Contre Sainte-Beuve/La Comtesse

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NRF Gallimard (p. 95-104).

IV

LA COMTESSE


Nous habitions un appartement au second étage, dans le corps de logis latéral d’un de ces anciens hôtels comme il n’y en a plus guère dans Paris, où la cour d’honneur était – soit flot envahissant de la démocratie, soit survivance des métiers assemblés sous la protection du seigneur – encombrée d’autant de petites boutiques que le sont les abords d’une cathédrale que l’esthétique moderne n’a pas encore « dégradée  », à commencer à la place de «  loge  » par une échoppe de savetier entourée d’un carré de lilas et occupée par le concierge, qui rapetassait des chaussures, élevait des poules et des lapins, pendant que dans le fond de la cour habitait naturellement, en vertu d’une location récente, mais, me semblait-il, de par un privilège immémorial, la «  comtesse  » qu’il y avait toujours à cette époque-là dans les petits «  hôtels au fond de la cour  », et qui, quand elle sortait dans sa grande calèche à deux chevaux, sous les iris de son chapeau qui ressemblaient à ceux qu’il y avait sur le rebord de la fenêtre du concierge-savetier-tailleur, sans s’arrêter et pour montrer qu’elle n’était pas fière, envoyait des sourires et des petits bonjours de la main indistinctement au porteur d’eau, à mes parents et aux enfants du concierge…

Puis le dernier roulement de sa calèche éteint, on refermait la porte cochère, pendant que très lentement, au pas de chevaux énormes, avec un valet de pied dont le chapeau arrivait à la hauteur des premiers étages, la calèche longue comme la façade des maisons allait de maison en maison, elle sanctifiait les rues insensibles d’un parfum d’aristocratie, s’arrêtait pour faire déposer des cartes, faisait venir les fournisseurs lui parler à la voiture, croisant des amies, qui allaient à une matinée où elle était invitée, ou même en revenaient déjà. Mais la calèche prenait une rue de traverse, la comtesse voulait d’abord aller faire un tour au Bois, et n’irait à la matinée qu’en rentrant, quand il n’y aurait plus personne et qu’on appellerait dans la cour les dernières voitures. Elle savait si bien dire à une maîtresse de maison, en lui serrant les deux mains de ses gants de Suède, les deux coudes au corps et en touchant sa taille pour admirer sa toilette et comme un sculpteur qui pose sa statue, comme une couturière qui essaye un corsage, avec ce sérieux qui allait si bien à ses yeux doux et à sa voix grave  : «  Vraiment cela n’a pas été possible de venir plus tôt, avec toute la bonne volonté  » et en jetant un joli regard violet sur toute la série d’empêchements qui s’étaient dressés, et sur lesquels elle se taisait en personne bien élevée, qui n’aime pas parler de soi.

Notre appartement étant dans une seconde cour donnait sur celui de la comtesse. Quand je pense aujourd’hui à la comtesse, je me rends compte qu’elle contenait une espèce de charme, mais qu’il suffisait de causer avec elle pour qu’il se dissipât, et qu’elle n’en avait aucunement conscience. Elle était une de ces personnes qui ont une petite lampe magique, mais dont elles ne connaîtront jamais la lumière. Et quand on fait leur connaissance, quand on cause avec eux, on devient comme eux, on ne voit plus la mystérieuse lumière, le petit charme, la petite couleur, ils perdent toute poésie. Il faut cesser de les connaître, les revoir tout d’un coup dans le passé, comme quand on ne les connaissait pas, pour que la petite lumière se rallume, pour que la sensation de poésie se produise. Il semble qu’il en soit ainsi des objets, des pays, des chagrins, des amours. Ceux qui les possèdent n’en aperçoivent pas la poésie. Elle n’éclaire qu’au loin. C’est ce qui rend la vie si décevante pour ceux qui ont la faculté de voir la petite lumière poétique. Si nous songeons aux personnes que nous avons eu envie de connaître, nous sommes forcés de nous avouer qu’alors il y avait un bel inconnu dont nous avons cherché à faire la connaissance, et qui à ce moment-là a disparu. Nous le revoyons comme le portrait de quelqu’un que nous n’avons jamais connu depuis, et avec lequel certes notre ami X… n’a aucun rapport. Visages de ceux que nous avons connus depuis, vous vous êtes éclipsés alors. Toute notre vie se passe à laisser s’effacer à l’aide de l’habitude ces grandes peintures d’inconnus que la première impression nous avait données. Et dans les moments où nous avons la force de défaire tous les maladroits repeints qui couvrent la physionomie première, nous voyons apparaître le visage de ceux que nous ne connaissions pas encore alors, le visage que la première impression avait gravé, et nous sentons que nous ne les avons jamais connus… Ami intelligent, c’est-à-dire comme tout le monde, avec qui je cause tous les jours, qu’avez-vous du jeune homme rapide, aux yeux trop pleins qui débordaient des orbites, que je voyais passer rapidement dans les couloirs du théâtre, comme un héros de Burne-Jones ou un ange de Mantegna  ?

D’ailleurs même dans l’amour, le visage de la femme change pour nous si vite. Un visage qui nous plaît, c’est un visage que nous avons créé avec tel regard, telle partie de la joue, telle indication du nez, c’est une des mille personnes, qu’on pouvait faire jaillir d’une personne. Et bien vite c’est un autre visage qui sera pour nous la personne. [Tantôt c’est sa] pâleur bistrée, et ses épaules qui ont l’air d’esquisser un dédaigneux haussement. Maintenant c’est une douce figure de face, presque timide, où l’opposition des joues blanches et des cheveux noirs ne joue plus aucun rôle. Que de personnes successives sont pour nous une personne, qu’elle est loin celle qu’elle fut pour nous le premier jour  ! L’autre soir, ramenant d’une soirée la comtesse dans cette maison où elle habite encore et où je n’habite plus depuis tant d’années, tout en l’embrassant, j’éloignais sa figure de la mienne, pour tâcher de la voir comme une chose loin de moi, comme une image, comme je la voyais autrefois, quand elle s’arrêtait dans la rue pour parler à la laitière. J’aurais voulu retrouver l’harmonie qui unissait le regard violet, le nez pur, la bouche dédaigneuse, la taille longue, l’air triste, et en gardant bien dans mes yeux le passé retrouvé, approcher mes lèvres et embrasser ce que j’aurais voulu embrasser alors. Mais hélas, les visages que nous embrassons, les pays que nous habitons, les morts même dont nous portons le deuil ne contiennent plus rien de ce qui nous fait souhaiter de les aimer, d’y vivre, trembler de les perdre. Cette vérité des impressions de l’imagination, si précieuse, l’art qui prétend ressembler à la vie, en la supprimant, supprime la seule chose précieuse. Et en revanche s’il la peint, il donne du prix aux choses les plus vulgaires  ; il pourrait en donner au snobisme, si au lieu de peindre ce qu’il est dans la société, c’est-à-dire rien, comme l’amour, le voyage, la douleur réalisés, il cherchait à le retrouver dans la couleur irréelle – seule réelle – que le désir des jeunes snobs met sur la comtesse aux yeux violets, qui part dans sa victoria les dimanches d’été.

Naturellement, la première fois que je vis la comtesse et que j’en tombai amoureux, je ne vis de son visage que quelque chose d’aussi fuyant et d’aussi fugitif que ce que choisit arbitrairement un dessinateur dont nous voyons un «  profil perdu  ». Mais c’était pour moi, cette espèce de ligne serpentine qui unissait un rien du regard avec l’inflexion du nez et une moue d’un coin de la bouche en omettant tout le reste  ; et quand je la rencontrais dans la cour ou dans la rue, en même temps, sous sa toilette différente, dans son visage dont la plus grande partie me restait inconnue, j’avais à la fois l’impression de voir quelqu’un que je ne connaissais pas, et en même temps je recevais un grand coup au cœur, parce que sous le déguisement du chapeau de bleuets et du visage inconnu j’avais aperçu la possibilité du profil serpentin et le coin de bouche qui l’autre jour avait la moue. Quelquefois, je restais des heures à la guetter sans la voir, et tout d’un coup elle était là, j’avais vu la petite ligne onduleuse qui se terminait par des yeux violets. Mais bientôt ce premier visage arbitraire qu’est pour nous une personne, ne présentant jamais que le même profil, ayant toujours le même léger haussement de sourcil, le même sourire prêt à poindre dans les yeux, le même commencement de moue dans le seul coin de bouche qu’on voit – et tout cela aussi arbitrairement découpé dans le visage et dans la succession des expressions possibles, aussi partiel, aussi momentané, aussi immuable que si c’était un dessin fixant une expression et qui ne peut plus changer – cela c’est pour nous la personne, les premiers jours. Et puis c’est une autre expression, un autre visage les jours qui suivent  : l’opposition du noir des cheveux et de la pâleur de la joue qui le constituait presque entièrement au début, nous n’en tenons plus aucun compte ensuite. Et ce n’est plus la gaîté d’un œil moqueur, mais la douceur d’un regard timide.

L’amour qu’elle m’inspirait augmentant l’idée de ce que sa noblesse avait de rare, son petit hôtel au fond de notre cour m’apparaissait comme inaccessible et on m’aurait dit qu’une loi de la nature empêchait tout roturier comme moi de pénétrer jamais dans sa maison aussi bien que de voler au milieu des nuages que je n’aurais pas été extrêmement étonné. J’étais à l’heureux temps où on ne connaît pas la vie, où les êtres et les choses ne sont pas rangés pour nous dans des catégories communes, mais où les noms les différencient, leur imposent quelque chose de leur particularité. J’étais un peu comme notre Françoise, qui croyait que, entre le titre de marquise de la belle-mère de la comtesse et l’espèce de véranda appelée marquise qu’il y avait au-dessus de l’appartement de cette dame, il y avait un lien mystérieux, et qu’aucune autre sorte de personne qu’une marquise ne pouvait avoir cette sorte de véranda.

Quelquefois, pensant à elle et me disant que je n’avais pas de chance de l’apercevoir aujourd’hui, je descendais tranquillement la rue, quand tout d’un coup, au moment où je passais devant la laitière, je me sentais bouleversé comme peut l’être un petit oiseau qui aurait aperçu un serpent. Près du comptoir, sur le visage d’une personne qui parlait à la laitière en choisissant un fromage à la crème, j’avais aperçu frémir et onduler une petite ligne serpentine au-dessus de deux yeux violets fascinateurs. Le lendemain, pensant qu’elle retournerait chez la crémière, je me postais pendant des heures au coin de la rue, mais je ne la voyais pas et je m’en retournais navré, quand en traversant la rue j’étais obligé de me garer d’une voiture qui manquait de m’écraser. Et je voyais sous un chapeau inconnu, dans un visage autre, le petit serpent endormi et les yeux qui comme cela paraissaient à peine violets, mais que je reconnaissais bien, et j’avais eu le coup au cœur avant de les avoir reconnus. Chaque fois que je l’apercevais, je pâlissais, je chancelais, j’aurais voulu me prosterner, elle me trouvait «  bien élevé  ». Il y a dans Salammbô un serpent qui incarne le génie d’une famille. Il me semblait ainsi que cette petite ligne serpentine se retrouvait chez sa sœur, ses neveux. Il me semblait que si j’avais pu les connaître j’aurais goûté en eux un peu de cette essence qui était elle. Ils semblaient toutes les esquisses différentes faites d’après un même visage commun à toute la race.

Quand au détour d’une rue je reconnaissais venant dans ma direction les favoris blonds de son maître d’hôtel qui lui parlait, qui la voyait déjeuner, qui était comme de ses amis, j’avais un triple coup au cœur, comme si de lui aussi j’avais été amoureux.

Ces matinées, ces jours n’étaient que des sortes de fils de perles qui la rattachaient aux plaisirs les plus élégants qu’il y eût alors  ; dans cette robe bleue après cette promenade, elle repartait déjeuner chez la duchesse de Mortagne  ; à la fin du jour, quand on reçoit aux lumières, elle allait chez la princesse d’Aleriouvres, chez Mme de Bruyvres, et après le dîner, quand sa voiture l’attendait et qu’elle y introduisait un frémissement opalin de soie, de regard et de perles, elle partait chez la duchesse de Rouen ou la comtesse de Dreux. Plus tard, quand ces mêmes personnes furent devenues pour moi des personnes ennuyeuses, où je ne tenais plus à aller, et que je vis qu’il en était de même pour elle, sa vie perdit de son mystère et souvent elle préféra rester avec moi à causer, plutôt que nous allions dans ces fêtes, où alors je me figurais qu’elle devait seulement être elle-même, le reste de ce que je voyais n’étant qu’une sorte de coulisse où l’on ne peut rien soupçonner de la beauté de la pièce et du génie de l’actrice. Quelquefois le raisonnement retira plus tard d’elle, de sa vie, des vérités, qui, exprimées, ont l’air de signifier la même chose que mes rêves  : elle est particulière, elle ne voit que des gens d’ancienne race. Ce n’étaient plus que des mots.