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Contre Sainte-Beuve/Le Rayon de soleil sur le balcon

La bibliothèque libre.
NRF Gallimard (p. 118-134).

VI

LE RAYON DE SOLEILnSUR LE BALCON


Avant de me recoucher, je voulais savoir comment Maman avait trouvé mon article  :

– Félicie, où est Madame  ?

– Madame est dans son cabinet de toilette, j’étais en train de la coiffer. Madame croyait que Monsieur était endormi.

Je profite de ce que je suis encore levé pour entrer chez Maman, où ma venue, à une pareille heure (l’heure où je viens habituellement de me coucher et de m’endormir) est tout à fait inaccoutumée. Maman est assise devant sa toilette, dans un grand peignoir blanc, ses beaux cheveux noirs répandus sur ses épaules.

– Que vois-je, mon Loup à cette heure-ci  ?

– Il faut que mon maître ait pris le soir pour le matin. 

– Non, mais mon Loup n’aura pas voulu se coucher sans avoir parlé de son article avec sa Maman.

– Comment le trouves-tu  ?

– Ta Maman, qui n’a pas étudié dans le grand Cyre, trouve que c’est très bien.

– N’est-ce pas que le passage sur le téléphone n’est pas mal  ?

– C’est très bien  ; comme aurait dit ta vieille Louise, je ne sais pas où ce que cet enfant-là va chercher tout cela, que je suis encore arrivée jusqu’à mon âge sans en avoir entendu parler.

– Non, mais enfin sérieusement, si tu avais lu cela sans savoir que c’était de moi, l’aurais-tu trouvé bien  ?

– Je l’aurais trouvé très bien, et aurais cru que c’était de quelqu’un de bien plus intelligent que mon petit serin, qui ne sait pas dormir comme tout le monde et qui est à cette heure-ci chez sa Maman en chemise de nuit. Félicie, faites attention, vous me tirez les cheveux. Va vite t’habiller ou te recoucher, mon chéri, parce que c’est samedi et je n’ai pas trop de temps. Crois-tu que, si les gens qui te lisent te voyaient comme ça à cette heure-ci, ils auraient l’ombre d’estime pour toi  ?

Le samedi en effet, comme mon père faisait un cours, le déjeuner était une heure plus tôt. Ce petit changement d’heure donnait d’ailleurs pour nous tous au samedi une figure particulière et assez sympathique. On savait qu’on allait déjeuner d’un instant à l’autre, qu’on avait droit à entrer en possession de l’omelette et du bifteck aux pommes à un moment où d’habitude il faut les mériter pendant une heure encore. Bien plus le retour de ce samedi était un de ces petits événements qui dans les vies tranquilles absorbent tout l’intérêt, toute la gaîté, au besoin tout le sens d’invention et d’esprit qui surabondent dans ces petites communautés provinciales, où rien ne les réclame jamais. Le samedi était le thème permanent, inépuisable et chéri de conversations, et si quelqu’un de nous avait eu la tête épique, nul doute qu’il ne fût devenu le sujet d’un cycle. Comme les Bretons ne goûtaient jamais tant un chant que s’il rappelait les aventures du roi Arthur, les plaisanteries sur le samedi étaient au fond les seules qui nous amusassent, car elles avaient quelque chose de national et nous aidaient à nous différencier fortement des étrangers, des barbares, c’est-à-dire de tous ceux qui déjeunaient le samedi à la même heure que de coutume. L’étonnement d’une personne, qui, ne sachant pas que nous déjeunions plus tôt le samedi, était venue pour nous parler le matin et nous avait trouvés à table, était un des thèmes de plaisanteries le plus fréquent. Françoise en riait seule plusieurs jours de suite. Et on savait si bien qu’on ferait rire avec cela et d’un rire si sympathique, où on communierait dans un sentiment de patriotisme si exclusif autour d’une coutume locale, qu’on invitait exprès, on ajoutait à l’étonnement de la personne, on provoquait la scène, on supposait un dialogue. On disait  : « Comment, seulement deux heures de l’après-midi  ? J’aurais cru bien plus.  » Et on répondait  : «  Mais oui, ce qui vous trompe, c’est que c’est samedi.  »

– Attends, encore un petit mot  ; suppose que tu ne me connaisses pas, que tu n’aies pas su qu’il devait y avoir ces jours-ci un article de moi  ; crois-tu que tu l’aurais vu  ? Moi, il me semble que cette partie-là ne se lit pas.

– Mais, petit crétin, comment veux-tu qu’on ne la voie pas  ?

C’est la première chose qu’on voit en ouvrant le journal. Et un article de cinq colonnes  !

– Oui, cela va ennuyer M. Calmette. Il trouve que cela fait mauvais effet dans le journal, les lecteurs n’aiment pas cela.

Ici la figure de Maman devient sérieusement ennuyée.

– Mais alors pourquoi l’as-tu fait  ? Ce n’est vraiment pas gentil, puisqu’il est si bon pour toi, et puis tu comprends, si cela ne plaît pas, s’il en a des critiques, il ne t’en redemandera plus. Il y a peut-être des choses que tu aurais pu supprimer. Et Maman prend le journal dont elle avait fait prendre un numéro pour elle, pour ne pas avoir à me redemander le mien.

Le ciel s’était obscurci, j’entendis dans la cheminée de ces coups de vent qui emportent mon cœur jusqu’au bord de la mer où je veux partir, quand, ramenant mon regard sur Le Figaro que Maman lit pour voir si je n’aurais rien pu supprimer, il tombe sur un article que je n’avais pas remarqué  : La Tempête  : Brest. Le vent souffle en tempête depuis hier soir, les amarres du port ont été brisées, etc. La vue d’une carte d’invitation pour un premier bal où elle voudrait être invitée ne surexcite pas plus le désir d’une jeune fille que la vue de ces mots  : La tempête. Elle donne à l’objet de mon désir sa forme, sa réalité. Et le coup au cœur que me donnent ces mots est douloureux, car, en même temps que le désir du départ, c’est l’anxiété du voyage qui depuis des années empêche au dernier moment tous les départs.

– Maman, il y a une tempête, j’ai bien envie de profiter de ce que je suis levé pour partir à Brest.

Maman tourne la tête vers Félicie qui rit  :

– Félicie, qu’est-ce que je vous avais dit  ! Si M. Marcel voit qu’il y a une tempête, il va vouloir partir.

Félicie regarde avec admiration Maman, qui devine toujours tout. De plus elle a à nous voir l’un près de l’autre, et moi embrassant Maman de temps en temps, un attendrissement causé par cette scène familiale qui, je le sens, agace un peu Maman, si bien qu’elle finit par lui dire que ses cheveux sont bien maintenant, qu’elle finira de se coiffer seule. Je suis toujours anxieux, deux images se disputent ma pensée dont l’une m’entraîne vers Brest et dont l’autre me ramène vers mon lit, la première me représente finissant de boire après déjeuner une tasse de café bouillant, tandis qu’un marin m’attend pour me conduire voir la tempête sur les rochers, il fait un peu de soleil  ; l’autre me représente au moment où tout le monde se couche et où il me faut monter à une chambre inconnue, me coucher dans des draps humides, et savoir que je ne verrai pas Maman.

À ce moment, je vis palpiter sur l’appui de la fenêtre une pulsation sans couleur ni lumière, mais à tout moment enflée et grandissante, et qu’on sentait qui allait devenir un rayon de soleil. Et en effet au bout d’un instant l’appui de la fenêtre fut à demi envahi, puis avec une courte hésitation, un timide recul, entièrement inondé d’une lumière pâle sur laquelle flottaient les ombres un peu frustes du treillis de fer ouvragé du balcon. Un souffle les dispersa, mais déjà apprivoisées elles revinrent, puis sous mes yeux je vis cette lumière sur l’appui de la fenêtre croître d’intensité, par une progression rapide mais incessante et soutenue, comme cette note de musique sur laquelle finit souvent une ouverture. Elle a commencé si faible qu’on a perçu son crescendo avant de l’avoir elle-même entendue, puis elle grandit, grandit, et traverse avec une telle rapidité et sans faiblir tous les degrés d’intensité que c’est, au bout d’un moment, sur son cri assourdissant et triomphal que se termine l’ouverture. Ainsi au bout d’un moment l’appui du balcon était peint tout entier et comme à jamais de cet or soutenu que composent les splendeurs invariables d’un jour d’été, et les ombres de ce treillis de fer ouvragé du balcon, qui m’avait toujours semblé la chose la plus laide qu’il y eût au monde, y étaient presque belles. Elles développaient sur un seul plan avec une telle finesse les volutes et les enroulements, qui dans le treillis même étaient peu perceptibles, conduisant jusqu’à son antenne la plus ténue et toujours avec la même précision leurs enroulements les plus subtils, qu’elles semblaient trahir le plaisir qu’aurait pris à les parfaire un artiste amoureux de l’extrême fini et qui peut ajouter à la reproduction fidèle d’un objet une beauté qui n’est pas dans l’objet même. Et par elles-mêmes elles reposaient avec un tel relief, si haut de formes et si palpable, sur cette étendue lumineuse, qu’elles semblaient se laisser porter par elle dans une sorte de consistance heureuse et de repos silencieux.

Si personnelles que nous tâchions de rendre nos paroles, nous nous conformons pourtant quand nous écrivons à certains usages anciens et collectifs, et l’idée de décrire l’aspect d’une chose qui nous fait éprouver une impression est peut-être quelque chose qui aurait pu ne pas exister, comme l’usage de cuire la viande ou de se vêtir, si le cours de la civilisation avait été autre. Il semble en tout cas que la description plus exact des ombres que le balcon faisait sur la pierre ensoleillée peut bien peu rendre compte du plaisir que j’éprouvais alors. Car de toutes les végétations familières et domestiques qui grimpent aux fenêtres, s’attachent aux portes du mur et embellissent la fenêtre, si elle est plus impalpable et fugitive, il n’y en a pas de plus vivante, de plus réelle, correspondant plus pour nous à un changement effectif dans la nature, à une possibilité différente dans la journée, que cette caresse dorée du soleil, que ces délicats feuillages d’ombre sur nos fenêtres, flore instantanée et de toutes les saisons, qui, dans le plus triste jour d’hiver, quand la neige était tombée toute la matinée, venait quand nous étions petits nous annoncer qu’on allait pouvoir aller tout de même aux Champs-Élysées et que peut-être bien on verrait déboucher de l’avenue Marigny, sa toque de promenade sur son visage étincelant de fraîcheur et de gaîté, se laissant déjà glisser sur la glace malgré les menaces de son institutrice, la petite fille que nous pleurions, depuis le matin qu’il faisait mauvais, à la pensée de ne pas voir. Plus tard viennent des années où on a la permission de sortir même s’il fait mauvais, on n’est pas non plus toujours amoureux, ce n’est pas toujours aux jeux de barres, ou ce n’est pas toujours rien qu’aux jeux de barres des Champs-Élysées, qu’on peut voir la demoiselle qu’on aime.

Quelquefois on arrive, même quand on n’est qu’un petit garçon, à atteindre dans la vie le but inespéré qu’on croyait inaccessible, à recevoir une invitation à venir le jour de pluie prendre le thé dans cette maison où on n’aurait jamais pu croire qu’on pénétrerait, et qui répandait si loin autour d’elle un prestige délicieux, que rien que le nom de la rue et des rues adjacentes et le numéro de l’arrondissement retentissaient en nous avec un charme douloureux et malsain. Maison que l’amour suffisait à nous rendre impressionnante  ; mais où, selon la coutume de ces temps-là qui ignorait encore les appartements clairs et les salons bleus, une demi-obscurité même en plein jour donnait dès l’escalier une sorte de mystère et de majesté, que la nuit profonde de l’antichambre, où on ne pouvait pas distinguer si la personne debout devant un coffre de bois gothique et indiscernable était un valet de pied attendant sa maîtresse en visite ou le maître de maison venu au-devant de vous, changeait en une émotion profonde, tandis que, dans le salon où on ne pouvait pénétrer sans passer sous de nombreuses portières, les dais en hermine des dites portières en tapisserie, les vitraux de couleur des fenêtres, le petit chien, la table à thé et les peintures du plafond semblaient autant d’attributs et de vassaux de la châtelaine du lieu, comme si cet appartement eût été unique et formé avec le caractère, le nom, le rang, l’individualité de la maîtresse de maison, ce qu’on appelle en algèbre une séquence unique et nécessaire. L’amour suffisait d’ailleurs pour nous en présenter les moindres particularités comme des supériorités enviables. Le fait que les mêmes n’existaient pas chez moi me semblait l’aveu d’une inégalité sociale qui, si elle était connue de la petite fille que j’aimais, me séparerait d’elle à jamais, comme d’une espèce trop inférieure à elle  ; et n’ayant pu obtenir de mes parents barbares qu’ils fassent cesser l’humiliante anomalie de notre appartement et de nos habitudes, je préférai lui mentir, et sûr que la petite fille ne viendrait jamais chez nous constater l’humiliante vérité, j’eus l’audace de lui faire croire que chez nous comme chez elle les meubles du salon étaient toujours recouverts de housses et qu’on ne servait jamais de chocolat à goûter.

Mais, même quand cette possibilité de prendre le thé chez ma petite amie s’il faisait mauvais eut cessé de faire pour moi d’un rayon de soleil inespéré vers deux heures la grâce d’un condamné à mort, que de fois au cours de ma vie un rayon de soleil venant se poser sur la fenêtre est venu faire refondre des projets auxquels on avait dû renoncer, rendre possible une promenade agréable sur laquelle on ne comptait plus, faire dire d’atteler  ! Les jours sans soleil, qui sont comme nus, ont une crudité qui donne plus envie de goûter à la journée, de mordre à même la nature  ; jours qu’on appelle ternes et gris, où, sans que le soleil ait paru, les gens qui passent semblent pris comme une pêcherie de harengs dans une trame d’argent dont l’éclat blesse les yeux  : pourtant avec quel plaisir nous avons senti sur la fenêtre la palpitation d’un rayon qui n’avait pas encore brillé, comme si nous auscultions le cœur incertain de cet après-midi dont nous consultons dans le ciel le sourire nuageux.

L’avenue est vilaine en face la fenêtre  ; entre les arbres dépouillés par l’automne, on voit ce mur qu’on a repeint d’un rose trop vif et sur lequel on a collé des affiches jaunes et bleues. Mais le rayon a brillé, il enflamme toutes ces couleurs, les unit, et du rouge des arbres, du rose du mur, du jaune et du bleu des affiches et du ciel bleu qui se découvre dessus entre deux nuages, il édifie pour les yeux un palais aussi enchanté, d’une irisation aussi délicieuse pour l’œil, de teintes aussi ardentes, que Venise.

Aussi n’était-ce pas rien qu’en décrivant les dessins des reflets du balcon que je pouvais rendre l’impression que me causait ce rayon de soleil pendant que Françoise coiffait Maman. Cette impression pourrait naturellement se rendre par un dessin, une chose tracée sur un plan  ; car ce n’était pas mon impression visuelle actuelle qui la ressentait. Comme dans ces représentations extraordinaires, où une multitude de choristes invisibles vient soutenir la voix d’une chanteuse célèbre et un peu fatiguée venue chanter une mélodie, des innombrables souvenirs indistincts les uns derrière les autres jusqu’au fond de mon passé ressentaient l’impression de ce rayon de soleil en même temps que mes yeux d’aujourd’hui, et donnaient à cette impression une sorte de volume, mettaient en moi une sorte de profondeur, de plénitude, de réalité faite de toute cette réalité de ces journées aimées, consultées, senties dans leur vérité, dans leur promesse de plaisir, dans leur battement incertain et familier. Sans doute, comme la chanteuse, mon impression d’aujourd’hui est vieille et fatiguée. Mais toutes ces impressions la renforcent, lui donnent quelque chose d’admirable. Peut-être aussi elles me permettent cette chose délicieuse  : avoir un plaisir d’imagination, un plaisir irréel, le seul vrai plaisir des poètes  ; dans une minute de réalité, elles me permettent une des rares minutes qui ne soit pas décevante. Et de cette impression et de toutes ses semblables, quelque chose qui leur est commun se dégage, quelque chose dont nous ne saurions pas expliquer la supériorité sur les réalités de notre vie, celles mêmes de l’intelligence, de la passion et du sentiment. Mais cette supériorité est si certaine que c’est à peu près la seule chose dont nous ne pouvons douter. Au moment où cette chose, essence commune de nos impressions est perçue par nous, nous éprouvons un plaisir que rien n’égale, pendant lequel nous savons que la mort n’a aucune espèce d’importance. Et après avoir lu des pages où les pensées les plus hautes et les plus beaux sentiments sont exprimés, et avoir dit «  ce n’est pas mal  », si tout d’un coup, sans que nous comprenions d’ailleurs pourquoi, dans un mot assez indifférent en apparence, un grain de cette essence nous est donné à respirer, nous savons que c’est cela qui est beau.

 

C’est un grand plaisir, le jour où cet inconnu désiré, qui nous dépassait de tout côté, devient connu, possédé, que c’est nous qui le dépassons. Toutes ces habitudes, cette maison où nous rêvions de nous frayer un chemin, cela tient dans notre main, nous est remis. Nous entrons comme dans un moulin dans le temple inaccessible. Les parents de la jeune fille qui nous semblaient des divinités implacables, nous barrant plus souvent la route que les dieux de l’enfer, sont changés en Euménides bienveillantes, qui nous invitent à venir la voir, à dîner, à lui apprendre la littérature, comme dans l’hallucination de ce fou de Huxley, qui voyait, là où il aurait vu un mur de prison, à la même place une vieille dame bienveillante qui lui disait de s’asseoir. Ces dîners, ces goûters que sa participation nous rendait mystérieux et qui nous éloignaient tant d’elle, que nous essayions d’imaginer comme des actes de sa vie qui nous la dérobaient, deviennent des dîners, des goûters où nous sommes invités, dont nous sommes l’invité de marque, à qui ils sont, convives, menus, jour, soumis. Les amies, ces amies qui nous semblaient exciter en elle des affections particulières que nous ne pourrions jamais exciter, ces amies avec lesquelles il nous semblait qu’elle devait nous railler, on nous préfère à elles, on nous réunit à elles, les mystérieuses promenades, les conciliabules hostiles, nous en faisons partie. Nous sommes l’un des amis, le plus aimé, le plus admiré. Le concierge mystérieux nous salue, la chambre aperçue du dehors, on nous invite à l’habiter. Cet amour que nous éprouvions, nous l’inspirons, cette jalousie que les amis nous faisaient ressentir nous l’excitons chez eux, cette influence des parents, ils disent que c’est nous qui l’avons, les vacances affreuses, on les passera où nous irons. Et un jour viendra où cet accès inespéré dans la vie de toutes, la fille de la poste, la marquise, la Rochemuroise, la Cabourgeoise, ne nous paraîtra plus qu’une carte dont nous ne nous servirons jamais  ; qui sait, nous nous en exclurons volontairement à tout jamais par une brouille.

Toute cette vie impénétrable nous la pénétrons, nous la possédons. Ce n’est plus que des repas, des promenades, des conversations, des plaisirs, des relations d’amitié plus agréables que les autres, parce que le désir que nous en avions donne un goût particulier, mais la souffrance a disparu, et avec elle le rêve. Nous le tenons, nous avons vécu pour cela, nous avons tâché de ne pas verser, de ne pas être malade, de ne pas être fatigué, de ne pas être laid. Dieu nous a accordé d’arriver sain et sauf, à l’aise, avec bonne mine, dans la loge la plus en vue, tout a concouru pour nous rendre chic, nous donner de l’esprit. Nous disions  : après, la mort, après, la maladie, après, la laideur, après, l’avanie. Et voilà que nous trouvons le prix de ces choses insuffisant et nous voudrions qu’elles nous soient conservées. Et nous regrettons la bonne mine, le chic, les belles joues, la belle fleur, en nous disant  : pourvu que nous puissions les garder, car cela n’est déjà plus. Et notre consolation est de nous dire  : du moins nous l’avons bien désiré. De sorte que l’inassouvi est de l’essence du désir, mais c’est bien un désir typique le plus complet, un raisonnement le plus parfait  : donc nous avons atteint ce que nous voulions, nous ne laissons pas de l’inassouvi, nous ne vivrons pas en perpétuel raté, nous rabattant du désiré sur du non désirable, qui trompe notre faim. C’est pour cela qu’il faut vivre où le désir est délicieux, aller dans les beaux bals, aller dans les rues, voir passer ce qu’il y a de beau, et intriguer pour le connaître, pour donner à l’âme le sentiment de l’accomplissement, fût-il décevant, de ce qu’il y a de plus parfait ici-bas, épousant le mieux les formes du désir, voir passer dans un jardin des belles fleurs humaines et les cueillir, regarder par la fenêtre, aller au bal, se dire  : «  Voilà les possibilités les plus belles  », et les goûter. Quelquefois l’intrigue fait qu’un même soir on abat les trois fruits les plus inaccessibles. On ne désire d’ailleurs que de rares réalisations, pour se prouver qu’on peut réaliser. La réalisation pour les êtres, c’est comme la sortie pour les bonnes  ; on regarde pour rêver, car pour les êtres c’est individuel, il faut voir et on se fixe un être, une date, et on abandonne de plus grands plaisirs pour l’avoir goûté. Telle caresse de tel être, moins, tel geste, tel abattage de sa voix, c’est ce que nous voulons, pour l’avenir prochain, c’est l’échantillon de réalisation que nous demandons à la vie  ; la présentation à telle jeune fille, et la faire passer de l’inconnu au connu, ou plutôt nous faire passer pour elle de l’inconnu au connu, du méprisé à l’admirable, du possédé au possédant, c’est la petite poigne avec laquelle nous saisissons l’avenir impalpable, la seule que nous lui imposions, comme le voyage en Bretagne nous signifie à cinq heures du soir voir le rayon du soleil à mi-hauteur des chênes dans une allée couverte. Et comme l’un nous fait partir pour un voyage, l’autre – ou, si nous la connaissons, aller avec elle à tel endroit où elle nous verra en beau, où nous nous donnerons un des plaisirs de la vie réalisée avec elle, comme elle avait été pour nous une réalisation entre toutes —, cette petite chose nous fera lui en sacrifier d’importantes pour ne pas manquer à une réalisation, ne pas laisser enfin le seul petit être que nous avons arbitrairement fixé désirable, pour qui l’amour, les jolies femmes se résument, comme l’univers se résume en ce soleil sur un palais de Venise, qui nous fait élire ce voyage.