d’une ville que je ne vous nommerai pas, car ce serait vous désigner le préfet, refusa de partir, et disparut.

Les premières sommations exécutées, l’on en vint aux mesures de rigueur contre le père et la mère. Enfin un matin, le préfet, ennuyé de voir cette affaire traîner en longueur, mande le père devant lui.

Le paysan vint à la préfecture ; et là, le secrétaire général d’abord, puis le préfet lui-même, essayèrent par des paroles de persuasion de convertir à l’évangile impérial le père du réfractaire, et de lui arracher le secret de la retraite où son fils était caché.

Ils échouèrent contre le système de dénégation dans lesquels les paysans se renferment avec l’instinct de l’huître, qui défie ses agresseurs à l’abri de sa rude écaille. Des douceurs, le préfet et son secrétaire passèrent aux menaces, et ils se mirent très-sérieusement en colère, et rudoyèrent le pauvre homme, qui les regardait avec un grand flegme, en tortillant son chapeau à bords rabattus.

— Nous saurons bien te faire retrouver ton fils, disait le secrétaire.

— Je le voudrais bien, monseigneur, répondait le paysan.

— Il me le faut mort ou vif, s’écria le préfet, en forme de conclusion.

Là dessus le père s’en revint désolé chez lui ; car il ne savait réellement pas où était son fils et se doutait bien de ce qui allait arriver.

En effet, le lendemain, il vit dès le matin, en allant aux champs, le chapeau bordé d’un gendarme qui galopait le long des haies, et que le préfet envoyait loger chez lui, jusqu’à ce que le réfractaire se fût retrouvé.

Il fallut donc chauffer, blanchir, éclairer le garnisaire et le nourrir son cheval et lui. Le paysan y mangea ses économies, vendit la croix d’or, les boucles d’oreilles, de souliers, les agrafes d’argent et les hardes de sa femme ; puis un champ qu’il avait, et enfin sa maison.

Avant de vendre la maison et le morceau de terre dont elle était environnée, il y eut une horrible dispute entre la femme et le mari, celui-ci prétendait qu’elle savait où était son fils… Le gendarme fut obligé de mettre le holà, au moment où le paysan s’emporta, car il avait pris son sabot pour le jeter à la tête de sa femme.

Depuis cette soirée, le garnisaire ayant pitié de ces deux malheureux menait son cheval paître le long des chemins et dans les prés communaux. Quelques voisins se cotisèrent pour lui fournir de l’avoine et de la paille ; la plupart du temps le gendarme achetait de la viande, et l’on s’entendait pour soutenir ce pauvre ménage. Le paysan avait parlé de se pendre.

Enfin, un jour qu’il fallait du bois pour cuire le dîner du gendarme, le père du réfractaire était allé dès le matin dans une forêt voisine pour ramasser des branches mortes et faire provision de bois.

A la nuit, il aperçut dans un fourré, près des habitations, une masse blanche, et ayant été voir ce que cela pouvait être, il reconnut son fils. Il était mort de faim, et avait encore entre les dents l’herbe qu’il avait essayé de manger.

Le paysan chargea son enfant sur ses épaules, et, sans le montrer à personne, sans rien dire, il le porta pendant trois lieues ; il arriva à la préfecture, s’enquit où était le préfet, et, apprenant qu’il était au bal, il l’attendit ; et quand celui-ci rentra, sur les deux heures du matin, il trouva le paysan à sa porte, qui lui dit :

— Vous avez voulu mon fils, monsieur le préfet, le voilà !

Il mit le cadavre contre le mur et s’enfuit.

Maintenant, lui et sa femme mendient leur pain.

— Ceci est tout bonnement sublime, reprit le médecin ; mais je crois que si les actions des paysans sont si complètes, si simplement belles, c’est que, chez eux, tout est naturel et sans art ; ils obéissent toujours au cri de la nature ; leur ruse même, leur astuce, si célèbres et si formidables, sont un développement de l’instinct humain. Ils sont cauteleux dans les affaires, et dissimulés, comme tous les gens faibles, en présence d’un ennemi puissant ; et, ne faisant pas abus de la pensée, ils la trouvent comme la foi, très-robuste dans leur ame, au moment où ils en font usage. La foi du charbonnier est un proverbe.

Ce qui m’étonne le plus en eux, ajouta-t-il, c’est leur détachement de la vie, et je ne comprends pas qu’en estimant si peu une existence si chargée de peines et de travail, ils soient si peu vindicatifs, et ne la risquent pas plus souvent, par calcul. Ils n’ont pas le temps peut-être de réfléchir ou de combiner de grandes choses.

— C’est ce qui sauve la civilisation de leurs entreprises, dit quelqu’un.

— Encore la civilisation !… répéta le médecin d’un air comi-tragique.

— Mais, docteur, lui dis-je, je vous assure que je connais un petit pays de Touraine où les gens de la campagne font mentir vos observations. Du côté de Chinon, les naturels de notre pays sont possédés d’une fureur courte et vive qui leur donne l’énergie de se livrer à leurs passions, puis ils rentrent soudain dans cette douceur spirituelle et railleuse qui distingue le caractère tourangeau. Serait-ce que Caïn aurait peuplé les environs de Chinon, dont les habitans sont nommés Caïnones dans les cartulaires, ou faut-il attribuer ce sentiment de vengeance immédiate à la vie sauvage que mènent les habitans des campagnes ? Le docteur Gall aurait bien dû venir visiter le Chinonnais, où, du reste, il y a de fort honnêtes gens. Un des avocats les plus distingués de ce pays me disait en riant que cet arrondissement devrait lui constituer une rente, parce que la plupart des procès civils et criminels étaient issus de ce pays si célébré par Rabelais. Quant à moi, j’ai vu de mes yeux un exemple frappant de cette observation, dont je ne voudrais pas cependant garantir la vérité psycologique.

Voici le fait :

— Je revenais, en 181…, d’Azai à Tours par la voiture de Chinon. En prenant ma place, je vis, sur la banquette de derrière deux gendarmes, entre lesquels était un gars d’environ vingt-deux ans.

— Qu’a-t-il donc fait celui-là ?… dis-je au brigadier, croyant qu’il s’agissait de quelque délit forestier ou autre.

— Presque rien… répondit le gendarme ; il s’est permis de rompre avec une barre de fer l’échine de son maître, et il l’a tué, pas plus tard qu’hier…

Là-dessus, grand silence. Je voyageais en compagnie d’un assassin. Celui-ci se tenait coi dans la carriole, regardant avec assez d’insouciance les arbres du chemin, qui fuyaient avec autant de rapidité que sa vie promise à l’échafaud. Il avait une figure douce, quoique brune et fortement colorée.

— Pourquoi donc a-t-il assommé son maître ?… dis-je au brigadier.

— Pour une misère… répondit le gendarme. En allant à la foire de Tours, son bourgeois, qui était un fort métayer, avait promis de rapporter les cadeaux d’usage à la fille de basse-cour et à ce gars-là… Pour lors, il s’agissait d’un tablier pour elle, et d’un gilet rouge pour lui. Au retour, il paraît que le fermier eut quelque motif de mécontentement contre lui. Il donna bien le tablier à la fille, mais il garda le gilet. Assoupi par la chaleur, et fatigué, vu qu’il avait fait la route sans arrêt et à cheval, il s’endormit sur le coin de sa table, dans la salle. Alors le gars prit la barre de fer, et lui en asséna un grand coup sur la nuque ; le métayer a encore eu la force de se relever et de lui dire :

— Malheureux !…

Et il lui a donné un second coup, qui finalement l’a tué raide. Et après il a été se cacher dans l’écurie avec le gilet ; mais il n’a pas seulement pris un liard de l’argent que son maître rapportait de Tours, et il s’est laissé empoigner sans résistance.

— Comment, lui dis-je, en me tournant vers le paysan, as-tu pu tuer un homme pour un gilet ?…

— Dam !… j’avais compté là-dessus pour aller à la danse.

Ce fut tout ce que je tirai de ce garçon… qui ne paraissait point méchant du tout. Les gendarmes ne lui avaient seulement pas lié les mains. La voiture vint à verser au-dessus de Bellon. — Mais non, elle ne versa pas. L’un des brancards s’était cassé. Nous en sortîmes tous ; les gendarmes se mirent de chaque côté de ce malheureux en le laissant libre ; néanmoins ils avaient l’œil sur lui. Ce gaillard-là, voyant le conducteur s’y prendre assez mal pour relever la patache, l’aida, lia lui-même une perche pour remplacer le brancard ; et quand tout fut fini :

— Ah ! ça ira !… maintenant, dit-il en achevant de serrer le dernier nœud d’une corde, et il remonta dans cette voiture qui le menait pour ainsi dire au supplice. Il fut exécuté à Tours.

— Bah ! ce sang froid n’a rien de bien extraordinaire, dit un jeune homme qui était venu du salon du jeu, au milieu de ma narration, et n’avait pas assisté aux prémisses de mon argumentation. Il existe une foule d’anecdotes sur les derniers momens des criminels ; et, si je vous cite à ce propos un fait de ce genre, bien autrement curieux, c’est parce que je le crois peu connu ; je l’ai entendu raconter à l’auteur des Souvenirs de la Révolution. Le syndic du tribunal de Brest se nommait Vignes, et le président Vigneron. Ils furent condamnés à mort. En se trouvant sur l’échafaud, l’un d’eux, M. Vignes, dit à l’autre en lui montrant la foule :

— Hein ! ils vont se trouver bien embarrassés sans vignes ni vigneron.

M. Vignes passa le premier ; mais au moment où le couteau lui tranchait la tête, les deux montans de la guillotine se désunirent ; enfin il se dérangea quelque chose dans l’instrument du supplice, et comme il était fort tard, l’exécuteur des hautes-œuvres républicaines dit au président :

— Ma foi, monsieur, vous voilà sauvé ; car c’est quelque chose que vingt-quatre heures par ce temps-ci.

— Il faut que tu sois un grand lâche, répondit M. Vigneron. Comment, parce que tes planches ont un peu joué, tu vas me faire attendre ? Le jugement ne m’a pas condamné à vivre vingt-quatre heures de plus…

Il prit lui-même le marteau, les clous, et raccommoda la guillotine ; puis, quand elle fut jugée solide, il se coucha sur la planche, et fut exécuté.

Ceci est autre chose que de mettre une perche à un brancard, et c’est du sang froid argent comptant…

— Docteur, dit une dame, vous qui devez voir beaucoup de mourans, avez-vous rencontré souvent des exemples de cette singulière tranquillité ?…

— Madame, dit-il, les criminels sont ordinairement des gens doués d’une organisation très-puissante, en sorte qu’ils ont plus de chances que les malades affaiblis par de longues agonies pour dire de jolies choses. On les tue vivans, tandis que les malades meurent tués. Puis, chez certains hommes, l’ame est fortement excitée par l’attente du supplice, et ils rassemblent toutes leurs forces pour soutenir cet assaut. Il y a exaltation. Cependant j’ai vu de belles morts particulières… Pour moi, la plus belle a été celle de la femme d’un célèbre médecin allemand, auquel j’étais fort attaché. Le tableau que cette scène nous offrit est toujours vif et coloré comme au moment où j’en fus témoin.

Nous avions passé la nuit au chevet de la mourante ; elle était attaquée de la poitrine, et la pulmonie, arrivée au dernier degré, ne laissait aucun espoir. Mon maître s’était endormi ; sa femme, s’étant réveillée vers quatre heures du matin, me fit, de la manière la plus touchante et en souriant, un signe amical pour me dire de la laisser reposer, et cependant elle allait mourir. Elle était arrivée à une maigreur extraordinaire ; mais son visage avait conservé ses traits et ses formes, qui étaient belles. Sa pâleur faisait ressembler sa peau à de la porcelaine derrière laquelle il y a une lumière. Ses yeux vifs et ses couleurs tranchaient sur ce teint plein d’une molle élégance, et il y avait dans sa physionomie une sorte de sublimité qui imposait. Elle paraissait plaindre son mari, auquel sa vie avait été vouée ; mais ce sentiment prenait sa source dans une tendresse élevée, qui semblait ne plus connaître de bornes aux approches de la mort. Le silence était profond ; la chambre, doucement éclairée par une lampe, avait l’aspect de toutes les chambres de malades au moment de la mort. C’était un désordre pittoresque… En ce moment, la pendule sonna, et le docteur, au désespoir d’avoir dormi, se réveilla. Je ne vis pas le geste d’impatience par lequel il peignit le regret qu’il éprouvait d’avoir perdu de vue sa femme pendant un des derniers momens qui lui étaient accordés ; mais il est sûr qu’une personne autre que la mourante aurait pu s’y tromper. Ce médecin, homme d’un grand talent, avait mille de ces bizarreries apparentes qui font prendre les gens de génie pour des fous, mais dont l’explication se trouve dans la nature exquise et les exigences de leur esprit. Il vint se mettre dans un fauteuil, près du lit de sa femme, et la regarda fixement. Alors elle avança un peu la main, prit celle de son mari, la serra faiblement, et d’une voix douce, mais émue, elle lui dit :

— Mon pauvre ami, qui donc maintenant te comprendra ?…

Puis elle mourut en le regardant.

— Les histoires que conte le docteur, reprit une dame après un moment de silence, me font des impressions bien profondes.

Le médecin salua gravement.

— Oui, elles sont douces et intéressantes ; il nous émeut sans employer les atrocités si fort à la mode aujourd’hui…

— Ma réserve, dit-il, n’est certes pas de l’impuissance, et je vous prie de croire, madame, que j’ai ma provision d’horrible tout comme un autre.

— Eh bien ! s’écria la maîtresse de la maison, racontez-nous un peu quelque chose d’affreux. Je voudrais voir la couleur de votre tragique, quand ce ne serait que pour le comparer avec celui qui a présentement cours à la bourse littéraire.

— Malheureusement, madame, je ne parle que de ce que j’ai vu.

— Eh bien !

— Mais je dois avoir le dessous avec les gens qui ont sur moi tous les avantages que donne l’imagination. Je ne puis pas vous mettre en scène deux frères nageant en pleine mer et se disputant une planche… ou un homme qui a entrepris de manger un régiment à la croque-au-sel. Je ne puis être que vrai.

— Eh bien ! nous nous contenterons de la vérité.

— Je ne veux pas me faire prier, reprit-il, et il se moucha.

— Le hasard, dit-il, me mit autrefois en relation avec un homme qui avait roulé dans les années de Napoléon, et dont alors la position était assez brillante pour un militaire de son grade. Il était capitaine, et occupait à l’état-major de Paris, je crois, une place qui lui valait de quatre à cinq mille francs ; en outre il possédait quelque fortune. Où l’avait-il prise, je ne sais. Il était de basse extraction, et pour n’avoir pas d’avancement sous l’empire, il fallait être un traînard, un niais, un ignorant ou un lâche. Cependant il y a aussi des gens malheureux. Mon homme n’était rien de tout cela ; c’était le type des mauvais soudards, débauché, buveur, fumeur, vantard, plein d’amour-propre, voulant primer partout, ne trouvant d’inférieurs que dans la mauvaise compagnie et s’y plaisant, racontant ses exploits à tous ceux qui ne savaient pas si une demi-lune est quelquefois entière, enfin un vrai chenapan, comme il s’en est tant rencontré dans les armées ; ne croyant ni à Dieu ni au diable ; bref pour achever de vous le peindre, il suffira de vous dire ce qui m’arriva un jour que je l’avais rencontré du côté de la Bastille. Nous allions l’un et l’autre au Palais-Royal. Nous cheminâmes par les boulevards. Au premier estaminet qui se trouva :

— Permettez-moi, dit-il, d’entrer là un petit moment ; j’ai un restant de tabac à y prendre et un verre d’eau-de-vie.

Il avala le petit verre d’eau-de-vie, et reprit en effet une pipe chargée et un peu de tabac à lui.

Au second estaminet il avait achevé de fumer son restant de tabac, et recommença son antienne. Ce diable d’homme avait des restans de tabac dans tous les estaminets, et c’étaient comme autant de relais pour des pipes et son gosier. Il avait établi dans Paris ses lignes de communication. Je ne vous parlerai pas de ses moustaches grises, de ses vêtemens caractéristiques, de son idiome et de ses tics, ce serait vous en entretenir jusqu’à demain. Je crois qu’il ne s’était jamais peigné les cheveux qu’avec les cinq doigts de la main. J’ai toujours vu à son col de chemise la même teinte blonde. Eh bien ! cet homme-là, ce chenapan, avait une assez belle figure, figure militaire, de grands traits, une expression de calme ; mais j’ai toujours cru lire au fond de ses yeux verts de mer et tachetés de points orangés quelques-unes de ces aventures où il y a de la fange et du sang. Ses mains ressemblaient à des éclanches. Il était d’une taille médiocre, mais large des épaules et de la poitrine, un vrai corsaire. Par-dessus tout cela il se disait un des vainqueurs de la Bastille. Cet homme rencontra une jeune fille assez folle pour s’amouracher de lui. C’était une grisette, mais un amour de feu. Elle avait nom Clarisse, et travaillait chez une fleuriste. Elle avait tout joli, la taille, les pieds, les cheveux, les mains, les formes, les manières. Son teint était blanc, sa peau satinée. Il n’y a vraiment qu’à Paris que se trouvent ces espèces de produits et ces sortes de passions. Jamais je n’ai vu de contraste aussi tranché que l’opposition présentée par ce singulier couple. Clarisse était toujours mignonne, propre et bien mise. Par amour-propre, le capitaine lui donnait tout ce qu’elle lui demandait, et la pauvre enfant lui demandait peu de choses : c’étaient la partie de spectacle, quelques robes, des bijoux. Jamais elle ne voulut être épousée, et s’il la logea, s’il meubla son appartement, ce fut par vanité. Cette jeune fille était le dévouement même. J’ai souvent pensé que ces pauvres créatures obéissent à je ne sais quelle charitable mission en se donnant à ces hommes si rebutans, si rebutés, aux mauvais sujets. Il y a dans ces actes du cœur un phénomène qu’il serait intéressant d’analyser.

Clarisse tomba malade, elle eut une fièvre putride, à laquelle se mêlèrent de graves accidens, et le cerveau fut entrepris. Le capitaine vint me chercher ; je trouvai Clarisse en danger de mort, et, prenant son protecteur à part, je lui fis part de mes craintes.

— Il faut, lui dis-je, avoir une bonne garde-malade au plus tôt ; car cette nuit sera très-critique.

En effet, j’avais ordonné de mettre à une certaine heure des sinapismes aux pieds, puis d’appliquer, une demi-heure après l’effet du topique, de la glace sur la tête, et lorsqu’elle serait fondue, de placer un cataplasme sur l’estomac… Il y avait d’autres prescriptions dont je ne me souviens plus.

— Oh ! me répondit-il, je ne me fierais point à une garde ; elles dorment, elles font les cent coups, tourmentent les malades. Je veillerai moi-même, et j’exécuterai vos ordonnances comme si c’était une consigne.

A huit heures du matin, je revins, fort inquiet de Clarisse ; mais en ouvrant la porte, je fus suffoqué par les nuages de fumée de tabac qui s’exhalèrent, et au milieu de cette atmosphère brumeuse, je vis à peine, à la lueur de deux chandelles, mon homme fumant sa pipe et achevant un énorme bol de punch. Non, je n’oublierai jamais ce spectacle. Auprès de lui Clarisse râlait et se tordait ; il la regardait tranquillement. Il avait consciencieusement appliqué les sinapismes, la glace, les cataplasmes ; mais aussi le misérable, en faisant son office de garde-malade, trouvant Clarisse admirablement belle dans l’agonie, avait sans doute voulu lui dire adieu ; du moins le désordre du lit me fit comprendre les événemens de la nuit. Je m’enfuis, saisi d’horreur : Clarisse mourait.

— L’horrible vrai est toujours plus horrible encore !… dit le sculpteur.

— Il y a de quoi frémir quand on songe aux malheurs, aux crimes qui sont commis à l' armée, à la suite des batailles, quand la méchanceté de tant de caractères méchans peut se déployer impunément !… reprit une dame.

— Oh ! dit un officier qui n’avait pas encore parlé de la soirée, les scènes de la vie militaire pourraient fournir des milliers de drames. Pour ma part, je connais cent aventures plus curieuses les unes que les autres ; mais en m’en tenant à ce qui m’est personnel, voici ce qui m’est arrivé…

Il se leva, se mit devant nous, au milieu de la cheminée, et commença ainsi :

— C’était vers la fin d’octobre ; mais non, ma foi, c’était bien dans les premiers jours de novembre 1809, je fus détaché d’un corps d’armée qui revenait en France, pour aller dans les gorges du Tyrol bavarois. En ce moment nous avions à soumettre, pour le compte du roi de Bavière, notre allié, cette partie de ses états que l’Autriche avait réussi à révolutionner. Le général Chatler s’avançait même avec un ou deux r égimens allemands, dans le dessein d’appuyer les insurgés, qui étaient tous gens de la campagne.

Cette petite expédition avait été confiée par l’empereur à un certain général d’infanterie nommé Rusca, qui se trouvait alors à Clagenfurth, à la tête d’une avant-garde d’environ quatre mille hommes. Comme Rusca était sans artillerie, le maréchal Marmont… avait donné l’ordre de lui envoyer une batterie, et je fus désigné pour la commander.

C’était la première fois, depuis ma promotion au grade de lieutenant, que je me voyais, au milieu d’une brigade, le seul officier de mon corps, ayant à conduire des hommes qui n’obéissaient qu’à moi, et obligé de m’entendre, comme chef d’une arme, avec un officier général.

— C’est bon, me dis-je en moi-même, il y a un commencement à tout, et c’est comme cela qu’on devient général.

— Vous allez avec Rusca ?… me dit mon capitaine, prenez garde à vous, c’est un malin singe, un vaurien fini. Son plus grand plaisir est de mettre dedans tous ceux qui ont affaire à lui. Pour vous apprendre ce que c’est que ce chrétien-là, il suffira peut-être de vous dire qu’il s’est amusé dernièrement à baptiser du vin blanc avec de l’eau-de-vie, afin de renvoyer à l’empereur un aide-de-camp soûl comme une grive… Si vous vous comportez de manière à éviter ses algarades, vous vous en ferez un ennemi mortel… Voilà le pèlerin… Ainsi, attention !

— Hé bien, répliquai-je à mon capitaine, nous nous amuserons ; car il ne sera pas dit qu’un pousse-cailloux embêtera un officier d’artillerie.

Dans ce temps-là, voyez-vous, l’artillerie était quelque chose, parce que le corps avait fourni l’empereur…

Me voilà donc parti, moi et mes canonniers, et nous gagnons Clagenfurth. J’arrive le soir ; et, aussitôt que mes hommes sont gîtés, je me mets en grande tenue et je me rends chez le Rusca. Point de Rusca.

— Où est le général, demandais-je à une manière d’aide-de-camp qui baragouinait un français mêlé d’italien.

— Le zénéral est à la zouziété, dans oun chercle, au café, à boire de la bière sou la piazza.

Je regarde mon homme en face, et je m’aperçois qu’il n’est pas ivre comme ses incohérences me le faisaient supposer.

— Vous êtes étonné… reprit l’aide-de-camp. Ma s’il est là de si bonne houre, c’est pour oune petite difficoulté quél zénéral il a ou avec les habitanti. Par ché i son di oumor pauco contrariente les Tedesques. Ces chiens-là né se sont-ils pas avisés dé né piou audare boire de la bière all chercle per ché lè zénéral y était…

En ce moment, nous fûmes interrompus par un roulement de tambour, après quoi le crieur de la ville lut en français d’abord, puis en allemand et en italien, une proclamation de Rusca, en vertu de laquelle il était enjoint à tous les négocians et notables habitans de Clagenfurth d’aller, comme par le passé, au cercle, pendant toutes les soirées, sous peine d’être taxés à un contribution extraordinaire.

— Et comment le paieront-ils donc ?… dit le colonel du 20e qui se trouvait auprès de moi, car je m’étais avancé pour écouter ; ce serait la quatrième qu’il lèverait sur ces pauvres diables. Ce compère-là est capable de les faire révolter, pour se donner le plaisir de mitrailler une sédition populaire…

— Pourquoi n’allaient-ils plus au café ?… mon colonel, lui demandais-je.

Le colonel me regarda.

— Vous arrivez… à ce que je vois, me répondit-il. Eh bien ! voilà le fait. Ce diable de Rusca ne s’amusait-il pas, le soir, à allumer sa pipe, au cercle, devant ces pauvres gens, avec les billets de florins qu’il leur arrachait le matin !… Il faut que ce soit encore un bien bon peuple, ces Allemands, pour qu’aucun d’eux ne lui ait tiré un coup de pistolet… Heureusement, nous partirons demain ; nous n’attendions que vous…

— Il paraît, lui dis-je, que votre général n’est pas commode ?…

— C’est un excellent militaire… répliqua-t-il, et il entend particulièrement la guerre que nous allons faire. Il a été médecin dans la partie de l’Italie qui avoisine les montagnes du Tyrol, et il en con naît les routes, les sentiers, les habitans. Il est d’une bravoure exemplaire ; mais c’est bien le plus malicieux animal que j’aie jamais connu. S’il ne brûle pas les paysans dans leurs villages, il faudra qu’il soit dans ses bons jours…

Le colonel s’éloigna en voyant un officier venir à nous.

Je fus assez embarrassé de ma personne en me trouvant seul. Je pensai qu’il n’était pas convenable que j’allasse voir Rusca au cercle ; et, alors, je revins à l’aide-de-camp, qui était toujours resté immobile sur le seuil de la porte, occupé à fumer son cigare. J’avais toujours rencontré son regard, quand je jetais par hasard les yeux sur lui en causant avec le colonel ; et, quoique ce regard me parût aussi railleur que perfide, je le priai d’annoncer à son général ma visite pour la fin de la soirée, objectant la nécessité dans laquelle j’étais de prendre quelque chose ; car je n’avais rien mangé depuis le matin… mais un officier n’est pas aussi heureux que la mule du pape ; en campagne, il n’a pas d’heures pour ses repas ; il se nourrit comme il peut, et quelquefois pas du tout. Au moment où j’allais retourner à mon logement, j’entendis une grande rumeur dans le faubourg par lequel j’étais entré. Je demande à un soldat qui me parut en venir la raison de ce tumulte, et il me dit que l’un de mes canonniers en était cause ; alors je fus forcé de me rendre sur les lieux pour savoir ce qui se passait. Il y avait des attroupemens composés de femmes principalement, qui paraissaient en colère, criaient et parlaient toutes ensemble ; c’était comme dans une basse-cour, quand les poules se mettent à piailler. Au milieu du faubourg, je vis une grande et belle fille autour de laquelle on s’attroupait ; quand elle m’aperçut, elle fendit la presse et vint à moi. Elle était furieuse, elle parlait avec une volubilité convulsive ; elle avait des couleurs, les bras nus, la gorge haletante, les cheveux en désordre, les yeux enflammés, la peau mate ; elle gesticulait avec feu, elle était superbe ; c’est une des plus belles colères que j’ai vues dans ma vie. Là, je sus la cause de cette émeute. Mon fourrier était logé chez le père de cette fille ; et il paraît que, la trouvant à son goût, il avait voulu la cajoler ; mais qu’elle s’était brutalement défendue ; alors mon diable de canonnier, un provençal, il se nommait Lobbé, c’était un petit homme, à cheveux noirs, bien frisés, qu’on avait appelé dans la compagnie la Perruque. La Perruque donc, par vengeance, se faisait servir par le père et la mère de cette fille ; et, comme il était assis sur un fauteuil très-élevé, il avait mis chacun de ses pieds sur un escabeau de chaque côté de la table, et, pendant son repas, il avait forcé la mère et le père, qui était un homme à cheveux blancs, de tourner les étoiles de ses éperons. Il dînait gravement, ayant à ses pieds les deux vieillards agenouillés, occupés à faire aller les molettes. Cette fille, ne pouvant pas digérer cet affront, essayait d’ameuter le quartier contre les Français.

Lorsque j’eus compris le sujet de ses plaintes, je m’empressai d’aller au logement de la Perruque, et je le vis en effet assis comme un pacha, regardant les deux vieillards, bons Allemands, qui faisaient consciencieusement aller les éperons. Je n’oublierai jamais le geste de la fille quand, en entrant avec moi, elle me montra ses parens. Elle avait les larmes aux yeux, et me dit d’un son de voix guttural en allemand :

Sieht !… Voyez !…

— Allons donc, Lobbé, finissez, dis-je à mon canonnier. Que diable, vous mériteriez d’être puni… Cela ne se fait pas…

Les deux vieillards continuaient toujours.

— Mais, mon lieutenant, me dit la Perruque, tenez, regardez-les !… Ça ne les contrarie pas… ça les amuse.

Je faillis rire.

En ce moment, un gros homme bourgeonné, la face rouge et le nez bulbeux, entra. A l’uniforme, je reconnus le général Rusca.

— Bien, bien, canonnier !… s’écria-t-il. Voilà dix florins pour t’encourager à établir la domination française sur ces chiens-là…

Et il lui jeta des florins.

— Il me semble, mon général, lui dis-je avec fermeté, quand nous sortîmes, que si vous m’avez entendu, la discipline militaire est compromise. Il m’est fort indifférent, si cela vous plaît, que mon fourrier fasse tourner ses molettes, mais puisque je lui avais ordonné de cesser, et qu’il est sous mes ordres…

— Ah ! dit-il en m’interrompant, tu es sorti de cette école où l’on raisonne ?… Je vais t’apprendre à clocher avec les boiteux…

— Quels sont vos ordres, lui demandais-je ?

— Viens les prendre ce soir à huit heures !…

Et nous nous quittâmes. Ce commencement de relations ne promettait rien de bon.

A huit heures, après avoir dîné, je me présentai chez le général que je trouvai buvant et fumant en compagnie de son aide-de-camp, du colonel et d’un Allemand qui paraissait être un personnage de Clagenfurth. Rusca me reçut civilement, mais il y avait toujours une teinte d’ironie dans son discours. Il m’invita fort courtoisement à boire et à fumer ; je ne bus guère que deux verres de punch et fumai trois cigares.

— Demain nous partirons à sept heures, et devrons être en vue de Brixen dans la journée, il faut entamer ces gens-là vivement.

Je me retirai. Le lendemain, je crus m’éveiller à six heures, il était neuf heures passées. Rusca m’avait sans doute mis quelque drogue dans mon verre, et je fus au désespoir en apprenant qu’il s’était mis en bataille à six heures du matin, et qu’il avait trois heures de marche en avance. Mon hôte, comprenant que j’en voulais à Rusca, me proposa de me donner les moyens d’arriver à Brixen avant lui. La tentative était audacieuse, car il fallait m’embarquer dans des chemins de traverse où je pouvais rester ; mais, jeune et dépité comme je l’étais, je fis mon va-tout. Cependant je ne voulus rien négliger : je communiquai mon entreprise à mes sous-officiers, qui crurent leur honneur aussi bien engagé que le mien, nous mêlâmes du vin à l’avoine de nos chevaux, et les bons Allemands, apprenant que nous voulions jouer un tour au Rusca, nous fournirent quatre guides chargés de nous préserver de tout malheur. Effectivement, Rusca nous trouva reposés et en bataille en avant de Brixen, l’attendant avec insouciance.

— Comment, messieurs les b…, vous êtes partis avant nous ?… dit le général. Vous me paierez cela, lieutenant… ajouta-t-il en me regardant.

— Mon général, lui dis-je, vous ne m’avez pas ordonné de vous accompagner ; si vous vous e n souvenez, votre ordre a été de regarder Brixen comme le point de notre ralliement. Il ne souffla pas mot ; mais je vis qu’il faudrait jouer serré avec ce vieux singe-là. Nous entrâmes en campagne au-delà de Brixen, j’avoue que je n’avais jamais vu faire la guerre ainsi. Nous battions la campagne en visitant tous les villages, les chemins, les champs. Vous eussiez dit une chasse, les soldats rabattaient les paysans comme du gibier sur la principale route suivie par le général, et quand il s’en trouvait en quantité suffisante, Rusca passait tous ces malheureux en revue, en leur ordonnant de tendre leur main gauche ; puis, au seul aspect de la paume de cette main, il faisait signe, remuant la tête, d’en séparer certains des autres, et il laissait le reste libre de retourner à leurs affaires : puis aussitôt, sans autre forme de procès, il fusillait ceux qu’il avait ainsi triés. La première fois que j’assistai à cette singulière enquête, je priai Rusca de m’expliquer ce mode de procéder. Alors, à quelques pas de l’endroit où nous étions, il aperçut dans un buisson je ne sais quels vestiges, et il le fit cerner. Le buisson fouillé, les soldats trouvèrent dans une espèce de trou deux hommes armés de carabines, qui attendaient sans doute que nous fussions passés afin de tuer nos traînards. Avant de les faire fusiller, Rusca me montra leurs mains gauches. Dans ce pays, les chasseurs ont l’habitude de verser la poudre nécessaire pour la charge de leurs carabines dans le creux de leurs mains, et la poudre y laisse une empreinte assez difficile à distinguer, mais que l’œil de Rusca savait y voir avec une grande dextérité. Dès l’enfance, il avait observé ce singulier diagnostic, et il lui suffisait de voir les mains des paysans pour deviner s’ils avaient récemment fait le coup de fusil. Le second jour, nous rencontrâmes un vieillard, septuagénaire au moins, perché sur un arbre et occupé à l’émonder. Rusca le fit descendre et lui examina la main gauche ; par malheur, il crut y apercevoir le signe fatal, et, quoique le pauvre homme parût bien innocent, il ordonna de l’attacher à l’affût d’un canon. Ce malheureux fut obligé de suivre, et nous allions au petit trot. De temps en temps il gémissait ; les cordes lui enflaient les mains ; il se trouva bientôt dans un état pitoyable ; ses pieds saignaient ; il avait perdu ses sabots, et j’ai vu tomber de grosses larmes de sang de ses yeux. Nos canonniers, qui avaient commencé par rire, en eurent compassion, et vraiment il y avait de quoi, à voir ce vieillard en cheveux blancs, traîné pendant les dernières lieues comme un cheval mort. On finit par le jeter sur le canon, et comme il ne pouvait pas parler, il remercia les soldats par un regard à tirer des larmes. Le soir, lorsque nous bivouaquâmes, je demandai à Rusca ses ordres relativement à ce vieillard.

— Fusillez-le… me dit-il.

— Mon général, répondis-je, vous êtes le maître de sa vie ; mais si je commande à mes canonniers de tuer cet homme, ils me diront que ce n’est pas leur métier…

— C’est bon !… répliqua-t-il en m’interrompant. Gardez-le jusqu’à demain matin, et nous verrons…

— Je ne me refuserai pas à le garder, dis-je ; mais je ne veux pas en répondre.

Et je sortis de la maison où était Rusca, sans entendre sa réplique ; mais je sus plus tard qu’il m’avait cruellement menacé…

En ce moment je partis, malgré tout l’intérêt que promettait ce début. La pendule marquait minuit et demi. J’étais près de Saint-Germain-des-Prés et je demeure à l’Observatoire. — Un jour j’aurai la suite de Rusca ; le nom me fait pressentir quelque drame ; car je partage, relativement aux noms, la superstition de M. Gautier Shaudy. Je n’aimerais certes pas une demoiselle qui s’appellerait Pétronille ou Sacontala, fût-elle jolie…

— Ma femme se nomme Rose-Vertu… me dit l’officier de l’Université qui faisait route avec moi.

— Je le crois bien !… répliquai-je ; Mlle Mars a nom Hippolyte… Et vous, monsieur ? lui demandai-je.

— Moi !… Sébastien !…

— C’est un martyr… et vous êtes sans doute très-heureux en ménage ?

— Mais oui… Nous étions arrivés.

Ce fragment de conversation est sincère et véritable. Je puis affirmer que, sauf de légères inexactitudes, bien pardonnables, et qui n’ont adultéré ni le sens ni la pensée, tout ceci a été dit par des hommes d’un haut haut mérite. N’est-ce pas un problème intéressant à résoudre pour l’art en lui-même, que de savoir si la nature, textuellement copiée, est belle en elle-même ? Nous avons tous été fortement émus, un lecteur le sera-t-il ?… Nous allons voir la Marguerite de Scheffer ; et nous ne faisons pas attention à des créatures qui fourmillent dans les rues de Paris, bien autrement poétiques, belles de misère, belles d’expression, sublimes créations, mais en guenilles… Aujourd’hui nous hésitons entre l’idéalisation et la traduction littérale des faits, des hommes, des événemens. Choisissez… Voici une aventure où l’art essaie de jouer le naturel.