Contes des frères Sérapion/trad de la Bédolière, 1871/Le Chevalier Gluck

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LE CHEVALIER GLUCK.

SOUVENIR DE 1800.


L’automne à Berlin offre ordinairement encore quelques beaux jours. Le soleil sort en souriant des nuages, et l’air tiède qui souffle dans les rues a bientôt dissipé les brouillards humides. Alors on voit à la file et entremêlés des élégants, des bourgeois avec leur ménagère et leurs chers petits en habit de fête, des ecclésiastiques, des juives, des référendaires, des femmes légères, des professeurs, des marchandes de modes, des danseurs, des officiers, etc., et tous se dirigent sous les tilleuls vers le jardin des animaux. Les places chez Klautz et Weber sont bientôt occupées, le café fume, les élégants allument leurs cigares en parlant de la paix ou de la guerre, des derniers souliers gris ou verts de madame Bethmann, de la stagnation du commerce, de l’argent qui a peine à venir jusqu’à ce que tout soit dominé par un air de Fanchon, qui fait le tourment d’une harpe mal accordée, d’un violon qui ne l’est pas, d’une flûte pulmonique et d’un basson essoufflé, qui tourmentent aussi les auditeurs.

Tout près de la balustrade qui sépare l’enclos de Weber de la voie publique, sont placées quelques tables rondes et des chaises de jardin. Là on respire un bon air, on voit passer les promeneurs, et l’on se trouve à distance du tapage cacophonique du maudit orchestre. C’est là que je viens m’asseoir ; et là aussi je m’abandonne aux jeux de ma fantaisie, qui m’amène d’aimables figures avec lesquelles je parle de la science, de l’art, enfin de tout ce qui doit être cher aux hommes. La foule s’agite devant moi toujours de plus en plus variée, mais rien ne peut chasser ma société fantastique.

Cependant un affreux trio de la plus misérable valse me fit sortir de mes rêveries. Je n’entendais que la voix criarde du violon et de la flûte et les ronflements du basson, qui tenait les notes graves. Elles s’en allaient çà et là toujours réunies en octaves qui déchiraient l’oreille ; et involontairement je m’écriai comme une personne saisie d’une douleur poignante : Quelle musique enragée ! les affreuses octaves !

Et l’on murmura près de moi :

— Quel ennui ! encore un chasseur d’octaves.

Je regarde et je m’aperçois qu’un homme, sans que j’y eusse fait attention, est venu s’asseoir à ma table. Son regard est fixé sur moi, et je ne peux le quitter des yeux. Jamais une tête, une figure n’avaient fait sur moi un effet aussi subit, aussi profond. Un nez légèrement recourbé venait s’attacher à un front large et ouvert, où se dessinaient des proéminences remarquables couvertes de sourcils épais à moitié gris, au-dessous desquels on voyait briller des yeux pleins d’une ardeur sauvage et presque juvénile (l’homme paraissait avoir passé la cinquantaine). Son menton d’une forme gracieuse contrastait étrangement avec sa bouche serrée, et un léger sourire causé par un étrange jeu de muscles parti de ses joues creuses semblait protester contre la gravité profonde et mélancolique qui reposait sur son front. Quelques rares boucles de cheveux gris étaient placées seulement derrière ses grandes oreilles, qui s’écartaient de la tête. Une redingote moderne et très-ample enveloppait cette grande figure maigre. Aussitôt que je le regardai, il baissa les yeux et reprit l’occupation que mon exclamation avait probablement interrompue. Il secouait avec un plaisir visible de petits cornets de tabac qu’il humectait avec le vin rouge de son carafon dans une grande tabatière placée devant lui. La musique avait cessé ; j’éprouvais le besoin de lui parler :

— Il est heureux que la musique se soit tue, lui dis-je, c’était à n’y pas tenir.

Le vieillard me jeta un regard furtif et secoua le dernier cornet.

— J’aurais mieux aimé que l’on ne jouât pas ! ajoutai-je, n’êtes-vous pas de mon avis ?

— Je n’ai pas d’avis, répondit-il. Vous êtes musicien et connaisseur de profession !

— Vous vous trompez : je ne suis ni l’un ni l’autre. J’ai appris autrefois à jouer du clavecin et de la basse, comme pour compléter une bonne éducation, et l’on me dit entre autres choses que rien ne faisait un effet plus désagréable que lorsque la basse marchait en octave avec la voix dominante. J’acceptai cela comme une parole d’autorité, et depuis j’en ai été convaincu.


Le chevalier Gluck.


— Vraiment ! dit-il, et il se leva et s’avança lentement et avec circonspection vers les musiciens, le regard levé vers le ciel, et plusieurs fois en marchant il se frappa le front de la paume de la main comme une personne qui veut éveiller un souvenir. Je le vis leur parler avec un air de dignité impérative. Il revint, et à peine avait-il repris sa place que l’orchestre commença a jouer l’ouverture d’Iphigénie en Aulide.

Il écouta l’andante, les yeux à demi fermés, les bras entrelacés appuyés sur la table. Un léger mouvement de son pied gauche indiqua l’entrée des chœurs : puis il releva la tête, promena un rapide coup d’œil autour de lui ; sa main gauche, les doigts écartés comme si elle tenait un accord sur le piano, se posa sur la table, sa main droite s’éleva dans l’air. C’était un maître de chapelle qui indique à l’orchestre un changement de mesure. La main droite retombe, l’allegro commence. Une rougeur brûlante se répand sur ses joues, ses sourcils se joignent sur son front plissé, une ardeur intérieure anime le regard sauvage d’un feu qui peu à peu bannit le sourire qui planait encore sur la bouche entr’ouverte. Maintenant il se jette en arrière, ses sourcils s’élèvent, le jeu des muscles des joues apparaît de nouveau, ses yeux brillent, une douleur infinie l’étreint dans une volupté qui s’empare de tous ses nerfs et les agite en mouvements saccadés, sa respiration devient haletante, son front est baigné de sueur. Il indique l’entrée des morceaux d’ensemble et des endroits les plus remarquables. Sa main droite n’abandonne pas la mesure, avec la gauche il prend son mouchoir et se le passe sur le front. Ainsi il donnait un corps animé et des couleurs au squelette de l’ouverture que présentaient les deux violons. J’entendais la douce et touchante plainte de la flûte lorsque se tait l’orage de la basse et du violon et que le tonnerre dés timbales se repose. Les sons doucement plaintifs du violoncelle et du basson remplissaient mon cœur d’une douce mélancolie. Le chœur revient de nouveau, l’unisson s’avance comme un géant immense, la sourde plainte expire écrasée sous ses pas.

L’ouverture était terminée, l’homme laissa tomber ses bras et resta assis les yeux fermés, comme épuisé par une tâche au-dessus de ses forces. Sa bouteille était vide ; je remplis son verre de bourgogne, que dans l’intervalle j’avais fait venir. Il soupira profondément, et parut sortir d’un rêve. Je le pressai de boire, ce qu’il fit sans façon ; et après avoir avalé d’un seul trait le vin qui remplissait un grand verre, il s’écria :

— Je suis content de l’exécution ! l’orchestre s’est bien comporté.

— Et cependant, repris-je, il ne nous a donné qu’une faible esquisse d’un brillant chef-d’œuvre.

— Me trompais-je, vous n’êtes pas de Berlin !

— C’est la vérité, je m’arrête seulement ici pour en repartir.

— Le bourgogne est bon : mais le froid commence à venir.

— Eh bien ! allons vider notre bouteille dans l’intérieur.

— C’est une bonne idée. Je ne vous connais pas, vous ne me connaissez pas non plus par conséquent. Ne nous demandons pas nos noms. Les noms sont quelquefois un fardeau.

— Je bois du bourgogne qui ne me coûte rien, nous sommes très-bien ensemble et cela suffit.

Il dit tout cela avec un cordial abandon. Nous étions entrés dans sa chambre : en s’asseyant il écarta sa redingote, et je remarquai avec étonnement qu’il portait en dessous un gilet brodé avec de grands pans, des culottes de velours noir et une toute petite épée à poignée d’argent. Il reboutonna soigneusement son habit.

— Pourquoi m’avez-vous demandé si j’étais de Berlin ? lui dis-je.

— Parce que dans ce cas j’aurais été obligé de vous quitter.

— Cela ressemble assez à une énigme.

— En aucune façon, du moment que je vous aurai dit que je suis un compositeur de musique.

— Je ne vous comprends pas encore.

— Alors excusez ma première demande ; car je vois que vous ne connaissez ni la ville de Berlin ni ses habitants.

Il se leva et se promena vivement de long en large ; puis il s’approcha de la fenêtre et se mit à chanter à voix très-basse le chœur des prêtresses d’Iphigénie en Tauride. De temps en temps, à l’entrée du chœur général, il s’accompagnait en frappant des doigts sur les vitres. Je m’aperçus avec surprise qu’il introduisait dans la mélodie des variantes qui me frappèrent par leur nouveauté et leur énergie. Il avait fini et alla s’asseoir sur sa chaise. Tout saisi de ses manières singulières et de la découverte fantastique d’un rare talent musical, je me tus. Après un moment de silence il me dit :

— Avez-vous déjà composé ?

— Oui, je me suis essayé dans cet art : seulement je trouvai que tout ce que j’avais écrit (il me le semblait du moins) dans mes moments d’enthousiasme me paraissait ensuite faible et ennuyeux, et je ne continuai pas.

— Vous avez eu tort ; car c’est déjà une assez bonne preuve de talent d’avoir rejeté des essais. On apprend la musique étant enfant, parce que papa et maman le veulent, et alors on fait du tapage sur un piano ou un violon. Mais, sans que l’on s’en doute, le sens de la mélodie se développe. Quelquefois la première idée vient d’un thème publié d’un couplet que l’on chante d’une autre manière, et cet embryon péniblement nourri de forces étrangères devient un géant qui dévore tout autour de lui et va chercher une forme nouvelle dans son propre sang et la moelle de ses os. Ah ! comment est-il possible de définir les mille manières qui amènent à composer C’est une grande route où tous se foulent en désordre et s’écrient ivres de joie : Nous sommes au but, nous sommes les élus ! On arrive dans le pays des songes par la porte d’ivoire, il y en a peu qui aperçoivent la porte un seul moment, encore moins qui passent dessous. Là, tout semble étrange : de folles images planent çà et là, elles ont un caractère ; celle-ci plus, celle-là moins. Ce n’est pas sur le grand chemin qu’on les trouve, mais seulement derrière la porte d’ivoire. Il est difficile de sortir de leur empire. Comme dans le château d’Alcige, des monstres barrent le chemin. Ce sont des tourbillons ! des tournoiements ! Beaucoup s’égarent dans les songes au pays des chimères, et dans les songes ils s’anéantissent ; ils ne jettent plus d’ombre, autrement ils devineraient à l’ombre la lumière qui brille dans cet empire. Quelques-uns, arrachés à leurs rêves, se lèvent et marchent en avant, ils arrivent à la vérité. Là, est l’instant suprême ; on touche l’éternel ! l’incompréhensible ! Voyez le soleil ! c’est l’harmonie de la tierce, dont les accords, semblables aux étoiles, s’unissent et vous enlacent de leurs liens de feu. Vous voilà emmaillotés dans leur flamme jusqu’à ce que Psyché vous porté en haut vers le soleil.

En disant ces derniers mots, il s’est dressé subitement en jetant vers le ciel ses mains et ses yeux. Puis il se rassit et vida rapidement son verre, que j’avais rempli.

Il se fit un moment de silence. Je me gardais de l’interrompre, pour ne pas déranger l’ordre d’idées de cet homme extraordinaire. Enfin il continua ainsi avec plus de calme :

Lorsque je fus dans le royaume des songes, je fus tourmenté d’une foule d’inquiétudes et de douleurs. C’était la nuit, et j’étais épouvanté des apparitions grimaçantes de monstres qui se précipitaient sur moi ; tantôt ils me plongeaient au fond des mers, et tantôt m’enlevaient au plus haut des airs. Des éclairs traversaient la nuit, et ces éclairs étaient des sons qui m’entouraient d’une clarté délicieuse. Je m’éveillai de mes douleurs et je vis un grand œil clair qui brillait dans un orgue, et pendant ce temps, des tons s’élançaient entourés de lueurs et m’enveloppaient dans des accords délicieux, comme jamais il n’en était venu à ma pensée. J’étais inondé de mélodies, je nageais dans leur fleuve, et j’étais prêt à en être submergé, lorsque l’œil me regarda et me tint suspendu au-dessus de leurs vagues mugissantes.

La nuit vint de nouveau. Alors deux colosses s’avancèrent vers moi couverts d’armures brillantes, le Ton principal et la Quinte ! Ils m’emportaient, mais l’œil sourit.

— Je connais, me dit-il, le désir qui remplit ton âme, le doux et tendre jeune homme Tierce va se mettre entre ces deux colosses. Tu entendras de douces voix, tu me reverras et ma mélodie l’appartiendra.

Ici mon inconnu s’interrompit un instant.

— Et l’œil vous apparut encore ?

— Oui, je le revis. Pendant des années je soupirai dans le royaume des songes, là, oui, là, j’aperçus une magnifique vallée, et j’entendis les fleurs chanter entre elles. Un seul héliotrope se taisait et abaissait vers la terre son calice fermé, des liens invisibles m’attachaient à lui ; il releva la tête, le calice s’ouvrit et je vis briller l’œil tourné vers moi. Alors, comme des éclairs, les tons s’élancèrent de ma tête vers les fleurs, qui les buvaient avec avidité. Les feuilles de l’héliotrope devenaient de plus eu plus grandes, elles m’entourèrent et l’œil disparut avec moi dans le calice.

En disant ces derniers mots, il se leva brusquement et sortit de la chambre avec une démarche rapide et juvénile. J’attendis en vain son retour. Je pris enfin le parti de revenir à la ville.

Déjà j’étais dans le voisinage de la porte de Brandebourg, lorsque je vis marcher dans l’ombre une grande figure. Je reconnus aussitôt mon original.

— Pourquoi m’avez-vous quitté si vite ? lui dis-je.

— Il faisait trop chaud, et l’euphon commençait à retentir,

— Je ne vous comprends pas…

— Tant mieux !

— Tant pis ! je désirerais beaucoup vous comprendre tout à fait.

— N’entendez-vous rien ?

— Non !

— Il est passé ! Allons-nous-en… Ordinairement je n’aime pas la compagnie de quelqu’un ; mais… vous ne composez pas… vous n’êtes pas de Berlin ?

— Je ne puis deviner ce qui vous anime contre les habitants de cette ville. Ici, où l’art est en honneur et aussi très-exercé, un homme de votre génie artistique devrait, je pense, être à l’aise.

— Vous vous trompez ! Pour mon tourment je suis condamné à rôder ici dans les espaces déserts comme un esprit en peine.

— Dans les espaces déserts, ici, à Berlin ?

— Oui, le désert m’entoure ici, où aucun esprit ami ne veut s’avancer vers moi. Je suis seul.

— Mais les artistes, les compositeurs !

— Ne me parlez pas d’eux : ils raffinent jusqu’à l’extrême, ils bouleverseront tout pour trouver une petite pensée bien misérable, et avec tout leur bavardage sur l’art, sur le sens de l’art, que sais-je ? ils ne peuvent arriver à créer ; et s’ils s’y mettent une fois, s’ils font éclore une ou deux pensées, leur froideur montre assez leur éloignement du soleil… C’est un travail de Lapon.

— Votre jugement me paraît beaucoup trop rigoureux. Cependant des œuvres magnifiques de notre théâtre doivent vous satisfaire.

— J’avais pris sur moi d’aller encore une fois au théâtre pour entendre l’opéra de mon jeune ami. Comment s’appelle-t-il déjà ?… Un monde entier est dans cet œuvre : tout y a une voix et un son puissant. Diable, ah ! c’est Don Juan que je veux dire… Mais je ne pus supporter l’ouverture, qui est jouée trop vite, sans sentiment, sans esprit.

— J’avouerai qu’on néglige ici les chefs-d’œuvre de Mozart d’une manière à peine compréhensible ; mais les représentations des œuvres de Gluck vous plairaient à coup sûr.

— Croyez-vous ?… Je voulus une fois aller entendre Iphigénie en Tauride. En entrant je m’aperçois que l’on joue l’ouverture d’Iphigénie en Aulide, Hum ! pensai-je, je me suis trompé, c’est cette Iphigénie que l’on donne… Et je m’étonne en entendant l’andante qui commence Iphigénie en Tauride et l’orage qui suit. Il y a là vingt années de distance. L’effet, toute l’exposition bien calculée de la tragédie sont perdus. Une mer tranquille… un orage… les Grecs sont jetés sur le rivage… l’opéra est là. Comment ! le compositeur a-t-il par hasard écrit l’ouverture pour qu’on aille la jouer comme un morceau de trompettes où l’on veut et comme on veut ?

— Je comprends la méprise ; mais on a agi ainsi pour augmenter le mérite de l’ouvrage,

— Ah ! oui, dit-il d’une voix brève.

Son sourire devint de plus eu plus amer. Tout d’un coup il se leva sans que rien pût le retenir. D’un un clin d’œil il avait disparu, et je le cherchai en vain au jardin des animaux pendant plusieurs jours.

Quelques mois s’étalent déjà passés, lorsque par une soirée froide et pluvieuse je me trouvai attardé dans un quartier éloigné de la ville. Je traversais en grande hâte la place Frédéric pour regagner ma demeure. Il me fallait passer près du théâtre ; la musique retentissante m’apprit par ses trompettes et ses cymbales que l’on représentait l’Armide de Gluck, et j’étais sur le point d’entrer, lorsqu’un étrange monologue attira mon attention du côté de la fenêtre où l’on entend presque tous les sons de l’orchestre.

— Voici le roi qui arrive… Ils jouent la marche. Allons, les cymbales !… C’est très-vif… ils doivent le faire onze fois aujourd’hui ! Le défilé n’a pas assez de nerf… Ah ! ah !… Maesteso ! Ralentissez, mes enfants… Bien, pour la douzième fois, mais toujours trop appuyé sur la dominante… Ô puissance éternelle ! cela n’en finira pas… Maintenant il fait son compliment… Armide remercie… encore une fois… Bien, il manque encore deux soldats… On en est au récitatif… Quel esprit malin m’a ensorcelé à cette place ?

— Le charme est rompu, lui dis-je. Venez !

Je saisis vivement par le bras mon inconnu du jardin des animaux, car c’était lui qui se parlait ainsi à lui-même, et je l’entraînai avec moi. Il parut surpris et se laissa aller en silence. Déjà nous étions dans la rue Frédéric, lorsqu’il s’arrêta tout à coup :

— Je vous connais, me dit-il, je vous ai vu au jardin des animaux, nous avons jasé longtemps… J’ai bu du vin, je me suis échauffé… et après l’euphon a retenti pendant deux jours entiers… J’ai beaucoup souffert… c’est passé…

— Je me réjouis que le hasard m’ait permis de vous rencontrer. Faisons plus ample connaissance. Je ne demeure pas loin d’ici… Si nous allions…

— Je ne peux entrer chez personne.

— Vous ne m’échapperez pas, j’irai avec vous.

— Alors vous pourriez courir plusieurs centaines de pas avec moi. Mais vous vouliez entrer au théâtre.

— Je voulais voir Armide ; mais maintenant…

— Maintenant vous entendrez Armide. Accompagnez-moi.

Nous remontâmes en silence la rue Frédéric ; il tourna rapidement dans une rue de côté. Je pouvais à peine le suivre, tant il marchait vite. Enfin il s’arrêta devant une maison de peu d’apparence. Il frappa assez longtemps, on ouvrit enfin. Nous atteignîmes en tâtonnant dans l’obscurité l’escalier, puis une chambre dans les étages supérieurs. Mon guide en referma la porte, et bientôt il entra en tenant une lumière allumée. L’aspect de l’ameublement de la chambre me causa une vive surprise. Des chaises à l’ancienne mode très-richement ornées, une pendule attachée au mur dans une cage dorée, un miroir large et massif donnaient à l’ensemble l’apparence sévère d’une splendeur d’une autre époque. Dans le milieu se voyait un clavier sur lequel étaient un grand encrier de porcelaine et tout près quelques feuilles de papier rayé. Un rapide regard jeté sur ces objets destinés à la composition me convainquit cependant que l’on n’avait rien écrit depuis longtemps. Le papier était tout jauni, et une épaisse toile d’araignée recouvrait l’écritoire. Mon homme s’avança vers une armoire placée dans un coin de la chambre et que je n’avais pas remarquée ; et lorsqu’il tira le rideau qui la couvrait, j’aperçus une rangée de livres bien reliés avec ces inscriptions en lettres d’or :

orphée, armide, alceste, iphigénie, etc.

— Vous possédez toutes les œuvres de Gluck ? m’écriai-je. Il ne répondit rien ; mais sa bouche se contracta dans un sourire nerveux, et le jeu des muscles de ses joues creuses donna un moment à son visage l’apparence d’un masque affreux. Son regard sombre fixé sur moi, il saisit un des volumes (c’était Armide), et s’avança vers le clavier d’un pas solennel. Je levai rapidement le couvercle et redressai le pupitre. Il parut sensible à cette attention, il ouvrit le livre, et… quel fut mon étonnement, je vis du papier rayé sans une seule note écrite !

— Je vais jouer l’ouverture, dit-il, retournez les pages à temps !

Je le lui promis et alors il joua magnifiquement et en maître avec des accords bien pris le majestueux temps de marche qui commence l’ouverture sans s’écarter de l’original ; mais l’allégro se trouvait entremêlé des idées principales de Gluck, il apporta des variantes nouvelles si remplies de génie, que mon étonnement allait en croissant de plus en plus. Ses modulations étaient surtout saisissantes sans être jamais aiguës, et il savait entourer la simple mélodie principale de fioritures si mélodieuses, qu’elle apparaissait toujours sous une forme rajeunie. Son visage était en feu : tantôt ses sourcils se fronçaient comme si une colère longtemps contenue eût été sur le point d’éclater avec violence, et tantôt, ses yeux nageaient dans les larmes de la mélancolie la plus profonde. Quelquefois il chantait le thème avec une agréable voix de ténor, tandis que ses deux mains parcouraient artistement les touches ; d’autres fois dans son chant il imitait d’une façon étrange le son bruyant des cymbales. Je tournais attentivement les pages en suivant ses regards.

L’ouverture se termina. Il se rejeta en arrière tout épuisé et les yeux fermés dans son fauteuil. Bientôt il se redressa, et, tout en feuilletant rapidement plusieurs pages blanches du livre, il dit d’une voix sourde :

— J’ai écrit tout ceci, monsieur, lorsque je revins du pays des songes ; mais je dévoilais les choses saintes aux impurs, et une main glacée saisit ce cœur plein de feu ! Il ne se brisa pas, et je fus condamné à errer comme un esprit en peine, sans forme, afin que personne ne pût me reconnaître parmi ceux à qui j’avais voulu donner la lumière, jusqu’à ce que l’héliotrope vienne m’élever de nouveau vers l’Éternel… Ah !… maintenant chantons la scène d’Armide.

Et il chanta la scène finale d’Armide avec une expression qui me pénétra jusqu’au fond du cœur. La aussi il s’écarta sensiblement de l’original, mais ses changements restaient toujours dans les données du théâtre de Gluck. Tout ce que la haine, l’amour, le désespoir et la rage peuvent exprimer au plus haut degré était reproduit dans ses chants. Sa voix était celle d’un jeune homme, et des sons les plus profonds elle s’élevait jusqu’à la puissance la plus vibrante des notes élevées. Toutes mes fibres tremblaient, j’étais hors de moi. Lorsqu’il eut uni, je me précipitai dans ses bras et m’écriai d’une voix oppressée :

— Qu’est-ce que cela, qui êtes-vous ?

Il se leva, et d’un œil pénétrant et sévère me regarda des pieds à la tête ; mais, lorsque je voulais l’interroger encore, il était déjà sorti de la chambre avec la lumière et m’avait laissé dans l’obscurité. Une demi-heure s’était déjà ainsi passée, je désespérais de le revoir et cherchais en m’orientant par la position du clavier à ouvrir la porte lorsqu’il rentra tout à coup en habit de cérémonie brodé avec un riche gilet, l’épée au côté et tenant la lumière. Je restai immobile. Il s’avança vers moi, me prit doucement la main et me dit avec un étrange sourire ;

— Je suis le chevalier Gluck !